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Palimpseste
Et si les gardiens ne sont pas heureux, qui d’autre peut l’être ?
ARISTOTE, Politique,
Livre II, chapitre V.
Alors que l’avion atteignait son altitude de croisière et que la ville d’Albuquerque se trouvait déjà à plus de cent kilomètres, Ellie jeta machinalement un coup d’œil sur le petit rectangle de carton blanc qui avait été agrafé à l’enveloppe de son billet. On pouvait y lire, imprimé en caractères bleus et dans des termes qui n’avaient pas changé depuis son premier vol commercial : « Ceci n’est pas le ticket de bagage tel que décrit par l’article 4 de la Convention de Varsovie. » Pourquoi les compagnies redoutaient-elles à ce point, se demanda-t-elle, que leurs passagers confondissent ce morceau de carton avec le ticket de la Convention de Varsovie ? Et d’ailleurs, comment se présentait ce ticket de la Convention de Varsovie ? Comment se faisait-il qu’elle n’en eût jamais vu un ? Où donc les rangeait-on ? Il avait dû se produire, dans l’histoire de l’aviation, l’un de ces événements clés que le public ignore : une compagnie aérienne insouciante avait sans doute oublié d’imprimer cet avertissement sur le rectangle de papier, et s’était trouvée acculée à la faillite par des passagers vindicatifs refusant de comprendre qu’il ne s’agissait pas du ticket de bagage de la Convention. Elle imaginait toutes ces lignes d’écriture accumulées que l’on aurait pu consacrer à la place à quelque chose d’utile, comme à l’histoire de l’exploration du monde, par exemple, ou à des événements de l’aventure scientifique, ou encore à établir le nombre moyen de kilomètres-passagers avant l’écrasement probable d’un appareil.
Si elle avait accepté l’avion militaire que lui avait proposé der Heer, son attention aurait été attirée par d’autres détails. Certes, ç’aurait été bien commode, mais il s’agissait peut-être d’un premier pas vers la militarisation du projet. Ils avaient donc préféré voyager en empruntant une ligne commerciale. Les yeux de Valerian avaient fini par se fermer tandis qu’il s’installait du mieux possible dans le siège voisin. Ils n’avaient pas eu besoin de se presser particulièrement, même avec ces détails de dernière minute sur l’analyse des données dont il avait fallu s’occuper, et qui laissaient supposer que la deuxième peau de l’oignon était sur le point d’être épluchée. Ils avaient réussi à prendre un vol qui arriverait à Washington bien avant la réunion du lendemain ; qui lui laisserait, en fait, largement assez de temps pour une bonne nuit de sommeil.
Elle jeta un coup d’œil au système de téléfac similé rangé avec soin dans sa mallette de cuir, sous le siège qui lui faisait face. Il était plus rapide de plusieurs centaines de kilobits par seconde que l’ancien modèle de Peter, et le rendu de ses graphiques était bien meilleur. Elle aurait peut-être besoin de s’en servir le lendemain, si elle voulait arriver à expliquer à la présidente des États-Unis ce que Hitler faisait sur Véga. Elle dut s’avouer que l’idée de cette réunion la rendait un peu nerveuse. Elle n’avait jamais rencontré de présidents auparavant, et l’actuelle détentrice du titre n’était pas si mal, d’après les normes en vigueur en cette fin du XXe siècle. Elle n’avait pas eu le temps de se faire faire une permanente, et encore moins des soins de beauté. Et puis après tout, elle n’allait pas à la Maison-Blanche pour faire admirer son profil.
Qu’est-ce que son beau-père allait penser de tout ça ? Croyait-il toujours qu’elle n’était pas destinée à une carrière scientifique ? Et sa mère, maintenant clouée sur une chaise roulante dans une institution médicale ? Elle ne lui avait téléphoné qu’une seule fois, depuis la découverte, c’est-à-dire depuis plus d’une semaine ; l’entretien avait été très bref et elle s’était promis de rappeler le lendemain.
Comme elle l’avait déjà fait des centaines de fois, elle regarda par le hublot voisin et se plut à imaginer les impressions que la Terre pourrait faire sur un observateur extra-terrestre, à cette altitude de croisière située entre douze et quatorze kilomètres, et à condition que l’étranger eût des yeux à peu près semblables aux nôtres. D’importantes régions du Middle West présentaient toutes sortes de figures géométriques imbriquées les unes dans les autres, rectangles, carrés, cercles, selon les tendances urbaines ou rurales des uns ou des autres ; d’autres, comme ici dans le Sud-Ouest, n’avaient à offrir, comme seuls signes de vie intelligente, que la présence occasionnelle d’une ligne droite s’enfonçant entre les montagnes ou coupant les déserts. Les mondes des civilisations plus avancées sont-ils totalement géométrisés, restructurés jusqu’à la dernière colline par leurs habitants ? L’indication de la présence d’une civilisation réellement avancée ne serait-elle pas plutôt l’absence de tout indice de ce genre ? L’observateur étranger pourrait-il dire, en un seul coup d’œil rapide, précisément à quel stade nous en étions en fonction d’une grande échelle d’évolution cosmique des êtres intelligents ?
