CHAPITRE VII

 

Safra Ranît se tient immobile au bord du vide, les talons seuls posés sur le parapet, les bras le long du corps, figure de proue défiant le vent. Ses muscles longs jouent sous sa peau, déplaçant imperceptiblement son centre d’équilibre quand la bourrasque la fait chanceler. Ainsi raidie elle évoque une candidate au suicide pétrifiée par l’indécision. Mais Safra ne craint pas l’abîme. Elle aime au contraire éprouver son appel, son aspiration. Le vide est une montagne inversée, un entonnoir de vertige, une implosion de ténèbres. Elle a l’impression qu’en levant les bras elle pourrait toucher le plafond du ciel. Au sommet de la tour elle est assez proche des nuages pour réaliser que le monde n’est qu’un décor. Cette proximité lui communique une curieuse sensation de claustrophobie. C’est comme si elle allait se cogner la té te contre un cosmos peint en trompe-l’œil. Le monde d’en bas ? Elle ne l’imagine pas…

Un homme qui marche dans l’herbe songe-t-il aux fourmis qu’il écrase ?

Elle regarde les autres immeubles… « Transtaxen »… « Mikton-Farady ». Elle ignore ce que signifiaient jadis ces noms, désormais ils ont valeur de drapeaux, d’emblèmes. Elle trouve l’enseigne de sa propre tour plus originale que celles des bâtiments voisins. Elle voudrait que « Chewing Magnetic Tape » soit le seul panneau à briller dans la nuit. Elle espère secrètement que les anonymes détruiront les autres tours, ou du moins leur causeront de graves préjudices. Elle rêve de régner sur le seul phare du parking.

Le chef de toit, Boris Travel, l’observe à la dérobée. Il la sait dangereuse, difficile à manier. Elle a fait des frondeuses une sorte d’aristocratie, de garde patricienne. Les petites lesbiennes fanatiques dont elle a su s’entourer constituent désormais une force avec laquelle il faut compter. Boris se sent vieux et fatigué. Avec l’âge, il a appris à redouter le vertige, et serait bien incapable de se tenir en équilibre au bord du vide comme le fait présentement Safra. Cette démonstration de maîtrise est pour lui un camouflet. Safra Ranît le défie, il en a pleinement conscience, mais les rhumatismes qui grippent ses genoux et ses hanches ne lui autorisent plus de pareilles fantaisies.

Il quitte péniblement son observatoire et s’engage entre les tuyaux, pour une inspection de routine. Il veut vérifier une fois de plus le parfait état des connexions électriques reliant l’enseigne au groupe électrogène. Le moteur est caché sous le toit, au dernier étage de la tour, le seul que les policiers n’aient pas comblé. A l’origine le générateur de secours ne devait servir qu’en cas de panne du circuit général, afin que l’enseigne continue à briller dans la nuit de la cité. Peu à peu, au fil du temps, le groupe électrogène est devenu le cœur lumineux des lettres de néon. Lui seul est capable de faire revivre l’enseigne car la tour n’est plus reliée au réseau électrique depuis que la centrale atomique a sauté… Il y a longtemps. Très longtemps.

Boris Travel pousse une petite porte métallique, descend l’escalier qui mène au cinquantième étage de la tour. Le gros moteur est fixé au sol par d’énormes écrous. Une cage grillagée l’entoure comme un fauve endormi. Les fils électriques lui font une crinière multicolore.

C’est un cube gris, massif, constellé de manettes et de cadrans, qui consomme uniquement de tablettes de carburant solidifié. Le système simple et efficace permet de stocker des dizaines de litres d’essence sous la forme d’un parallélépipède guère plus volumineux qu’un paquet de cigarettes. Il suffit de glisser l’une de ces tablettes dans la fente d’alimentation pour que le groupe se mette aussitôt en marche, crachote et ronronne, assurant une heure de courant de fort voltage. Au début, lorsque le réseau général a cessé d’alimenter la tour, Boris a eu régulièrement recours au groupe de secours pour conserver à l’enseigne toute sa luminosité, puis il a réalisé qu’à ce rythme la réserve de carburant solide s’épuiserait très vite. Alors il a décidé de ne plus illuminer le panneau que le week-end. Quelques mois ont passé, et il a fallu restreindre encore davantage le temps d’illumination.

