21
Causalité
Des mouches aux mains d’enfants espiègles. Voilà ce que nous sommes pour les dieux : ils nous tuent pour leur plaisir.
William SHAKESPEARE,
Le Roi Lear, IV, 1[10]
Qui peut tout doit tout craindre.
CORNEILLE,
Cinna, IV, 2.
Ils débordaient de joie à l’idée d’être de retour. Ivres d’excitation, ils se retrouvèrent debout sur leur siège, hurlant des hourras, puis s’embrassèrent non sans échanger quelques vigoureuses claques dans le dos. Tous avaient les larmes aux yeux. Ils avaient réussi ! Et non seulement ils avaient réussi, mais ils étaient revenus sains et saufs à travers le dédale de tunnels. Soudain, au milieu du crépitement du bruit de fond, on entendit la radio égrener les articles de la procédure de désactivation de la machine. Les trois benzels ralentissaient. Le champ électrique se dissipait. Au ton du commentaire, il était évident que le personnel du Projet n’avait aucune idée de ce qui s’était passé.
Ellie se demanda combien de temps s’était écoulé. Elle jeta un coup d’œil à sa montre ; il s’était au moins passé une journée, ce qui les faisait revenir indiscutablement en l’an 2000. On n’aurait pu rêver mieux. Et qu’est-ce que ça va être quand ils entendront ce que nous avons à raconter ! se dit-elle. Elle ne put s’empêcher de tapoter le sac qui contenait les quelques douzaines de microcassettes qu’elle avait enregistrées. Quels changements provoquerait dans le monde leur diffusion !
Les espaces entre les benzels et autour d’eux furent ramenés à la pression atmosphérique normale. Les écoutilles des sas s’ouvrirent. La radio demanda alors comment ils se portaient.
« Parfaitement bien ! cria Ellie dans son micro ; laissez-nous sortir. Vous n’allez jamais croire ce qui nous est arrivé ! »
Les uns après les autres, les Cinq émergèrent du sas, rayonnants, et se mirent à saluer avec effusion tous leurs camarades, ceux qui avaient contribué à la construction de la machine. Les techniciens japonais les ovationnèrent, tandis qu’arrivaient les personnalités officielles du Projet.
D’un ton calme, Dévi fit remarquer à Ellie que tous, pour autant qu’elle pouvait en juger, étaient habillés comme la veille. « Regardez donc cette effroyable cravate jaune que porte Peter Valerian.
— Oh, il la met tout le temps, répondit Ellie. C’est un cadeau de son épouse. »
L’horloge indiquait 15 h 20. L’activation avait eu lieu la veille un peu avant 15 heures ; ils étaient donc restés partis un petit peu plus de vingt-quatre heures…
« Quel jour sommes-nous ? » demanda-t-elle. On la regarda avec étonnement. Quelque chose ne collait pas.
« Peter, pour l’amour du ciel, quel jour sommes-nous ?
— Que voulez-vous dire ? répondit-il. Nous sommes aujourd’hui vendredi 31 décembre 1999, la veille du jour de l’an. Quelque chose ne va pas, Ellie ? »
Végé était en train de dire à Arkhangelski de le laisser commencer par le commencement, mais qu’il lui fallait avant tout une cigarette. Les responsables du Projet et les représentants du Consortium de la machine convergeaient vers eux. Elle aperçut der Heer qui jouait des coudes dans la foule pour venir vers elle.
« De votre point de vue, que s’est-il passé ? lui demanda-t-elle lorsqu’il fut à portée de voix.
— Rien de particulier. Le dispositif à faire le vide a fonctionné, les benzels se sont mis à tourner et à accumuler une charge électrique impressionnante ; ils ont atteint la vitesse de rotation requise, puis tout le processus s’est inversé.
— Que veux-tu dire par « le processus s’est inversé » ?
— Les benzels ont ralenti et la charge s’est dissipée. Le système a été repressurisé, les benzels se sont arrêtés, et vous êtes tous sortis. En tout, il s’est passé une vingtaine de minutes, et nous n’avons pas pu communiquer tant que les benzels tournaient. Vous est-il arrivé quelque chose de particulier ?
— Ken, mon vieux, dit-elle en éclatant de rire, j’ai pas mal de choses à te raconter. »
On avait prévu une soirée pour fêter à la fois la mise en marche de la machine et ce nouvel an pas comme les autres. Ellie et ses compagnons de voyage n’y participèrent pas. Les chaînes de télévision débordaient de célébrations, de parades, de spectacles, de rétrospectives, de pronostics et des discours optimistes des chefs d’État. Elle attrapa quelques bribes des remarques de l’abbé Utsumi, toujours aussi euphorique. Mais il n’était pas question de flemmarder. Des quelques fragments de récit qu’ils avaient entendus, les responsables du Projet avaient hâtivement tiré la conclusion que les Cinq auraient le temps de donner tous les détails, que quelque chose n’avait pas marché. On les avait mis à l’écart de la foule de tous les personnages officiels, gouvernementaux ou représentants du Consortium, afin de procéder à des interrogatoires préliminaires. On estimait prudent, leur avait-on déclaré, que les Cinq fussent questionnés séparément.
C’est dans une petite salle de réunion que der Heer et Valerian procédèrent à son interrogatoire. D’autres personnalités étaient présentes, y compris Anatoly Goldmann, un ancien étudiant de Végé. Elle comprit que Bobby Bui, qui parlait le russe, représentait de son côté les Américains pour l’interrogatoire de Végé.
