CHAPITRE VIII
Kurt égrène d’un pouce fiévreux les goupilles de son chapelet fétiche. Ce matin i] s’est rasé le crâne au poignard de combat comme il le faisait jadis dans la jungle pour n’offrir aucune prise à la vermine. Il s’est coupé à plusieurs reprises durant l’opération et le sang, coulant en rigoles, a dessiné de curieux fuseaux horaires sur sa nuque. Il a aussi choisi de porter des gants blancs, dont la face interne du pouce et de l’index a été renforcée de cuir. De cette manière il se sent mieux protégé. Le colonel Hazy s’est pointé au briefing en grande tenue : bottes de cavalerie, stick de cuir rouge, écharpe saharienne négligemment jetée dans le dos et coincée sous l’épaulette surchargée de « sardines » Avec, naturellement, vissée sur la tête, son éternelle casquette à la visière surmontée d’une paire de lunettes de chef de char. La frime intégrale, quoi ! Quand on pense que les seuls problèmes stratégiques que se pose ce vieux planqué se rapportent uniquement à la confection de cocktails à base d’ouzo et de citron vert ! A peine arrivé dans la salle il a fait claquer son stick sur la carte de la réserve.
— Ça bouge ! a-t-il clamé. La dernière patrouille héliportée a repéré un rassemblement autour du donjon 5, celui qui porte l’enseigne « Chewing “Magnetic Tape ». On dirait que l’assaut des anonymes va se concentrer principalement sur cet immeuble. Plusieurs raisons à cela : comme vous le savez les autres tours ne marchent plus que sur trois pattes. L’enceinte d’ « Helloflash » a été très endommagée l’année dernière et les sentinelles de maintenance n’ont visiblement pas réussi à la réparer correctement. Il est possible qu’elle explose au cours de la cérémonie d’illumination. Il faudra prévoir un équipement de lutte anti-incendie sur les hélico. Je ne veux pas me retrouver avec une tour de trente étages transformée en torchère ! Chez « Transaxen » le groupe électrogène cafouille. Le néon ne brillera qu’au quart de sa puissance. A peine un lumignon dans la nuit. Il est probable que les rampants dédaigneront cette cible peu glorieuse. D’après nos observations la population de « Mikton-Farady » doit faire face à une lente désagrégation des structures tribales. Le vieux chef de toit est mort durant l’hiver, la succession a donné lieu à des luttes intestines extrêmement sanglantes. A présent il ne reste plus que des vieillards, des femmes et des enfants. On dirait qu’ils se sont peu à peu détachés du culte de l’enseigne. Je pense qu’ils n’allumeront même pas le néon pour la cérémonie. Quant à la tour numéro 1 c’est la régression complète : à peine une douzaine d’individus retournés à l’état sauvage. Ils vivent au dernier étage et ne sortent presque jamais sur le toit.
« Voilà le tableau d’ensemble. Tout cela me fait penser que l’attaque se concentrera sur le bastion des « Chewing Magnetic Tape ». Le chef de toit, Boris Travel, a su parfaitement gérer ses stocks de carburant, son clan est dynamique et parfaitement entraîné. D’après ce qu’on a pu observer, il existerait même une faction intégriste commandée par une certaine Safra Ranît. C’est là que le choc aura lieu… Je veux une patrouille de reconnaissance sur le parking dans une heure. Mission d’observation, c’est tout. Décrochez à la moindre prise de contact ! »
Kurt serre les mains sur l’énorme volant de la voiture blindée. Édith est derrière lui, avec le petit prêtre en costume de clergyman élimé. Le gros véhicule de patrouille cahote sur l’asphalte desquamé. C’est un Forman-Stank amphibie, caparaçonné comme un insecte de combat et qu’on peut rendre étanche en pressant un simple bouton d’urgence. Même l’étroite fente du pare-brise a été munie d’un plexiglas blindé, tel un guichet de banque. On étouffe un peu dans cette marmite montée sur chenillettes au creux de laquelle on ne peut converser qu’au moyen d’écouteurs et de micros. Kurt continue à penser qu’on devrait bricoler un lance– flammes, partir à l’assaut des fosses à larves et griller tous les cocons avant que ces damnées libellules ne mettent le nez dehors. Il l’a dit à haute voix au réfectoire, et cela lui a valu d’être convoqué chez ce vieux péteux d’Hazy.
