CHAPITRE VI
La jeune fille vient d’atteindre le bivouac du maternement. Le feu crépite, bûcher pestilentiel qu’on alimente à l’aide de vieux pneus qui se désagrègent en émettant une fumée noire et grasse. Ce panache fuligineux couronne la crête des flammes et s’enroule sur lui-même en spires molles, comme une étoffe moelleuse, une lingerie intime et funèbre pour jeune morte aux cuisses longues.
Des piles de pneus ont été disposées tout autour du bûcher. Des matrones y ont pris place, tels des magots trônant sur des chaises percées. C’est la grande assemblée du maternement, la loterie des adoptions semestrielles. On déshabille les enfants et on les fait défiler nus dans la lumière du bivouac, sous l’œil sans indulgence des matrones qui s’attachent à détecter le moindre indice de singularité physique. Les gosses tremblent, devinant plus ou moins confusément que leur sort dépend de cette parade silencieuse.
— Toi ! commande l’une des femmes, approche et tourne sur toi-même.
Le garçonnet obéit, la bouche affaissée, le menton fripé par les pleurs qui montent et lui emplissent la gorge.
La vieille le scrute, le palpe du bout de ses doigts durs.
— Tu boites, dit-elle sèchement, tu t’es fait mal au pied ou tu marches toujours comme ça ?
Le gosse écarquille les yeux, bouche béante, un filet de salive reliant ses lèvres. Il a l’air d’un bébé gargouille. On sent qu’il cherche désespérément ce qu’il doit dire. La morsure du feu sur ses fesses nues ne lui promet rien de bon. Il a peur, il entend craquer les planches, claquer les bulles de caoutchouc fondu. La chaleur lui rôtit les omoplates, et les yeux de la vieille brillent au milieu de la bande noire du tatouage.
— Alors ? s’impatiente-t-elle.
— 'suis tombé, balbutie l’enfant, dans un grand trou… Un grand trou plein de caca. Hier.
La matrone émet un claquement de langue agacée. Elle hésite. La date de l’assaut est proche, cette fois il y aura beaucoup de morts, on le murmure de bivouac en bivouac. On ne peut pas se permettre d’éliminer trop de « cas singuliers ». Elle est à peu près certaine que l’enfant est atteint de boiterie congénitale, mais enfin tant pis ! On verra plus tard, après la bataille.
— Ça va ! File ! crache-t-elle.
Le gosse s’éloigne en corrigeant son claudiquement. La vieille soupire. La tâche est plus facile avec les nouveau-nés. Une bosse, un pied-bot, une main aux doigts soudés, un bec-de-lièvre… voilà des cas simples et nets. L’ennui de l’anonymat c’est qu’il favorise l’inceste et les rapports consanguins. Il est fréquent qu’on copule, en toute ignorance, entre père et fille, mère et fils, frère et sœur, cousin, cousine… De ces unions naissent des enfants tarés, mal formés, affligés d’infirmités singulières. Les cas sont de plus en plus fréquents. Ils sont le signe du bon fonctionnement du système, mais la preuve d’une dégénérescence évidente du clan.
Les anciens ont longuement réfléchi au problème sans lui trouver aucune solution. La survie des anonymes est à ce prix. Pourtant le paradoxe est de taille : les rapports consanguins découlant de l’absence d’identification risquent à longue échéance de produire des générations d’êtres marqués, affichant des différences monstrueuses et n’ayant aucune place à l’intérieur du clan… Si l’on élimine systématiquement ces « erreurs de la nature », la tribu s’amenuisera rapidement de façon critique. Si on les laisse vivre, au contraire, leurs difformités les empêcheront à jamais de se fondre dans l’anonymat du groupe, car elles constitueront autant de repères immédiatement identifiables. La situation est sans issue. On peut juste espérer que les anomalies physiques frappant les nouveau-nés ne deviennent pas de plus en plus singulières au fil des années. C’est tout, et c’est peu…
La vieille assise sur son pneu regarde défiler les mères adoptives brandissant leurs enfants nus dans la lumière des flammes. Elles les tournent, les retournent, dénombrant leurs doigts et leurs orteils.