Peu à peu on est passé aux illuminations mensuelles, trimestrielles, semestrielles… Aujourd’hui on se contente d’une seule nuit par an. C’est à ce prix qu’on pourra durer. Il faut épargner la –lumière, la comptabiliser avec rigueur. Souvent le chef de toit s’enferme dans la réserve à carburant ; il compte et recompte les tablettes solidifiées comme un avare remue ses pièces d’or.

Mais c’est l’avenir de la tour qu’il aligne – ainsi au long des étagères ! La survie du totem électrique dépend de ces rectangles gris et mous à l’odeur entêtante. La dernière tablette avalée, le groupe électrogène s’immobilisera pour l’éternité et le donjon fermera à jamais son œil rouge. Le peuple des toits se retrouvera condamné à la nuit, gardien inutile d’un phare aveugle ! Cette perspective emplit Boris d’un effroi sans nom. Alors il s’enferme dans la soute à carburant et compte les tablettes.

Cette année on célébrera encore une nuit entière d’illumination, mais l’an prochain il faudra peut-être se contenter d’une dizaine d’heures. De ces économies mesquines dépendra plus tard l’avenir des sentinelles. Boris se sent coupable. Coupable de gaspillage, coupable d’avarice… En dispensant la lumière, il condamne les générations futures à croupir dans l’inutilité ; en réduisant à l’extrême la durée des cérémonies il atrophie le culte, le prive de sa splendeur.

Safra Ranît, elle, n’aura pas ces scrupules. Lorsqu’elle sera élue, elle illuminera les parkings avec arrogance, sans souci de l’avenir. Elle s’assurera un règne éclatant sans se préoccuper de ce qui se passera après sa mort ! Au besoin, si elle manque de carburant, elle dépêchera ses commandos de frondeuses dans le monde d’en bas ! Elle les fera descendre le long de la façade, en une glissade suicidaire, pour qu’elles aillent voler des tablettes dans les stocks des surveillants. Ou bien elle tentera de corrompre les flics des brigades héliportées. De telles compromissions révulsent Boris. La tour doit vivre sans contact avec l’extérieur, le phare doit rester un territoire indépendant, vierge. Ce qui vient d’en bas est toujours néfaste, mauvais.

Le chef de toit appuie son front sur le grillage entourant le groupe électrogène. Combien d’années encore ? Sur les autres immeubles il a cru détecter des signes de défaillance. « Helloflash » est atteinte de mauvais contacts qui la font crépiter par intermittence. « Transtaxen » brille bien moins que par le passé. Seule « Chewing Magnetic Tape » conserve encore toute sa vitalité.

Boris s’éloigne, les croisillons de métal ont laissé des marques profondes sur sa peau. Il quitte la réserve et pénètre dans la zone d’habitation du dernier étage.

Près de neuf mille mètres carrés quadrillés de minces cloisons dépourvues de portes. D’anciens bureaux probablement, le siège d’une quelconque société d’électronique ou d’import-export. C’est là que les vieux remâchent leurs souvenirs, que les femmes alourdies mènent leurs grossesses à terme. Boris redoute le moment où il lui faudra les rejoindre, s’asseoir à l’angle d’un mur pour ressasser le passé et les divers épisodes qui ont contribué à forger son nom. Maintenant que le règne de Safra apparaît comme inévitable, il pense qu’il préfère mourir au cours de la prochaine bataille. Il a tout fait pour sauvegarder le toit, pour assurer la pérennité et la gloire de l’enseigne. Mais il est vieux… Il n’est plus capable de se tenir en équilibre au bord du vide ou sur un fil, il doit céder la place. Quand les chevaux de haine monteront d’en bas, il se tiendra au premier rang pour repousser l’assaut. Il espère ne pas succomber tout de suite. Il a encore de bons bras, il peut frapper fort et juste.

Comme il s’approche pour vérifier l’état du grillage obturant les fenêtres, il aperçoit le jeune Nath Freuden Yellow Anchor-Sextant bleu du Cap anglais. Le garçon est assis à l’écart, affûtant le bord d’attaque de son disque de combat. Il affiche un air préoccupé qui fait clignoter un signal d’alarme dans le cerveau du chef de toit.

— Tu vas te battre en duel ? lance aussitôt Boris en posant la main sur l’épaule du jeune homme. Hein ? C’est ça ? Tu sais que c’est stupide de risquer ta vie pour rien alors que dans peu de temps tu auras l’occasion de mourir cent fois en l’espace d’une seule nuit ?

Nath lève vers le vieux un visage chiffonné.

— Elles m’ont provoqué, lâche-t-il avec réticence. Les frondeuses, elles ont mis en doute l’originalité de mon huitième nom.