Que d’autre pourrait-il dire ? À partir de la couleur bleue du ciel, estimer approximativement le nombre de Loschmidt, c’est-à-dire le nombre de molécules par centimètre cube au niveau de la mer. Environ trois fois dix à la puissance dix-neuf. Il pourrait aussi facilement évaluer l’altitude des nuages à partir de la longueur de leur ombre portée sur le sol. S’il savait que les nuages étaient constitués de vapeur d’eau, il pourrait calculer à peu de chose près les écarts de température de l’atmosphère, puisqu’elle devait tomber à environ moins quarante degrés centigrades à l’altitude des nuages les plus élevés. L’érosion des masses terrestres, les ramifications et les méandres des cours d’eau, la présence de lacs et de zones volcaniques tourmentées, tout parlait d’un long et ancien conflit entre la formation des reliefs et les processus d’érosion. On pouvait vraiment voir du premier coup d’œil que l’on avait affaire à une planète antique, où la civilisation était toute récente.
La plupart des planètes de la Galaxie, même aussi vénérables, devaient en être encore à l’âge prétechnique, voire même sans vie, peut-être. Un petit nombre abritaient sans doute des civilisations bien plus anciennes que la nôtre. Les mondes qui en étaient au tout début de la civilisation technicienne devaient être de la plus grande rareté ; il s’agissait peut-être de la seule caractéristique fondamentalement unique de la Terre.
Le paysage devint de plus en plus verdoyant pendant le déjeuner, au fur et à mesure que l’on approchait de la vallée du Mississippi. À peine se rendait-on compte du déplacement dans ces appareils modernes, se dit Ellie. Elle regarda dans la direction de Peter, toujours endormi dans son siège ; il avait rejeté avec indignation l’idée de prendre un repas à bord. Un peu plus loin, de l’autre côté de l’allée, il y avait un être humain fort jeune, âgé tout au plus de trois mois, peut-être, et confortablement niché au creux des bras de son père. Quelle idée un tout jeune enfant peut-il se faire des voyages aériens ? On va dans un endroit spécial, puis on pénètre dans une grande salle avec des sièges, où l’on s’installe. La salle gronde et vibre pendant quatre heures. Puis on se lève et on sort, et par magie, on se retrouve ailleurs. La façon dont on s’est déplacé reste obscure, mais l’idée de base est facile à saisir, et n’exige pas la maîtrise précoce des équations de Navier-Stokes.
La fin de l’après-midi approchait lorsque l’appareil se mit à décrire des cercles autour de Washington, en attendant la permission d’atterrir. Elle put distinguer, entre le monument à Washington et le Mémorial Lincoln, une foule énorme. Il s’agissait, avait-elle lu une heure plus tôt dans un téléfax du New York Times, d’un grand rassemblement de Noirs américains qui protestaient contre les inégalités économiques et les injustices au niveau de l’éducation entre les communautés blanche et noire. Si l’on considère la justesse de leurs griefs, se dit-elle, ils se sont montrés très patients. Elle se demanda comment la Présidente réagirait à cette manifestation et à la communication de Véga, deux questions sur lesquelles un commentaire officiel devait être publié le lendemain.
« Que voulez-vous dire exactement, Ken ?
— Je veux dire, madame la Présidente, que nos signaux de télévision quittent cette planète et voyagent dans l’espace.
— Et vont-ils loin, ainsi ?
— Veuillez m’excuser, madame la Présidente, mais ce n’est pas comme ça que ça marche.
— Eh bien comment, alors ?
— Les signaux s’éloignent de la Terre en vagues sphériques, un peu comme des vaguelettes sur une mare. Ils se déplacent à la vitesse de la lumière, soit un peu plus de trois cent mille kilomètres à la seconde, et poursuivent leur route indéfiniment. Plus les récepteurs d’une civilisation sont de qualité, plus ils peuvent être loin de nous et encore recueillir des signaux lisibles. Nous-mêmes serions en mesure de capter une puissante émission de télé en provenance d’une planète qui tournerait autour de l’étoile la plus proche de notre système. »
Pendant quelques instants, la Présidente resta toute droite, figée, les yeux perdus sur le Jardin des roses, de l’autre côté des portes-fenêtres. Puis elle se tourna vers der Heer. « Vous voulez dire… tout ?
— Oui, tout.
— Autrement dit, y compris toutes ces âneries à la télé ? Les accidents de voiture ? Les combats de boxe ? Les films porno ? Les bulletins d’informations ?
— Absolument tout, madame la Présidente », admit der Heer, qui secoua la tête avec une expression de sympathie consternée.
« Ken, dites-moi si je vous ai bien compris. Cela signifie-t-il aussi que toutes mes conférences de presse, tous mes débats, mes discours d’inauguration sont également concernés ?
— Ça, c’est la bonne nouvelle, madame la Présidente. La mauvaise, c’est qu’il en va de même pour toutes les apparitions de vos prédécesseurs à la télévision. Dick Nixon y compris. Et pour toutes celles des maîtres du Kremlin. Ainsi que pour nombre des horreurs que vos adversaires répandent sur vous. C’est un cadeau empoisonné.
— Oh, Seigneur ! D’accord, continuez. »
La Présidente s’était détournée des portes-fenêtres et semblait maintenant contempler avec attention un buste en marbre de Tom Paine, qui venait récemment d’être retiré des caves de la Smithsonian Institution, où son prédécesseur l’avait fait remiser.
« Voici comment se présentent les choses, reprit der Heer. Ces quelques minutes de télévision de Véga ont pour origine une émission de 1936, produite lors de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Berlin. Elle n’a été diffusée qu’en Allemagne, mais c’était tout de même la première émission de télévision sur Terre d’une certaine puissance. Contrairement aux émissions de radio ordinaires des années 30, ces signaux de télé franchissent l’ionosphère et partent dans l’espace. Nous essayons de déterminer ce qui a exactement été retransmis à l’époque, mais il va nous falloir un certain temps pour le trouver. Peut-être ce passage où l’on voit Hitler est-il le seul fragment que les appareils de Véga ont pu capter.
