XLIV
Québec
Début du mois d’août 1863
Lorsque Fanette annonça à sa tante qu’elle devait accomplir un voyage qui durerait environ deux semaines, elle eut droit à un flot de questions:
— Mais où vas-tu donc, ma chère nièce? Tu sais bien que j’ai besoin de toi ici.
— Je rends visite à ma mère.
— Emma? Elle n’est pas malade, j’espère?
— Elle se porte à merveille.
— Ta mère ne m’a jamais parlé d’un tel voyage dans ses lettres. Tu es certaine que tu ne me caches rien?
La jeune femme dut user de diplomatie, et parfois de fermeté, afin de couper court à la curiosité insatiable de Madeleine, qui se doutait qu’il y avait anguille sous roche. Il avait été toutefois plus ardu encore de convaincre Marie-Rosalie de rester à Montréal avec sa grand-tante. La fillette ne comprenait pas que sa mère ne l’emmène pas pour rendre visite à sa grand- mère.
— Je dois y aller seule.
— Pourquoi?
— Je t’expliquerai lorsque tu seras plus grande.
— Mais je suis plus grande! J’ai grandi de trois pouces!
Ni les pleurs, ni les supplications de sa fille, et encore moins ses cajoleries n’eurent raison de sa détermination.
Le matin de son départ, Fanette eut un pincement au cœur lorsque Marie-Rosalie refusa de l’embrasser.
— Un jour, tu comprendras, lui glissa-t-elle avant de se hisser dans la voiture.
Madeleine lui fit des adieux un peu secs, lui souhaitant bon voyage du bout des lèvres.

Après plusieurs jours de route, Fanette parvint à la hauteur de Québec. Elle avait fait le voyage avec le Phaéton de sa tante et avait dû s’arrêter à plusieurs relais pour se sustenter et prendre du repos, pendant que son cheval était nourri par un palefrenier et reprenait des forces pour le long trajet.
Quelques semaines auparavant, Amanda lui avait écrit pour lui apprendre que la construction de l’église où devait avoir lieu le baptême de sa fille, Marie-Awen, était enfin terminée, après plus d’un an de travaux. Le lieu saint avait été entièrement rebâti en copiant l’ancien modèle, racontait-elle dans sa lettre. Les habitants du village y avaient travaillé d’arrache-pied pendant des mois. Tous avaient mis l’épaule à la roue, en sacrifiant des économies ou en donnant de leur temps, avec un dévouement et une ténacité qui faisaient honneur à la petite communauté. Amanda lui avait ensuite indiqué le nom du village où elle habitait depuis son départ du Nouveau-Brunswick, ainsi que le chemin pour s’y rendre. La Jeune Lorette… Fanette était à mille lieues d’imaginer que sa sœur avait trouvé refuge si près de Québec, alors qu’elle l’avait crue loin, aux États-Unis, peut-être, ou dans l’Ouest canadien, dans une localité où elle serait le plus éloignée possible de l’impitoyable coroner Duchesne. Mais en y réfléchissant, Fanette avait compris à quel point cette stratégie était habile. Le village huron était certainement le dernier endroit où l’homme de loi blanc aurait songé à rechercher la fugitive.
La lettre précisait également qu’Ian, qui avait été engagé comme novice dans un bateau marchand grâce à Noël, qui connaissait bien le capitaine du navire, avait obtenu un congé de quelques jours afin d’assister au baptême. Cette nouvelle réjouit Fanette au plus haut point. Son neveu avait vécu de dures épreuves, et le fait qu’il ait réussi non seulement à les surmonter, mais aussi à accomplir son rêve le plus cher la comblait.

Emma, portant sa capeline et des gants, binait son potager lorsqu’elle entendit les roues d’une voiture s’approcher. Elle leva la tête et aperçut Fanette qui descendait de son Phaéton. Enchantée de la visite inattendue de sa fille, elle abandonna son sarcloir, enleva ses gants et s’élança vers la jeune femme, qu’elle prit dans ses bras.
— Quelle belle surprise!
— Comment, vous n’avez pas reçu mon télégramme?
Emma secoua la tête.
— Non.
— C’est curieux, je vous ai écrit pour vous annoncer ma visite.
Emma haussa les épaules.
— L’important, c’est que tu sois là.
Elle entraîna sa fille vers la cuisine. Tandis qu’elle commençait des préparatifs pour le thé, Fanette lui confia qu’elle avait accepté de devenir la marraine de Marie-Awen, l’enfant de sa sœur, sans révéler toutefois le nom du village où Amanda s’était réfugiée. Emma partagea la joie de sa fille, mais s’inquiéta du risque que celle-ci prenait en rendant visite à la fugitive, qui était toujours recherchée par la police.
— C’est pour cette raison que je tenais à entreprendre ce voyage seule. Si vous saviez à quel point Marie-Rosalie m’en a voulu de ne pas l’emmener avec moi! Elle a même refusé de m’embrasser avant mon départ.
— Elle ne t’en tiendra pas rigueur bien longtemps. Les enfants oublient vite.
Après avoir passé une nuit paisible dans son ancienne chambre, Fanette se prépara à poursuivre son périple. Sa mère tint à lui remettre un panier rempli de provisions.
— Sois prudente, recommanda-t-elle.
— Ne craignez rien.
— Souhaite tout le bonheur du monde à Amanda, à sa fille et à toute sa famille.
— Je n’y manquerai pas.
Mère et fille s’embrassèrent tendrement, puis Fanette se hissa dans le Phaéton et prit son départ. Emma resta sur le pas de sa porte, regardant la voiture s’éloigner, le cœur serré par l’appréhension. Pourvu qu’il n’arrive rien de fâcheux!
En roulant dans la rue Sault-au-Matelot,
Fanette aperçut un policier monté qui semblait faire le guet à
l’intersection de la côte de la Montagne. Bien qu’elle fût à peu
près certaine que le gendarme n’était pas là pour la surveiller,
elle rebroussa chemin par mesure de prudence. Elle se gara dans un
coin discret, où elle attendit près d’une heure, puis retourna vers
la côte de la Montagne. Le policier n’y était plus. Rassurée, la
jeune femme fit route vers la haute ville, qu’elle avait
l’intention de traverser en direction nord pour gagner ensuite le
chemin qui menait vers la Jeune Lorette. Elle ne vit pas le
policier habillé en civil qui la suivait en voiture à une distance
raisonnable.