Ils l’écoutèrent poliment ; der Heer l’encourageait de temps en temps à continuer. Ils éprouvaient cependant des difficultés à se représenter l’enchaînement des événements. Une bonne partie de ce qu’elle leur racontait paraissait leur donner des inquiétudes, et son excitation n’était en rien contagieuse. Ils n’arrivaient pas à admettre que le dodécaèdre eût disparu pendant vingt minutes, encore moins pendant une journée entière ; une armada d’instruments, à l’extérieur des benzels, avait enregistré les événements sans rien signaler de particulier. Valerian ne put que lui répéter ce que lui avait dit der Heer : les benzels avaient atteint la vitesse prescrite, plusieurs instruments dont on ignorait ce qu’ils mesuraient avaient enregistré des variations de déplacements de leurs curseurs, puis les benzels avaient ralenti et s’étaient arrêtés, et les Cinq avaient émergé du sas, dans un grand état d’excitation. Il n’employa pas l’expression de « propos délirants » pour qualifier leurs discours, mais il restait manifestement dubitatif. On la traitait avec déférence, ce qui ne l’empêcha pas de comprendre ce qu’ils pensaient : la seule fonction de la machine était de produire en vingt minutes une illusion mémorable, à moins que ce ne fût, tout simplement, de rendre fous les cinq occupants.
Elle fit repasser toutes les microcassettes qu’elle avait enregistrées, et qui chacune portait une étiquette détaillée : « Système des anneaux de Véga », par exemple, ou « Installations de radiotélescopie de Véga », « Système quintuple », « Aspect céleste du centre de la Galaxie », ou encore une autre simplement appelée « La plage ». Elle eut beau appuyer sur le bon bouton, rien ne défila sur l’écran. Les cassettes étaient vierges. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu se passer. Elle avait pourtant appris minutieusement à se servir de ce matériel avant la mission, et d’ailleurs procédé à des prises de vues d’entraînement. Elle se souvenait même avoir fait une vérification, juste après leur départ du système de Véga, en revenant en arrière de quelques plans. Ce qui acheva de la déprimer fut d’apprendre que les instruments emportés par les autres avaient tout aussi peu fonctionné. Peter Valerian ne demandait qu’à la croire, ainsi que der Heer. Mais même avec la meilleure volonté du monde, il trouvait ça bien difficile. L’histoire avec laquelle les Cinq étaient revenus avait quelque chose de, euh, assez inattendu, sans compter qu’elle ne s’appuyait sur aucune preuve matérielle. Sans parler de la question de temps : ils n’étaient restés invisibles que pendant vingt minutes.
Telle n’était pas la réception à laquelle elle s’était attendue. Elle voulait cependant croire que tout finirait par s’expliquer. Pour le moment, elle était encore trop heureuse de revoir le déroulement de ses aventures en esprit et d’en prendre des notes détaillées. Elle tenait par-dessus tout à ne rien oublier.
En dépit d’un front très froid en provenance du Kamtchatka, il faisait encore un temps relativement doux pour la saison lorsque, tard dans la nuit du nouvel an, arrivèrent à l’aéroport international de Sapporo un certain nombre d’appareils non commerciaux. Comme celui marqué « The United States of America » d’où débarquèrent Michael Kitz et une équipe de spécialistes rassemblée à la hâte. Washington ne confirma le vol que lorsque la nouvelle fut sur le point de se répandre à Hokkaido. Le laconique communiqué de presse précisait qu’il s’agissait d’une visite de routine, qu’il n’y avait aucune crise, aucun danger, et que « l’on ne signalait rien d’extraordinaire sur le périmètre d’intégration des systèmes de la machine au nord-est de Sapporo ». Un Tu-120 était également arrivé de Moscou dans la nuit avec à son bord, entre autres, Stefan Barouda et Timofeï Gotsridjé. Dans l’un comme dans l’autre groupe, personne, à l’évidence, n’avait l’air ravi à l’idée de passer ce jour de congé loin de sa famille. Le temps sur Hokkaido fut néanmoins une agréable surprise ; il était tellement doux que les sculptures sur glace de Sapporo avaient commencé à fondre et que le dodécaèdre s’était transformé en un amas glaciaire presque méconnaissable, l’eau dégoulinant le long de plans arrondis qui étaient naguère les limites anguleuses des pentagones.
Deux jours plus tard, néanmoins, une violente tempête hivernale s’abattait sur l’île, et dans le périmètre de la machine tout le trafic se trouva interrompu, même pour les véhicules à quatre roues motrices. Des liaisons radio et toutes les liaisons télévision furent coupées ; apparemment, une tour de relais de la transmission par micro-ondes s’était effondrée. Pendant toute la période de la deuxième série d’interrogatoires, il n’y eut guère que le téléphone pour assurer la liaison avec le reste du monde. Que le téléphone, et pourquoi pas, le dodécaèdre. L’idée la traversa même de s’introduire en cachette dans la machine et de lancer les benzels, et ce fantasme l’occupa agréablement pendant un moment. Mais en fait il n’y avait aucun moyen de savoir si la machine pourrait fonctionner de nouveau – au moins depuis cette extrémité du tunnel. Il avait dit que non. Elle se laissa une fois de plus rêver à ce bord de mer. Et à lui. Quoi qu’il arrivât par la suite, la blessure profonde qui était en elle se trouvait guérie ; elle avait l’impression de sentir la cicatrice se refermer. Certainement la psychothérapie la plus coûteuse de toute l’Histoire. Et qui en disait long, pensa-t-elle.
