XXXV

Il était passé minuit lorsque Fanette arriva enfin à la maison de sa tante. Jamais la jeune femme n’avait eu une telle frousse de toute son existence. Elle était encore étonnée d’avoir pu s’en sortir sans une égratignure. Elle avait perdu la casquette de Philippe, mais c’était un moindre mal à côté du danger auquel elle avait échappé. Après avoir enlevé la cape de voyage, elle la remit sur le crochet, détela la voiture et entra dans la cuisine à pas feutrés. Une voix lui arracha un cri.

— Qui va là?

Le halo d’une lampe éclaira son visage.

— Fanette? Que fais-tu dans la cuisine au beau milieu de la nuit? J’ai entendu du bruit, je croyais que c’était un voleur.

Sa tante était debout au milieu de la pièce, en robe de chambre, son bonnet de nuit de travers sur la tête et une lanterne à la main.

— D’où viens-tu, pour l’amour du ciel? reprit Madeleine, qui s’approcha de sa nièce en l’examinant des pieds à la tête. Et en habit d’homme, par-dessus le marché?

Fanette fit un effort pour se calmer et réfléchir. Elle n’avait pas le temps d’inventer une excuse plausible pour expliquer son accoutrement, et surtout, son retour à la maison à une heure aussi tardive.

— Ma tante, êtes-vous capable de garder un secret?

Les yeux de Madeleine brillèrent. La vie quotidienne pouvait être si monotone, il n’y avait rien qu’elle aimait autant que les énigmes et les mystères. Qui sait si cette aventure ne pourrait pas faire l’objet d’un nouveau feuilleton? Elle déposa sa lanterne sur la table de la cuisine et prit place sur une chaise.

— Bien sûr que oui, ma chère nièce. Tu peux te confier à moi en toute confiance.

Fanette côtoyait sa tante depuis assez longtemps pour savoir que la discrétion n’était pas sa plus grande qualité, mais elle n’avait pas d’autre choix que d’aller de l’avant. Elle s’assit à son tour.

— Un homme dangereux fait chanter quelqu’un de ma connaissance, dit-elle. Cet homme s’appelle Auguste Lenoir. C’est un agent de renseignement.

— On se croirait dans un roman d’Alexandre Dumas! s’exclama Madeleine, au comble de l’excitation.

— J’ai découvert quelque chose sur son compte. Quelque chose qui pourrait l’empêcher de poursuivre son chantage.

Fanette fouilla dans sa redingote et en sortit le document qu’elle avait subtilisé à l’agent. Elle le tendit à sa tante, qui le parcourut avec un regard intrigué.

— «Congé de forçat, Bagne de Brest», lut-elle à mi-voix.

Madeleine leva les yeux vers sa nièce.

— Mais où as-tu dégoté cela?

— J’ai fouillé dans le bureau de Lenoir, avoua Fanette, qui ne révéla rien toutefois sur le danger qu’elle avait couru.

— Comment as-tu fait pour t’introduire chez lui?

— J’ai fait faire un double de sa clé par un serrurier.

Madeleine s’appuya sur le dos de sa chaise, médusée par l’audace de la jeune femme.

— Ma foi, je ne te connaissais pas un tempérament aussi aventureux.

Elle jeta un nouveau coup d’œil au document.

— «Le forçat du nom de Faustin Lescault, né à Angers en 1820 et jugé coupable de vol en juin 1838, a été remis en liberté le 14 juin 1844 après avoir purgé sa peine.»

Ses sourcils se froncèrent.

— Crois-tu que ce Lenoir et ce Faustin Lescault soient une seule et même personne?

Fanette acquiesça.

— Mais j’ai besoin d’obtenir davantage de renseignements sur Lescault pour en être absolument certaine.

La jeune femme eut une idée.

— Depuis combien de temps le journal L’Époque existe-t-il?

— Une vingtaine d’années. Je crois que son ancien nom était L’Éclaireur. Point final l’a rebaptisé L’Époque lorsqu’il en est devenu le propriétaire. Mais pourquoi veux-tu savoir cela?

— J’ai besoin de votre aide.

— Mais bien sûr! Dis-moi ce que je peux faire.

— Comme Point final m’a interdit l’accès à la rédaction du journal, il faudrait que vous vous y rendiez vous-même afin de faire des recherches dans les archives. Il y aurait peut-être des articles sur ce Faustin Lescault. J’aimerais découvrir ce qu’il est devenu après sa libération du bagne, à partir de 1844.

— Je vais voir ce que je peux faire, déclara Madeleine, enchantée d’entreprendre ce genre d’enquête.

