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Les Nombres transcendants

 

Petite mouche,

Ma main étourdie

A balayé

Tes jeux d’été.

 

Ne suis-je pas

Comme toi mouche ?

Ou n’es-tu pas

Comme moi homme ?

 

Car je danse,

Je bois, je chante

En attendant qu’aveugle

Une main broie mes ailes.

 

William BLAKE,

« La Mouche », tomes 1 à 3,

Songs of Experience.

 

 

Impossible que la chose fût artificielle, selon les normes humaines : elle avait la taille d’un monde. Mais sa forme était tellement étrange et circonvolutée, si manifestement destinée à quelque fin complexe qu’elle ne pouvait être que l’expression d’un concept. Dérivant en orbite polaire autour de la grande étoile blanc-bleu, elle ressemblait à une sorte d’immense polyèdre imparfait sous une carapace faite de millions d’arapèdes coniques. Chacun des cônes était tourné vers un point précis du ciel. Pas une constellation qui ne fût surveillée. Le monde polyédrique remplissait son énigmatique fonction depuis des millénaires. Il était très patient. Il avait les moyens d’attendre éternellement.

Quand on l’extirpa, elle ne poussa pas un cri. Son petit front était tout ridé, puis ses yeux s’ouvrirent, de plus en plus grands. Elle regarda les lumières brillantes, les silhouettes habillées de blanc et de vert et la femme gisant sur la table, au-dessous d’elle. Des sons familiers l’envahirent. Pour un nouveau-né, elle avait une étrange expression sur le visage. De l’étonnement, peut-être.

 

Lorsqu’elle avait deux ans, il lui arrivait de lever les bras au-dessus de la tête et de dire avec beaucoup de douceur, « en haut, Papa ». Les amis de Papa étaient surpris ; le bébé était, oui, poli. « Ce n’est pas de la politesse, leur expliqua son père. Elle avait pris l’habitude de pleurer pour qu’on la prenne. Alors un jour je lui ai dit : « Tu n’as pas besoin de pleurer, Ellie. Dis simplement, en haut, Papa ! » Ils ne sont pas bêtes, les mômes. Pas vrai, Pressy ? »

Elle était maintenant vraiment en haut, à une altitude vertigineuse, perchée sur les épaules de son père, s’accrochant à ses cheveux déjà clairsemés. La vie était plus agréable là-haut ; on y était bien plus en sécurité qu’à ramper au milieu d’une forêt de jambes. Par terre, on pouvait se faire marcher dessus ; on risquait de se perdre. Elle s’agrippa un peu plus aux cheveux.

Quittant les singes, ils empruntèrent une allée qui les conduisit à un animal tacheté aux longues pattes fuselées, au cou démesuré et à la tête surmontée de cornes minuscules. Il les dominait de toute sa hauteur. « Elles ont le cou tellement long que les mots n’arrivent pas jusqu’à la sortie », lui dit son père. Elle se sentit navrée pour la pauvre créature ainsi réduite au silence. Cependant, sa vue l’emplissait de joie : il était merveilleux qu’elle pût exister.

 

« Vas-y, Ellie », l’encouragea sa mère d’un ton doux, mais avec une note d’entrain dans la voix. « Lis-le-nous. » La sœur de sa mère n’avait pas voulu croire qu’Ellie fût capable de lire à trois ans. Elle était convaincue que la petite connaissait par cœur ses contes pour enfants. Elles se promenaient toutes les trois sur State Street par une belle journée de mars et venaient de s’arrêter devant une vitrine. À l’intérieur, une pierre d’un beau rouge bordeaux scintillait. « Bi-jou-tier », fit Ellie lentement, détachant les trois syllabes.

