17
Rêve de fourmis
La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
Gustave FLAUBERT,
Madame Bovary, II, 12.
La théologie populaire… n’est qu’un tissu d’absurdités qui a son origine dans l’ignorance… les dieux n’existent que parce que la nature nous en a imprégné la conception dans l’esprit.
CICÉRON,
De natura deorum, I, 16.
Ellie était en plein milieu de l’emballage de ses notes, de ses bandes magnétiques et d’une palme à destination du Japon lorsqu’elle fut avertie que sa mère venait d’avoir une congestion cérébrale. Immédiatement après, on lui apporta une lettre, arrivée par télé-courrier. Elle émanait de John Staughton et ne s’embarrassait d’aucune formule de politesse préliminaire :
« Nous avons souvent discuté, ta mère et moi-même, de tes insuffisances et de tes manquements. À chaque fois, c’était une discussion pénible. Lorsque je te défendais (et, même si tu ne le crois pas, c’est arrivé souvent), elle me répliquait que j’étais une chiffe molle devant toi : si je te critiquais, elle me disait de m’occuper de mes affaires.
« Je veux que tu saches cependant que ta mauvaise volonté à lui rendre visite au cours de ces dernières années, depuis cette histoire de Véga, a été une source constante de souffrances pour elle. Elle répétait à ses vieilles copines de cette horrible maison de repos où elle tenait absolument à rester que tu n’allais pas tarder à lui rendre visite. Pendant des années, elle l’a redit. « Bientôt. » Elle imaginait comment elle montrerait sa célèbre fille à tout le monde, et dans quel ordre elle te présenterait à cette bande décrépite.
« Tu préféreras sans doute fermer les yeux sur tout ça et c’est avec peine que je te l’écris. Mais c’est pour ton propre bien. Ton comportement lui a fait plus de mal que tout ce qui lui est jamais arrivé, y compris la mort de ton père. Tu es peut-être devenue quelqu’un d’important ; aujourd’hui, on trouve ton hologramme partout dans le monde, et tu fréquentes les politiciens et tout ça ; mais en tant qu’être humain, tu n’as rien appris depuis le lycée… »
Les yeux pleins de larmes, elle se mit à froisser la lettre et son enveloppe, quand elle s’aperçut qu’il restait quelque chose de rigide à l’intérieur ; il s’agissait d’un hologramme partiel, tiré d’une vieille photographie à deux dimensions grâce à une technique d’extrapolation par ordinateur. Elle donnait l’impression – légère mais agréable – de pouvoir voir sur les côtés. Elle n’avait jamais vu cette photo auparavant. Sa mère y apparaissait jeune, ravissante, souriant à l’objectif, un bras négligemment passé par-dessus l’épaule de son père dont le menton semblait ombré d’une barbe de vingt-quatre heures. Tous deux semblaient rayonner de bonheur. Saisie d’une bouffée d’angoisse, de culpabilité et de fureur contre Staughton, sans compter un peu d’apitoiement sur elle-même, Ellie prit douloureusement conscience qu’elle ne reverrait jamais telles quelles les deux personnes de la photo.
Sa mère gisait sur le lit, immobile. Elle avait une expression d’une étrange neutralité qui ne comportait ni joie ni regret, simplement… quelque chose comme de l’attente. Un cillement des paupières occasionnel était son seul mouvement. Rien ne prouvait qu’elle entendait et encore moins comprenait ce que lui disait Ellie. Ellie, qui pensa aussitôt à des moyens de communication. Elle ne put s’en empêcher ; l’idée s’imposa à elle : un clignement d’œil pour oui, deux pour non. Ou bien brancher un encéphalographe sur un tube cathodique que sa mère pourrait voir, et lui apprendre à moduler ses ondes bêta. Mais c’était de sa mère qu’il s’agissait, et non pas d’Alpha de la Lyre ; et ce qu’il fallait traduire ici n’était pas des algorithmes mais des sentiments.
Elle lui parla des heures, la tenant par la main. Elle revint sur l’époque où son père vivait, sur son enfance. Elle se rappela quand elle n’était qu’un bambin qui jouait parmi les draps fraîchement lavés et qu’on lançait vers le ciel. Elle parla aussi de John Staughton. Elle s’excusa pour toutes sortes de choses. Elle pleura un peu.
