XXII
Village de la Jeune Lorette
Au début d’août 1862
Amanda, étendue dans son lit, jeta un regard las à la fenêtre. Pas l’ombre d’une brise n’agitait les rideaux. Depuis plusieurs jours, il régnait une chaleur torride qui accablait la jeune femme, déjà éprouvée par la fuite de son fils et la crainte qu’elle avait eue de perdre son bébé. Le lendemain de la fugue d’Ian, elle avait ressenti des crampes, et un peu de sang avait taché ses vêtements. Lucie s’était empressée d’aller chercher Émilienne, qui avait administré à Amanda des concoctions de tisane et lui avait ordonné de garder le lit jusqu’à l’accouchement, afin d’éviter des chocs qui pourraient causer une fausse couche.
Heureusement, il n’y avait pas eu d’autre incident. Le danger d’une fausse couche s’était amenuisé au fil des semaines. Amanda posa une main sur son ventre. Elle pouvait sentir un léger renflement sous sa robe de nuit.
La porte s’ouvrit. Lucie entra dans la pièce, apportant le souper sur un plateau, qu’elle déposa sur une table, près du lit.
— Je n’ai pas faim, murmura Amanda. Avec cette chaleur…
Lucie jeta un regard soucieux à sa belle-sœur, se doutant que ce n’était pas seulement la canicule qui lui coupait l’appétit, mais son inquiétude sur le sort de son fils, qui n’avait pas donné signe de vie depuis sa disparition. Après être revenu bredouille de son expédition avec le vieux Tioutai pour tenter de retrouver Ian, son mari Bertrand avait dû se résigner à dire la vérité à Amanda.
— Ian s’est engagé à bord d’un navire en partance pour la ville de Cork.
Le visage d’Amanda était devenu cendreux. Elle n’avait pas prononcé un mot, enfermée qu’elle était dans une douleur sans remède. Depuis ce jour, elle n’avait pas reparlé de son fils, mais Lucie voyait bien que l’angoisse la taraudait.
— Tu dois manger un peu.
Amanda s’efforça de prendre un peu de soupe, le faisant davantage pour son enfant à naître que pour elle-même. Après le départ de sa belle-sœur, n’en pouvant plus d’être couchée, la jeune femme se leva et fit quelques pas vers la fenêtre. Le soleil déclinait à l’horizon. Noël, un sarcloir à la main, était en train d’arracher des mauvaises herbes dans le potager. Depuis l’incendie, Bertrand lui avait interdit tout travail dans les champs, mais il détestait l’oisiveté, et avait décidé de s’occuper du jardin.
Amanda contempla avec émotion la silhouette élancée de son mari, que les derniers rayons de soleil enrobaient d’une lumière cuivrée. Heureusement, Noël s’était à peu près remis de ses brûlures. Émilienne lui avait préparé des onguents, composés de camomille et de millepertuis, dont il devait enduire ses plaies chaque jour afin d’en accélérer la cicatrisation. Quant à sa blessure au genou, bien qu’elle le fît encore souffrir, elle s’était bien refermée.
Comme s’il avait perçu le regard d’Amanda posé sur lui, Noël leva la tête et sourit à sa femme en lui faisant un signe de la main. Amanda le salua de la main à son tour et fit un effort pour lui rendre son sourire. Une vague d’amour et de remords déferla sur elle. Noël méritait mieux que les miettes d’affection qu’elle lui donnait depuis la fuite d’Ian. Son regard se perdit au loin, scrutant l’horizon. Des ondes de chaleur montaient de l’étang, dont l’eau était lisse comme celle d’un miroir. Les feuilles des arbres restaient immobiles, tels des oiseaux qui auraient suspendu leur vol. Les stridulations des criquets s’élevaient et s’éteignaient pour reprendre ensuite de plus belle.
C’est alors qu’elle aperçut un point sombre à distance. Quelqu’un marchait sur le sentier qui menait de la rivière à la maison. C’était son fils.

La lune venait de se lever, ronde et laiteuse. Ian, épuisé par son long périple, marchait lentement. Aussitôt que l’Empress of Ireland avait accosté au port de Québec, il avait fait ses adieux à Momo Bastien, qui l’avait serré à le rompre dans ses énormes bras et lui avait fait promettre de lui écrire à la poste restante du port. Ian avait remercié son protecteur et quitté le navire, avec pour tout bagage son sac et son précieux goéland de bois. Par chance, il avait retrouvé le canot de Bertrand dans le vieux hangar, là où il l’avait laissé plus d’un mois auparavant, et avait pu faire le chemin du retour sans encombre. Tout au long du trajet, il avait senti monter en lui la révolte et la colère.