« C’est pourquoi, de leur point de vue, Hitler est le premier signe de la présence de vie intelligente sur Terre. Loin de moi l’idée d’ironiser là-dessus. Ils ne savent pas ce que signifie cette émission ; alors ils l’enregistrent et nous la renvoient. C’est une façon de dire : « Salut, nous vous avons entendus. « Pour ma part, j’y vois un geste avant tout amical.
— Et vous dites qu’il n’y a pas eu d’autre émission de télévision jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ?
— Rien qui mérite que l’on en parle. Il y a bien eu une retransmission locale en Angleterre, pour le couronnement de George VI, des trucs de ce genre. C’est à la fin des années 40 que les choses ont commencé sérieusement pour la télévision. Tous les programmes quittent la Terre à la vitesse de la lumière. Imaginez que la Terre se trouve ici (der Heer eut un geste de la main en l’air), et que s’en éloigne une petite onde sphérique, à partir de 1936, à la vitesse de la lumière. Tôt ou tard, elle devait atteindre la civilisation la plus proche. Celle-ci paraît être étonnamment proche, à seulement vingt-six années-lumière du système solaire, sur quelque planète autour de l’étoile Véga. Ils ont donc enregistré l’émission et nous l’ont renvoyée ; mais il faut encore vingt-six années pour que les images de l’ouverture des jeux Olympiques reviennent sur la Terre. Ce qui prouve que les habitants de Véga n’ont pas mis bien longtemps à comprendre. Ils doivent être particulièrement bien équipés, et tout doit y être réglé à la perfection pour qu’ils aient pu ainsi réagir dès notre première émission de télévision. Ils ont détecté les signaux, les ont enregistrés, et nous les ont renvoyés au bout d’un moment. Mais à moins qu’ils ne soient déjà venus faire un tour par ici – en mission de reconnaissance, par exemple, il y a cent ans – ils ne pouvaient pas savoir que nous étions sur le point d’inventer la télévision. C’est pourquoi le Dr Arroway suppose qu’ils sont à l’écoute de tous les systèmes planétaires environnants, pour voir si l’un de leurs voisins potentiels ne serait pas en train d’accéder à un certain niveau technologique.
— Voilà beaucoup de choses qui méritent réflexion, Ken. Êtes-vous sûr que ces habitants de Véga – des Véguiens, des Végans ? – ne comprennent pas de quoi il est question dans nos programmes de télévision ?
— Ce sont sans aucun doute des gens brillants, madame la Présidente. Le signal de 1936 était particulièrement faible. La sensibilité de leurs détecteurs doit être fabuleuse pour qu’ils aient pu le détecter. Mais je ne vois pas par quel miracle ils pourraient comprendre de quoi il retourne ; ils sont probablement très différents de nous d’apparence, ils doivent avoir une histoire différente, des coutumes différentes. Ils n’ont aucun moyen de savoir ce que signifie un svastika, ni quel personnage était Adolf Hitler.
— Adolf Hitler ! Ken, j’en suis malade. Quarante millions de personnes sont mortes pour venir à bout de ce mégalomane, et il est la star de la première émission recueillie par une civilisation extra-terrestre ? C’est lui, lui qui nous représente et les représente en même temps. C’est le rêve le plus insensé de ce cinglé devenu réalité. »
La Présidente se tut quelques instants, puis reprit sur un ton plus modéré : « Figurez-vous que j’avais toujours pensé que Hitler était incapable de faire le salut hitlérien. Il ne tendait jamais correctement le bras, qui faisait toujours un angle bizarre. Il y avait aussi ce salut curieux avec le coude plié. Quiconque aurait aussi mal pratiqué le Heil Hitler aurait été expédié sans tarder sur le front russe.
— Mais n’y a-t-il pas une différence ? Il ne faisait que rendre leur salut aux autres ; il ne saluait pas Hitler, lui.
— Oh que si ! » répliqua la Présidente qui, d’un geste, invita der Heer à la suivre hors du salon rose jusque dans le corridor. Soudain elle s’arrêta, et se tourna vers son conseiller scientifique.
« Et si les nazis n’avaient pas eu la télévision en 1936 ? Qu’est-ce qui se serait passé ?
— Eh bien… je suppose qu’on aurait eu droit au couronnement de George VI, ou bien à l’une des retransmissions de l’exposition mondiale de New York de 1939, en admettant que les signaux aient été assez puissants pour être captés sur Véga. Sinon à des programmes de la fin des années 40 ou du début des années 50. Vous savez, des choses comme Howdy Doody, Milton Berle, les audiences de la commission McCarthy – tous ces merveilleux indices d’une vie intelligente sur la Terre.