Des représentants de leurs pays respectifs se chargèrent de questionner Xi et Soukhavati. Et bien que le Nigérian n’eût joué aucun rôle significatif dans le décodage du message ou la construction de la machine, Eda accepta sans hésiter d’avoir un long entretien avec des compatriotes. Il s’avéra néanmoins superficiel, comparé aux interrogatoires déjà subis par les Cinq de la part du personnel du Projet. Quant à Végé et Ellie, ils durent se soumettre au bombardement de questions encore plus intense des équipes envoyées à cette fin aussi bien par les États-Unis que par l’Union soviétique. Ces derniers interrogatoires commencèrent en présence uniquement de compatriotes ; mais devant le tollé soulevé par les plaintes du Consortium mondial de la machine, Russes et Américains finirent par céder, et ils se poursuivirent devant une représentation internationale.
Kitz avait la responsabilité de la conduite de l’interrogatoire d’Ellie ; et il était arrivé étonnamment bien préparé, si l’on pense au peu de temps dont il avait disposé pour cela. Valerian et der Heer ajoutaient ici et là un mot en sa faveur, ou posaient une question ; mais c’était avant tout le numéro de Kitz.
Il lui déclara envisager son histoire avec scepticisme tout en tenant à rester constructif, dans ce qu’il espérait être la meilleure tradition scientifique. Il la pria de ne vouloir voir dans la brutalité de ses questions aucune attaque personnelle ; il éprouvait pour elle le plus grand respect. Pour sa part, il s’interdisait de se laisser influencer par le fait qu’il avait été depuis le début contre le Projet de la machine. Elle décida de ne pas relever cette pathétique entreprise de duperie, et commença son histoire.
Il écouta tout d’abord avec attention, posant à l’occasion des questions de détail, et s’excusant lorsqu’il l’interrompait. Le deuxième jour, toutefois, ces marques de courtoisie ne furent plus de mise.
« Autrement dit, le Nigérian a retrouvé sa femme, l’Indienne son défunt mari, le Russe sa délicieuse petite-fille, le Chinois un antique prince mongol…
— Qin n’était pas mongol…
— Et vous c’est votre cher vieux papa défunt qui vous rend visite, bon Dieu, et qui vous raconte qu’avec ses copains il a été très occupé à reconstruire l’univers, bon Dieu de bon Dieu ! « Notre Père qui êtes aux cieux… » ? Mais c’est du mysticisme pur ! De l’anthropologie culturelle pure ! Du Sigmund Freud à l’état brut ! Ne le voyez-vous pas ? Non seulement vous prétendez que votre père est revenu d’entre les morts, mais en plus vous vous attendez à ce que nous avalions que celui qui a construit l’univers…
— Vous déformez ce que j’ai…
— Arrêtez un peu, Arroway. Votre truc est une insulte à notre intelligence. Vous ne nous apportez pas la moindre trace de preuve, et vous voudriez nous faire gober l’histoire la plus abracadabrante de tous les temps. Vous valez mieux que ça ; vous êtes une femme brillante. Comment avez-vous pu vous imaginer vous en tirer avec ça ? »
Elle protesta. Valerian se joignit à elle : ce genre d’interrogatoire, dit-il, était une perte de temps. On était en train de procéder à un certain nombre de vérifications matérielles sur la machine ; elles permettraient sans doute de vérifier l’authenticité de son histoire. Kitz admit que ces vérifications matérielles seraient importantes ; mais la nature du récit d’Arroway, fit-il remarquer, était révélatrice en tant que moyen de comprendre ce qui s’était passé.
« Rencontrer son père au ciel et tout le reste est révélateur, docteur Arroway, parce que vous avez été élevée dans un contexte judéo-chrétien. Vous êtes fondamentalement la seule des Cinq à avoir été élevée dans cette culture, et vous êtes la seule à avoir rencontré votre père. Votre histoire tombe simplement trop bien. Manifestement, l’inspiration vous a manqué. »
C’était bien pire que tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Elle passa par un moment de panique – comme lorsque l’on ne retrouve plus sa voiture à l’endroit où on l’avait garée, ou lorsque l’on découvre entrouverte le matin la porte que l’on se souvenait d’avoir fermée la veille au soir.
« Vous croyez donc que nous avons tout inventé ?
— Eh bien, je vais vous dire, docteur Arroway. Quand j’étais très jeune, j’ai travaillé au bureau du procureur du comté de Cook. Lorsque l’on envisageait d’inculper quelqu’un nous nous posions trois questions (il les énuméra sur ses doigts). Un : en avait-il la possibilité ? Deux : en avait-il les moyens ? Trois : avait-il un mobile ?
— De faire quoi ? »
Il lui jeta un regard de dégoût.
« Nos montres ont pourtant bien prouvé que nous étions partis plus d’un jour, protesta-t-elle.
— Mon Dieu, suis-je assez bête ! s’exclama Kitz en se frappant le front. Vous venez de détruire mon raisonnement. J’avais oublié qu’il est impossible d’avancer une montre de vingt-quatre heures.
— Mais c’est nous accuser de complot ! Vous croyez donc que Xi a menti, que Eda a menti ? Vous…
— Ce que je crois, c’est que nous devrions passer à des choses plus importantes. J’ai bien l’impression que vous avez raison, Peter, ajouta-t-il en se tournant vers Valerian. Nous devrions avoir un premier rapport préliminaire sur l’état de la machine demain matin. Inutile de perdre davantage de temps à écouter des… sornettes. Je propose d’ajourner jusque-là. »
Pendant toute la séance de l’après-midi, der Heer n’avait pas une seule fois ouvert la bouche. Il lui adressa un sourire hésitant, et elle ne put s’empêcher de le comparer avec celui de son père. Parfois, l’expression de Ken avait quelque chose d’implorant, comme s’il la poussait à changer d’histoire, peut-être. Il n’avait pas oublié les souvenirs d’enfance qu’elle lui avait racontés et il n’ignorait pas à quel point elle avait été marquée par la mort de son père. Il envisageait manifestement l’hypothèse de la folie. Et par extension, songea-t-elle, il devait également envisager que les autres fussent aussi devenus fous. Hystérie collective. Illusion partagée. Folie à cinq[11].