Sa mère avait les cheveux en désordre ; à l’aide d’une brosse, elle les arrangea. Elle étudia les rides de son visage et y découvrit les siennes. Profonds, humides, les yeux de sa mère étaient perdus, semblait-il, très loin, clignant de temps en temps une ou deux fois.
« Je sais de qui je suis la fille », lui dit Ellie, doucement.
Presque imperceptiblement, sa mère secoua la tête, comme si elle regrettait toutes ces années au cours desquelles sa fille et elle-même étaient restées éloignées l’une de l’autre. Ellie lui serra légèrement la main, et eut l’impression qu’elle répondait à sa pression.
Sa vie n’était pas en danger, lui dit-on. S’il y avait le moindre changement dans son état, on l’appellerait immédiatement à son bureau du Wyoming. Dans quelques jours, il serait possible de la ramener de l’hôpital à la maison de santé, dotée, l’assura-t-on, d’installations suffisantes.
Staughton paraissait sous le choc, et manifestait une profondeur de sentiment pour sa mère qu’elle n’aurait jamais soupçonnée. Elle lui promit d’appeler souvent.
Avec peut-être quelque chose d’incongru, l’austère hall de marbre s’ornait d’une statue véritable – et non pas d’un hologramme – d’une femme nue dans le style de Praxitèle. Ils empruntèrent un ascenseur Hitachi-Otis, dans lequel la deuxième langue était plutôt l’anglais que le braille, et on l’introduisit dans une pièce grande comme un hangar où des gens s’agglutinaient autour de machines à traitement de texte. On frappait un terme en hiragana, l’alphabet phonétique japonais de cinquante et une lettres, et l’idéogramme chinois correspondant apparaissait en kanji. C’étaient des centaines de milliers d’idéogrammes qui se trouvaient emmagasinés dans la mémoire de l’ordinateur, même si en général on n’en avait besoin que de trois ou quatre mille pour pouvoir lire un journal. Étant donné que de nombreux caractères de sens entièrement différents s’exprimaient souvent par le même mot parlé, la machine imprimait toutes les traductions possibles en kanji ; comme elle était dotée d’un sous-programme d’analyse, ces traductions étaient proposées dans leur ordre de probabilité. L’ordinateur se trompait rarement. Pour une langue qui, jusqu’à il y a peu, n’avait même pas eu de machine à écrire, la machine à traitement de texte constituait, dans le domaine des communications, une révolution que les traditionalistes n’appréciaient pas pleinement.
Dans la salle de conférences, ils s’assirent sur des chaises basses – évidente concession aux habitudes occidentales – disposées autour d’une table laquée sur laquelle on servit le thé. Ellie était placée de telle sorte qu’elle voyait par la fenêtre toute une partie de Tokyo. Elle passait décidément beaucoup de temps auprès des fenêtres, se dit-elle. Elle se trouvait dans les locaux du Asahi Shimbun, « Les Nouvelles du Soleil Levant », et remarqua avec intérêt que l’un des journalistes était une femme, encore une rareté dans les milieux de presse soviétiques ou américains. Le Japon s’était lancé dans une réévaluation du rôle des femmes dans la société. Les privilèges traditionnels masculins tombaient les uns après les autres, lentement, grignotés dans une sourde bataille de rue dont on ne parlait jamais. Hier encore, le P-DG d’une société du nom de Nanoelectronics s’était plaint devant Ellie qu’il n’y avait plus une seule « fille » dans Tokyo sachant nouer l’obi. Un modèle à pince, sur le principe des nœuds papillons tout prêts, venait d’envahir le marché. Il était bien plus facile à mettre, et les Japonaises avaient sans doute mieux à faire qu’à passer tous les jours une demi-heure à nouer une obi. La journaliste était habillée d’un tailleur strict dont l’ourlet descendait jusqu’à mi-mollet.
Pour des raisons de sécurité, la presse n’avait pas accès au périmètre de construction de la machine sur l’île d’Hokkaido. Au lieu de cela, lorsque les membres de l’équipage ou les responsables du projet se rendaient sur l’île principale de Honshu, ils donnaient systématiquement des conférences de presse à l’intention des représentants des médias japonais et étrangers. C’étaient toujours les mêmes questions qui revenaient ; en dehors de particularités locales mineures, les journalistes envisageaient tous de la même façon l’événement de la machine. Était-elle satisfaite, après les « déceptions » des projets soviétique et américain, de voir la machine construite au Japon ? Ne se sentait-elle pas isolée, dans cette île septentrionale d’Hokkaido ? Était-elle inquiète de savoir que les éléments utilisés sur ce troisième modèle avaient été vérifiés de façon plus sévère que ce qui était prévu dans le message ?