— Dire que ce sont ces foutus programmes qui sont nos ambassadeurs dans l’espace… qu’ils représentent la Terre. » Elle se tut un instant pour ruminer cette idée. « Lorsqu’on envoie un ambassadeur, on cherche à apparaître sous son meilleur jour, n’est-ce pas ? Et cela fait quarante ans que nous envoyons des inepties, pour l’essentiel, dans l’espace. J’aimerais bien voir les patrons de chaînes de télévision confrontés à ce problème. Et ce fou de Hitler… ce sont là les premières nouvelles qu’ils ont de la Terre ? Que vont-ils penser de nous ? »
Tandis que la Présidente et der Heer pénétraient dans la salle de réunion du cabinet, ceux qui se trouvaient debout en petits groupes se turent, et ceux qui étaient déjà assis esquissèrent un geste pour se lever. D’un geste de la main la Présidente fit comprendre qu’elle ne voulait pas de cérémonie, et salua en passant le secrétaire d’État et le secrétaire adjoint à la Défense. D’un mouvement délibérément lent de la tête, elle parcourut l’assemblée. Certains lui retournèrent son regard, dans l’expectative. D’autres, croyant détecter une expression de léger ennui sur son visage, détournèrent les yeux.
« Ken ? Votre astronome n’est-elle pas encore ici ? Arrowsmith ? Arrowroot ?
— Arroway, madame la Présidente. Elle est arrivée la nuit dernière en compagnie du Dr Valerian. Ils ont peut-être été retardés par la circulation.
— Le Dr Arroway a appelé depuis son hôtel, madame la Présidente, intervint un jeune homme tiré à quatre épingles. Elle a dit qu’elle était en train de recevoir de nouvelles informations sur son téléfax personnel qu’elle tenait à présenter à cette réunion. Nous sommes supposés commencer sans elle. »
Michael Kitz se pencha en avant, et dit, du ton de l’incrédulité : « On transmet de nouvelles données sur cette affaire par l’intermédiaire d’une ligne de téléphone ouverte, sans brouillage, depuis une chambre d’hôtel de Washington ? »
Der Heer répondit tellement doucement que Kitz dut se pencher encore davantage pour entendre. « Mike, je crois pouvoir dire qu’il existe au moins un codage commercial sur son téléfax. Ne perdez cependant pas de vue qu’aucune directive de sécurité n’a été donnée dans cette affaire. Je suis convaincu que le Dr Arroway se montrera coopératif si on établit des règles.
— Très bien, commençons, intervint la Présidente. Ceci est une réunion informelle conjointe du Conseil national de Sécurité et de ce que nous appelons pour le moment la cellule de crise. J’insiste sur le fait que rien de ce qui sera dit dans cette salle, je dis bien rien, ne devra être discuté avec quiconque n’est pas présent ici, à l’exception du secrétaire à la Défense et du vice-Président, actuellement à l’étranger. Hier, la plupart d’entre vous ont eu droit à une séance d’information par le Dr der Heer sur cette invraisemblable émission de télévision venue de Véga. De l’avis du Dr der Heer comme d’autres personnes (elle jeta un coup d’œil circulaire autour d’elle), c’est un simple hasard si le premier programme de télévision qui soit arrivé sur Véga a Adolf Hitler comme vedette. C’est toutefois… fort gênant. J’ai demandé au directeur de la CIA de préparer une évaluation de l’affaire du point de vue de la sécurité nationale. Ceux qui nous envoient cela, quels qu’ils soient, constituent-ils une menace directe ? Allons-nous avoir des problèmes si un nouveau message se trouve être décodé avant nous par un autre pays ? Permettez-moi tout d’abord, Marvin, de vous poser cette simple question : cela a-t-il quelque chose à voir avec les histoires de soucoupes volantes ? »
Le directeur de la CIA, un homme autoritaire approchant la soixantaine, qui portait des lunettes à monture métallique, répondit par un exposé sur la question. « Les objets volants non identifiés, appelés ovnis, ont fait l’objet de recherches intermittentes de la part de l’armée de l’air et de la CIA, notamment au cours des années 50 et 60, et en partie parce que les rumeurs qui les concernaient pouvaient constituer pour un adversaire potentiel un moyen de semer la confusion ou de surcharger les canaux de communication. Quelques-uns des incidents parmi les plus convaincants de ceux rapportés se révélèrent n’être que des violations de l’espace aérien américain ou le survol de bases américaines à l’étranger par des appareils soviétiques ou cubains à haute performance. De tels survols représentent un moyen courant pour mettre à l’épreuve la préparation d’un adversaire potentiel, et les États-Unis étaient loin d’être innocents en matière de pénétrations, réelles ou feintes, de l’espace aérien soviétique ou cubain. Qu’un Mig cubain puisse remonter la vallée du Mississippi sur trois cents kilomètres était considéré par le NORAD comme de la bien mauvaise publicité ; l’armée de l’air avait donc adopté pour politique de nier systématiquement la présence de tout appareil américain dans les parages où avaient été signalés des ovnis, et de ne rien déclarer en matière de pénétrations indues, ce qui ne fit que renforcer la mystification publique. »
À l’énoncé de ces explications, le chef d’état-major de l’armée de l’air eut un léger air d’ennui, mais garda le silence.