« Eh bien, voici la chose », fit Kitz. Le rapport faisait environ un centimètre d’épaisseur. Il le laissa tomber sur la table, où il fit rouler quelques crayons. « Je suppose que vous allez vouloir l’examiner en détail, docteur Arroway, mais je peux vous en faire le résumé rapide. D’accord ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête. Elle avait appris officieusement que le rapport semblait confirmer de façon très nette le récit fait par les Cinq. Elle espérait que cela mettrait un terme à toute cette absurdité.
« Apparemment – il insista lourdement sur le mot – le dodécaèdre s’est trouvé exposé à un environnement très différent des benzels et des structures extérieures de soutien. Apparemment, il a été soumis à de puissants effets de tension et de compression. C’est un miracle qu’il n’ait pas été réduit en miettes, et c’est donc un miracle que vous et les autres n’ayez pas été réduits en miettes. En outre, il a dû subir, apparemment, l’effet d’un intense rayonnement ; il y a des traces de radioactivité induite, de rayons cosmiques et ainsi de suite. C’est encore un miracle que vous ayez survécu aux radiations. Rien n’a été ajouté, rien n’a été enlevé. On ne trouve aucune trace d’usure ou de frottement sur les angles latéraux qui, d’après vous, auraient heurté les parois du tunnel. On n’a même pas découvert la plus petite brûlure, comme il s’en produit lorsqu’un engin pénètre dans l’atmosphère terrestre à grande vitesse.
— Tout cela ne confirme-t-il pas notre histoire, justement ? Réfléchissez un instant, Michael. Les effets de tension et de compression – autrement dit les forces gravitationnelles – sont précisément ce à quoi il faut s’attendre si l’on tombe dans un trou noir. C’est quelque chose que nous savons depuis au moins cinquante ans. J’ignore pourquoi nous n’avons rien ressenti, mais je suppose que le dodécaèdre nous a protégés, d’une manière ou d’une autre. L’intérieur des trous noirs est aussi une source de rayonnement intense, comme l’est le centre de la Galaxie, qui émet en particulier des rayons gamma. Ce sont des preuves matérielles pour les trous noirs, des preuves matérielles pour le centre de la Galaxie. Ce sont des choses que nous n’avons pas fabriquées. Je n’explique pas l’absence de traces de frottements, mais nous parlons d’une interaction entre un matériau que nous ne connaissons qu’à peine et un autre qui nous est complètement inconnu. Quant aux éraflures et aux traces de brûlures, je n’en attendais aucune, dans la mesure où nous ne prétendons pas être rentrés par l’atmosphère terrestre. Il me semble que ces preuves confirment notre récit pour l’essentiel. Où est le problème ?
— Le problème est que vous êtes tous les cinq très astucieux, trop astucieux. Mettez-vous un instant à la place d’un sceptique. Reculez de quelques pas, et examinez l’ensemble du tableau. Vous voyez une bande d’individus particulièrement brillants, venus de pays différents, et qui sont persuadés que le monde court à sa perte. Ils prétendent alors avoir reçu un message complexe de l’espace.
— Prétendent ?
— Laissez-moi continuer. Ils déchiffrent le message, qui se trouve contenir des instructions sur la façon de construire une machine compliquée à l’extrême et au coût de plusieurs milliers de milliards de dollars. Le monde est dans une situation bizarre, les religions sont toutes plus ou moins bouleversées à l’approche du nouveau millénaire, mais la machine, à la surprise générale, est finalement achevée. On procède à un ou deux légers changements dans le personnel, et puis en définitive ce sont essentiellement les mêmes personnes qui…
— Ce ne sont pas les mêmes personnes. Ni Soukhavati, ni Xi, ni Eda n’ont…
— Laissez-moi continuer. Ce sont essentiellement ces mêmes personnes qui vont s’asseoir dans la machine. Étant donné la façon dont elle a été conçue, personne ne peut les voir ni leur parler une fois qu’elle est mise en route. On active donc la machine, et elle se coupe du monde. Une fois en marche, on ne peut pas l’arrêter avant vingt minutes. Très bien. Donc vingt minutes plus tard, ces cinq mêmes personnes émergent de la machine, toutes guillerettes, et nous racontent une histoire à dormir debout de voyage accompli à une vitesse plus grande que celle de la lumière, à l’intérieur de trous noirs, jusqu’au centre de la Galaxie, dont ils seraient revenus. Supposons un instant que l’on vous raconte cette histoire et que vous soyez simplement prudente. Vous demandez à voir des preuves. Photos, enregistrements vidéo, n’importe quoi. Or figurez-vous que, comme par hasard, tout a été effacé. Ont-ils ramené des artefacts produits par cette civilisation supérieure du centre de la Galaxie ? Nenni. Des souvenirs ? Nenni. Des tables de pierre ? Nenni. Un petit animal ? Pas davantage. Rien. Les seules preuves matérielles sont de subtiles altérations physiques subies par la machine. Vous vous demandez alors si des personnes aussi intelligentes et aussi motivées n’ont pas pu se débrouiller pour produire ce qui ressemble à des effets de tension et de compression, surtout si elles ont eu quelques milliers de milliards de dollars à leur disposition pour mettre au point leur simulation. Voilà. »
Un hoquet l’étouffa presque. Elle se souvint de la dernière fois que ça lui était arrivé. C’était une interprétation absolument machiavélique des événements. Elle se demanda comment Kitz avait pu en arriver là ; il fallait qu’il soit réellement désespéré, se dit-elle.