Boris hausse les épaules. Quels enfantillages ! Se battre pour une puérile provocation. Le manque de maturité et de sens civique des jeunes l’étonnera toujours. Nath doit sa mort au clan, et seulement au clan ! Le chef de toit laisse retomber ses mains le long de son corps dans une attitude d’impuissance. Aujourd’hui il est fatigué et lucide. Le culte du « Nom » c’est lui qui l’a forgé pour maintenir la cohésion du groupe. Il fallait un totem aux réfugiés des toits, il a inventé ce dieu de lumière, cette bannière de néons. Et pourtant, lorsqu’il fouille loin dans ses souvenirs, il lui arrive d’être étonné par la futilité de ce qui se dissimule sous les patronymes couronnant les tours…

D’habitude il préfère oublier, mais en ce moment il a décidé d’être honnête. Il revient en arrière, loin dans le passé, lorsqu’il n’était qu’un jeune ouvrier de maintenance et que « Chewing Magnetic Tape » signifiait… Oh ! Dieu ! Quel vertige, quelle dérision !

« Tanstaxen » ? Une marque de laxatif ! « Helloflash » ? Un récurant pour w.-c. « Mikton-Farady » ? Une nouvelle pellicule couleur… 

Et « Chewing Magnetic Tape » ? Le nom d’une maison de disques à la mode. Voilà le vrai visage des dieux de lumière ! Des produits de supermarché ! Mais cela il ne le dira à personne. L’oubli a changé les étiquettes en formules magiques. « Transtaxen » est devenu un drapeau, un symbole de ralliement. Les sonorités des syllabes ont tissé de nouvelles et mystérieuses significations. Le laxatif s’est anobli, le récurant s’est paré d’un halo de transcendance.

— Elles m’ont provoqué ! répète Nath, buté.

Boris hausse une dernière fois les épaules.

— Alors va, dit-il à voix basse. Essaye de ne pas mourir, essaye de ne pas la tuer. Le clan a besoin de vous.

Nath ramasse le disque ventouse et grimpe les quelques marches qui mènent au toit. Il est un peu surpris de l’indifférence de Boris. Il s’attendait à une réaction violente, il n’a provoqué qu’une bouffée de lassitude. Décontenancé, il se glisse dans la forêt de tuyaux. Les petites frondeuses sont déjà là, à cheval sur les canalisations elles remuent des hanches, faisant mine de se masturber pour le provoquer.

— Na !… C’est bon ! gémit l’une d’elles, Hé ! Nath ! En as-tu une aussi grosse ?

Elles pouffent de rire et font tournoyer leurs frondes. Les armes de cuir sifflent en déchirant le vent. Le garçon ne relève pas l’injure.

Alors qu’il se faufile entre les tuyaux, les filles lui donnent des petits coups du bout de leurs chaussons de danse. Il encaisse les gifles mates sans sourciller. Safra Ranît l’attend au bout de la travée, entre deux prises d’air béantes. Elle porte sa cagoule de fourrure blanche qui lui donne un profil d’oiseau de proie.

— Écoute, dit-elle, je propose une épreuve amicale. A la veille du combat on ne peut décemment risquer la vie d’un guerrier des toits. Tu vois ces prises d’air ? Je pense qu’il serait amusant que toi et celle qui t’a défié vous y glissiez chacun au bout d’une corde retenue par un disque magnétique de maintenance. Les disques assurent quinze minutes d’adhésion, mais en bas, dans le noir, vous n’aurez aucun moyen d’évaluer le temps. Surtout si vous rencontrez un chat… Vous ne pourrez vous fier qu’à une appréciation subjective. Le premier qui remontera aura perdu et le tournoi et son honneur. D’accord ?

Nath crispe les poings. Une épreuve amicale ? La garce ! Une fois dans le tunnel vertical de la prise d’air tout peut arriver. Et il est particulièrement difficile de « sentir » psychologiquement un laps de temps déterminé. Dans l’obscurité, sans montre ni chronomètre, même en s’évertuant à compter les secondes, on n’aboutit jamais qu’à un résultat très approximatif. Nath sait qu’une fois le disque démagnétisé la ventouse se détachera… Le jeu imaginer par Safra est un jeu mortel. Les prises d’air sont des puits abrupts, hérissés de boulons, encombrés (Je pelotes de fils électriques au sein desquelles nichent des rats doués d’un incroyable sens de l’équilibre. Les frondeuses ricanent en se dandinant.

