XLV
Village de la Jeune Lorette
L’après-midi tirait à sa fin lorsque Fanette aperçut les premières maisons du village, baignées dans une lumière ocre. L’air embaumait la résine et le foin fraîchement coupé. Des grillons stridulaient en chœur. Le bruit d’une cognée, les aboiements d’un chien, les cris d’enfants qui jouaient se faisaient écho dans une brise douce, qui rapportait des effluves de feu de bois et de pain grillé. Quelle paix, se dit Fanette, émue par la beauté simple de l’endroit. Le cheval allait au pas, comme s’il appréciait lui aussi le calme bucolique du chemin bordé de verges d’or.
Bientôt, le clocher de l’église apparut dans le ciel clair. Suivant les indications que sa sœur lui avait données, Fanette trouva sans peine la maison de bois, peinte de couleurs vives, où vivaient Amanda et sa famille. Elle vit à distance deux jeunes femmes, portant un chapeau de paille, qui travaillaient dans un potager. L’une d’elles avait un châle noué autour de son cou, d’où émergeait la tête rose d’un bébé, et repiquait des choux. Des mèches rousses dépassaient de sa coiffe. L’autre, dont deux tresses noires encadraient un visage à la peau mate et aux yeux en amande, était à genoux dans la terre et cueillait des tomates et des carottes, qu’elle plaçait ensuite dans un panier en osier. Les femmes étaient si absorbées par leur besogne qu’elles n’avaient pas entendu la voiture s’arrêter devant la maison. Fanette en descendit, les membres engourdis par le long voyage, la gorge serrée dans un étau. Elle voulut courir vers sa sœur, mais l’émotion la cloua sur place.
— Amanda!
Cette dernière leva la tête. Un sourire éclata sur son visage légèrement hâlé par le soleil. Elle se redressa, dénoua son châle et tendit son enfant à Lucie, puis se mit à courir. Son chapeau de paille s’envola dans sa course. Ses cheveux roux se répandirent sur ses épaules, captant les rayons du soleil. Les deux sœurs s’étreignirent, secouées par des rires et des sanglots, égrenant des mots sans suite.

Amanda et Fanette ne se quittaient pas d’une semelle. Elles éprouvaient le besoin de rester l’une près de l’autre, se tenant les mains ou une épaule, bavardant sans relâche ou se regardant en silence, les yeux brillants de larmes de joie. Lucie les observait discrètement, touchée par leur bonheur. Enfin, Amanda était arrivée au bout de ses peines. Quel plaisir de la voir si heureuse!
Lorsqu’il fut temps de coucher Marie-Awen, Fanette tint à la garder un peu plus longtemps dans ses bras. La petite, aux boucles noires et soyeuses et au visage rose et clair, la regardait avec de grands yeux, du même gris que ceux d’Amanda, tenant un doigt de sa tante serré dans son petit poing. Il y avait un tel abandon, une telle confiance dans ce regard que Fanette en fut remuée jusqu’à l’âme. Cette petite d’à peine huit mois semblait vouloir déjà absorber et comprendre les images chamarrées du monde.
— Elle te ressemble, murmura-t-elle à sa sœur.
— C’est ce que je me tue à dire à Amanda, mais elle prétend que Marie-Awen est mon portrait tout craché!
Les trois femmes se tournèrent vers Noël, qui venait d’entrer dans la maison.
Il revenait des champs. Sa chemise, dont il avait roulé les manches jusqu’aux coudes, était trempée de sueur. Son visage, aux traits réguliers et tannés par le soleil, était souriant. Fanette reconnut aussitôt le mari de sa sœur, dont celle-ci lui avait tant parlé dans ses lettres, au point où elle avait le sentiment de le connaître. Il lava son visage et ses mains à grande eau dans un évier de grès, puis les essuya avec un linge et s’avança vers la jeune femme en lui tendant la main.
— Ainsi, c’est vous, Fanette. Ma femme attendait ce moment depuis si longtemps.
Ses manières simples et affables plurent tout de suite à Fanette. Ses gestes tendres avec sa femme, la façon dont il lui prenait la taille, son regard loyal dénotaient une complicité et une affection profondes. Comme cet homme est différent d’Alistair! pensa-t-elle. L’évocation de celui qu’elle avait failli épouser mit un voile de tristesse sur la joie des retrouvailles, comme si elle avait évoqué un fantôme.