« Personne ne va croire votre histoire, j’en ai la conviction, reprit-il. Il s’agit de la plus élaborée et de la plus coûteuse mystification jamais menée à bien. Vous et vos amis avez essayé de donner le change à la présidente des États-Unis et de tromper le peuple américain, sans parler des autres gouvernements de la Terre. Vous êtes sans aucun doute persuadée que le reste de l’humanité est stupide.
— C’est de la folie furieuse, Michael. Des dizaines de milliers de personnes ont travaillé pour déchiffrer le message, et pour construire ensuite la machine. On trouve le message dans les archives écrites ou magnétiques de tous les observatoires de la planète. Il faut donc, à vous entendre, qu’il y ait une conspiration mondiale qui comprendrait non seulement tous les radioastronomes, mais aussi les sociétés aérospatiales, les fabricants d’ordinateurs, les…
— Mais non, vous n’avez pas besoin d’imaginer une conspiration sur une telle échelle. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un système de retransmission depuis l’espace qui donne l’impression de diffuser depuis Véga. Je vais vous dire comment je pense que vous avez procédé. Vous avez préparé le message, puis vous avez trouvé quelqu’un – quelqu’un capable d’assurer des lancements spatiaux – pour aller le mettre en place. Probablement dans le cadre d’une autre mission plus importante. Et sur une orbite qui simule le mouvement sidéral. À moins qu’il n’y ait plusieurs satellites. Puis l’émetteur se met en marche, et vous n’avez plus qu’à le capter dans vos observatoires, parfaitement outillés pour cela ; vous faites la grande découverte, et vous nous expliquez à nous, pauvres demeurés, ce que le message contient. »
C’en était trop, même pour der Heer l’impassible. Il se raidit sur sa chaise. « Vraiment, Mike… », commença-t-il, mais Ellie lui coupa la parole.
« Pour l’essentiel, je n’ai pas eu la responsabilité du décodage ; beaucoup de gens y ont participé. Drumlin en particulier. Qui a commencé par faire preuve d’un solide scepticisme, si vous vous souvenez bien. Mais une fois que les données sont arrivées, Dave fut entièrement convaincu. Jamais, par la suite, il n’a émis la moindre réserve sur l’authenticité du message.
— Ah oui, ce pauvre David Drumlin. Feu David Drumlin. Vous lui avez monté le coup. Le professeur que vous n’avez jamais tellement aimé. »
Der Heer s’effondra de nouveau sur sa chaise, et Ellie l’imagina soudain en train de régaler Kitz de confidences faites sur l’oreiller. Elle l’observa plus attentivement ; mais elle ne pouvait être sûre.
« Pendant la phase de décodage, vous ne pouviez tout faire vous-même ; vous aviez trop de responsabilités diverses. Vous avez négligé ceci, oublié cela. Il y avait Drumlin qui commençait à se faire vieux et que contrariait l’idée de voir son ancienne étudiante l’éclipser et obtenir toute la gloire. Il voit soudain comment participer, comment jouer un rôle central. En tablant sur son narcissisme, vous l’accrochez. Et s’il n’avait pas réussi à trouver tout seul, vous lui auriez donné un petit coup de main. Et s’il ne s’en était pas sorti du tout, vous auriez vous-même épluché toutes les peaux de l’oignon.
— Vous prétendez en somme que nous avons été capables d’inventer un tel message. Quel compliment exorbitant pour Végé et pour moi-même ! Mais c’est impossible, c’est irréalisable. Demandez à n’importe quel ingénieur compétent si ce type de machine – qui exige des industries entièrement nouvelles et des composants dont nous n’avions pas la moindre idée jusque-là – a pu être inventé par une poignée de physiciens et de radioastronomes pendant leurs journées de congé ! Quand aurions-nous eu seulement le temps d’inventer un tel message, en admettant que nous aurions su comment nous y prendre ? Avez-vous une idée du nombre de bits d’information qu’il contient ? Il nous aurait fallu des années.
— Ces années, vous les avez eues, pendant qu’Argus ne trouvait rien. Le projet était sur le point d’être arrêté. Drumlin, si j’ai bonne mémoire, poussait à la roue. Or, juste au bon moment, arrive le message. Plus question, alors, de mettre un terme au Projet Argus, votre chouchou. J’ai la certitude que c’est vous et ce Russe qui nous avez concocté toute l’affaire à vos moments perdus. Le temps ne vous a pas manqué.
— C’est insensé », murmura-t-elle.
Valerian intervint. Il avait bien connu le Dr Arroway pendant toute la période concernée. Elle avait accompli un remarquable travail scientifique. Elle n’avait pu disposer du minimum de temps indispensable à l’élaboration d’un faux aussi complexe. Même s’il éprouvait pour elle beaucoup d’admiration, il estimait que la conception du message et celle de la machine dépassaient de beaucoup ses capacités – comme les capacités de n’importe qui, d’ailleurs. De n’importe qui sur Terre.
Kitz ne se laissa pas impressionner. « Il s’agit d’un jugement personnel, docteur Valerian. Autant de personnes, autant de jugements. Vous avez de l’amitié pour le Dr Arroway, ce que je comprends. Moi aussi, je l’apprécie. Il est bien naturel que vous la défendiez et je le prends très bien. Mais je dispose d’un argument massue ; vous ne le connaissez pas encore. Je vais vous mettre au courant. »
Il se pencha en avant, scrutant Ellie du regard. Il avait manifestement très envie de voir comment elle réagirait à ce qu’il s’apprêtait à dire.
« Le message s’est interrompu à l’instant même où nous avons activé la machine, exactement lorsque les benzels ont atteint leur vitesse de croisière. À la seconde près. Partout dans le monde. Chaque radio-observatoire branché sur Véga a observé la même chose. Nous ne vous en avons pas parlé pour ne pas perturber vos interrogatoires. Mais c’est une grosse erreur de votre part.