En s’approchant de la maison, Ian vit son beau-père qui se dirigeait vers le hangar où étaient rangés les outils de jardin. Soudain, la porte de la maison s’ouvrit. Sa mère apparut sur le seuil. Son visage baignait dans la clarté lunaire. Même de loin, Ian pouvait voir des larmes rouler sur ses joues pâles. Il faillit flancher devant la détresse d’Amanda, mais son besoin de savoir était plus fort que sa compassion. Il s’avança vers elle et s’arrêta à sa hauteur.
— John Kilkenny n’est pas mort dans le naufrage du Rodena, commença-t-il, tâchant de raffermir sa voix qui fléchissait déjà. Il n’est même pas monté à bord du bateau, pour la bonne raison qu’il avait le typhus.
— Comment peux-tu savoir cela? fit Amanda d’une voix blanche.
— Le registre du port de Cork. Le Rodena n’a jamais fait naufrage. Le bateau est parti du port de Cork en 1847.
Amanda, pétrifiée, garda le silence. À quoi bon parler? Elle ne ferait que s’enfoncer davantage.
— J’ai vu la liste des passagers, poursuivit Ian d’une voix plus ferme. Tu étais à bord du bateau avec toute la famille O’Brennan, ma tante Fanette, mes grands-parents, mes oncles Arthur et Sean, Helena et la petite Ada. Pourquoi m’as-tu menti? Pourquoi m’as-tu fait croire pendant toutes ces années que John Kilkenny était mon père?
Le silence se prolongea, ponctué par le chant lancinant des criquets. Ian vint tout près de sa mère. Ses yeux noirs brillaient de colère.
— Je veux savoir qui est mon vrai père.
— Ton père…
La voix d’Amanda se cassa. Noël sortit du hangar et distingua les silhouettes de sa femme et d’Ian découpées dans la clarté de la lune. Il resta en retrait.
— Qui est Jacques Cloutier? reprit Ian.
La pauvre femme s’appuya sur le chambranle de la porte. Son teint était devenu crayeux.
— Je ne sais pas de qui tu veux parler.
Son fils, aussi impitoyable qu’un juge, la fixait de son regard sombre.
— J’ai rencontré un marin à bord de l’Empress of Ireland. Il a connu Jacques Cloutier dans un camp de bûcherons. D’après lui, Cloutier était tombé amoureux d’une jeune fille appelée Amanda, une Irlandaise aux cheveux roux, qui avait été recueillie avec sa petite sœur par sa famille, des cultivateurs de La Chevrotière, un village près de Québec.
Amanda sut qu’il n’y avait plus d’échappatoire possible. Son arsenal de mensonges était épuisé.
— C’est vrai que ta tante Fanette et moi avons vécu chez les Cloutier après notre arrivée à Québec, articula Amanda d’une voix éteinte. C’est là que j’ai connu Jacques Cloutier. C’était le fils aîné de la famille.
Une nausée monta dans sa gorge. Elle ferma les yeux un instant, comme pour se donner du courage.
— La nuit de ses noces avec une jeune femme du village, il m’a prise de force. Après quelques semaines, je me suis rendu compte que j’attendais un enfant.
Ian écoutait chacune de ces paroles avec le sentiment de s’approcher pas à pas d’un précipice.
— Un commerçant de passage, Jean Bruneau, a eu pitié de moi et a voulu me ramener avec lui aux Trois-Rivières. Jacques Cloutier nous a poursuivis et l’a tué. J’ai réussi à m’échapper. Un couple m’a accueillie pendant quelque temps, mais j’ai dû partir quand ils ont appris que j’étais enceinte.
Elle reprit péniblement son souffle, telle une noyée qui tente une dernière fois de sortir sa tête de l’eau.
— Par la suite, Jacques a été accusé du meurtre d’un agriculteur de l’île d’Orléans. Il… il a été pendu. J’étais là pendant l’exécution. Toute la haine que j’avais pour lui s’est envolée quand je l’ai vu monter sur l’échafaud. C’est pour ça que je t’ai menti pendant toutes ces années. Même pendant mon procès, j’ai refusé de dire qui était ton vrai père. Je ne voulais pas que tu saches, tu comprends?
Sa voix se perdit dans le concert des grillons. Ian ne bougea pas, tétanisé par cette vérité qu’il avait tant voulu connaître et qui, maintenant, le détruisait. Amanda fit un pas vers lui, mais il recula. Sa colère avait fait place à une détresse incommensurable, qui lui broyait le cœur et l’esprit. Sans réfléchir, il se détourna et se mit à courir. Amanda fit un mouvement pour le suivre, mais une main lui saisit un bras. C’était Noël.
— Tu n’es pas en état de courir. Pense à l’enfant à naître.
— J’ai peur pour Ian.