 

Non sans se sentir coupable, elle se glissa dans la chambre d’amis. L’antique radio Philips se trouvait toujours sur l’étagère, comme dans son souvenir. L’appareil était fort lourd et volumineux, et elle faillit le laisser tomber quand elle l’étreignit. À l’arrière, une inscription : « Danger. Ne pas retirer. » Mais elle savait qu’il n’y avait aucun danger s’il n’était pas branché. Le bout de la langue pointant entre les lèvres, elle retira les vis ; l’intérieur apparut. Comme elle le prévoyait un peu, il ne s’y trouvait aucun orchestre miniature, aucun présentateur microscopique y vivant paisiblement dans l’attente que l’interrupteur fût placé sur la position « marche ». Elle découvrit à la place de superbes tubes de verre, un peu comme des ampoules électriques. Certains ressemblaient à ces églises de Moscou dont elle avait vu des images dans un livre. Les fiches placées à leur base étaient conçues pour s’adapter parfaitement aux trous dans lesquels elles étaient enfoncées. La plaque arrière toujours enlevée et l’interrupteur placé sur « marche », elle brancha l’appareil dans la prise murale la plus proche. Si elle n’y touchait pas, si elle ne s’en approchait pas, comment pourrait-il lui arriver quelque chose ?

Au bout d’un moment, les tubes commencèrent à diffuser une lueur chaude, mais aucun son ne sortit de l’appareil. La radio était « cassée », et avait été mise de côté quelques années auparavant pour céder la place à un modèle plus moderne. L’une des lampes ne rougeoyait pas. Elle débrancha l’appareil, et enleva l’élément défaillant de son support. Il comportait à l’intérieur un carré de métal attaché par des fils minuscules. L’électricité passe le long des fils, se dit-elle plus ou moins consciemment. Mais elle devait tout d’abord transiter par la lampe. L’une des fiches paraissait tordue ; elle réussit à la redresser après quelques instants d’effort. Elle brancha de nouveau la radio après avoir remis la lampe en place, et fut ravie de la voir aussi se mettre à briller doucement, tandis qu’enflait dans la pièce la rumeur de l’électricité statique. Elle sursauta, jetant un coup d’œil vers la porte fermée, et baissa le volume. Elle tourna alors le bouton « fréquences » et tomba sur une voix parlant avec animation – d’une machine russe, crut-elle comprendre, qui était dans le ciel et tournait sans fin autour de la Terre. Sans fin, songea-t-elle. Elle changea de fréquence, à la recherche d’autres stations. Au bout d’un moment, craignant d’être surprise, elle débrancha l’appareil, revissa comme elle put la partie arrière, et le souleva avec encore plus de difficultés pour le remettre à sa place, sur l’étagère. Comme elle quittait la chambre d’amis, un peu hors d’haleine, elle tomba sur sa mère et sursauta de nouveau.

« Tout va bien, Ellie ?

— Oui, M’man. »

Elle prit l’air dégagé, mais son cœur battait fort et elle avait les mains moites. Elle alla s’installer dans son coin favori de la petite cour de derrière et, genoux au menton, se mit à réfléchir à ce qui se trouvait à l’intérieur de l’appareil de radio. Tous ces tubes étaient-ils vraiment indispensables ? Que se passerait-il si on n’en enlevait qu’un à la fois ? Un jour, à leur propos, son père avait parlé de « tubes sous vide ». Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans un tube sous vide ? N’y avait-il réellement pas d’air du tout dedans ? Comment la musique des orchestres et les voix des annonceurs parvenaient-elles dans l’appareil ? Ils employaient souvent l’expression « sur les ondes ». Les sons étaient-ils transportés sur des vagues d’air ? Que se passait-il à l’intérieur de la radio lorsque l’on changeait de station ? Que voulait dire « fréquences » ? Pourquoi fallait-il la brancher pour qu’elle fonctionne ? Pourrait-on dresser une sorte de carte qui montrerait comment circulait l’électricité dans l’appareil ? Était-il possible de le démonter sans se faire mal ? Et de le remonter ensuite ?

« Mais qu’est-ce que tu fabriques, Ellie ? demanda sa mère en passant près d’elle avec le linge à étendre.