Vers la fin de l’après-midi, Bertrand et Ian revinrent d’une expédition de pêche, apportant une nasse regorgeant de truites et de bars aux écailles rutilantes. Fanette fut frappée par les changements qui s’étaient produits chez l’adolescent. Toute trace d’enfance avait disparu de son visage, dans lequel on distinguait déjà les traits de l’homme qu’il allait devenir.
— Comme tu as grandi! s’exclama-t-elle.
Ian fit un sourire timide.
— J’ai quelque chose à vous montrer, ma tante.
Il quitta la pièce et revint quelques minutes plus tard, tenant un objet dans la main, qu’il remit à Fanette. Cette dernière reconnut avec émotion le goéland sculpté par monsieur Dolbeau, qu’elle avait offert à l’adolescent juste avant leur départ de Québec dans des circonstances si dramatiques.
— Tu l’as gardé.
— Pour moi, ça représente la liberté, confia-t-il d’une voix qui avait mué et était devenue grave.
Ces quelques mots résumaient tout le chemin parcouru par Ian, et sa nouvelle maturité.

Le lendemain matin, une demi-heure avant le début de la cérémonie, Amanda, portant son enfant dans un panier d’osier bordé de dentelle blanche, sortit de la maison, accompagnée par Noël, Fanette, Ian et tout le reste de la famille.
Le petit cortège se rendit à pied vers l’église Notre-Dame- de-Lorette, qui se dressait, immaculée, dans le ciel d’un bleu éclatant. Le curé Vincent, qui attendait sur le parvis, les accueillit avec un grand sourire.
— Bienvenue dans notre nouvelle église! dit-il avec une lueur de fierté dans ses yeux noirs.
Le prêtre traça un signe de croix sur le front de Marie-Awen, qui gigotait dans son panier, ses minuscules mains levées vers le ciel. Plusieurs villageois, vêtus de leurs plus beaux habits, s’approchaient de l’église, dont le prêtre ouvrit toutes grandes les portes.
— Entrez, entrez, vous êtes chez vous!
La famille de Marie-Awen entra la première. L’odeur de bois et de peinture fraîche se mêlait au parfum de l’encens et des roses blanches qui avaient été disposées au pied de l’autel. Fanette admira les courbes gracieuses de la nef, les fenêtres en ogive qui laissaient pénétrer une douce lumière. Difficile d’imaginer que cet endroit avait été la proie des flammes!
Le curé se dirigea vers les fonts baptismaux, situés à gauche de la nef et constitués d’une petite table sur laquelle une bassine remplie d’eau bénite avait été placée. Ian, à qui sa mère et Noël avaient demandé d’être le parrain de l’enfant, se tenait aux côtés de Fanette. Cette dernière avait pris le bébé dans ses bras. Après la profession de foi des catéchumènes, le prêtre aspergea l’enfant à trois reprises.
— Marie-Awen, je te baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.
Le visage du bébé se crispa, laissant voir deux dents de lait qui commençaient à percer la gencive inférieure, mais les pleurs naissants s’éteignirent aussitôt que Fanette eut murmuré des mots apaisants dans son oreille. Le curé Vincent apposa le saint chrême sur le front de la nouvelle baptisée, qui fut revêtue ensuite d’une robe de baptême blanche, sertie de perles d’eau douce que Lucie avait brodées elle-même. Une fois la cérémonie terminée, le célébrant tendit un cierge allumé aux parents de Marie-Awen.
— Que la lumière du Christ accompagne votre enfant tout au long de sa vie.
Tit-Paul, l’enfant de chœur, courut aussitôt pour sonner la cloche. Amanda et Fanette échangèrent un regard où se lisait une joie profonde, mais aussi une sorte de soulagement. Les retrouvailles tant espérées entre les deux sœurs et ce baptême qui les couronnait de si belle façon n’avaient pas été assombris par le malheur. Pour la première fois depuis son évasion de la prison de Québec, Amanda avait le sentiment d’être vraiment libre. Le danger semblait s’être dissipé dans l’atmosphère sereine qui régnait dans l’église, grâce à la présence rassurante de son mari et du curé Vincent, et au milieu des visages amicaux des Hurons rassemblés pour l’événement. Rien de mal ne pouvait survenir en ce lieu béni, ce havre de paix rebâti grâce à la bonne volonté et au courage des villageois.
Dehors, le soleil était resplendissant. Amanda replaça le bonnet de Marie-Awen pour la protéger des rayons. La cloche résonnait joyeusement dans l’air cristallin, alors que les gens s’attardaient sur le parvis pour féliciter les parents de la baptisée, parler de l’abondance des récoltes et du beau temps qui persistait depuis plusieurs jours.
Soudain, tandis que la cloche de l’église
sonnait à toute volée, Amanda aperçut un fiacre noir qui s’avançait
dans le chemin, soulevant un nuage de poussière. Trois policiers à
cheval l’escortaient. Une silhouette sombre se détacha dans la
lumière aveuglante du midi. Le coroner Duchesne.