— J’ignore tout de cette affaire, Michael. Mais qu’importe que le message s’arrête ? Il a rempli son but. Nous avons construit la machine et nous sommes allés… là où nous devions aller.
— Ça vous met pourtant dans une situation difficile », insista-t-il.
Soudain elle comprit où il voulait en venir. Elle ne s’était pas attendue à ce coup-là. Kitz pensait complot, mais elle envisageait la folie. Si Kitz n’était pas fou, pouvait-elle l’être ? Si notre technologie est capable de fabriquer des substances qui provoquent des hallucinations, est-ce qu’une technologie infiniment plus avancée ne pourrait pas en produire de collectives, exactes jusque dans les moindres détails ? Pendant un instant, elle le crut possible.
« Imaginons que nous sommes la semaine dernière, disait-il. Les ondes radio qui arrivent actuellement sur Terre sont supposées avoir quitté Véga vingt-six ans auparavant. Il leur faut ce temps pour traverser l’espace qui nous en sépare. Mais il y a vingt-six ans, docteur Arroway, il n’y avait pas de Projet Argus, vous couchiez avec des drogués et vous protestiez contre la guerre du Viêt-nam et le Watergate. Vous avez beau être brillants, vous avez oublié la vitesse de la lumière. Il est totalement exclu que la mise en route de la machine puisse interrompre le message avant vingt-six ans – à moins de pouvoir envoyer un message plus vite que la lumière dans l’espace ordinaire. Je suis surpris que vous ayez pu croire vous en tirer comme ça.
— Écoutez, Michael. C’est pourtant de cette façon que nous sommes allés là-bas et en sommes revenus pratiquement en un instant. Vingt minutes, si vous préférez. Il peut s’agir d’un phénomène d’acausalité lié à une singularité. Je ne suis pas spécialiste de ces questions. Vous devriez en parler à Eda ou Végé.
— Merci pour le conseil, répondit-il. C’est déjà fait. »
Elle imagina Végé soumis au même genre d’interrogatoire rigoureux par son vieil adversaire Arkhangelski ou par Barouda, l’homme qui avait proposé le démantèlement des radiotélescopes et la destruction des données. Sans doute partageaient-ils l’opinion de Kitz sur l’affaire. Elle espéra que Végé s’en tirait bien.
« Vous me comprenez, docteur Arroway, j’en suis convaincu. Permettez-moi de reprendre une fois de plus ; peut-être pourrez-vous m’expliquer où se trouve le défaut de mon raisonnement. Il y a vingt-six ans, ces ondes radio sont parties en direction de la Terre. Imaginons un instant ces ondes se promenant dans l’espace entre Véga et nous ; personne ne peut les intercepter ni les arrêter. Même si l’émetteur est mis instantanément au courant – par les trous noirs, si vous voulez – de la mise en marche de la machine, nous devons recevoir pendant encore vingt-six ans le message radio. Or, vos Végans ne pouvaient savoir vingt-six ans à l’avance, à la minute près, à quel moment la machine serait activée. Il vous faudrait pour cela envoyer un message capable de remonter le temps sur vingt-six ans, pour que l’émission s’arrête précisément le 31 décembre 1999. Vous me suivez, n’est-ce pas ?
— Parfaitement. Nous sommes dans un domaine totalement inexploré. Voyez-vous, ce n’est pas pour rien que l’on parle de continuum espace-temps. S’ils sont capables de creuser des tunnels dans l’espace, ils le sont peut-être aussi d’en ouvrir dans le temps. Le fait que nous soyons revenus un jour plus tôt prouve déjà qu’ils disposent au moins de possibilités limitées de se déplacer dans le temps. Tout de suite après notre départ de la Grande Gare, on peut imaginer qu’ils ont envoyé un message en arrière dans le temps pour couper la retransmission. Je ne sais pas.
— Admettez qu’il est bien pratique pour vous que le message se soit interrompu précisément maintenant. Si sa diffusion continuait, nous pourrions trouver votre petit satellite, le récupérer et ramener les enregistrements. Ce serait la preuve définitive qu’il y a bien eu mystification. Tous les doutes seraient levés. C’était quelque chose que vous ne pouviez risquer. C’est pourquoi vous êtes obligée de vous rabattre sur cette histoire abracadabrante de trou noir. Tout cela doit être fort embarrassant pour vous. »
Son inquiétude était manifeste.
On aurait dit un fantasme paranoïaque dans lequel toute une série d’éléments séparés, de faits innocents, se trouvaient redisposés pour constituer un complot d’une grande complexité. Les faits en question n’avaient rien de courant, et c’était à bon droit que les autorités cherchaient à explorer d’autres explications. Mais la version des événements proposée par Kitz était d’une telle perversité, songea-t-elle, qu’elle révélait une personnalité profondément blessée, de la peur et de la souffrance. Dans son esprit, l’hypothèse d’une hallucination collective s’estompa un peu. Toutefois, l’arrêt de la retransmission du message – si du moins Kitz avait dit vrai – ne laissait pas de la perturber.
« Voici aussi ce que je me suis dit, docteur Arroway ; vous autres, savants, vous aviez le cerveau et les motivations pour mettre tout cela au point, mais pas les moyens de l’exécuter. Si ce ne sont pas les Russes qui ont envoyé ce satellite pour vous, restait une demi-douzaine d’autres nations susceptibles de l’avoir fait. Nous avons vérifié tout cela. Personne n’a expédié de satellite sur les orbites appropriées. Restaient encore, néanmoins, les lanceurs privés. Et la possibilité la plus intéressante qui nous soit venue à l’esprit est celle d’un certain S. R. Hadden. Vous connaissez ?