« – Bon sang de vérole ! a juré le colonel. Quand vous planterez-vous dans le crâne que nous sommes là pour protéger les sacro-saintes traditions de ces sauvages ? Qu’ils s’exterminent jusqu’au dernier ne nous regarde pas du moment qu’ils le font dans le parfait respect de leurs traditions culturelles. C’est comme si nous étions les gardiens d’un parc naturel. Notre fonction ne consiste pas à empêcher les chouettes de bouffer les mulots ! »
Kurt opine, sans cesser de penser pour autant que le colonel fait fausse route.
Édith s’agite à l’arrière du véhicule. L’écran verdâtre de l’écho sondeur éclaire son visage par en dessous, lui composant un faciès de sorcière. L’antenne parabolique fichée sur la tourelle du Forman-Stank balaye le parking, palpant la tour 5 de ses rayons invisibles.
— Zut ! siffle la jeune femme, il y a des zones creuses à l’intérieur du rembourrage.
— Des bulles d’air ? interroge Kurt.
— Non. Des cheminées verticales, comme des tunnels.
Sur l’écran, l’image du donjon recomposée par l’ordinateur pivote comme une jarre sur un tour de potier, présentant tour à tour chacune de ses quatre faces. Des stries plus claires rayent ce parallélépipède sur toute sa hauteur.
— Des gaines de ventilation, lâche Kurt, une cage d’ascenseur. Peut-être une chambre forte ou une pièce hermétiquement close. La mousse de rembourrage n’a pas pu fracturer les portes, ne l’oublie pas. On bouche toutes les salies munies de fenêtres mais il reste toujours des tuyaux, des canalisations. Des vide-ordures.
Le prêtre mordille l’un des angles de son bréviaire. Avec ses cheveux blancs dressés sur son crâne, il a plus que jamais l’allure d’un exorciste de cinéma. Mais peut-être cultive-t-il cette coquetterie ?
— Ne vous inquiétez pas, coupe-t-il impatiemment, les anonymes n’attaqueront pas de cette manière. Cette escalade interne ne serait pas assez grandiose. Il s’agit d’une cérémonie païenne, ils veillent à ce qu’elle frappe les imaginations.
Kurt est de cet avis, lui aussi. Il allume tes projecteurs de patrouille car l’obscurité envahit doucement le parking. Il voit des silhouettes noires caoutchouteuses qui brandissent des torches et encerclent le pied de la tour.
— Regardez ! Regardez ! s’emballe le prêtre. Ils dansent autour de l’immeuble, ils dessinent quelque chose sur le sol… Un pentacle ! C’est un pentacle ! Ils sont en train d’enfermer la tour au sein d’un cercle maléfique. C’est la première fois que j’assiste à une telle cérémonie. Je dois faire des photos !
Édith sursaute.
— Vous êtes fou ! Vous n’allez pas sortir ?
— Bien sûr que si ! tranche le prieur en sortant un petit appareil plat du revers de sa manche. La réserve a une vocation ethnologique, nous nous devons d’étudier les mœurs des néo-primitifs.
— Néo-primitifs mon cul ! grogne Kurt. Ils sont cinglés et ils ne peuvent pas nous encadrer. Ne faites pas le con, on a même pas une arme pour vous couvrir !
— Il ne manquerait plus que ça ! siffle l’homme d’Église. Vous vous imaginez que je vous laisserais tirer sur ces indigènes ? Ouvrez-moi la porte, vite !
Kurt déverrouille la clenche hydraulique. Le prieur saute par l’ouverture. Il a enfourné son livre saint dans l’une de ses poches et sa veste pend d’un côté, lui donnant une silhouette bancale. Là-bas les anonymes ont allumé un feu. Des fers à marquer se terminant par des symboles cabalistiques rougissent dans les flammes. Lorsque la marque est devenue blanche, une main emmitouflée de chiffon saisit la tige de fer et l’écrase sur le sol, à l’endroit déterminé. Le goudron grésille, chuinte et fume tandis que le dessin magique s’imprime sur l’asphalte. Tout le pourtour du pentacle est ainsi constellé de signes que la pluie ou le vent ne risquent pas d’effacer. Une odeur de résine flotte dans l’air. Les silhouettes caoutchouteuses avancent lentement, brandissant leur fer rouge. L’innommable trace son cercle de puissance autour du donjon, répercutant sur les parois grises l’écho de forces troubles dépourvues de noms et d’attributs. Le petit prêtre sautille entre les carcasses de voitures. L’appareil ultra sophistiqué qu’il a rivé à son œil crépite en mangeant gloutonnement les images.