— Rien, M’man. Je pensais, c’est tout. »

 

Pour son dixième été, elle se retrouva chez deux cousins qu’elle détestait, dans l’un des chalets d’un petit village de vacances, au bord d’un lac de la péninsule nord du Michigan. Comment des personnes vivant au bord d’un lac du Wisconsin pouvaient-elles endurer cinq heures de route pour se rendre au bord d’un lac du Michigan ? Voilà qui dépassait son entendement. En particulier pour aller retrouver deux jeunes morveux stupides. Dix et onze ans à peine. Vraiment nuls. Comment son père, par ailleurs si sensible à tout ce qui la touchait, pouvait-il s’attendre à la voir jouer à longueur de journée avec de tels crétins ? Elle passa l’été à les fuir.

Par une nuit étouffante et sans lune, elle était descendue seule, après le dîner, jusqu’au ponton de bois. Un bateau à moteur venait de passer, et le petit canot de son oncle oscillait doucement au bout de son amarre, dans l’eau où brillait le reflet des étoiles. En dehors du chant lointain des cigales et de l’écho à peine audible d’un cri que répercutait le lac, tout était parfaitement tranquille. Elle leva les yeux vers le ciel brillant et pailleté et sentit son cœur se mettre à battre plus fort.

Sans regarder à ses pieds, avec la seule aide de ses mains, elle trouva à tâtons un carré d’herbe accueillant sur lequel elle s’étendit. Le ciel était un chatoiement d’étoiles. Il y en avait des milliers ; la plupart clignotaient, quelques-unes étaient plus brillantes et fixes. En regardant attentivement, on pouvait distinguer de subtiles nuances de couleur. Celle-là, si brillante, ne tirait-elle pas sur le bleu ?

Elle tâta de nouveau le sol sous elle ; il était solide, ferme… rassurant. Elle se mit avec précaution en position assise, et parcourut des yeux, dans tous les sens, la vaste étendue du lac. D’où elle se tenait, elle en voyait les deux rives. À le voir, on pourrait croire le monde plat, se dit-elle. Mais en réalité il est rond. Simplement une grosse boule… qui tourne sur elle-même dans le ciel… une fois par jour. Elle essaya de l’imaginer en train de tourbillonner, avec ses millions d’habitants collés dessus, parlant des langues différentes, portant des vêtements bizarres, tous attachés à la même boule.

Elle s’allongea de nouveau sur le sol, tentant d’éprouver la rotation de la Terre. Peut-être pourrait-elle sentir quelque chose, rien qu’un peu. De l’autre côté du lac, une étoile scintillait entre les plus hautes branches de la forêt. En plissant les yeux, on arrivait à faire naître des rayons lumineux et dansants. Si on plissait encore plus fort, les rayons changeaient obligeamment de longueur et de forme. Était-ce simplement son imagination, ou bien… l’étoile se trouvait sans aucun doute actuellement au-dessus des arbres. Quelques minutes à peine auparavant, elle jouait à cache-cache avec les branches. Elle brillait maintenant plus haut, c’était très net. Voilà ce que l’on voulait dire en parlant du lever d’une étoile, se dit-elle. La Terre tournait dans l’autre direction. À l’une des extrémités du ciel, celle qu’on appelait l’est, se levaient les étoiles. À l’autre, derrière elle, au-delà des chalets, elles se couchaient ; c’était l’ouest. Une fois par jour, la Terre décrivait un tour complet sur elle-même, et les mêmes étoiles se levaient à la même place.

Mais pour qu’une chose de la taille de la Terre fît une rotation en un jour, il fallait qu’elle allât à une vitesse invraisemblable. Tous les gens qu’elle connaissait devaient tourner à une allure vertigineuse. Elle crut éprouver réellement l’impression de sentir la Terre tourner sous elle – non pas seulement de l’imaginer, mais de ressentir vraiment un creux à l’estomac. Comme si elle était dans un ascenseur descendant avec rapidité. Elle renversa davantage la tête en arrière, si bien que plus rien de terrestre n’entrait dans son champ de vision pour le contaminer. Il n’y avait plus que le ciel noir et les étoiles brillantes. En récompense, elle eut la sensation étourdissante qu’il valait mieux empoigner les touffes d’herbe et s’y tenir fermement si elle tenait à la vie, et ne voulait pas plonger à rebours vers le ciel, son corps menu rendu microscopique dans sa chute au regard de la gigantesque sphère sombre au-dessous d’elle.