— Ne soyez donc pas ridicule, Michael. Je vous avais parlé moi-même de Hadden bien avant d’embarquer sur le Mathusalem.
— Je voulais simplement m’assurer que nous étions d’accord sur le fond. Que pensez-vous de ceci : vous et le Russe, vous concevez ce plan. Vous réussissez à convaincre Hadden de financer les premières étapes, conception du satellite, encodage du message, simulation des dommages par rayonnement, tout ça. Une fois lancé le Projet de la machine, en revanche, il se prend une bonne part du gâteau des deux mille milliards de dollars ; l’idée lui plaît. Il y voit la perspective d’énormes profits, et il a toujours adoré contrarier le gouvernement. Lorsque vous piétinez dans le décodage du message, quand vous n’arrivez pas à trouver l’abécédaire, qui allez-vous voir ? Hadden. Qui vous dit justement où regarder pour le dénicher. Bien imprudent, ça aussi. Il aurait été bien mieux de le découvrir par vous-même.
— Justement, c’est trop imprudent, intervint der Heer. Quelqu’un qui aurait vraiment voulu faire une telle mystification…
— Vous me surprenez, Ken. Vous vous êtes montré d’une grande crédulité, savez-vous ? Vous êtes en train de faire la démonstration parfaite de la raison qui a fait penser à Arroway et aux autres qu’il serait habile d’aller demander conseil à Hadden ; et de s’assurer que nous sachions qu’elle l’avait fait. »
Il se tourna de nouveau vers elle et reprit : « Essayez de voir les choses avec les yeux d’un observateur impartial, docteur Arroway… »
Kitz repartit de plus belle, rassemblant les faits en l’air devant elle comme un prestidigitateur, en un vrai feu d’artifice, réécrivant des années entières de sa vie ; elle ne l’avait jamais pris pour un imbécile, mais elle ne l’aurait pas davantage cru capable d’autant d’inventivité. Il avait peut-être reçu de l’aide. Mais l’impulsion émotionnelle à l’origine de cette interprétation fantasmatique était du Kitz tout pur.
Il faisait de grands gestes, multipliait les figures de rhétorique ; mais pas seulement parce que c’était son travail. Cet interrogatoire et l’interprétation qu’il donnait des événements soulevaient en lui des vagues de passion. Au bout d’un moment, elle crut comprendre de quoi il s’agissait. En termes d’applications militaires, comme de capital politique, les Cinq étaient revenus les mains vides, avec seulement une histoire plus qu’étrange à raconter. Mais une histoire qui n’était pas sans implications. Kitz se trouvait maintenant à la tête de l’arsenal le plus dévastateur de la planète, alors que les Gardiens construisaient des galaxies ; il était le descendant direct de toute une lignée de politiciens, américains et soviétiques, celle qui avait inventé la stratégie de la confrontation nucléaire – alors que les Gardiens étaient un amalgame d’espèces diverses, issues de mondes différents, qui collaboraient à une œuvre commune. Leur seule existence était un reproche implicite. Il fallait donc envisager la possibilité d’activer le tunnel depuis son autre extrémité – ce contre quoi il ne pourrait rien faire. Les Gardiens étaient en mesure de débarquer d’un instant à l’autre. Comment Kitz, dans de telles conditions, pouvait-il défendre les États-Unis ? Un tribunal sévère risquait d’interpréter son rôle dans la décision de construire la machine (dont il s’évertuait activement à réécrire l’histoire) comme un manquement à son devoir. Et comment pourrait-il justifier, aux yeux des extra-terrestres, sa gestion de la planète, comme celle de ses prédécesseurs ? Même si aucun archange vengeur ne jaillissait du tunnel, il suffirait que se propageât la vérité sur leur voyage pour que le monde changeât. Il changeait d’ailleurs déjà. Et il allait se transformer encore davantage.
Elle ne put s’empêcher de lui jeter un regard de sympathie. Pendant au moins une centaine de générations, des personnages bien pires que lui avaient régné sur le monde. Il avait joué de malheur en accédant aux premiers rôles au moment où l’on changeait les règles du jeu.
«… Et même si vous croyez votre histoire dans les moindres détails, était-il en train de dire, n’avez-vous pas l’impression que les extra-terrestres ne vous ont pas très bien traités ? Ils ont profité de vos sentiments les plus profonds pour se travestir et prendre l’aspect de votre père chéri. Ils ne vous expliquent pas ce qu’ils font, ils voilent toutes vos pellicules, détruisent toutes vos informations et ne vous permettent même pas de laisser là-bas cette stupide feuille de palmier. Rien ne manque sur le questionnaire, sinon un peu de nourriture, et rien ne vient s’ajouter à la liste, sinon un peu de sable. En vingt minutes, vous avez largement eu le temps d’avaler quelques aliments et de répandre un peu de sable que vous auriez eu dans vos poches. Vous êtes revenus une nanoseconde ou presque après votre départ, si bien que pour tout observateur impartial, vous n’êtes même pas partis.
« Or si les extra-terrestres avaient clairement tenu à montrer que vous vous êtes bien rendus quelque part, ils vous auraient fait revenir un jour plus tard, ou même une semaine, non ? S’il n’y avait eu que le vide entre les benzels pendant quelque temps, il aurait bien fallu en conclure que vous étiez ailleurs, non ? S’ils avaient voulu vous faciliter les choses, ils n’auraient pas interrompu le message, non ? L’affaire se présente mal, voyez-vous. Ils auraient pu penser à tout ça. Pourquoi vouloir que l’affaire se présente aussi mal pour vous ? Ils disposaient d’ailleurs d’autres moyens de rendre votre histoire crédible, ne serait-ce qu’en vous laissant ramener vos films. Personne, dans ces conditions, n’aurait pu prétendre qu’il s’agissait simplement d’une habile mystification. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait, dites-moi ? Comment se fait-il que les extra-terrestres ne confirment pas votre histoire ? Vous avez consacré des années de votre vie à essayer de les trouver. N’apprécient-ils pas le mal que vous vous êtes donné ?