« La grande majorité des observations d’ovnis, poursuivit le directeur de la CIA, portaient sur des objets naturels que l’observateur avait mal interprétés. Avaient été signalés comme ovnis des avions expérimentaux ou aux formes inhabituelles, des reflets de phares d’automobile sur des nuages bas, des ballons, des oiseaux, des insectes lumineux, voire même des planètes ou des étoiles aperçues sous certaines conditions atmosphériques peu courantes. Un nombre significatif d’observations relevaient soit du canular, soit de troubles mentaux avérés. On comptait plus d’un million d’observations d’ovnis pour le monde entier depuis l’invention du terme « soucoupe volante » dans les années 40, et pas une seule d’entre elles n’était assez convaincante pour pouvoir être attribuée à une visite d’extra-terrestres. Ce thème avait cependant le don d’exciter l’imagination, et il existait des groupes marginaux, des publications, et même certains savants réputés qui continuaient à alimenter les spéculations sur le rapport supposé entre les ovnis et la vie sur les autres mondes. On trouvait, parmi les doctrines millénaristes récentes, un pourcentage non négligeable de rédempteurs extra-terrestres devant se présenter en soucoupe volante. Le programme officiel d’investigation de l’armée de l’air, connu sous le nom de Livre bleu dans l’un de ses derniers avatars, avait été arrêté au cours des années 60 pour n’avoir rien donné, même si l’armée de l’air et la CIA gardaient conjointement ce dossier entrouvert. La conviction de la communauté scientifique était telle que lorsque le président Carter demanda à la NASA de procéder à une étude exhaustive du phénomène des ovnis, cette administration, dans un geste peu courant, refusa de répondre à la requête du chef de l’État.
— En réalité, même », intervint l’un des chercheurs autour de la table, qui n’était pas familiarisé avec le protocole en vigueur lors de telles réunions, « ces histoires d’ovnis ont rendu plus difficile un travail sérieux sur le SETI.
— Très bien, soupira la Présidente. Y a-t-il quelqu’un autour de cette table qui estime qu’existe un rapport quelconque entre les ovnis et ce signal en provenance de Véga ? »
Der Heer s’inspectait les ongles. Personne ne dit mot.
« De toute façon, on va assister à une avalanche de « je vous l’avais bien dit » de la part des fêlés des ovnis. Marvin, pourquoi ne continuez-vous pas ?
— En 1936, madame la Présidente, un signal télé très faible permit la retransmission de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques vers un certain nombre de récepteurs disposés dans la région de Berlin. Il s’agissait d’un coup de propagande, de montrer la supériorité et les progrès de la technologie allemande. Il y avait déjà eu, précédemment, des retransmissions de télévision, mais toujours à des niveaux de puissance extrêmement bas. En fait, nous avons même précédé les Allemands. Herbert Hoover, alors secrétaire au Commerce, fit une brève apparition télévisée le… 27 avril 1927. Toujours est-il que le signal allemand quitta la Terre à la vitesse de la lumière, pour arriver sur Véga vingt-six années plus tard. Les Végans – qui que soient ces « Végans » – ont médité dessus pendant quelques années puis nous l’ont renvoyé, énormément amplifié. Leur aptitude technique à recevoir un signal aussi faible est impressionnante, tout comme leur aptitude à nous le retourner à de tels niveaux de puissance. Il y a là un fait qui pose des problèmes de sécurité, c’est indéniable. Les gens qui s’occupent de renseignements électroniques, par exemple, aimeraient bien savoir comment on peut détecter des signaux aussi faibles. Ces… gens de Véga, ces Végans, sont certainement bien plus avancés que nous : peut-être seulement de quelques décennies, mais peut-être aussi de bien davantage.
« Ils ne nous ont donné aucune information particulière sur eux-mêmes – si ce n’est que, sur certaines fréquences, le signal émis ne trahit pas l’effet Doppler que devrait produire le mouvement de leur planète autour de Véga. Ils ont simplifié pour nous le processus de décodage des données ; ils se montrent… serviables. Jusqu’ici, nous n’avons rien reçu de militaire ou touchant à d’autres domaines ; tout ce qu’ils disent, c’est qu’ils sont très forts en radioastronomie, qu’ils aiment bien les nombres premiers, et qu’ils ont les moyens de nous renvoyer notre première émission de télé. Aucune autre nation ne pourrait se sentir blessée en apprenant cela. Souvenons-nous également que ces autres nations en question reçoivent ce même clip de trois minutes sur Hitler, répété constamment. Simplement, elles n’ont pas encore compris comment le déchiffrer. Les Russes, les Allemands – n’importe qui – vont vraisemblablement tomber, tôt ou tard, sur cette modulation de la polarisation. Mon sentiment personnel, madame la Présidente (mais je ne sais pas si le secrétaire d’État est d’accord), est qu’il vaudrait mieux le rendre public avant que l’on puisse être accusé de cacher quoi que ce soit. Si la situation se maintient comme elle l’est actuellement, sans grands changements, nous pourrions envisager de faire une déclaration officielle, ou même de diffuser publiquement les trois minutes de film.
« Par ailleurs, nous avons été incapables de retrouver l’émission originale dans les archives allemandes. Nous ne pouvons pas être absolument sûrs que les gens de Véga n’ont pas effectué quelques changements dans le contenu avant de nous le réexpédier. Certes nous reconnaissons parfaitement Hitler, et la partie du stade olympique que nous apercevons correspond tout à fait au Berlin de 1936. Mais si à ce moment-là Hitler s’était en réalité gratté la moustache au lieu de sourire, nous n’aurions aucun moyen de le savoir. »
Un peu essoufflée, Ellie fit à cet instant son entrée, suivie de Valerian. Tous deux s’efforcèrent de trouver des chaises dans un coin obscur, mais der Heer, qui les avait remarqués, attira l’attention de la Présidente sur eux.
« Docteur Arro-euh-way ? Je suis heureuse de voir que vous êtes bien arrivée. Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour cette splendide découverte. Vraiment splendide. Hum, Marvin…
— J’en avais terminé, madame la Présidente.
— Parfait. D’après ce que j’ai compris, un élément nouveau est intervenu, docteur Arroway. Pouvez-vous avoir l’obligeance de nous en parler ?