Sans prononcer un mot, Nath enclenche le bouton de magnétisation du disque et le plaque sur le corps de la prise d’air. La soucoupe de métal vient se coller à la canalisation avec un bruit de mine magnétique adhérant à la coque d’un navire. Le garçon dévide ensuite la corde de nylon et la noue au mousqueton de sa ceinture. Le compte à rebours est commencé. Au pied de la seconde prise d’air la fille en justaucorps de cuir a fait de même. Nath empoigne la visière protégeant la bouche d’aération, se hisse à la force des poignets et lance ses jambes dans l’ouverture.

— Allez ! hurle Safra, c’est parti… Le premier qui remontera sera déshonoré. Déshonoré !

Les frondeuses crient derrière elle et leurs vociférations emplissent le puits de fer oxydé au sein duquel Nath s’enfonce. Ses épaules ne touchent pas les parois, mais en écartant les jambes au maximum, il parvient à frôler les flancs du tuyau et à ralentir sa descente. Ses semelles heurtent des boulons, des fils de fer tordus. Il est déjà plongé dans l’obscurité. Il compte mentalement les secondes en essayant de ne pas s’embrouiller. Maintenant il est suspendu au-dessus du vide, le filin à bout de course. Il oscille sans parvenir à se caler entre les parois. Le diamètre du tube est trop large… Et puis il a peur, en touchant les murs, de devenir la proie des rats. Au-dessus de sa tête la bouche d’aération n’est plus qu’un point lumineux ridiculement rétréci. Vingt mètres… Si le disque se décolle, il ne pourra jamais freiner sa chute et remonter par ses propres moyens. Il compte-

Soudain quelque chose de mou et de velu lui tombe sur l’épaule, griffant son blouson. Un rat ! Il se débat, faisant crier le câble qui vibre comme une corde à piano. Le rongeur s’accroche, Nath secoue les bras. La bête bascule enfin en couinant. Les parois du tunnel vertical amplifient les bruits du petit corps élastique qui ricoche dans les ténèbres. Durant l’incident, le garçon a cessé d’égrener mentalement les secondes. Maintenant il ne sait plus où il en est… Combien de temps a-t– il perdu ? L’obscurité l’oppresse.

Un nouveau rat le heurte, s’accroche à sa manche, paquet griffu à la queue cinglante. Nath s’affole. Il ne veut pas toucher l’animal et tente de s’en débarrasser en secouant la main. Il parvient tout de même à repousser la répugnante bestiole. A présent il est couvert de sueur, liquéfié. Combien de temps a ? t-il perdu ? Une minute ? Vingt secondes ? ’

La fille est-elle déjà remontée ? Peut-être.

Pourquoi s’obstine-t-il à respecter les règles d’un jeu aussi stupide ? Il lui semble entendre le grignotement du compte à rebours et voir l’aiguille de l’indicateur se déplacer au centre du disque. Il faut qu’il amorce sa remontée en se servant des Moqueurs. Il tâtonne, bande ses muscles. Il a toujours eu de bons bras. Les pinces crissent sur le filin trop tendu… Et les minutes filent. Nath étouffe, les tempes bourdonnantes, la tête prête à éclater sous la pression du sang. Ses biceps lui font mal et ses mains mal irriguées s’engourdissent. La tache de lumière grossit doucement… Encore quelques mètres.

Il lance un bras en avant, accroche le bord de l’ouverture. Lorsqu’il passe la tête à l’extérieur sa peur s’évanouit, et il devine qu’il n’est demeuré en bas qu’un temps ridiculement court. Les frondeuses éclatent de rire en le voyant émerger du tuyau, noirci et gluant. Il fait basculer son torse en avant et tombe sur le ciment. Sa partenaire est là, à l’écart, fraîche et nette, elle le considère d’un air ironique.

— Tu… tu étais déjà remontée ? balbutie le garçon soulagé.

Les filles se contorsionnent en longs hoquets d’hilarité.

— Imbécile ! siffle Safra. Tu crois que mes guerrières seraient assez stupides pour participer à des joutes aussi ridicules ? Tu prends les frondeuses pour des idiotes ?

Et, s’avançant vers le jeune homme, elle conclut :

— Elle n’est pas descendue, tu comprends ? Tu as été seul à risquer ta vie, crétin ! Tu es bien comme tous tes congénères… Un funambule, un abruti.

Nath ouvre la bouche pour oser une réponse. Au même moment le disque magnétique se décolle et tombe avec un bruit sourd.