Avant 1945, cette partie de la ville avait appartenu à la Marine impériale japonaise, et d’où elle était, elle pouvait d’ailleurs voir les deux dômes argentés de l’Observatoire naval, qui abritaient toujours les télescopes servant à la détermination de l’heure et du calendrier. Ils brillaient avec éclat sous le soleil de midi.
Pourquoi la machine comportait-elle un dodécaèdre et les trois enveloppes sphériques appelées benzels ? En effet, les journalistes admettaient qu’elle l’ignorait. Mais qu’en pensait-elle ? Elle expliqua que sur une telle question, il serait insensé d’avoir une opinion alors que l’on ne disposait d’aucun indice. S’il existait un danger véritable, ne devrait-on pas envoyer des robots à la place de personnes, comme l’avait recommandé un spécialiste japonais en intelligence artificielle ? Y avait-il des objets personnels qu’elle emporterait avec elle ? Des photos de famille ? Un micro-ordinateur ? Un couteau suisse à six lames ?
Ellie remarqua deux silhouettes qui émergeaient par une trappe sur le toit de l’observatoire proche. Elles avaient le visage caché par un masque et portaient l’armure rembourrée gris-bleu de la tradition japonaise médiévale. Brandissant des bâtons de bois plus longs qu’elles, elles s’inclinèrent l’une devant l’autre, restèrent un instant immobiles puis passèrent la demi-heure suivante à se porter des coups et à les parer. Elle se mit à faire des réponses plus embarrassées aux journalistes, fascinée par le spectacle offert par les deux silhouettes qui luttaient. Personne d’autre ne semblait les avoir remarquées. Les bâtons devaient être lourds, car le combat stylisé se déroulait au ralenti, comme si ces deux guerriers s’affrontaient au fond de l’océan.
Connaissait-elle les Dr Lounatcharski et Soukhavati avant la réception du message ? Depuis de nombreuses années ? Et le Dr Eda ? Mr. Xi ? Que pensait-elle d’eux, de leurs travaux ? Est-ce que les choses se passaient bien entre eux cinq ? Oui, elle avait peine à croire qu’elle faisait partie d’un groupe aussi choisi.
Du point de vue de leur qualité, quelle impression avait-elle des éléments fabriqués au Japon ? Que pouvait-elle dire de l’audience que l’empereur Akihito avait accordée au Groupe des Cinq ? Est-ce que leurs entretiens avec des responsables bouddhistes et shintoïstes n’étaient qu’un aspect d’un effort plus général de la part du Projet de la machine pour connaître les vues des autorités religieuses du monde entier avant sa mise en marche ou un simple geste de courtoisie vis-à-vis du pays qui les accueillait, le Japon ? Pensait-elle que la machine pouvait être un Cheval de Troie ou déclencher l’Apocalypse ? Elle s’efforça d’être succincte et courtoise dans ses réponses et d’éviter la controverse. Le responsable des relations publiques du Projet de la machine qui l’accompagnait était manifestement content d’elle.
L’interview prit fin brusquement. Le rédacteur en chef du Asahi Shimbun souhaita au nom de tous un succès complet au Groupe des Cinq ; ils espéraient bien pouvoir l’interviewer à son retour et avoir droit ensuite à sa visite au Japon.
Ses hôtes souriaient et multipliaient les courbettes. Les guerriers en armure avaient disparu par la trappe. Elle aperçut les gens de son service de sécurité, le regard en alerte, à l’extérieur des portes de la salle de conférences que l’on venait d’ouvrir. En chemin, elle interrogea la journaliste japonaise sur l’apparition de deux combattants médiévaux sur le toit d’un observatoire.
« Oh oui, répondit-elle. Ce sont deux astronomes des gardes-côtes. Ils viennent s’entraîner tous les jours au naginata-do, à l’heure du déjeuner. On pourrait régler sa montre sur eux. »
Né au cours de la Longue Marche, Xi avait combattu le Kuomintang, encore adolescent, pendant la Révolution. Officier de renseignements en Corée, il avait fini par accéder à une situation de haute responsabilité dans le domaine de la technologie stratégique chinoise. Humilié publiquement et condamné à l’exil intérieur au cours de la Révolution culturelle, il avait été, par la suite, réhabilité en fanfare.