— Il est dingue ! souffle Édith. Il faut aller le rechercher.
— Laisse tomber ! dit Kurt. Il est comme tous ses copains, il rêve de martyre. Et puis qu’est-ce que tu veux faire ? Foncer dans le tas pour écraser les anonymes ? Si on en frôle seulement un ce sera la cour martiale assurée ! Tu peux être sûre qu’en ce moment même Hazy nous observe à la jumelle. Il n’a pas confiance en moi, il s’amuse à me provoquer pour me piéger. Si je pose seulement le pied hors de la bagnole il me fout aux arrêts. Sûr !
Édith n’écoute plus. Par l’entrebâillement du battant coulissant elle observe le manège du prêtre. Cette fois les anonymes ont remarqué sa présence. Ils se rassemblent puis marchent lentement sur lui, silhouettes inidentifiables au visage trois fois raturé.
— Bon sang, gémit Édith, ça va se gâter !
Le prieur a cessé de prendre des clichés. Il hésite, les bras à demi levés. Il grimace un sourire tremblant, esquisse des gestes de paix, d’amitié, paumes ouvertes, un peu grotesque. Les anonymes se rapprochent. Ils n’ont pas lâché leurs fers à marquer. A présent ils ne sont plus qu’à quelques mètres du prieur qui ne peut se résoudre à faire volte-face et à s’enfuir.
— Fonce ! commande Édith en tapant sur l’épaule de Kurt.
— Non, fait celui-ci, ils sont en train de l’encercler. Si je fonce je les renverse, ce machin-là ne se manœuvre pas comme une voiture de sport !
Là-bas l’une des silhouettes vient d’appliquer le bout de son fer à marquer sur la rotule gauche du prêtre qui s’écroule en étouffant un hurlement. La toile du costume de clergyman fume en brûlant, s’incrustant dans les contours de la chair entamée.
Kurt jure et démarre au ralenti pour se rapprocher du prieur. Les fers rougis s’abattent un à un sur la forme recroquevillée, gravant des symboles barbares sur le dos, les épaules, les cuisses… La redingote noire n’est plus qu’une loque roussie qui s’émiette. En entendant rugir la voiture de patrouille le prêtre se redresse sur un coude et lève une main en signe de protestation.
— Noon ! hurle-t-il, n’intervenez pas ! Par pitié ! Ne faites rien ! C’est un rite religieux, il ne faut pas…
Un fer rouge appliqué au beau milieu du front le rejette en arrière, les paumes plaquées sur les yeux. Il se roule sur le sol tandis que les fers le tournent et le retournent, lui dévorant la chair jusqu’aux os.
Cela dure une interminable paire de minutes, puis les anonymes s’éloignent. Les fers froids ont perdu toute vertu offensive… Le corps du prêtre torturé fait une boule sur l’asphalte. Personne ne s’occupe plus de lui, la rédaction du grand pentacle est une affaire autrement importante.
Kurt freine à proximité de la dépouille. Édith bondit par la portière et soulève le prêtre dans ses bras, comme un enfant.
— Il n’est pas mort, balbutie-t-elle.
Kurt jette un rapide coup d’œil à la carcasse décharnée étendue à l’arrière du véhicule. Le visage de l’exorciste est labouré par d’affreuses bouffissures sanglantes aux arabesques alambiquées. Le torse tout entier disparaît sous la ponctuation de cet alphabet de plaies noircies.
— Un pur rituel indigène, délire le blessé d’une voix mourante. L’authenticité tribale dans toute sa virginité… Ne… ne pas intervenir…
Kurt tourne le mufle de la voiture de patrouille vers le fortin. Il ne ressent aucune pitié pour le curé torturé. Il a soif et envie de pisser. C’est tout.