— Il a un bec-de-lièvre ! siffle l’une des inspectrices.
— Avec le tatouage, plaide la mère, ça ne se verra presque pas… On pourrait…
— Ça se voit toujours ! tranche la matrone. Tu le sais bien. Tu veux qu’on l’appelle « bouche-tordue » ? Tu veux qu’on lui donne un nom ?
La femme capitule, baisse la tête et tend le bébé au bourreau. Les exécutions n’ont jamais lieu en public, elles provoqueraient la fuite des enfants. Cela se passe « plus tard », « ailleurs ». Il vaut mieux ne pas songer à ces choses.
La vieille soupire à nouveau. Elle sait que le bourreau connaît son travail et que le gosse ne souffrira pas, mais elle est fatiguée ce soir et se sent du vague à l’âme.
Elle se ressaisit, elle doit être à la hauteur de sa charge. Lorsqu’elle était jeune elle a été marquée douze fois par les prêtres. Chaque fois elle a elle-même découpé au rasoir la portion de chair maudite pour la jeter au feu. Sous l’imperméable son corps ridé n’est qu’une large cicatrice aux boursouflures brillantes. Elle se demande si les jeunes auraient encore ce courage. Il lui semble qu’ils s’amollissent, que leur foi en l’anonymat n’est plus aussi vive. Avant on était fier de n’avoir ni nom ni femme ni fils, on se glorifiait d’être une ombre, un fantôme. Aujourd’hui la haine du peuple des parkings tourne à la tiédeur. Si les anciens n’étaient pas là pour l’attiser, les anonymes croupiraient sans idéal, sans but, sans rêve de conquête.
La vieille frémit à cette seule pensée. Elle se rappelle les assauts de jadis. L’injure brutale des enseignes s’allumant dans la nuit : « Transtaxen »… « Mikton-Farady »… « Chewing Magnetic Tape »… Elle les voyait briller comme autant de crachats flamboyants, de feux d’artifice gelés en plein ciel et condamnés à ne jamais retomber. Ils avivaient en elle la brûlure de la vengeance. Alors elle n’aspirait plus qu’à grimper au sommet des tours pour lapider cette quincaillerie de néons. Au début l’ascension se faisait à la main, au piolet, à la corde et au grappin le long des façades. Mais là encore les flics sont intervenus. Après avoir obstrué l’intérieur des immeubles, ils en ont vitrifié les différentes faces. A présent le béton a pris l’aspect du cristal. La main glisse à sa surface sans trouver de prise. Le piolet rebondit sans même y tracer une éraflure. Les tours découragent toute tentative d’escalade. Ce sont des mâts de cocagne géants enduits d’une graisse dont rien ne peut venir à bout.
La vieille larmoie. Le défilé des enfants a pris fin. Maintenant on les distribue aux mères adoptives pour assurer le roulement semestriel. Il y a beaucoup de filles enceintes cette année. Beaucoup trop. Elles affichent ostensiblement une grossesse avancée, sachant que leur état les dispensera de l’assaut. La vieille marmonne une injure ; de son temps on avait la décence de ne pas se faire couvrir dans les mois précédant la cérémonie afin d’être disponible pour la bataille. Ce soir on dirait que la moitié des filles présentes ont pris soin de se faire engrosser afin de se trouver presque à terme à la date de l’illumination ! Ce manque de civisme est inquiétant, il laisse mal présager de la survie des anonymes.
Un bébé pleure quelque part dans les ténèbres, mais ses cris se cassent net, comme si…
Allons ! On ne pense pas à ces choses lorsqu’on est la garante d’une tradition en péril dans un monde où la foi s’effrite.
Un ancien s’avance dans le halo des flammes, les bras levés, dans l’attitude du héraut réclamant le silence.
— Écoutez ! hurle-t-il. Bientôt les phares du malheur s’allumeront dans la nuit. Les méganymes, les hypernommés hurleront leurs blasphèmes. Chaque lettre de leurs noms maudits s’imprimera sur nos rétines comme un fer rougi.