Elle ne put retenir un cri qu’elle étouffa malgré tout rapidement du poing. C’est ce qui permit à ses cousins de la trouver. Quand ils eurent dévalé la pente, ils découvrirent sur son visage une expression où se mêlaient la gêne et la surprise. Ils s’en emparèrent aussitôt, tant ils étaient à l’affût de la moindre indiscrétion à répéter à ses parents.

 

Le livre était meilleur que le film. Tout d’abord, il contenait bien plus de choses. Et certaines images étaient totalement différentes de celles du cinéma. Mais dans l’un comme l’autre, Pinocchio – une marionnette de bois grandeur nature qui devenait par magie un petit garçon vivant – portait une sorte de licou, et ses articulations semblaient tenir par des chevilles. À peine Geppetto avait-il achevé la construction de Pinocchio que, lui ayant tourné le dos, il recevait aussitôt un coup de pied bien placé qui l’envoyait rouler à terre. Les amis du menuisier arrivaient à cet instant et lui demandaient ce qu’il faisait, vautré sur le sol. « J’enseigne l’alphabet aux fourmis », répondait-il avec dignité.

Ellie trouvait cette réplique particulièrement spirituelle, et adorait la raconter à ses amis. Mais à chaque fois, une question informulée s’agitait aux limites de sa conscience : serait-il possible d’enseigner l’alphabet à des fourmis ? Et pourrait-on en avoir envie ? Par terre, avec des centaines de bestioles agitées en train de vous courir sur le corps, peut-être même de vous piquer ? Que pouvaient bien savoir les fourmis, de toute façon ?

 

Il lui arrivait parfois de se lever au milieu de la nuit et de trouver son père dans la salle de bains, en pyjama, le cou tendu, avec une expression de dédain qu’accentuait la crème à raser sur sa lèvre supérieure. « Salut, Pressy », lançait-il – l’abréviation de « Précieuse » ; elle adorait qu’il l’appelât ainsi. Pourquoi se rasait-il la nuit, alors que personne ne pouvait se rendre compte qu’il avait de la barbe ? « Parce que ta mère, elle, s’en rendrait compte », avait-il répondu avec un sourire. Des années plus tard, elle prit conscience de n’avoir compris qu’une partie de sa remarque amusée. Ses parents s’étaient aimés.

 

Après l’école, elle était partie à bicyclette jusqu’au parc, près du lac. De la sacoche, elle retira Le Guide pratique du radioamateur et Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur. Après quelques hésitations, elle se décida pour le second. Le héros de Mark Twain avait pris un coup sur la tête et s’était réveillé dans l’Angleterre du roi Arthur. Peut-être n’était-ce qu’un rêve, qu’une pure illusion ; mais peut-être était-ce vrai. Serait-il possible de voyager à rebours dans le temps ? Le menton dans les genoux, elle feuilleta le livre, à la recherche de l’un de ses passages favoris, lorsque le héros de Twain, au début, est appréhendé par un homme en armure qui le croit évadé d’un asile de fous. Atteignant le sommet d’une colline, ils aperçoivent une ville à leurs pieds :

« Bridgeport ? demandai-je.

— Camelot », répondit-il.

Les yeux perdus dans le bleu du lac, elle essaya d’imaginer une ville que l’on pût prendre à la fois pour le Bridgeport du XIXe siècle et le Camelot du VIe siècle. C’est à cet instant-là que sa mère arriva en trombe.

« Je t’ai cherchée partout ! Pourquoi est-il toujours impossible de te trouver ? » Puis d’un ton plus bas : « Oh Ellie, il vient de se produire quelque chose de terrible. »

 

En septième année, ils étudièrent le nombre pi. C’était une lettre grecque qui faisait penser à l’architecture de Stonehenge, en Angleterre : deux piliers verticaux reliés à leur sommet par une barre – π. Si l’on mesurait la circonférence d’un cercle et qu’on la divisait par le diamètre de ce cercle, on obtenait pi. À la maison, Ellie prit le couvercle d’un pot de mayonnaise, enroula une ficelle autour, la tendit, puis mesura ensuite la longueur avec son double décimètre. Elle mesura également le diamètre et se lança dans une laborieuse division du premier chiffre par le second. Elle obtint 3,21. Voilà qui paraissait simple.

