XXIII

Quelques mois plus tard
Québec, mi-décembre 1862

La carriole glissait sur la route blanche striée d’ombres qui se déroulait à l’infini. Seuls le sifflement des patins sur la neige glacée et le son cristallin des clochettes brisaient le silence du soir. De gros flocons scintillaient dans le faisceau des lanternes suspendues devant la voiture. Fanette et Marie-Rosalie, emmitouflées dans une épaisse couverture de laine pour se tenir bien au chaud, étaient installées sur la banquette tandis que Madeleine, vêtue d’une pelisse et d’une toque de castor, conduisait, fixant attentivement le chemin afin d’éviter les congères que le vent avait formées ici et là en travers de la route.

Laissant son regard dériver sur le paysage qui semblait presque lunaire, Fanette pensa à sa mère. Quelle joie ce serait de la revoir! La perspective de retrouver la petite maison où elle avait vécu une enfance si heureuse la comblait de bonheur. Sa tante s’était toutefois fait tirer l’oreille avant d’accepter d’accomplir ce voyage, prétextant avoir trop de travail sur les bras pour se permettre de quitter son bureau, même pour le temps des fêtes. Pourtant, Madeleine portait une grande affection à sa sœur aînée et se plaignait parfois de ne jamais la voir. Il y avait donc une autre raison qui expliquait cette attitude, mais comme sa tante se confiait rarement sur ses sentiments et ne parlait pour ainsi dire jamais de son passé, Fanette avait deviné entre les lignes que cette réticence d’aller à Québec avait sans doute un lien avec une enfance malheureuse.

La jeune femme tourna la tête vers Marie-Rosalie, qui dormait, la tête posée sur son épaule. Ses joues rondes étaient rosies par le froid. Une immense tendresse l’envahit. Comment ne pas croire en la beauté de la vie devant ces êtres qu’il nous faut protéger et chérir? Elle songea à la merveilleuse nouvelle qu’Amanda lui avait apprise dans une lettre qu’elle lui avait envoyée en juillet dernier. Sa sœur attendait un enfant! Rien n’aurait pu la réjouir autant. Elle avait été cependant bouleversée d’apprendre l’incendie qui avait ravagé l’église du village, la bravoure de Noël, qui s’était jeté dans le brasier pour sauver un enfant de chœur et, comme si cela n’était pas suffisant, la fugue de son neveu, Ian.

Ian a disparu le jour de l’incendie, lui avait écrit Amanda. Il est hanté par ses origines et m’a laissé un mot me disant qu’il voulait à tout prix retrouver son père. Oh, ma Fanette, si tu savais comme cette situation me met au supplice! Comment révéler à mon fils la véritable identité de son père sans le détruire à jamais? Je lui ai menti maladroitement, lui faisant croire que son père était un marin dont le bateau avait fait naufrage au large de Cork. Je suis morte d’angoisse à l’idée qu’il puisse découvrir la vérité.

Fanette était restée sans nouvelles pendant près de deux mois et s’était fait un sang d’encre quant au sort d’Ian. Heureusement, une autre lettre avait suivi, annonçant «le retour de l’enfant prodigue», comme l’avait décrit Amanda. Cette dernière s’était montrée discrète sur les circonstances de ce retour, se contentant d’expliquer qu’Ian avait finalement appris la vérité au sujet de son vrai père, qu’il en avait d’abord été dévasté, mais que, grâce à Noël, le pire avait pu être évité. Fanette avait pressenti que son pauvre neveu avait peut-être tenté de s’enlever la vie, mais dans sa réponse à sa sœur, elle n’avait osé aborder la question de front et avait préféré exprimer son soulagement devant la tournure des événements.

Comme tout aurait été différent si les deux sœurs n’avaient pas été si cruellement séparées et avaient pu se parler de vive voix! Leurs regards, leurs paroles, une simple pression de la main auraient traduit l’ineffable. L’injustice de cette séparation rongeait Fanette. Les années passaient, et tout ce temps précieux, vécu dans l’absence d’Amanda, ne pourrait plus jamais se rattraper. Elle apprenait les joies de sa sœur aînée, ses chagrins, ses craintes, à distance, par le truchement de mots qui finissaient par ressembler à des coquillages vides que la mer rejette sur la rive. Bien qu’elle se réjouît de tout son cœur du fait qu’Amanda attendait un enfant, elle souffrait de ne pas être à ses côtés. Elle ne serait pas là pour lui tenir la main lors de son accouchement, l’encourager dans son labeur, essuyer tendrement son front en sueur; elle ne pourrait pas laver le nouveau-né, le langer, le prendre dans ses bras et le bercer pour lui faire passer ses coliques, ni respirer son doux parfum de lait et d’amandes.