— Madame la Présidente, je vous prie d’excuser ce retard ; mais je crois que nous venons de toucher le gros lot cosmique. Nous avons… C’est… Permettez que j’utilise une image. Aux époques anciennes, il y a des siècles de cela, lorsque le parchemin était une denrée rare, les scribes écrivaient à nouveau sur un ancien parchemin, créant ce que nous appelons un palimpseste : un texte écrit par-dessus un autre texte. Ce signal de Véga est bien entendu très puissant. Comme vous le savez déjà, on a affaire à une série de nombres premiers avec « au-dessous », au moyen de ce que nous appelons la modulation de polarisation, cette invraisemblable histoire de Hitler. Mais au-dessous de ces nombres premiers et au-dessous de la retransmission des jeux Olympiques, nous venons tout juste de découvrir un message d’une incroyable richesse – du moins nous avons la conviction qu’il s’agit bien d’un message. Pour autant que nous le sachions, il y figurait depuis le début. Nous venons simplement de le détecter. Il est plus faible que le signal-annonce, mais je me sens tout de même gênée que nous ne l’ayons pas trouvé plus tôt.
— Et que dit-il ? demanda la Présidente. De quoi est-il question, cette fois ?
— Nous n’en avons pas la moindre idée, madame la Présidente. Un groupe de chercheurs du Projet Argus est tombé sur lui ce matin de bonne heure – heure de Washington. Nous avons travaillé dessus toute la nuit.
— Sur une ligne téléphonique ouverte ? lança Kitz.
— Oui, mais avec le codage commercial classique. » On eût dit qu’Ellie rougissait un peu. Elle ouvrit la mallette de son téléfax, en retira un transparent d’un geste vif et le plaça sur l’épidiascope. L’image apparut sur l’écran.
« Voici tout ce que nous savons jusqu’ici : nous obtenons un bloc d’information d’environ un millier de bits. Puis il y a une pause, et ce bloc est répété intégralement. Il se produit une nouvelle pause, et apparaît alors un nouveau bloc, qui sera à son tour répété, et ainsi de suite. La répétition des blocs est probablement destinée à réduire les erreurs de transmission. Sans doute estiment-ils de la plus haute importance que nous recevions exactement ce qu’ils nous envoient. Bon ; appelons chacun de ces blocs d’information une page. Argus relève actuellement ces pages à la moyenne d’une douzaine par jour. Mais nous ne savons pas de quoi elles traitent. Il ne s’agit pas d’une simple image codée comme pour le message olympique. Mais de quelque chose de plus profond, de plus riche. Il semblerait que nous ayons pour la première fois affaire à des informations venant d’eux. Le seul indice en notre possession, jusqu’ici, est que ces pages semblent numérotées. On trouve au début de chaque page un nombre en arithmétique binaire. Voyez-vous celui-ci, ici ? Et chaque fois qu’apparaît une nouvelle paire de pages identiques, elle porte le nombre suivant dans l’ordre croissant. En ce moment, nous en sommes à la page 10413. C’est un gros livre. D’après nos calculs, le message aurait commencé à arriver il y a environ trois mois. Nous avons eu beaucoup de chance de le recueillir aussi tôt.
— J’avais donc raison, n’est-ce pas ? murmura Kitz en se penchant par-dessus la table dans la direction de der Heer. Ce n’est pas le genre de message que vous aimeriez donner aux Japonais, aux Chinois ou aux Russes, non ?
— Sera-t-il difficile à déchiffrer ? demanda la Présidente pendant l’aparté de Kitz.
— Nous allons bien entendu faire le maximum ; il conviendrait d’ailleurs que l’Agence nationale de Sécurité travaille aussi dessus. Mais sans autres explications de Véga, sans une clé d’introduction, je crains que nous ne fassions guère de progrès. Il ne paraît absolument pas être écrit en anglais, en allemand ou en toute autre langue terrestre. Nous espérons que le message touchera à sa fin à un moment donné, à la page 20000 ou 30000, par exemple, et qu’il sera alors rediffusé depuis le début ; nous pourrons ainsi disposer des pages manquantes. On peut également espérer qu’avant cette répétition on recevra une clé, une sorte de guide de lecture, qui nous permettra de comprendre le message.
— Si je puis ajouter quelque chose, madame la Présidente…
— Madame la Présidente, je vous présente le Dr Peter Valerian, du California Institute of Technology, l’un des pionniers dans le domaine.
— Je vous écoute, docteur Valerian.
— Il s’agit, ne l’oublions pas, d’une retransmission intentionnelle. Ils savent que nous sommes ici. Ils se font une certaine idée, pour avoir intercepté l’émission de 1936, de notre niveau de technologie et de nos aptitudes. Ils ne se donneraient pas tant de peine sans vouloir en même temps que nous comprenions le message. Il doit se trouver quelque part la clé qui nous en permettra la compréhension. Il s’agit simplement d’accumuler toutes les données, et de les analyser avec le plus grand soin.
— D’après vous, de quoi parle ce message ?
— Je ne vois aucun moyen de le dire ; je n’ai rien à ajouter aux explications du Dr Arroway, madame la Présidente. Nous avons affaire à un message fort complexe. La civilisation qui l’a expédié semble beaucoup tenir à ce que nous le recevions. Peut-être est-ce l’un des tomes de l’Encyclopædia galactica. Véga est une étoile environ trois fois plus grosse que le Soleil et à peu près cinquante fois plus brillante. Étant donné la vitesse à laquelle elle brûle son carburant nucléaire, sa durée de vie sera beaucoup plus courte que celle du Soleil.
