CHAPITRE XIV
Safra lave sa cagoule de fourrure dans une flaque d’eau de pluie. Elle a cousu ses plaies du mieux qu’elle a pu, mais la douleur continue à battre sous la charpie des bandages. La grande frondeuse frotte mécaniquement son couvre-chef empourpré. Elle se fait l’effet d’une fille qui lave sa culotte sous le jet d’un lavabo au terme d’une journée de travail et de sueur.
La bataille meurt ainsi, sur des gestes étriqués, sans grandeur. On se nettoie comme après huit heures d’une besogne salissante.
Safra se sent convalescente. Exsangue de tout sentiment, elle se regarde agir, dédoublée. Les images du combat pâlissent déjà dans sa mémoire. Les heures de rage, de furie et de sang, rétrécissent de minute en minute. Bientôt elles ne seront plus que des souvenirs sans épaisseur réelle.
La frondeuse se redresse. La cagoule pend dans sa main comme une peau de chat mouillée. Le vent ne lui a jamais paru aussi froid. Ses rafales poussent dans le vide la verroterie de t’enseigne. Cela bruit comme si l’on jetait des pelletées de grelots dans l’abîme. Le muret détruit a transformé la terrasse en une plate-forme offerte. Le toit est maintenant une maison aux murs abattus, un radeau sans bastingage ni garde-fou, un carré de planches pour naufragés hagards dont la moindre lamé peut vous arracher d’une seconde à l’autre.
— Un radeau…, répète sourdement Safra.
Elle se sent curieusement fragile, dénudée, et cette impression nouvelle l’effraye. Jusque-là elle n’avait jamais souffert du vertige, aujourd’hui elle éprouve une sorte d’oppression à côtoyer l’abîme. La tête lui tourne, ses genoux s’amollissent. Pour un peu elle irait s’accrocher à un tronçon de canalisation, chienne peureuse qui cherche le contact de la niche… Elle a honte.
La bataille, l’explosion, ont ouvert une parenthèse dans son cerveau. Une bulle d’air qui parasite ses processus mentaux et refuse de se résorber. Le vide s’est soudain fait mesurable. Il bourdonne, bruit creux au refrain suicidaire. Safra se cache le visage dans les mains. Elle a peur de glisser, de rouler vers le bord, de… TOMBER !
Dieu ! Plus jamais elle n’osera dormir sur la terrasse comme elle le faisait jadis. Maintenant elle ne pourra fermer l’œil et se laisser aller à l’inconscience qu’après s’être solidement amarrée à un pilier. Elle va devoir vivre comme un navire à l’ancre. L’horreur de sa situation l’anéantit. Combien de temps pourra-t-elle dissimuler cette tare ?
Elle essaye de bouger mais ses pieds refusent tout mouvement qui les rapprocherait du gouffre.
— Un radeau…, dit-elle encore dans un souffle.
Pour un peu elle devinerait le roulement des vagues sous le carré de la terrasse, elle imaginerait le toit – détaché du faîte de l’immeuble – et partant à la dérive sur la mer des nuages. Épave abandonnée aux caprices des lames de fond.
La nausée lui tord l’estomac. Des yeux, elle cherche une corde, un filin, avec lequel elle pourrait s’entraver. Les fragments de l’enseigne pulvérisée continuent à cascader dans le vide, averse cristalline, miettes luisantes d’un pare-brise géant.
Safra rit douloureusement. Sur le champ de bataille lui-même il ne reste que peu de cadavres. Le souffle de la déflagration a emporté toutes les dépouilles, spoliant la tribu de ses héros morts. La catastrophe s’en trouve étrangement… « dématérialisée ». Pas de corps, pas de charognes, pas de mutilés. Là où devraient s’entasser des dizaines de cadavres aux postures déjetées on ne voit qu’une demi-douzaine de gisants blanchis par la poussière de ciment.
L’holocauste a été gommé, mis entre parenthèses. Safra éprouve une horrible frustration. Elle voudrait contempler ses guerriers, les toucher, les pleurer, mais l’explosion a fait le ménage. Les sentinelles n’auront eu ni la joie de la victoire ni la consolation des funérailles.
Safra se secoue. Elle voudrait descendre à l’étage inférieur mais l’escalier a disparu, il n’y a plus que ce trou béant au milieu de la terrasse, cette bouche noircie de volcan nouveau-né…
La grande frondeuse se laisse couler dans les gravats. En dessous du toit c’est l’enfer. En se disloquant le groupe électrogène a déchiqueté les cloisons. D’énormes pièces de métal sont fichées dans les murs tels des tronçons d’enclume tirés par un canon bourré jusqu’à la gueule. La suie a transformé le local en chambre noire. Les fenêtres – jadis rectangulaires – ouvrent dans la maçonnerie des déchirures étoilées.
A ce niveau les cadavres sont plus nombreux mais pratiquement inidentifiables. L’onde de choc les a aplatis contre la muraille, les compressant jusqu’à leur faire jaillir les viscères par la bouche et l’anus.
Évidés, concassés, les corps sont ensuite tombés sur le sol comme des sacs de peau molle privés de volume et d’armature.
Safra songe avec dégoût qu’on pourrait les rouler tels des tapis ou des poupées gonflables. Tout cela ne promet pas de belles funérailles. La frondeuse jure entre ses dents.
Ici, protégée du vide par les murs qui l’entourent, elle se sent moins vulnérable. Elle marche vers le puits de l’ascenseur, ce cimetière vertical inventé par Boris Travel.
Au moment où elle approche de la porte béante ouverte sur le vide, elle éprouve un pincement au creux de l’estomac et ses oreilles se mettent à siffler. Le vertige !
Elle recule. Une sueur glacée la recouvre. Il lui semble encore une fois que l’abîme bourdonne, chante, fredonne, qu’un appel d’air, une aspiration sournoise la pousse vers le trou obscur de l’ancien monte-charge.
Elle bat en retraite, se réfugie presque instinctivement dans ses anciens appartements. Mais il ne reste plus grand-chose de son territoire. Les oiseaux empaillés ont brûlé comme les coussins ou les tapis.
Le vent qui s’engouffre dans les déchirures de la tour émet de longs mugissements plaintifs. Safra croit sentir le plancher vaciller sous ses pieds. Elle sait qu’il s’agit d’une illusion, mais elle ne peut s’arracher de l’esprit l’image du toit, partant à la dérive, radeau de béton sautillant sur l’écume des nuages.
Une main fiévreuse se pose sur son bras. Elle sursaute. C’est Nita Coolder-Hératique troisième du Duvet Pourpre, une petite frondeuse qu’elle a jadis accueillie dans son lit, à deux ou trois reprises. La jeune fille a la moitié gauche du visage complètement labourée. L’une de ses oreilles n’est plus qu’un moignon de cartilage.
— Maîtresse… Oh ! maîtresse…, sanglote-t-elle en tombant à genoux.
Safra lui caresse les cheveux. Pourquoi le vent est-il si froid ? Il déchire ses rafales aux aspérités des crevasses avec une rage d’animal nuisible cherchant à s’introduire dans un terrier.
— Une belle cérémonie funèbre, murmure Safra ; il va falloir organiser une belle cérémonie funèbre.