CHAPITRE IX
Safra Ranît est nue, allongée sur le béton, les jambes très écartées. Elle regarde s’affairer entre ses cuisses la bouche goulue de la fille qu’elle a choisie pour la nuit. C’est une petite blonde aux grosses lèvres pulpeuses, très habile de la langue et des doigts.
Safra n’a conservé que sa cagoule de fourrure blanche. Des oiseaux grossièrement empaillés parsèment son repaire. Le grillage de la fenêtre découpe en losanges égaux le ciel qui s’assombrit. La grande frondeuse aime jouir entre ses dépouilles emplumées, l’œil fixé sur le plafond du ciel… si proche. Elle n’a pas de racines, pas de territoire… En fait elle s’est toujours sentie tirée vers le haut, appelée par l’espace. Souvent elle rêve de vols planés, elle s’imagine, plongeant du haut de la tour et glissant à l’infini dans les courants aériens. Elle se demande parfois si elle ne souffre pas d’une sorte d’hypertrophie de l’équilibre. Une maladie qui la pousse sans cesse à défier le vide pour connaître enfin le vertige, ce vertige qui terrifie les rampants et mêmes certaines sentinelles. Elle n’a jamais éprouvé la moindre crainte de tomber. Le mot « chute » ne signifie rien pour elle. Ses pieds sont capables de prodigieuses arabesques, ils dansent, virevoltent, passant de la courbe d’un tuyau aux abords d’un parapet, comme si le corps qu’ils soutiennent n’était pas plus lourd qu’une plume.
Safra gémit, la bouche de la jeune fille goulue lui mange le ventre. Le plaisir est-il un succédané du vertige ? Peut-être. Safra se plaît à égrener tous les détails, tous les épisodes d’une chute à venir. D’abord, tout de suite après le plongeon, l’élasticité de l’air, la résistance du vide éprouvée comme la lente pénétration d’un milieu liquide. Puis le déchirement de la chute. L’impression de crever mille soieries tendues les unes au– dessus des autres. La grande femme brune aimerait tomber éternellement sans jamais rencontrer d’obstacle. De temps à autre elle saisirait un oiseau au passage, lui déchirerait la gorge d’un coup de dents pour s’abreuver de son sang.
Elle se mord les lèvres. De l’autre côté de la cloison la veillée d’armes a commencé. On consolide les barreaux et le grillage des fenêtres, on fabrique des flèches et des arcs à l’aide de baguettes de métal léger.
D’énormes réserves de boulons et d'écrous rouillés ont été constituées pour alimenter les frondes. La vieille mitrailleuse Browning M.50 a été démontée, graissée et soigneusement vérifiée. On l’installera juste sous l’enseigne, en ultime rempart. De toute manière on ne possède plus que quelques bandes de cartouches, à peine deux ou trois minutes de feu et seul Boris Travel aura le droit de s’en servir. Les femmes et les adolescents ont passé la journée à démonter toutes les tiges et tringles métalliques susceptibles de jouer le rôle de gaffes, de piques ou d’épieux. Elles serviront à repousser les montures des anonymes et à leur déchirer les ailes. Une libellule aux ailes lacérées – même géante – tombe toujours très vite. Les nourrices, les enfants, bref tous ceux qui ne possèdent pas la maîtrise d’une arme comme la fronde, l’arc ou le disque, constitueront ainsi des escouades de harcèlement, véritable forêt de piquants bordant le parapet. Il faudra se tenir prêt dès que l’enseigne brillera, car les rampants ne perdent pas de temps.
Safra aime se tenir au bord du gouffre, l’oreille tendue, à l’écoute du vrombissement qui monte lentement des ténèbres…
Ah ! la belle bataille. Cette fois « Chewing Magnetic Tape » aura le privilège de l’assaut. Elle en est persuadée. A l’aide des jumelles de Boris Travel elle a inspecté le toit des immeubles voisins. Elle y a détecté des signes évidents de relâchement. Dans très peu de temps maintenant le donjon de béton enflammera son totem de lumière. Le « Nom » incendiera les ténèbres, hurlant de tous ses clignotements. Encore une fois le donjon coiffera sa couronne électrique, affirmant son pouvoir sur le monde d’en bas, sur la terre des choses qui rampent.
A travers la cloison bruissent les javelots, les buissons de flèches. Les limes grincent, transformant une banale tige d’acier en épée, en poignard. Le dernier étage résonne de toute cette agitation. On court, on s’entrecroise, on se bouscule. Les bricoleurs renforcent les grillages en tricotant avec leurs doigts des mailles de fil de fer. On a démonté des tables, des bureaux, des classeurs pour en recycler les différents panneaux qui feront office – selon leur taille –, de bouclier ou de plaque de blindage.
Safra serre les cuisses sur la tête qui lui mange le pubis. Elle voudrait avoir assez de force pour la faire éclater comme une noix. La fille gémit sourdement mais continue à travailler de la langue et des lèvres. Les cuisses de la grande frondeuse sont deux fuseaux de muscles qui lui broient les tempes.
Ah ! la bataille… La belle bataille.