— Il y a en effet peut-être quelque chose qui tourne mal sur Véga, interrompit le directeur de la CIA. Qui sait si leur planète ne va pas être détruite ? Ils veulent peut-être faire savoir que leur civilisation a existé avant d’être balayés.
— À moins, observa Kitz, qu’ils ne soient à la recherche d’un point de chute sur lequel emménager ; sans doute la Terre leur conviendrait-elle très bien. Ce n’est pas forcément par accident qu’ils ont choisi de nous envoyer une image de Hitler.
— Gardez votre calme, intervint Ellie. Les possibilités sont nombreuses, mais il ne faut pas imaginer n’importe quoi. La civilisation émettrice n’a aucun moyen de savoir si nous avons ou non reçu le message et encore moins de savoir si nous avançons dans son décodage. Si nous le trouvons offensant, nous ne sommes pas obligés d’y répondre. Et même dans l’hypothèse où nous y répondrions, il leur faudra vingt-six ans avant de recevoir cette réponse, et encore vingt-six ans pour que nous ayons la leur. La vitesse de la lumière est élevée, mais elle a tout de même sa limite. Nous nous trouvons à une distance respectable de Véga. Et si quoi que ce soit d’inquiétant figure dans ce message, nous disposons de décennies pour prendre une décision. Inutile, donc, de paniquer pour l’instant, ajouta-t-elle avec un grand sourire à l’adresse de Kitz.
— Je tiendrai compte de ces remarques, docteur Arroway, dit alors la Présidente. Mais les événements se précipitent ; ils vont même beaucoup trop vite. Et ils comportent beaucoup trop de « peut-être » à mon goût. Je n’ai pas encore fait la moindre déclaration publique sur cette affaire. Même pas sur cette histoire de nombres premiers – et ne parlons pas de cette farce sinistre avec Hitler. Et voici qu’il nous faut réfléchir à ce « livre » qu’ils nous envoient. Et comme vous autres, savants, ne voyez jamais d’inconvénients à communiquer entre vous, les rumeurs vont s’amplifiant. Phyllis, où se trouve ce classeur ? Tenez, regardez ces manchettes. »
Brandies les unes après les autres à bout de bras, elles disaient toutes à peu près la même chose, en dehors de variations mineures dues à l’art journalistique : « Des monstres aux yeux à facettes à l’origine du message, d’après les savants », disait l’une. « Le télégramme astronomique : indice d’intelligence extra-terrestre », titrait l’autre. On trouvait aussi : « Une voix venue du ciel ? » et : « Les extra-terrestres arrivent ! » La Présidente laissa retomber les coupures de presse sur la table.
« Au moins cette histoire de Hitler n’a-t-elle pas encore transpiré. Je m’attends à des titres du genre : « Hitler vivant et heureux dans l’espace, disent les Américains » et pis encore, bien pis. Je crois que nous devrions ajourner cette réunion et nous retrouver plus tard.
— Si vous permettez, madame la Présidente, l’interrompit der Heer d’une voix hésitante et à contrecœur. Je vous prie de m’excuser, mais je crois qu’il existe un problème au niveau des implications internationales qu’il nous faut soulever dès à présent. »
La Présidente se contenta de soupirer et d’acquiescer d’un signe de tête.
Der Heer continua. « Corrigez-moi si je me trompe, docteur Arroway. L’étoile Véga se lève tous les jours au-dessus du désert du Nouveau-Mexique, et on capte alors n’importe laquelle des pages, je dis bien n’importe laquelle, de cette retransmission complexe : celle qui se trouve toucher la Terre à ce moment-là. Puis, environ huit heures plus tard, l’étoile se couche. Rien à dire, jusqu’ici ? Bon. Le jour suivant, l’étoile se lève de nouveau à l’est, mais on a perdu les quelques pages qui ont été diffusées pendant le temps où elle était invisible, après son coucher de la veille. C’est comme si on recevait les pages trente à cinquante, puis les pages quatre-vingt à cent, et ainsi de suite. Si assidues que soient nos observations, des quantités considérables d’informations vont nous manquer ; il y aura des trous. Même si le message finit par se répéter, il restera toujours des trous.
— C’est tout à fait exact. » Ellie se leva et se dirigea vers un énorme globe terrestre. De toute évidence, la Maison-Blanche était contre l’obliquité de la planète ; l’axe du globe était insolemment vertical. D’un geste délicat, elle lui imprima un léger élan. « Comme la Terre tourne, il faut disposer de radiotélescopes répartis uniformément sur de nombreuses longitudes pour éviter d’avoir des trous. Quelle que soit la nation qui observe, elle va ne recevoir que des fragments de message, et peut manquer les parties les plus intéressantes. Les vaisseaux interplanétaires américains rencontrent le même type de problème ; ils émettent leurs découvertes en direction de la Terre quand ils passent à proximité d’une planète, mais les États-Unis peuvent à ce moment-là être tournés de l’autre côté. C’est pourquoi la NASA dispose de trois stations de poursuite radio, réparties régulièrement en longitude autour de la Terre. Elles ont fonctionné à la perfection au cours des dernières décennies. Mais… » Son débit se ralentit comme si elle hésitait, et elle chercha le regard de P. L. Garrison, l’administrateur de la NASA. De petit gabarit, le teint jaunâtre, mais l’expression amicale, l’homme cligna des yeux.