— Je vais le ramener. Je te le promets. Mais tu dois te reposer.
Noël jeta un coup d’œil derrière lui. Ian était déjà loin. Il attendit qu’Amanda soit rentrée et se mit à courir à son tour. Son genou l’élançait, mais il n’en avait cure. Il lui fallait rattraper Ian. Pas un mot de la confrontation entre Amanda et son fils ne lui avait échappé. Sans l’avouer à Amanda, il craignait le pire.

Guidé par la clarté lunaire, Noël, déjà à bout de souffle, marchait le plus rapidement possible sur le sentier qui menait au village. Il avait perdu Ian de vue depuis un bon moment, mais se doutait de l’endroit où le garçon se rendait. La nuit était douce et calme. Une chouette commença à chanter avec la régularité d’une horloge. Des mouches à feu allumaient des étincelles à travers la futaie. L’air embaumait la résine de pin.
Au tournant du chemin, Noël aperçut les ruines de l’église, auxquelles la lune donnait des reflets argentés. Il y avait quelques lumières aux fenêtres des maisons de planches qui longeaient la rue déserte. Le bruit familier de la chute Kabir Kouba lui parvint, apporté par la brise. Il s’engagea dans la piste abrupte aboutissant à la chute. Les aiguilles de pin craquaient sous ses pas. Les arbres étaient si serrés les uns contre les autres qu’ils cachaient la lune. Le tumulte de la chute était devenu assourdissant.
Noël arriva à une crête et s’immobilisa, tendant l’oreille. Malgré le fracas de l’eau, il crut entendre un son rauque, ressemblant à un sanglot. Il s’approcha à pas feutrés, scrutant les ombres à quelques pieds de lui. Il vit soudain Ian, debout devant un promontoire qui surmontait la chute. Le garçon était légèrement penché en avant et vacillait sur ses jambes. Il sanglotait, de ces sanglots qui sont comme des pierres qui s’entrechoquent. Il va sauter, comprit Noël. Il s’avança doucement, comme un chasseur sur la piste d’un animal qu’il ne veut pas effrayer.
Ian contemplait les remous. Sa douleur se fondrait dans les tourbillons de Kabir Kouba. La rivière aux mille détours, dans laquelle il se perdrait, effacerait les fantômes du passé, son père, ses rêves d’enfant. Il ferma les yeux et laissa son corps tomber vers sa délivrance.
Noël sauta d’un bond leste, agrippa Ian par un bras et le tira brusquement vers lui. Ils roulèrent tous les deux sur le sol. L’adolescent essaya de se dégager, mais Noël le tenait fermement par les épaules et l’empêchait de bouger.
— Lâchez-moi! cria Ian d’une voix rauque en se débattant. Je veux mourir. Je veux mourir.
Bien que le garçon fût très vigoureux, Noël réussit à le maintenir au sol, pesant sur lui de tout son poids. Après de vaines tentatives pour se déprendre de l’étau qui l’enserrait, Ian cessa de bouger. Les deux hommes demeurèrent ainsi, dans une sorte d’embrassade, sur le tapis d’aiguilles de pin. Noël sentit les larmes du garçon sur ses joues. Il attendit longtemps, puis il relâcha peu à peu son étreinte. Ian resta étendu par terre, ses grands yeux sombres fixant le ciel couvert d’étoiles.
— À quoi ça sert, de vivre? Mon père est un meurtrier, il a été pendu, je ne vaux pas mieux que lui.
— Tu n’as pas choisi ton père. Tu n’as pas demandé à naître non plus. Ce que ton père a fait lui appartient. Ce n’est pas à toi de porter le fardeau de ses gestes. Mais tu as le choix de mettre le passé derrière toi et de vivre comme tu l’entends.
Ian ne répondit pas.
— Moi aussi, j’ai voulu mourir quand j’ai perdu mon jeune frère, reprit Noël.
— Comment il est mort?
— Il s’est noyé. Il avait ton âge. J’ai eu beaucoup de chagrin, mais j’ai décidé de vivre.
— Pourquoi?
Noël désigna la chute, et ensuite les étoiles.
— Je ne voulais pas quitter la beauté du monde trop vite. Imagine tout ce que tu perdrais, si tu décidais de mourir.
Ian se redressa lentement. Ses joues étaient encore humides de larmes. Noël lui entoura les épaules de ses mains et lui parla avec affection, comme s’il eût été son propre fils.
— Ta mère t’aime plus que tout au monde. Cet amour, c’est ce que tu as de plus précieux. Personne ne pourra jamais te l’enlever.
L’adolescent garda le silence, puis il déposa sa tête sur une épaule de Noël. Le bruit de la chute remplissait tout l’espace, berçant les deux hommes, tel un chant de paix et d’harmonie.