Le lendemain le professeur, Mr. Weisbrod, dit que pi faisait environ 22/7, soit à peu près 3,1416. Mais en réalité, si l’on voulait être précis, ces décimales pouvaient se continuer à l’infini, sans jamais apparaître dans un ordre donné. À l’infini, songea Ellie. Elle leva le doigt ; on se trouvait au début de l’année scolaire, et c’était la première fois qu’elle posait une question dans cette classe.

« Mais comment peut-on savoir que les décimales continuent éternellement ?

— C’est comme ça que ça se passe, c’est tout, répondit le professeur non sans une certaine raideur.

— Mais pourquoi ? Comment le savez-vous ? Comment peut-on compter des décimales éternellement ?

— Miss Arroway (il consultait la liste des élèves), votre question est stupide. Vous nous faites perdre du temps. »

Jamais personne auparavant n’avait dit à Ellie qu’elle était stupide, et elle éclata brusquement en sanglots. Billy Hortsman, le garçon assis à côté d’elle, posa doucement sa main sur la sienne ; son père venait de connaître des ennuis avec la justice pour avoir trafiqué le compteur kilométrique des voitures d’occasion qu’il vendait, et Billy était sensible à toute humiliation publique. Toujours en larmes, Ellie s’enfuit de la classe en courant.

Après l’école, elle alla d’un coup de bicyclette à la bibliothèque du collège voisin pour voir ce qu’en disaient les ouvrages de mathématiques. Dans la mesure où elle comprenait ce qu’elle lisait, sa question ne lui paraissait nullement stupide. D’après la Bible, les anciens Hébreux se figuraient, semble-t-il, que pi était exactement égal à trois. Les Grecs et les Romains, pourtant très versés dans ce qui touchait aux mathématiques, n’avaient jamais soupçonné que les chiffres de π s’accumulaient sans fin sans jamais se répéter. Cela faisait seulement environ 250 ans que l’on avait fait cette découverte. Comment pouvait-on lui demander de savoir si elle n’avait pas le droit de poser de questions ? Mr. Weisbrod avait toutefois raison en ce qui concernait les quelques premiers chiffres. Pi ne faisait pas 3,21. Le couvercle du bocal présentait peut-être une légère irrégularité qui en faisait un cercle imparfait. À moins que sa ficelle n’ait été trop lâche autour. De toute façon, même si elle s’était davantage appliquée, on ne pouvait pas lui demander de mesurer un nombre infini de décimales.

Restait malgré tout une autre possibilité. Il y avait moyen de calculer π avec autant de précision que l’on voulait. Si l’on était initié à quelque chose appelé « calcul infinitésimal », il était possible de s’en servir pour chiffrer la valeur de π à autant de décimales près que l’on en avait le loisir. Le livre donnait des formules pour pi divisé par quatre ; certaines d’entre elles lui échappaient complètement. Mais d’autres la fascinèrent : π/4, disait-on, revenait au même que 1 - 1/3 + 1/5 - 1/7…, la suite des fractions continuant à l’infini. Elle essaya aussitôt de l’utiliser, ajoutant et soustrayant alternativement les fractions. La somme obtenue était tour à tour supérieure et inférieure à π/4, mais on se rendait compte au bout d’un moment que cette série de nombres allait en droite ligne vers la bonne réponse. On ne la trouvait jamais exactement, mais il était possible de s’en rapprocher autant qu’on le voulait à condition d’être très patient. Que la forme de tous les cercles de l’univers fût en relation avec cette série de fractions lui paraissait quelque chose de miraculeux. Comment les cercles pouvaient-ils être au courant des fractions ? Elle était bien déterminée à apprendre le calcul infinitésimal.