L’un des crimes de Xi, aux yeux de la Révolution culturelle, était constitué par son admiration des anciennes vertus confucéennes, et en particulier pour un passage précis de La Grande Étude, connu par cœur pendant des siècles par tout Chinois ayant le moindre vernis d’éducation. C’était sur ce texte, avait déclaré Sun Yat-sen, que se fondait le mouvement révolutionnaire nationaliste du début du siècle :
« Les anciens qui souhaitaient donner l’exemple d’une illustre vertu dans leur royaume commençaient par mettre de l’ordre dans leur État. Pour bien mettre de l’ordre dans leur État, ils en mettaient tout d’abord dans leur famille. Désirant mettre de l’ordre dans leur famille, ils commençaient par cultiver leur personne. Voulant cultiver leur personne, ils rectifiaient tout d’abord leur cœur. Souhaitant rectifier leur cœur, ils s’efforçaient auparavant d’être sincères dans leurs pensées. Tenant à être sincères dans leurs pensées, ils commençaient par étendre autant que possible leurs connaissances. Une telle extension des connaissances passe par l’investigation des choses. »
Xi, lui aussi, estimait que la poursuite de la connaissance était fondamentale pour le bien-être de la Chine. Ce n’était malheureusement pas l’opinion des Gardes rouges.
Pendant la Révolution culturelle, il s’était vu relégué comme journalier dans une ferme collective misérable de la province de Ningxia, près de la Grande Muraille, une région d’ancienne tradition musulmane. Là, pendant qu’il labourait une terre stérile, il mit inopinément au jour un casque de bronze richement travaillé de la dynastie des Han. Lorsqu’il eut retrouvé son rang, il délaissa les armes stratégiques pour s’intéresser à l’archéologie. La Révolution culturelle avait tenté de créer une solution de continuité dans cinq mille ans de traditions culturelles chinoises ininterrompues. Xi réagit en travaillant à bâtir des ponts entre le pays moderne et son passé, et il consacra de plus en plus de temps aux fouilles de la ville souterraine funéraire de Xian.
C’est là qu’eut lieu la grande découverte de l’armée de soldats de terre cuite de l’empereur qui avait donné son nom à la Chine. Officiellement appelé Qin Shi Huangdi, il avait fini par être presque partout connu, en Occident, à la suite de différentes altérations de son nom, comme Ch’in. Au cours du IIIe siècle avant J.-C, Qin unifia le pays, fit élever la Grande Muraille et, compatissant, décréta qu’à sa mort, au lieu de la suite de membres de son entourage, soldats, domestiques et nobles, que la tradition voulait que l’on enterrât vivants au côté de sa dépouille, on enfouirait dans sa tombe des répliques grandeur nature en terre cuite. Cette armée factice comportait sept mille cinq cents soldats, soit environ une division. Chacun d’eux avait des traits différents, et toutes les ethnies de la Chine étaient représentées. L’empereur avait soudé ensemble les nombreuses provinces qui auparavant se faisaient la guerre. Une tombe voisine contenait le cadavre presque parfaitement conservé de la marquise de Taï, épouse d’un fonctionnaire mineur de la cour impériale. La technologie de préservation des corps – on distinguait parfaitement la sévère expression du visage de la marquise, peut-être due à des années passées à dresser les domestiques – se révélait infiniment supérieure à celle de l’ancienne Égypte.
Qin avait simplifié l’écriture, codifié les lois, construit des routes, achevé la Grande Muraille et unifié le pays. Il avait également confisqué les armes. Alors qu’il était accusé d’avoir fait massacrer les lettrés qui critiquaient sa politique et brûler les livres dont le contenu était dangereux, il affirmait pour sa part avoir éliminé la corruption endémique qui régnait et institué la paix et l’ordre. Pour Xi, le rapport avec la Révolution culturelle était évident. Il rêva de concilier ces tendances contradictoires en une seule personne. L’orgueil de Qin avait atteint des proportions effarantes : pour punir une montagne qui l’avait offensé, il donna l’ordre de la dépouiller de toute sa végétation et de la peindre en rouge, la couleur portée par les criminels condamnés. Qin était grand, il était aussi fou. Était-il possible d’unifier un ensemble de nations différentes et querelleuses sans être un peu fou ? Il fallait déjà être cinglé pour seulement songer à l’entreprendre, dit en riant Xi à Ellie.