« Il faut que nous soyons prêts à répliquer, prêts à détruire. Prions l’innommable pour qu’il nous accorde les moyens de monter à l’assaut. Cet hiver a été dur, vous le savez tous. Les larves ont souffert du gel. Je vous invite à venir prier sur le champ de l’arsenal. Notre ferveur fortifiera ceux qui dorment encore au sein des cocons et qui, dans quelques jours, deviendront nos montures de colère, nos chevaux de haine !
« Venez vous recueillir et crier votre foi en l’anonymat salvateur, car seule l’absence de nom, de repère, d’étiquette, d’identification, peut encore sauver le monde.
« Remercions la foi qui nous a permis de nous laver du nombrilisme du moi et de ses singularités abjectes. Nous sommes le tout, le mouvant, l’indiscernable.
« Je n’envie pas les possessions de mon frère, car je n’ai pas de frère et encore moins de biens. Je ne convoite pas la femme de mon voisin car mon voisin n’a pas de femme. Je ne possède rien et je ne suis rien, et cela qui fait ma force ! CAR JE N’AI RIEN A PERDRE ! »
La foule reprend ces derniers mots et les martèle, couvrant les gémissements des enfants qu’on a tirés à l’écart pour les tatouer. C’est le travail des mères adoptives. Elles procèdent progressivement, lentement, afin d’éviter les fièvres inflammatoires auxquelles les petits résistent mal. On commence à tatouer les gosses à partir de dix ans, complétant mois après mois les trois bandes du masque d’anonymat qui leur rayera la figure jusqu’à leur mort.
A douze ans, lorsqu’on les abandonnera à leur sort, le masque devra être entièrement terminé. C’est une tâche difficile en l’absence de matériel correct. Les encres proviennent le plus souvent de dilutions suspectes mêlant goudron et pneu fondu. Ces pigments génèrent souvent des chancres épidermiques dont on a le plus grand mal à se défaire, mais telle est la loi.
La foule se met en marche, prenant la direction du champ de l’arsenal. La jeune fille suit le mouvement général. L’ancien gesticule toujours, désignant les donjons de la haine enracinés sur le quadrillage du parking comme les pièces d’un jeu d’échecs géant. Leurs parois vitrifiées luisent à la manière des cristaux, hauteurs inaccessibles, olympes de béton servant de trône à des dieux ricaneurs et malveillants.
— Ils nous regardent, vitupère le vieux ; ils nous épient. Ils se moquent de nos coutumes. Souvent ils nous crachent et ils nous pissent dessus, et ce que vous prenez pour des gouttes de pluie est en réalité la matérialisation de leur mépris ! Vivifiez votre haine. Ils vivent dans la croyance ordurière de la toute-puissance du nom. Bientôt s’allumeront leurs totems électriques et cette lueur sera comme une émanation destructrice filtrant par le trou de serrure de la grande porte des enfers…
La jeune fille marche, tête basse. Les paroles de l’ancien ronronnent à ses oreilles.
Ils viennent d’atteindre une aire desquamée. A cet endroit les lézardes ont balafré le sol, y ouvrant de profonds sillons parallèles. C’est dans ces ravines que les noctos déposent leurs larves, chaque année, au début de l’automne.
Personne ne sait d’où ils viennent. Cela se passe toujours de la même façon : un vrombissement emplit la nuit, déferle sur le parking pour s’évanouir dans le lointain. Alors les anciens allument des bivouacs de réjouissance car on sait, à cet instant, que les montures de haine ont été semées dans le ventre de la terre.
La jeune fille s’approche de la première crevasse. Elle distingue une chrysalide oblongue à demi recouverte de boue. Un paquet filamenteux long de deux mètres environ. Une espèce de sarcophage translucide à la consistance incertaine.
Debout au bord de la fosse, la jeune fille a la curieuse sensation de contempler un charnier dans lequel on a fait basculer une légion de morts cousus dans des linceuls de grosse toile.