Safra jouit en d’interminables secousses
sous le regard des oiseaux morts.
*
**
Tout en bas, au pied de la tour, on a fiché cinq torches sur le périmètre du pentacle. Elles brûlent au ras de l’asphalte, en ronflant bruyamment dans le vent qui couche leurs flammes et leur fait lécher le goudron.
La jeune fille remonte le col de son imperméable de caoutchouc noir. Elle regarde les signes magiques gravés sur le sol en se répétant qu’il émane d’eux une aura protectrice. Mais elle ne parvient pas vraiment à s’en persuader. La magie des anciens ne l’impressionne plus. La suie des torches lui noircit le bas des jambes, mitraillant sa peau d’éclaboussures plus noires que la nuit.
— Le réveil ! hurle quelqu’un, c’est le premier réveil !
Un groupe se constitue, une colonne piétinante se presse vers le bivouac du maternement. La jeune fille les rejoint. Au bord de la fosse un chef de feu chante un incompréhensible psaume. Quelque chose bouge dans la lézarde. Un cocon tressaute en émergeant de la tourbe. Il se contorsionne sous l’effet d’une trépidation interne. Et soudain la gangue fibreuse se déchire. Une tête aux yeux énormes surgit à l’air libre. L’insecte se convulsé, roule sur le flanc en agitant un fouillis de pattes grêles. Ses ailes sont plaquées, froissées, tout au long de son corps.
Il doit mesurer à peu près deux mètres de long. La jeune fille se demande si elle le trouve hideux… Non. Il est « différent », étranger à la nature humaine. On sent qu’entre les hommes et lui n’existe aucune échelle de comparaison. Peut-être même est-il terrifié par l’éclat des torches qui l’encerclent ?
La jeune fille le regarde s’extraire de l’enveloppe translucide du cocon. Il se frotte et se nettoie, passant et repassant sur son crâne de robot les longues brindilles de ses pattes. Ses ailes sont deux voiles fripées, abattues. Elles frissonnent, assemblage monochrome, vitrail bleuté aux irisations changeantes. Le noctos, par son profil et la disposition de ses ailes, évoque réellement une libellule. Une libellule moins caparaçonnée toutefois, plus vulnérable.
— Il est né ! vocifère l’ancien. Le premier cheval de haine est né… Il ne vivra que le temps de notre vengeance. Louons l’innommable de nous donner cette année encore le moyen de combattre !
La foule scande une invocation rythmée dont la jeune fille essaye de suivre la cadence. Dans son dos deux garçons chuchotent :
— Il est faible, dit le premier. Regarde sa carapace, elle est molle et il n’a pas encore dressé ses ailes !
— C’est à cause de l’hiver, murmure le second ; le gel a fait souffrir les larves. Je suis sûr que nous n’aurons que des chevaux débiles qui ne vivront pas même vingt– quatre heures.
— Tais-toi, grogne l’autre inquiet ; si on t’entend…
Mais la jeune fille a entendu, et son cœur se serre. Elle observe l’insecte dont les yeux ressemblent à deux masques d’escrimeur. A présent il lisse ses ailes à l’aide de ses pattes postérieures. C’est vrai qu’il y a quelque chose de fragile en lui. Un certain affaissement. Un manque de… rectitude.
— Louons l’innommable ! glapit encore l’ancien en levant une torche dégoulinante d’étincelles. Les lèvres de la jeune fille bougent mais aucun mot ne sort de sa bouche.
— Maintenant que tous les hommes et toutes les femmes s’unissent charnellement ! commande le chef de bivouac. Que chacune de nos jeunes filles souhaite ardemment être fécondée afin que son ventre vienne combler les pertes cruelles que nous infligera la bataille. Copulez et fertilisez. Beaucoup d’entre vous mourront avant que se couche à nouveau le soleil. Que votre plaisir nous assure un héritage de puissance. Les torches s’éteignent une à une. Les vêtements de caoutchouc tombent tout autour du nocto qui continue à se lisser les ailes.
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Sur le chemin de ronde du fortin de béton se dressant aux abords du parking, Kurt abaisse ses jumelles et s’adosse aux créneaux.
— Ça y est, murmure-t-il à l’adresse de sa compagne, c’est la grosse orgie.
— Alors les noctos sont nés, observe Édith ; j’avais espéré que le gel les tuerait.
— Moi aussi. Maintenant ça va aller très vite. Une douzaine d’heures pour dresser les bêtes et hop ! Demain à la nuit il sera plus facile de compter les vivants que les morts !
— Le colonel veut que les hélicoptères survolent le champ de bataille pour éteindre les incendies, soupire Édith ; ça va énerver les anonymes.
— Tu parles ! rugit Kurt. On va en prendre plein la gueule, oui !
Ils se taisent, s’accoudent aux créneaux et sondent la nuit du parking sans distinguer autre chose qu’un mur opaque et sans profondeur.
Édith frissonne malgré la chaude protection de son blouson de vol. Kurt égrène à coups de pouce rapides les goupilles de son chapelet fétiche. Il leur semble soudain que tout pèse plus lourd autour d’eux.