Avec une passion de plus en plus grande, Xi s’arrangea pour faire entreprendre des fouilles sur une vaste échelle. Il finit par se convaincre que la dépouille de l’empereur Qin l’attendait, parfaitement préservée, dans quelque grande tombe proche de l’armée de soldats en terre cuite. D’après une ancienne tradition, se trouvait également enfouie, à proximité, sous un grand tumulus, une représentation en réduction de la Chine en 210 avant J.-C, avec la reconstitution méticuleuse de chaque temple, de la moindre pagode. On disait que les rivières étaient faites de mercure, et que la barque miniature de l’empereur parcourait en permanence le domaine souterrain. L’excitation de Xi ne fit que croître lorsque l’on s’aperçut que le terrain de la région de Xian était contaminé par du mercure.
Xi avait exhumé un document de l’époque qui décrivait comment l’empereur avait passé commande d’un grand dôme destiné à recouvrir son royaume miniature qui, comme son modèle, portait le nom d’Empire céleste. L’écriture chinoise n’avait guère changé en deux mille deux cents ans, ce qui lui permit de lire directement le texte, sans avoir à passer par un expert en linguistique. Un chroniqueur de l’époque de Qin s’adressait directement à Xi par-delà les millénaires. Souvent, la nuit, au moment de s’endormir, Xi essayait d’imaginer la Voie lactée qui traversait la voûte du ciel, dans la tombe impériale, et la nuit illuminée par le passage des comètes qui avaient marqué, pour honorer sa mémoire, l’époque de sa mort.
La recherche de la tombe de Qin et de son modèle réduit de l’univers avait occupé Xi au cours des dix dernières années. Il ne les avait pas encore découverts, mais sa quête avait mis le feu à l’imagination des Chinois. On disait de lui : « Il y a un milliard de personnes en Chine, mais il n’y a qu’un seul Xi. » Dans un pays qui desserrait lentement les contraintes pesant sur l’individu, on considérait qu’il avait une influence bénéfique.
Il était évident que Qin avait été obsédé par l’immortalité. L’homme qui avait donné son nom au pays le plus peuplé de la planète, qui avait fait élever la structure artificielle la plus grande jamais construite, cet homme redoutait, on le sentait bien, d’être oublié. C’est pourquoi il avait multiplié les monuments ; préservé, ou reproduit pour les temps des temps, les corps et les visages de ses courtisans ; fait élever sa propre tombe et un modèle réduit de l’univers que l’on ne trouvait toujours pas ; et envoyé de multiples expéditions dans les mers orientales, à la recherche de l’élixir de longue vie. Il se plaignait amèrement de ce que lui coûtait l’entreprise à chaque nouveau départ. L’une de ces missions comprenait des dizaines de vieux loups de mer et des équipages de plus de trois mille jeunes gens et jeunes filles. Ils ne revinrent jamais, et leur destin est resté inconnu. Le nectar d’immortalité était inaccessible.
Juste cinquante ans après, apparurent soudain au Japon la culture du riz en rizières inondées et la métallurgie du fer, deux progrès qui modifièrent l’économie japonaise en profondeur et créèrent une classe d’aristocrates guerriers. Pour Xi, le nom japonais du Japon était la preuve de l’origine chinoise de la culture nipponne : la Terre du Soleil Levant. Où faut-il se trouver, demandait-il, pour voir le soleil se lever sur le Japon ? Si bien que jusqu’au nom du journal où Ellie avait tenu sa conférence de presse, remarqua Xi, était un rappel de l’époque de l’empereur Qin. Ellie pensa qu’à côté de Qin Alexandre le Grand avait l’air d’un amateur, ou presque.