Mais il ne s’agit pas de cadavres. Les insectes dorment du lent sommeil des métamorphoses. Chenilles grasses aux premiers temps de leur existence, ils se transforment dans l’inconscience de la vie suspendue. Chaque année on pousse au sein des crevasses tous les morts ramassés sur le parking au matin de la cérémonie d’illumination. Les dépouilles, jetées pêle-mêle dans les ravines, serviront de nourriture aux chenilles géantes des noctos friandes de charognes.
Cette sépulture, répètent les anciens, est un honneur. Il est normal que les anonymes morts au combat viennent nourrir les chevaux de leurs descendants. D’ailleurs l’anonymat s’oppose à la notion même de cimetière. Quels noms inscrirait-on sur les pierres tombales ? Et qui viendrait s’y recueillir ? Personne ! Non, la fosse commune alimentaire est la seule solution valable, la seule qui soit en parfait accord avec la philosophie du groupe.
Sans la progéniture des noctos, les anonymes seraient aujourd’hui totalement désarmés. Les insectes géants ne sont pas agressifs. On pourrait les comparer à de grandes libellules. La disposition de leurs ailes leur permet de s’élever verticalement et de demeurer de longs moments en vol stationnaire. En fait il s’agit presque d’hélicoptères vivants. Ils obéissent relativement bien à leur cavalier, quelques coups de badine suffisent à les faire obliquer à droite ou à gauche. Le seul problème vient de la durée extrêmement limitée de leur temps de vie. En effet, comme les insectes baptisés éphémères, ils naissent et meurent en l’espace de vingt-quatre heures. A peine sortis des cocons, ils sont déjà condamnés à ne connaître qu’une journée de vol. On utilise généralement la moitié d’entre eux pour la bataille, l’autre moitié est laissée en liberté afin d’assurer la reproduction de l’espèce. Vingt-quatre heures c’est très peu pour domestiquer une bête abrutie par l’hibernation, la transformer en monture de combat et l’enfourcher pour grimper à l’assaut des donjons couronnés de leurs totems électriques.
— Les gardiens de la réserve ont voulu protéger les sentinelles, clament les vieux, mais la nature nous a fourni les instruments de notre vengeance ! C’est là la preuve que notre combat est juste ! Désormais les impies, les serviteurs du « Nom » ne sont plus à l’abri ! Les tours aux escaliers comblés, aux façades vitrifiées, ne les défendent plus contre notre colère ! Les noctos sont là pour nous permettre de déferler sur eux et de les anéantir. Chevaux de haine, chevaux d’un jour, chevaux d’une nuit, ils sont notre arme de guerre, notre outil d’assaut. Ils vivront l’espace d’un seul combat et leur mort comme la nôtre sera glorieuse !
La jeune fille contemple la fosse et les cocons nourris de la substance des guerriers. La colère des morts est maintenant passée dans 4e ventre des insectes. L’esprit de vengeance conduira leur vol au cours de la nuit décisive. Soudain elle est assaillie par le doute : les gelées d’hiver ont été rudes… et si les cocons ne s’ouvraient pas ? Elle imagine les larves recroquevillées sous leur emballage tégumenteux, déjà desséchées, en voie d’émiettement… L’assaut ne pourrait plus avoir lieu. En serait-elle heureuse ? Elle a honte d’une telle pensée.
— Que chacun prenne une torche ! commande l’ancien. Nous allons former le cercle de chaleur qui hâtera le réveil des noctos.
Frappez le sol de vos talons afin que les vibrations pénètrent leurs cerveaux engourdis et les ramènent progressivement à la conscience !
La foule obéit. Une ronde de flammes brandies entoure bientôt la fosse. Les anonymes ont l’air de petites bougies noires encerclant un gâteau d’anniversaire tartiné de goudron.
La jeune fille essaye de ne pas tressaillir quand les flammèches touchent ses mains. Un halo de chaleur s’installe et, très vite, elle se met à transpirer sous l’imperméable de caoutchouc. A force de fixer les cocons embourbés, il lui semble que ceux-ci s’agitent faiblement, comme travaillés par des soubresauts intérieurs.
Les torches crépitent en répandant une odeur de résine. Bientôt il fera jour.