Le lendemain, Madeleine partit tôt pour la rédaction, arborant la mine d’une conspiratrice. Pendant son absence, Fanette tâcha de s’occuper. Elle donna des cours de français et de géographie à sa fille et écrivit quelques lettres pour sa tante. Cette dernière revint quelques heures plus tard, le visage long.

— Je n’ai rien trouvé. Pas un traître mot sur ce Faustin Lescault. Remarque, ce n’est pas étonnant. Nos journaux n’avaient pas de raison particulière de s’intéresser à un bagnard d’origine française. À moins qu’il ait commis un crime vraiment crapuleux, et encore…

Fanette ne se laissa pas abattre.

— Il y a sûrement d’autres archives que l’on pourrait consulter.

Madeleine réfléchit.

— Je connais Émile de Girardin, le fondateur du journal parisien La Presse. Enfin, connaître, c’est un grand mot. Je me suis abonnée au journal en 1854 lorsque l’Histoire de ma vie, de George Sand, y a été publiée. J’ai envoyé une longue lettre à monsieur de Girardin pour le féliciter d’avoir eu la merveilleuse idée de faire paraître les mémoires de mon idole. Nous avons continué à nous écrire depuis. Je pourrais lui envoyer un mot. Il ne dirige plus le journal, mais je suis convaincue qu’il y possède encore ses entrées.

Fanette saisit les mains de sa tante.

— C’est une excellente idée.

Sans perdre un instant, Madeleine se rendit au bureau du télégraphe et envoya un message.


Cher monsieur de Girardin, je sollicite votre aide pour une affaire urgente. Avez-vous entendu parler de Faustin Lescault, un ancien forçat de Brest libéré en 1844? Tout renseignement à son sujet me serait précieux. Avec ma plus entière reconnaissance, Madeleine Portelance.


Quelques jours plus tard, Madeleine reçut une réponse. Elle monta immédiatement à la chambre de Fanette et cogna à la porte. La jeune femme, qui était en train de recopier le certificat de libération du bagne de Brest en tâchant d’en reproduire avec minutie chaque détail, s’empressa de cacher les deux documents sous une pile de papiers. La porte s’ouvrit. Madeleine entra en coup de vent dans la pièce, les joues roses d’excitation.

— Où est Marie-Rosalie? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.

— Dans la cuisine, en train de prendre un goûter avec Berthe.

Madeleine prit soin de refermer la porte et brandit ensuite le télégramme, la mine triomphante.

— C’est Émile de Girardin! Il m’a répondu rapidement. Quel gentleman!

Elle tendit le message à Fanette, qui le lut attentivement.


Chère madame Portelance, quel plaisir d’avoir de vos nouvelles! Faustin Lescault est un personnage célèbre à Paris. Après avoir été libéré du bagne de Brest, il est devenu informateur pour la police. En 1845, il a été nommé inspecteur. Dès sa première année de service, il a mis au jour un important réseau de fraudeurs, ce qui le fit remarquer par le ministre de l’Intérieur. Par la suite, Lescault est devenu chef adjoint de la Sûreté de Paris. Est soupçonné d’avoir participé à un complot pour faire assassiner le roi Louis-Philippe pendant la révolution de 1848. A disparu sans laisser de traces en 1849. La police soupçonne qu’il a quitté la France sous une fausse identité. J’espère que ces renseignements vous seront utiles. Votre tout dévoué, Émile de Girardin.


— Un ancien bagnard, devenu ensuite adjoint du chef de la Sûreté, puis conspirateur, ce n’est pas un cheminement banal, commenta Madeleine. Quel personnage! Il me fait penser au fameux Vidocq, qui est devenu chef de la Sûreté de Paris malgré son passé de forçat.

Tout concorde, se dit Fanette, pensive. Lors de son expédition, elle avait trouvé un passeport indiquant que Lenoir avait émigré au Canada le 14 mai 1849. Il ne pouvait s’agir d’une simple coïncidence.

— Je vous remercie de votre aide, ma tante. Ces informations me seront essentielles.

— Qu’as-tu l’intention de faire?

Fanette hésita. L’affaire était des plus délicates, et elle ne voulait pas en dire trop long à sa tante.

— Je vais y réfléchir.

Fine mouche, Madeleine comprit que sa nièce lui cachait ses véritables desseins. L’excitation de l’aventure fit place à l’inquiétude.

— Tu ferais mieux de dénoncer cet homme à la police. Ce Lenoir est loin d’être un enfant de chœur, affirma-t-elle avec gravité.

— Si je le dénonce, la personne qui est victime de son chantage en fera les frais.

Madeleine hocha la tête.

— Tout cela ne me dit rien qui vaille.

— Ne vous inquiétez pas. Je ne cours aucun danger.

La jeune femme avait dit cela pour rassurer sa tante, mais elle-même n’en menait pas large.