Le livre précisait également autre chose : que π était appelé un nombre « transcendant ». Aucune équation composée de nombres ordinaires ne pouvait donner π à moins d’être infiniment longue. Elle s’était déjà initiée elle-même aux rudiments de l’algèbre, et comprenait ce que cela voulait dire. π n’était d’ailleurs pas le seul nombre transcendant ; il y en avait en fait des quantités infinies. Mieux encore, il y avait infiniment plus de nombres transcendants qu’il n’y avait de nombres ordinaires, même si π restait le seul dont elle avait jamais entendu parler. À plus d’un titre, π entretenait des rapports avec l’infini.

Un spectacle majestueux venait un instant de s’offrir à sa vue ; dissimulée par tous les nombres ordinaires, existait une infinité de nombres transcendants dont on n’aurait jamais soupçonné la présence sans une étude approfondie des mathématiques. De temps en temps, comme π, l’un d’eux faisait irruption de façon inattendue dans la vie quotidienne. Mais la plupart de ces nombres – une quantité infinie, se rappela-t-elle – restaient cachés, suivant leur petit bonhomme de chemin à l’insu, sans aucun doute, de l’irritable Mr. Weisbrod.

 

Au premier coup d’œil, elle comprit qui était John Staughton. Que sa mère eût seulement pu envisager de l’épouser – sans compter que son père n’était mort que depuis deux ans – demeurait un impénétrable mystère. Il présentait pourtant très bien et pouvait donner l’impression, quand il en prenait la peine, qu’il se souciait sincèrement des autres. Mais c’était un vrai pète-sec. Il se permettait de faire venir ses étudiants dans la maison où ils venaient d’emménager pour désherber et entretenir le jardin, quitte à se moquer d’eux après leur départ. Il fit savoir à Ellie que ce n’était pas maintenant, au moment où elle entrait au lycée, qu’elle devait s’aviser de lancer des regards trop appuyés à l’un de ces brillants jeunes gens. Il était tout gonflé d’une importance imaginaire. Elle était convaincue qu’en tant que professeur il n’éprouvait que mépris pour son père disparu, un simple boutiquier. Sans détour, Staughton lui avait dit qu’une fille n’avait pas à s’intéresser à la radio et à l’électronique, que ce n’était pas cela qui lui ferait trouver un mari et que c’était folie pure de sa part de s’imaginer qu’elle pouvait comprendre quelque chose à la physique. « De la prétention », avait-il continué. Elle n’en avait pas la capacité, un point c’est tout. Simple constat objectif : mieux valait s’y faire. C’était d’ailleurs pour son propre bien qu’il le lui disait. Plus tard, elle le remercierait. Après tout, il était lui-même professeur de physique ; il savait de quoi il parlait. Ces homélies avaient le don de la rendre furieuse, même si, en dépit de ce que s’imaginait Staughton, elle n’avait jamais envisagé de faire une carrière scientifique.

Contrairement à son père, c’était un homme sans douceur, dépourvu en outre du moindre sens de l’humour. Elle se sentait outragée lorsque quelqu’un la prenait pour la fille de Staughton. Sa mère comme son beau-père se gardèrent bien de lui proposer de changer de nom ; ils savaient quelle aurait été sa réaction.

Il arrivait à Staughton de faire preuve d’un peu de chaleur, comme le jour où il lui avait apporté un splendide kaléidoscope dans sa chambre d’hôpital, après son opération des amygdales.

« Quand va-t-on m’opérer ? » avait-elle demandé, à moitié endormie.

« C’est déjà terminé, avait répondu Staughton. Tu vas te sentir très bien. » Elle avait trouvé inquiétant que des pans entiers de temps lui eussent été subtilisés sans qu’elle s’en rendît compte et l’en tint pour responsable ; elle savait cependant que c’était enfantin de sa part.

Il était inconcevable que sa mère pût l’aimer vraiment ; sans doute s’était-elle remariée par crainte de la solitude, par faiblesse. Elle avait besoin que l’on s’occupât d’elle. Ellie se promit de ne jamais accepter une telle situation de dépendance. Son père était mort, sa mère s’était éloignée d’elle, et elle se sentait exilée sous la coupe d’un tyran. Il n’y avait plus personne pour l’appeler Pressy.

Elle n’avait qu’une envie, fuir.

« Bridgeport ? demandai-je.

— Camelot », dit-il.