« Comment pouvez-vous être absolument sûre que toute cette histoire vous est bien arrivée, Ellie ? Si, comme vous le prétendez, cette affaire n’est pas une supercherie, ne pourrait-il pas s’agir de… d’une hallucination ? Je sais bien que c’est difficile à envisager. Personne n’aime à se dire qu’il est devenu un peu cinglé. Si l’on tient compte des tensions auxquelles vous avez été soumise, néanmoins, ce n’est pas très dramatique. Et si la seule autre hypothèse est la conspiration criminelle… vous allez peut-être avoir envie d’examiner celle-là de plus près. »
C’était déjà fait.
Plus tard, dans la journée, elle eut un nouvel entretien avec Kitz, seul cette fois. On lui proposait un marché. Elle n’avait aucune intention de l’accepter. Mais Kitz avait aussi envisagé cette possibilité.
« D’emblée, vous ne m’avez pas aimé, dit-il. Mais je suis au-dessus de ça. Nous allons faire quelque chose de vraiment sympa.
« Nous avons déjà publié un communiqué annonçant que la machine n’avait pas fonctionné lorsque nous l’avons activée. Naturellement nous essayons de comprendre ce qui n’a pas marché. Étant donné les autres échecs, au Wyoming et en Ouzbékistan, personne n’éprouve de doutes pour celui-ci.
« Dans quelques semaines, nous annoncerons que nous n’avons pas avancé d’un pouce. Que nous avons fait du mieux que nous pouvions. Que la machine revient trop cher pour continuer à l’entretenir. Que nous ne sommes sans doute pas assez intelligents pour saisir certaines choses, encore. Et qu’aussi il y a peut-être toujours des risques, après tout. Nous le savions tous ; la machine allait peut-être exploser, ou quelque chose comme ça. Si bien que, tout bien considéré, il vaut mieux mettre le Projet de la machine au placard, au moins pour quelque temps. Ce n’est pas faute d’avoir essayé.
« Hadden et ses amis vont bien entendu s’y opposer, mais comme il n’est plus parmi nous…
— Il n’est qu’à trois cents kilomètres au-dessus de nos têtes, fit-elle remarquer.
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? Sol est mort à peu de chose près au moment de la mise en route de la machine. Curieuse coïncidence, tout de même. Désolé, j’aurais dû vous avertir. J’avais oublié que vous étiez… de ses amis. »
Elle se demandait si elle devait croire Kitz ou non. Hadden n’avait même pas soixante ans, et il lui avait paru en excellente condition physique. Elle se promit de revenir plus tard sur la question.
« Et qu’est-ce que vous faites de nous, dans votre petit scénario ? demanda-t-elle.
— Nous ? Qui, nous ?
— Nous, le Groupe des Cinq. Ceux qui sont montés à bord de la machine dont vous prétendez qu’elle n’a jamais fonctionné.
— Oh, après encore une série d’interrogatoires, vous serez libres de partir. Je ne crois pas que vous aurez la folie, les uns ou les autres, d’aller raconter partout cette histoire abracadabrante. Par mesure de sécurité, nous préparons néanmoins un dossier psychiatrique pour chacun d’entre vous. Un simple profil, rien de méchant. Vous vous êtes toujours montrée un peu rebelle, critique envers le système – quel que soit le système auquel vous ayez eu affaire. C’est parfait ; l’indépendance d’esprit est une bonne chose. Nous l’encourageons, en particulier chez les savants. Mais la tension de ces dernières années vous a coûté cher. Pas au point de vous rendre malade, non. Fatiguée, simplement. En particulier les Drs Arroway et Lounatcharski. Ils se trouvent tout d’abord impliqués dans la découverte du message, puis dans son décodage, puis dans la campagne pour convaincre les gouvernements de construire la machine. Ensuite il y a eu des problèmes de construction, du sabotage industriel ; pour finir, ils se retrouvent assis dans un engin qui ne se rend nulle part. Dures épreuves. Tant de travail pour un résultat nul. Et nous savons combien les scientifiques sont des gens sensibles. Si l’échec de la machine vous déboussole un peu, vous provoquerez la sympathie de tout le monde. On comprendra. Mais personne n’avalera votre histoire. Personne. Si vous vous comportez correctement, il n’y aura pas de raison de rendre ces dossiers publics.
« Il sera bien clair que la machine est toujours là ; dès que les routes seront de nouveau ouvertes, des photographes de presse viendront faire leur métier. Nous leur montrerons que la machine n’est allée nulle part. Et l’équipage ? Très déçu, naturellement. Un peu découragé, même. Ils préfèrent pour l’instant ne pas en parler avec les journalistes.
« Ne trouvez-vous pas que c’est un plan parfait ? » Il sourit ; il aurait aimé la voir apprécier la beauté de son scénario. Elle ne dit rien.
« Ne croyez-vous pas que nous nous montrons particulièrement raisonnables, Arroway, après avoir dépensé deux mille milliards de dollars pour ce tas d’ordures ? On aurait pu vous mettre à l’écart pour le reste de vos jours. Mais vous allez partir librement. Sans même à avoir à verser de caution. Il me semble que nous nous comportons en gentlemen. C’est l’esprit du troisième millénaire, que voulez-vous. Le Machindo. »