LVIII
L’audience avait été ajournée pour la fin de semaine. Fanette, tenant son exemplaire du journal L’Époque dans une main et sa bourse dans l’autre, se dirigea vers la sortie. Bien que Julien Vanier eût mené les contre-interrogatoires du médecin et de la sœur de la victime avec brio, elle commençait à avoir de sérieux doutes sur l’innocence de l’accusée. Le témoignage de Noémie Hamel l’avait fortement ébranlée. Aimée voulait que mon frère meure. La jeune femme avait prononcé ces mots avec une telle conviction qu’il était difficile de ne pas la croire. S’il était vrai que le mari de l’accusée la battait, cela donnait un mobile plausible à Aimée Durand de vouloir se débarrasser de lui et confortait la thèse de la Couronne. Nul doute que sa tante, si elle avait assisté à ce témoignage, aurait penché du côté de l’accusation.
La pensée de Madeleine lui fit hâter le pas. Berthe avait beau veiller sur elle, Fanette ne voulait pas s’absenter trop longtemps. En traversant le hall du palais de justice, elle croisa Julien Vanier, qui parut heureux de la revoir, malgré la tournure du procès. Il transportait sa grosse serviette de cuir.
— Votre tante n’est pas avec vous?
Fanette joua de prudence.
— Elle est légèrement souffrante. Elle m’a chargée de prendre des notes du procès à sa place.
— Vous lui souhaiterez un prompt rétablissement de ma part.
Il y avait dans le ton de l’avocat une légère ironie qui n’échappa pas à Fanette.
— Vous ne l’aimez pas beaucoup, on dirait.
— En fait, ce sont les journalistes en général que je n’aime pas. Le spectacle de la justice leur importe plus que la vérité.
— Certains d’entre eux sont honnêtes, répliqua Fanette sur la défensive, et font bien leur travail.
— Peut-être, mais ils ne sont que des exceptions qui confirment la règle.
Il remarqua le journal que Fanette avait dans une main.
— J’ai lu l’article de Jacques Gallant dans L’Époque. Il semble convaincu que ma cliente est coupable. Et vous, quelle est votre opinion?
— Vous avez hérité d’une cause bien difficile.
L’avocat lui jeta un coup d’œil dubitatif.
— Vous croyez qu’Aimée Durand a empoisonné son mari?
— Le témoignage de la sœur de la victime semblait très crédible, admit Fanette.
Contre toute attente, Julien Vanier sourit.
— J’apprécie votre franchise. Du reste, je n’en suis pas étonné. Je ne vous connais pas beaucoup, mais je sais que vous êtes une personne intègre.
Une foule compacte se pressait autour d’eux. À une bonne distance, Arsène Gagnon, dissimulé derrière un pilier de marbre, les observait. Il vit les deux jeunes gens franchir la porte du palais et leur emboîta le pas.
Une brise printanière accueillit Fanette et Julien Vanier sur le parvis. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Le verglas commençait à fondre, laissant des flaques d’eau sur le pavé. Des glaçons s’écrasaient sur le sol avec un bruit de verre cassé. Fanette désigna son Phaéton, qui était garé à deux coins de rue.
— Ma voiture est là-bas.
Julien Vanier prit poliment le bras de la jeune femme. Il se mit à parler tout en marchant.
— Depuis que je vous ai revue, je n’ai cessé de penser à votre sœur. J’ai appris par les journaux qu’elle s’était évadée de la prison de Québec, puis qu’elle avait subi un nouveau procès et avait été innocentée. Rien n’aurait pu me réjouir davantage.
À l’évocation d’Amanda, Fanette eut un sourire radieux.
— C’était inespéré. Un homme qui avait vu le meurtre de Jean Bruneau a finalement accepté de témoigner en faveur d’Amanda. Elle a enfin cessé d’être une fugitive. Elle habite à la Jeune Lorette, avec sa famille.
— J’ose espérer que l’issue du procès de ma cliente connaîtra une fin aussi heureuse. Tout l’accable, mais je crois fermement à son innocence, tout comme je croyais à celle de votre sœur.
Émue par les paroles de l’avocat, par son regard droit et empreint de loyauté, Fanette s’attarda.
— Est-ce indiscret de vous demander pourquoi vous avez quitté Québec pour vous installer à Montréal?
— Après l’énoncé du verdict qui avait condamné si injustement votre sœur, je suis passé près d’abandonner le droit. J’ai fait un voyage de quelques mois en Europe pour tenter d’y voir plus clair.
Il s’interrompit. Une expression de souffrance traversa fugitivement son regard.
— À mon retour, une firme de Montréal m’a fait une offre. J’éprouvais le besoin de m’éloigner de Québec, de tirer un trait sur le passé. Alors j’ai accepté.
L’avocat saisit la main de Fanette et l’aida à franchir le marchepied de sa voiture, puis il ôta son chapeau et s’inclina.
— Au revoir, madame Grandmont.
Il s’éloigna d’un pas rapide. Fanette le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se perde dans la foule. Sa détermination à défendre sa cliente et l’intérêt dont il avait fait preuve quant au sort d’Amanda l’avaient profondément touchée. «Tout l’accable, mais je crois fermement à son innocence, tout comme je croyais à celle de votre sœur», avait-il dit. Elle souhaita soudain qu’il réussisse à faire innocenter la jeune accusée.
La cloche de la basilique Notre-Dame sonna l’angélus. Déjà midi! Fanette secoua les rênes, s’inquiétant de l’état dans lequel elle retrouverait sa tante. En chemin, elle repensa à Julien Vanier. Elle avait remarqué une ombre dans son regard lorsqu’il avait parlé de son voyage en Europe, comme si cela éveillait en lui un souvenir douloureux. Peut-être avait-il connu une déconvenue amoureuse. Elle se surprit à se demander s’il était marié et comprit que le jeune avocat ne lui était pas indifférent.

Arsène Gagnon, posté derrière une rangée de fiacres afin de ne pas être repéré, avait observé les deux jeunes gens. Il n’avait pu entendre leur conversation, couverte par le bruit des voitures, mais avait scruté l’expression de leur visage, dont la gravité lui fit supposer que leur entretien était important.
Voyant soudain la voiture de Fanette se mettre
en marche, le reporter songea à héler un fiacre pour la suivre,
mais en fouillant dans ses poches il se rendit compte qu’il n’avait
pas assez d’argent. Il réfléchit. La jeune femme habitait chez sa
tante, dont la maison n’était pas très loin du palais de justice.
Il n’y avait qu’une façon de savoir pourquoi Madeleine Portelance
avait envoyé sa nièce assister au procès à sa place: se rendre à
pied chez elle pour surveiller la maison. S’il y avait anguille
sous roche, il la découvrirait.