Si Qin avait été obsédé par l’immortalité, Xi l’était par Qin. Ellie lui raconta donc sa visite à Sol Hadden, en orbite terrestre, et tous deux tombèrent d’accord pour dire que si l’empereur Qin avait vécu au cours des dernières années du XXe siècle, c’est en orbite terrestre qu’on l’aurait trouvé. Elle présenta Xi à Hadden par vidéophone, puis laissa les deux hommes s’entretenir seuls. Xi parlait un excellent anglais, qu’il avait pu perfectionner lors du récent transfert de souveraineté de Hong Kong de la Grande-Bretagne à la Chine, dans lequel il avait eu un rôle à jouer. Ils parlaient toujours lorsque le Mathusalem passa au-dessous de l’horizon, et durent faire un détour par le réseau de communication des satellites en orbite géostationnaire pour poursuivre l’entretien : ils devaient avoir des atomes crochus. Peu après, Hadden demanda que la mise en marche de la machine eût lieu au moment où il passerait au-dessus du Japon ; il voulait avoir Hokkaido au bout de son télescope, expliqua-t-il, au moment critique.
« Mais est-ce que les bouddhistes croient ou non en Dieu ? » demanda Ellie. Avec ses quatre partenaires, elle s’apprêtait à aller partager le dîner de l’abbé.
« Il semble que leur position soit celle-ci, répondit Végé d’un ton pince-sans-rire : leur dieu est tellement grand qu’il n’a même pas besoin d’exister. »
Tandis qu’ils roulaient dans la campagne, la conversation tomba sur Utsumi, abbé du plus célèbre monastère de bouddhisme zen du Japon. Quelques années auparavant, le discours qu’il avait prononcé à l’occasion du cinquantième anniversaire d’Hiroshima avait soulevé l’intérêt du monde entier. Il avait des contacts au plus haut niveau dans l’univers politique japonais, et tenait le rôle de conseiller spirituel du parti actuellement au pouvoir ; mais il consacrait le plus clair de son temps à ses activités religieuses et à la dévotion.
« Son père était également abbé d’un monastère bouddhiste », signala Soukhavati.
Ellie souleva un sourcil.
« N’ayez pas l’air aussi surpris. Le mariage leur est permis, comme dans le clergé russe orthodoxe. N’est-ce pas, Végé ?
— C’était avant mon époque », répondit-il, un peu distrait.
Le restaurant était situé au milieu de bosquets de bambous et s’appelait Ungetsu, « Lune nuageuse » ; et de fait, une lune à demi voilée de nuages s’élevait dans un ciel pas encore tout à fait nocturne. Leurs hôtes japonais avaient pris des dispositions pour qu’il n’y eût personne d’autre qu’eux. Ellie et ses compagnons se débarrassèrent de leurs chaussures et, en bas ou en chaussettes, se rendirent dans une petite salle à manger qui donnait sur un bouquet de bambous.
L’abbé avait le crâne complètement rasé, et portait un vêtement drapé noir et argent. Il les salua dans un anglais parfait, sans rien de scolaire, et Xi dit par la suite à Ellie que son chinois était également loin d’être mauvais. L’endroit était le calme même et la conversation fut enjouée. Chacun des plats était une œuvre d’art en soi, faite de joyaux comestibles. Ellie comprit tout ce que la nouvelle cuisine devait aux traditions gastronomiques japonaises. Si la coutume avait voulu que l’on mangeât les yeux bandés, elle aurait été ravie ; si au contraire ces mets raffinés avaient été simplement présentés à sa vue, elle aurait été également ravie. La combinaison des deux était une prémonition du paradis.
Ellie était assise en face de l’abbé et à côté de Lounatcharski. Certains des convives s’enquirent de l’espèce – quand ce n’était pas du règne – à laquelle appartenait tel ou tel morceau. Entre le sushi et les noix de gingko, la conversation finit par tomber sur la mission.
« Mais pourquoi communiquons-nous ? demanda l’abbé.
— Pour échanger des informations, répliqua Lounatcharski, qui paraissait néanmoins consacrer toute son attention à contrôler des baguettes récalcitrantes.
— Mais pourquoi tenons-nous tant à échanger des informations ?
— Parce que nous nous nourrissons d’informations. Les informations sont indispensables à la vie. Sans informations, nous mourons. »
Lounatcharski se tut, concentré qu’il était sur une noix de gingko qui glissait de ses baguettes chaque fois qu’il essayait de la porter à sa bouche. Il finit par baisser la tête pour l’attraper à mi-chemin.
« Je crois, reprit l’abbé, que nous communiquons par amour et compassion. » De la main, il prit l’une des noix placées devant lui et la porta directement à la bouche.
« Vous pensez donc, demanda alors Ellie, que la machine est un instrument de compassion ? Vous croyez qu’elle ne présente aucun risque ?
