CHAPITREXIII
Accoudée à l’un des créneaux du fortin, Édith observe le parking à la jumelle. La tour « Transtaxen » n’est plus qu’un obélisque calciné, un enchevêtrement de poutrelles goudronneuses qui craquent dans le vent et parfois s’effondrent, entraînant avec elles des pans entiers de maçonnerie. L’épave verticale gémit à chaque bourrasque et laisse pleuvoir de molles averses cendreuses. Des éboulements intérieurs la minent, comme si tous les étages qui la composent avaient décidé de descendre en avalanche pour s’entasser au niveau du rez-de-chaussée en un millefeuille de béton compact.
Le quadrillage du parking est jonché de cadavres d’hommes, de femmes et d’animaux. Tous les noctos ont péri, des suites du combat ou de mort naturelle. Les anonymes ont commencé à tirer les dépouilles vers la grande crevasse. Femmes et enfants s’arcboutent pour traîner les carcasses de chitine qui se défont déjà. Carrosseries mal boulonnées, les noctos perdent peu à peu ailes et pattes. Dès qu’on porte la main sur eux ils s’écroulent tels des fossiles précoces. Les gosses ramassent ces pièces détachées et les chargent sur leurs épaules avant de prendre le chemin de la lézarde qui fait office de charnier. Les cadavres humains sont plus difficiles à manier, car la chute de cinquante étages qu’ils ont subie leur a donné piteuse figure. Les vieilles de la tribu s’évertuent à en rassembler les morceaux épars dans de grandes toiles goudronnées.
La fatigue grise, cendreuse, est sur tous les visages. Personne ne parle. Les anciens communiquent par gestes. Seuls les enfants semblent prendre quelque plaisir à collecter les débris des noctos avec lesquels ils se battent, usant d’un fragment de patte comme d’une épée, ou se faisant une cape avec le vitrail émietté d’une aile.
Édith lève les jumelles vers le sommet de la tour « Magnetic Tape ». Là, rien ne bouge. L’enseigne a disparu, le garde-fou est tordu et le parapet émietté. Les canalisations déchiquetées s’emmêlent en un fouillis reptilien inextricable. Tout cela sent l’hécatombe.
Un frôlement fait sursauter la jeune femme. C’est le petit prêtre du ministère de la Culture. Couvert de bandages, il s’appuie sur une paire de béquilles. Son visage et ses mains disparaissent sous un entrecroisement de pansements, de gaze et de sparadrap. On a dû le bourrer de morphine car, à certains endroits, les brûlures que lui ont infligées les anonymes suintent en marbrures jaunâtres.
— Alors c’est fini, chevrote-t-il en s’appuyant à la maçonnerie.
Ses cheveux blancs jaillissent en toupets hirsutes du masque de tissu qui lui tient lieu de visage.
— C’est fini, confirme Édith. Les deux dernières enseignes encore en service ont sauté. Il reste probablement fort peu de survivants.
— Ainsi ils ne se battront plus, observe le prêtre.
Édith n’arrive pas à déterminer s’il est soulagé ou déçu. En l’absence de toute enseigne les anonymes vont désormais régner en maîtres absolus. Est-ce pour eux le début d’une dynastie ou le commencement de la décadence ? Édith n’est pas loin de pencher pour la deuxième solution. Privé du ferment de haine unificatrice que représentaient les sentinelles, le clan du parking ne risque-t-il pas de voir ses valeurs s’affaiblir ?
Comme s’il lisait dans l’esprit de la jeune femme, le prêtre murmure :
— Ils vont s’effondrer, leur religion va s’amollir… Rien de pire que la paix pour venir à bout des grands dogmes. C’est l’horreur du nom qui les unifiait, qui constituait leur cheval de bataille, leur cheval de haine. Maintenant que personne ne conteste plus leur suprématie c’en est fait d’eux… Dans un an les mères élèveront leurs propres enfants, dans deux des couples se constitueront… Au fur et à mesure que mourront les anciens, les préceptes religieux s’effaceront des mémoires. Dans trois ans ils auront oublié jusqu’à l’existence des noctos… Ce que vous voyez en ce moment, mon enfant, c’est la fin d’une civilisation.
Édith hausse les épaules. Elle se moque des anonymes et de leur folie. Elle pense à Kurt qu’on a récupéré dans l’hélicoptère abattu.
« Colonne vertébrale brisée en deux points », a dit le major.
On a évacué l’ex-mercenaire vers l’arrière, vers Almoha, sans même que Édith ait pu le voir une minute.
Elle pose les jumelles sur le ciment du muret. Le vent souffle dans la direction du fortin, depuis une minute, Édith a sur les lèvres comme un goût d’os. Elle crache mais la saveur âcre persiste, lui emplit la bouche. Alors elle tourne le dos au parking et s’engouffre dans l’obscurité de la tour de guet.
Le prêtre reste seul, solidement campé sur ses béquilles, momie mal bandée qui fixe l’horizon, l’œil encombré de pronostics. La cendre saupoudre son costume de clergyman, mais il n’en a cure. Il attend.