«Auguste Lenoir est un être vil et sans scrupules, l’avait prévenue Marguerite. Il est capable du pire.» À en juger par le lourd passé de l’agent, la jeune femme n’avait aucune peine à le croire.


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Profitant de l’absence de sa tante, qui était allée porter un nouveau chapitre de son feuilleton au journal L’Époque, Fanette revêtit la même robe que lors de sa première visite à Auguste Lenoir, prenant soin de couvrir son visage avec une voilette. Puis elle écrivit une courte lettre adressée à sa tante qu’elle glissa dans une enveloppe et déposa bien en vue sur sa table de travail. Elle se rendit ensuite en voiture à une banque située dans la rue Saint-Jacques, au cœur du quartier des affaires de Montréal. Elle loua un coffret de sûreté et y déposa l’original du certificat de libération, puis fit le trajet jusqu’au bureau de l’agent de renseignement. Son cœur battait à tout rompre lorsqu’elle s’engagea dans l’escalier vermoulu. Elle s’efforça de se concentrer sur les gestes qu’elle devait accomplir pour maîtriser la peur qui s’insinuait dans tout son être.

Lorsqu’elle parvint au deuxième palier, elle s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle, puis frappa à la porte du bureau. Les coups résonnaient dans l’immeuble silencieux. Pas de réponse. Elle tendit l’oreille, tentant de déceler une présence derrière la vitre givrée. La porte s’ouvrit brusquement. Fanette retint un cri. Auguste Lenoir était sur le seuil. Un mince sourire étira ses lèvres lorsqu’il aperçut la jeune femme.

— Chère madame Lambert! Je n’espérais plus votre visite. Je vous en prie, entrez.

Il recula d’un pas. Fanette s’avança dans la pièce, sentant un étrange engourdissement envahir ses membres.

— Assoyez-vous, dit l’agent en refermant la porte.

Fanette prit place dans la chaise branlante. Elle crut entendre le son métallique d’une clé qu’on tournait dans la serrure. Il m’a enfermée dans son bureau, déduisit la jeune femme, transie de crainte. Reste calme, s’admonesta-t-elle. Elle entendit les pas de l’agent de renseignement qui revenait vers son pupitre.

— Alors, madame Lambert, commença-t-il, toujours pas de nouvelles de votre mari?

— Figurez-vous qu’Antoine est revenu à la maison.

Le visage de Lenoir n’exprima aucune émotion.

— Vous m’en direz tant.

— Il était tombé très malade, une mauvaise grippe, et a dû rester alité pendant près de deux semaines.

— Pourquoi n’a-t-il pas pris la peine de vous en aviser?

— Il m’a fait envoyer un télégramme, mais de toute évidence, je ne l’ai pas reçu.

— L’aubergiste du Bostonian Inn dans lequel votre mari était descendu vous a pourtant affirmé que celui-ci avait quitté son établissement.

— C’est exact. Antoine est tombé malade en route.

Auguste Lenoir s’empara d’un coupe-papier au manche d’ivoire et le fit tourner entre ses doigts effilés.

— Je ne sais pas pourquoi, chère madame, j’ai du mal à avaler votre histoire.

L’agent avait gardé un ton neutre, mais il y avait dans son attitude une menace implicite qui glaça le sang de Fanette. Il fit un pas dans sa direction et la fixa de ses yeux noirs.

— Étant donné que vous m’avez fait perdre du temps avec cette affaire, je vous demande de me payer la somme de cinquante dollars. Comme le dit l’adage, les bons comptes font les bons amis.

Au lieu de répondre, Fanette ouvrit sa bourse et en sortit la copie du certificat de libération qu’elle avait exécutée, puis la déposa sur le pupitre. Lenoir regarda la jeune femme sans comprendre, puis prit le papier en silence et y jeta un coup d’œil. Il ne dit rien, mais une pâleur cadavérique couvrit son visage. Il finit par parler d’une voix métallique.

— Ainsi, le jeune homme qui s’est introduit dans mon bureau et a pris la fuite, c’était vous.

— Cela n’a pas d’importance, répliqua Fanette, plus morte que vive.

Lenoir déchira le document dont les morceaux s’éparpillèrent sur le pupitre.

— J’ai mis l’original du certificat de libération dans un coffret bancaire, reprit la jeune femme.

Lenoir fit un bond vers elle et lui saisit brutalement les poignets.

— Qu’est-ce que vous me voulez?

Une terreur sans nom paralysa Fanette, mais elle puisa du courage en pensant à sa fille.

— Lâchez-moi, ou je vous dénonce à la police.

L’agent ricana.

— Pour cela, ma belle, il faudrait que vous puissiez vous y rendre. La porte de mon bureau est verrouillée.