— Je peux communiquer avec une fleur, dit-il en guise de réponse. Je peux parler à une pierre. Vous ne devriez éprouver aucune difficulté à comprendre les êtres – c’est bien le mot juste ? – d’un autre monde.
— Je suis tout disposé à croire qu’une pierre peut communiquer avec vous, mais je suis perplexe à l’idée que vous puissiez communiquer quelque chose à la pierre, objecta Lounatcharski en mâchant une noix de gingko (il avait fini par suivre l’exemple de l’abbé). Comment pourriez-vous nous convaincre ? Le monde regorge d’erreurs. Qu’est-ce qui vous dit que vous ne vous trompez pas vous-même ?
— Ah, le scepticisme scientifique. » L’abbé eut un sourire éclatant qu’Ellie trouva irrésistible, innocent, presque enfantin.
« Pour communiquer avec une pierre, il faut devenir beaucoup moins… préoccupé. Il ne faut pas penser autant, il ne faut pas parler autant. Quand je dis que je communique avec une pierre, il n’est pas question de mots. Les chrétiens disent : « Au commencement était le Verbe. » Mais je parle d’une communication bien plus précoce, bien plus fondamentale que cela.
— Ce n’est que dans l’Évangile selon saint Jean qu’il est question du Verbe, commenta Ellie, qui se trouva un peu pédante, à peine eut-elle prononcé ces mots. Les évangiles synoptiques plus anciens n’en font pas mention. Il s’agit en fait d’une accrétion de philosophie grecque. Mais de quel type de communication préverbale parlez-vous ?
— Votre question est faite de mots. Vous me demandez de me servir de mots pour décrire quelque chose qui n’a rien à voir avec les mots. Voyons. Il existe une histoire japonaise qui s’appelle « Le Rêve des fourmis ». Elle se passe au royaume des fourmis. C’est une longue histoire, et je ne vous la raconterai pas maintenant. Mais sa morale est la suivante : pour comprendre le langage des fourmis, il faut devenir fourmi soi-même.
— Le langage des fourmis est en réalité un langage chimique, observa Lounatcharski, qui se mit à scruter l’abbé. Elles déposent des traces moléculaires spécifiques afin d’indiquer le chemin qu’elles ont suivi pour trouver de la nourriture. Pour comprendre le langage des fourmis, j’ai besoin d’un chromatographe à gaz ou d’un spectromètre de masse. Pas de devenir une fourmi.
— C’est probablement la seule façon que vous connaissiez de devenir une fourmi, répondit l’abbé, sans s’adresser à personne en particulier. Mais dites-moi, pourquoi les gens étudient-ils les signes laissés par les fourmis ?
— Eh bien, proposa Ellie, je suppose qu’un entomologiste dirait que c’est pour comprendre les fourmis et leur société. Les savants prennent plaisir à comprendre.
— Ce n’est qu’une autre façon d’exprimer qu’ils aiment les fourmis. »
Ellie dut retenir un frisson de dégoût.
« Oui, mais ceux qui financent les entomologistes disent autre chose ; que c’est pour contrôler le comportement des fourmis, pour leur faire quitter une maison qu’elles ont envahie, par exemple, ou pour comprendre la biologie des sols, en agriculture. Je parie que vous êtes prêt à y trouver de l’amour, hasarda Ellie.
— Mais c’est aussi dans notre propre intérêt, intervint Végé. Les pesticides sont également nocifs pour nous.
— Pourquoi parler de pesticides après un tel repas ? » lança Soukhavati depuis l’autre bout de la table.
L’abbé s’adressa à Ellie d’une voix douce, accompagnant ses mots de ce même sourire parfait, sans arrière-pensée. « Nous rêverons le rêve des fourmis une autre fois. »
Ayant remis leurs chaussures à l’aide de chausse-pieds d’un mètre de long, ils regagnèrent la petite flottille d’automobiles, tandis que le personnel et la patronne souriaient et multipliaient les courbettes cérémonieusement. Ellie et Xi observèrent l’abbé en train de s’installer dans une limousine avec leurs hôtes japonais.
« Vous savez ce que je lui ai demandé ? fit Xi. S’il pouvait parler avec les pierres, pourquoi pas avec les morts ?
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Qu’avec les morts c’était facile. Que c’était avec les vivants qu’il éprouvait des difficultés. »