« Euh, merci. Oui. Nous l’appelons le réseau Espace profond, et nous en sommes très fiers. Nos stations se trouvent dans le désert de Mojave, en Espagne et en Australie. Bien entendu, nous manquons de fonds, mais avec une petite aide, je suis convaincu que nous pourrions y arriver.
— L’Espagne et l’Australie ? demanda la Présidente.
— S’il s’agit de travaux purement scientifiques, intervint le secrétaire d’État, je suis sûr qu’il n’y aura aucun problème. En revanche, l’affaire pourrait devenir délicate si elle prenait une couleur politique. »
Les relations des États-Unis avec l’Espagne et l’Australie s’étaient quelque peu refroidies ces temps derniers.
« Il n’est pas question de politiser cette affaire, déclara la Présidente un peu sèchement.
— Mais nous n’avons pas besoin de rester collés à la surface du sol, objecta alors un général de l’armée de l’air. Nous pouvons contrebalancer l’effet de rotation de la planète ; pour cela, nous n’avons besoin que d’un gros radiotélescope en orbite terrestre.
— Très bien. » Une fois de plus, la Présidente fit un tour de table du regard. « Disposons-nous d’un radiotélescope spatial ? Sinon, combien de temps nous faudrait-il pour en mettre un en orbite ? Qui peut me répondre ? Docteur Garrison ?
— Euh, non, madame la Présidente. La NASA a soumis un projet pour l’observatoire Maxwell lors de chacune des trois dernières années fiscales, mais il a été à chaque fois victime des coupes budgétaires. Nous avons des plans détaillés, bien entendu, mais il faudrait des années – trois, au bas mot – avant qu’il soit opérationnel. Je dois aussi vous signaler, me semble-t-il, que les Russes disposaient d’un radiotélescope en orbite terrestre, travaillant sur des ondes millimétriques et sous-millimétriques, jusqu’à il y a peu. Nous ne connaissons pas l’origine de sa panne, mais il leur serait beaucoup plus facile d’envoyer des cosmonautes le réparer que, pour nous, de partir de zéro s’il fallait en construire et en lancer un.
— C’est bien ça ? demanda la Présidente. La NASA dispose d’un télescope ordinaire dans l’espace, mais pas d’un gros radiotélescope. Il n’y a rien d’autre qui conviendrait, là-haut ? Qu’en pensent les gens des renseignements ? L’Agence nationale de Sécurité ? Personne ?
— C’est pourquoi il faut suivre ce raisonnement, fit der Heer. Nous avons affaire à un signal puissant diffusé sur de nombreuses fréquences. Lorsque Véga s’est couchée sur les États-Unis, les radiotélescopes d’une bonne demi-douzaine de pays recueillent et enregistrent ce signal. Ils ne sont pas aussi sophistiqués que ceux du Projet Argus, et pour l’instant, il ne semble pas que la polarisation de modulation ait été découverte ailleurs. Si nous attendons la mise au point et le lancement d’un radiotélescope spatial, le message risque alors d’être terminé, sa diffusion arrêtée définitivement. Il s’ensuit que nous n’avons qu’une seule solution, coopérer avec un certain nombre d’autres pays ; n’est-ce pas, docteur Arroway ?
— J’estime qu’une nation ne peut s’atteler seule à cette tâche. Elle exige la collaboration de plusieurs pays, si l’on veut couvrir toutes les longitudes de la planète. Tous les grands centres de radioastronomie actuellement en fonction – les radiotélescopes d’Australie, de Chine, de l’Inde, de l’Union soviétique, du Moyen-Orient et d’Europe occidentale. Il serait irresponsable d’accepter de procéder avec une couverture incomplète, alors que des parties essentielles du message pourraient nous parvenir au moment où nous n’aurions aucun télescope pointé sur Véga. Il faudra d’ailleurs faire quelque chose pour la région du Pacifique située entre Hawaii et l’Australie et peut-être aussi pour le milieu de l’Atlantique.
— Eh bien, réagit avec mauvaise grâce le directeur de la CIA, les Soviétiques disposent de vaisseaux équipés pour la poursuite de satellites, bons dans les bandes de fréquences S à X ; l’Académicien Keldych, par exemple. Ou encore le Maréchal Nedelin. Si nous arrivons à conclure un accord avec eux, ils pourraient les stationner dans le Pacifique et l’Atlantique, et les trous seraient ainsi bouchés. »
Ellie réagit avec une expression approbatrice de la bouche, mais la Présidente parlait déjà.
« Très bien, Ken. Vous avez peut-être raison. Mais je prétends toujours que tout ça va diablement trop vite. J’ai d’autres affaires à régler sans attendre, aussi. J’apprécierais que le directeur de la CIA et l’équipe de la Sécurité nationale travaillent jour et nuit pour déterminer s’il n’existe pas une autre option que de collaborer avec d’autres pays, en particulier des pays qui ne sont pas nos alliés. J’aimerais que le secrétaire d’État prépare, conjointement avec les chercheurs, une liste éventuelle des pays et des personnes à contacter si nous devons coopérer, et une évaluation des conséquences. Certains pays ne risquent-ils pas d’être furieux si nous ne leur demandons pas d’écouter ? Risquons-nous le chantage de quelqu’un qui a promis des informations et refuse de les donner ? Devons-nous essayer de disposer de plus d’un pays par longitude ? Cherchez toutes les implications. Et pour l’amour du ciel (elle regarda l’un après l’autre tous ceux qui se tenaient autour de la table de bois poli) pas un mot sur cette affaire. Vous aussi, Arroway. Nous avons assez de problèmes comme ça. »