CHAPITRE XII
Nath a froid. Très froid. L’explosion lui a arraché ses vêtements et il repose nu sur le ciment de la terrasse, bras et jambes écartelés dans une posture de noyé rejeté par les vagues. Il a le torse et les cuisses sabrés de coupures profondes mais il ne sent rien, que le vent qui lui paraît horriblement glacé. Il essaye de bouger ; du verre crisse sous ses omoplates. Autour de lui il n’y a que des cadavres noircis ou criblés de tessons. Le parapet défoncé s’ouvre désormais sur l’abîme. La forêt de tuyaux a été laminée, aplatie par le souffle de la déflagration. Une citerne crevée chuinte quelque part, pissant son eau rouillée par mille orifices.
Nath se traîne sur les coudes. A la place de l’enseigne il ne distingue plus que deux poutrelles tordues encadrant un cratère d’où montent des filets de fumée grasse. L’atmosphère empeste le caoutchouc grillé.
Le jeune homme repousse le cadavre d’une frondeuse au visage labouré par une chevrotine de boulons. Quelques blessés rampent au milieu du carnage, l’air hagard, couverts de sang et de suie.
Safra Ranît, accrochée à une prise d’air, lutte pour se mettre debout. Elle a une vilaine coupure au front et sa cagoule de fourrure blanche a l’air d’un pansement sale. Elle retombe, les yeux vides, la bouche béante. Son maillot de cuir lacéré laisse entrevoir son ventre horriblement griffé. Personne ne pleure ou ne gémit. Presque tous les piquiers ont disparu. L’onde de choc les a projetés dans le gouffre.
Nath s’agenouille. Du sang coagulé s’est agglutiné dans les poils de son pubis. En tâtonnant dans les débris il pose la main sur son disque de combat. La poussière de ciment saupoudre les cadavres1, d’une pellicule blanche qui boit le sang des plaies et se change en croûte brunâtre. Nath cherche à nouveau l’enseigne mais il doit se résoudre à l’admettre : l’inscription au néon s’est bel et bien volatilisée… Il a suffi d’une surcharge énergétique pour pulvériser le totem, le faire éclater comme un lustre aux innombrables pendeloques. Nath est très faible mais assez lucide pour réaliser que la catastrophe a tué les trois quarts des guerriers présents sur le toit. Il ne comprend pas lui-même comment il a pu échapper au souffle destructeur qui a fait basculer ses compagnons par-dessus le bastingage de ciment. Il voudrait descendre à l’étage inférieur pour se mettre à l’abri du vent glacé, mais il reste à genoux au milieu des débris et des corps, grelottant, le disque ébréché à la main. Dernière sentinelle dressée en un pitoyable défi face à ce qui montera du vide.
Mais l’explosion n’a pas tué que les combattants des toits, elle a soufflé la horde de noctos qui fondait sur la terrasse. Les insectes et leurs cavaliers ont été lapidés par la mitraille de l’enseigne désagrégée. Une avalanche d’aiguilles de verre a déchiré les ailes des libellules, les condamnant à la chute, et seuls quelques retardataires ont échappé à la salve.
La jeune fille se trouve parmi eux…
L’animal qu’elle chevauche a eu beaucoup de difficultés à se hisser jusqu’au toit. Elle sait que la bête est en train d’agoniser et qu’elle doit se poser au plus vite si elle ne veut pas tomber en piqué pour se crasher sur le parking.
La jeune anonyme éperonne nerveusement l’insecte dont les pattes s’agrippent aux pierres qui pointent du parapet déchiqueté. Elle n’a pas vraiment compris ce qui s’est passé un instant plus tôt. L’énorme lueur, le bruit terrifiant lui ont donné à penser que quelqu’un avait enfin réussi à jeter une bombe sur l’enseigne lumineuse.
Le peuple du parking a donc gagné la bataille ! Nettement, sûrement, sans contestation possible ! Deux tours détruites en quelques heures de combat, les anciens seront sûrement satisfaits…
Le nocto, épuisé, s’effondre sur la terrasse, dérapant sur les débris. Toute la surface du toit est constellée d’éclats de verre, comme si on avait lapidé une vitrine gigantesque.
La jeune fille fait sauter son harnais et s’empare d’un poignard de jet qui pend à sa ceinture. Elle avance précautionneusement mais elle ne fait que buter sur des morts ou des agonisants. Elle se sent un peu ridicule avec son arme brandie, lame coincée entre le pouce et l’index. Qui pourrait encore lui faire du mal ?
Dominant les corps elle ne voit qu’un garçon blanchi par la poussière de ciment, les mains crispées sur un disque-boomerang. Il a l’air d’un somnambule qui lutte pour se réveiller, comme s’il se doutait que le sommeil qui le gagne n’est qu’un avant-goût de la mort. Malgré la poussière et la suie, elle le juge aussi jeune qu’elle. Elle laisse retomber son bras armé. Elle ne sait plus ce qu’elle fait là, en territoire ennemi, marchant dans les décombres de ce qui fut le temple du « Nom ».
Elle regarde l’adolescent saupoudré de la farine grise des ruines. Elle voudrait lui dire quelque chose d’important, quelque chose quelle conçoit mal, une idée qu’il leur faudrait creuser ensemble, loin des vieux, des anciens, des chefs de toit ou de bivouac. Une petite étincelle trouble qui palpite au fond de son esprit et qui ne demande qu’à s’épanouir.
Elle tend la main…
Dans la brume de la demi-conscience Nath a perçu le geste. Son bras se détend comme une mécanique trop bien rodée, projetant le disque vers la silhouette noire et menaçante qui s’approche.
Le cercle d’acier redoutablement affûté cueille la jeune fille sous le menton, lui sectionnant la trachée-artère et l’œsophage, avant de se ficher entre deux vertèbres cervicales. Elle s’écroule, brusquement gommée de l’horizon écumeux du garçon.
Nath a de plus en plus froid, il lève le poing pour crier son nom de guerre :
— Nath Freuden Yellow Anchor Sextant bleu du cap…
Le reste lui échappe. Sa mémoire l’abandonne. Il lutte encore :
— Sextant Bleu du cap… du cap…
Il s’abat, le nez dans les débris de verre, les yeux vitreux. Il n’a plus froid. En fait il ne ressent plus rien. Il est mort.