Il resserra son étau. La jeune femme gémit de douleur. Elle ferma les yeux. Il faut aller jusqu’au bout.

— Si je ne reviens pas chez moi saine et sauve, dit-elle dans un souffle, quelqu’un a pour instruction d’aller porter le certificat à la police.

Il lâcha finalement prise. Les poignets de Fanette étaient rouges et lui faisaient mal.

— Qu’est-ce que vous voulez? répéta-t-il, le visage altéré par la colère.

— Je veux que vous me remettiez la correspondance entre Lucien Latourelle et Marguerite Grandmont, et que vous laissiez cette dernière tranquille.

Lenoir eut du mal à contrôler sa rage. C’était donc cela. Il avait imaginé plusieurs hypothèses sur l’identité du voleur – un espion à la solde du gouvernement, un sbire envoyé par la Sûreté de Paris –, mais jamais il ne lui serait venu à l’esprit qu’il s’agissait d’une jeune femme qui avait un lien avec Marguerite Grandmont.

— Qui êtes-vous? siffla-t-il.

— Peu importe. Faites ce que je vous demande, déclara Fanette. Si je ne suis pas de retour chez moi d’ici à trois heures, la police sera alertée. Je suis certaine que vous ne souhaitez pas retourner au bagne pour la tentative d’assassinat du roi Louis-Philippe à laquelle vous avez participé, n’est-ce pas?

Lenoir fit un mouvement vers la jeune femme, tenant le coupe-papier dans son poing. Il y avait une telle fureur dans ses yeux qu’elle crut sa dernière heure venue. D’un mouvement violent, l’agent lança le coupe-papier, qui se planta dans le mur. Sans prononcer une parole, il revint vers son pupitre, déverrouilla un tiroir à l’aide d’une petite clé et en extirpa un paquet de lettres ficelées par un ruban rouge. Il les jeta sur le bureau. Les mains tremblantes, Fanette s’en empara, les ouvrit pour s’assurer qu’elles étaient bien là et les rangea dans sa bourse.

— Et maintenant, laissez-moi sortir, dit-elle d’une voix étranglée.

La mâchoire serrée, Lenoir se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Fanette s’avança dans cette direction, sentant ses jambes faiblir sous elle. Lorsqu’elle voulut franchir le seuil, l’agent lui barra le passage d’un bras.

— Nous nous retrouverons, mademoiselle. Un jour, nous nous retrouverons.

Fanette ne put réprimer un frisson devant le visage de Lenoir, pétri d’une haine sauvage. Elle se hâta de sortir et se précipita vers la cage d’escalier. Elle ne songeait qu’à une chose: sortir de cet endroit avant que l’agent de renseignement se ravise et s’élance à sa poursuite. Une fois dehors, elle ne s’accorda pas même le temps de reprendre son souffle et courut jusqu’à sa voiture, qu’elle avait garée à quelques coins de rue. Elle se retourna, craignant de découvrir l’agent sur ses talons, mais il n’y avait que des passants qui allaient et venaient sur le trottoir.


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Il était près de trois heures lorsque Fanette parvint chez sa tante. Heureusement, la calèche de Madeleine n’était pas dans l’écurie. Voyant qu’Alcidor coupait du bois dans le fond de la cour, elle ne prit pas la peine de dételer et s’élança vers la cuisine. Elle était hors d’haleine lorsqu’elle y entra. Berthe, qui s’affairait aux préparatifs du souper tandis que Marie-Rosalie dessinait, jeta un regard intrigué à la jeune femme en nage.

— On dirait que vous avez le diable aux trousses, madame Fanette, commenta-t-elle.

— Vous n’êtes pas loin de la vérité.

Fanette se dirigea aussitôt vers le bureau de sa tante, saisit sur le pupitre la lettre contenant les instructions qu’elle avait laissées et la jeta dans le foyer. Nul besoin d’alarmer Madeleine, maintenant qu’elle avait obtenu ce qu’elle voulait de Lenoir. Puis elle sortit la correspondance qu’elle avait rangée dans sa bourse et la jeta à son tour dans l’âtre. Des flammes léchèrent le papier en grésillant.

Fanette, sentant ses jambes se dérober sous elle, s’affala dans un fauteuil tandis que les lettres qui avaient été la cause de tant d’angoisse et de souffrance brûlaient. Une fois remise de ses émotions, la jeune femme se rendrait au bureau du télégraphe et expédierait un message à sa belle-mère pour lui apprendre que ses ennuis étaient terminés. En contemplant les flammes qui crépitaient, elle ne put s’empêcher de songer à Lenoir. Nous nous retrouverons, mademoiselle. Un jour, nous nous retrouverons. Elle pria pour que ce jour n’arrive jamais.

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