Fanette tint sa fillette contre elle, comme pour se consoler de tout ce bonheur qui lui était refusé, et s’endormit à son tour, bercée par le son des clochettes et le sifflement du vent, sans se douter un instant que sa sœur habitait dans un village huron, à seulement une quinzaine de milles de Québec.


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Une neige duveteuse tombait depuis plusieurs heures, déposant une fine couche blanche sur la ville. Emma Portelance regardait anxieusement par la fenêtre, surveillant la rue Sous-le-Cap dans l’espoir d’y apercevoir la voiture de sa sœur, qui lui avait envoyé un télégramme quelques jours auparavant lui confirmant son départ pour Québec, en compagnie de Marie-Rosalie et de Fanette. Le trajet s’effectuait normalement en deux jours, comprenant un arrêt aux Trois-Rivières; Emma les attendait donc d’un moment à l’autre. Elle laissa retomber le rideau en poussant un soupir d’inquiétude. Le mauvais temps les avait sûrement retardées, ou pire, un accident s’était peut-être produit. Elle se morigéna de broyer ainsi du noir, se rendit dans la cuisine et s’activa aux préparatifs du souper en espérant ainsi chasser ses idées sombres, mais un flot de pensées continuait à déferler dans sa tête. Était-ce possible que Madeleine ait changé d’idée et renoncé à entreprendre ce voyage? Car Emma avait dû user de tout son pouvoir de persuasion pour la décider d’accepter son invitation de venir passer le temps des fêtes à Québec. Dans un premier temps, Madeleine lui avait envoyé un télégramme au ton pour le moins expéditif:


Emma,

Merci pour ton invitation, mais je me suis juré de ne plus jamais revenir à Québec, dont j’ai gardé de pénibles souvenirs.

À toi,

Madeleine


Sur le coup, Emma s’était sentie blessée par le ton sec du télégramme, puis s’était efforcée de faire la part des choses. Madeleine avait effectivement connu une enfance difficile. La mort prématurée de leur mère, la tentative d’Édouard, leur frère aîné, qui était curé de la paroisse Notre-Dame-de-Beauport, de la faire interner dans un asile d’aliénés, le mépris que lui manifestait ouvertement leur sœur Anita, qui rêvait d’un mariage dans la haute société de Québec et que le comportement «anormal» de sa sœur cadette rebutait au plus haut point, tout cela avait renforcé la rancœur et le sentiment de rejet de Madeleine. Le fait qu’elle eût par la suite obtenu un certificat d’enseignante de l’École normale de Québec avec une mention d’excellence avait sûrement mis un peu de baume sur ses plaies, mais les stigmates du passé étaient néanmoins demeurés. Après avoir enseigné pendant quelque temps dans une école primaire de Sillery, Madeleine avait décidé de couper les ponts avec son ancienne vie et de partir pour Montréal. C’était donc dans un esprit de conciliation qu’Emma avait répondu à sa sœur:


Québec, le 14 novembre 1862

Chère Madeleine,

Je sais que tu as gardé des souvenirs pénibles de ton enfance. Je comprends tes sentiments, et je les respecte entièrement. Mais songe que plus de vingt ans se sont écoulés depuis ton départ de Québec. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis. Sans compter que je n’ai jamais eu le bonheur de t’accueillir dans ma petite maison. Tu pourras me reprocher à juste titre que je ne sois jamais allée non plus te voir à Montréal. Mes nombreuses responsabilités au domaine de Portelance et au refuge m’en ont empêchée, mais je n’ai pas hésité à t’envoyer Fanette et Marie-Rosalie, auxquelles je tiens comme à la prunelle de mes yeux. Ce serait une telle joie pour moi que de vous avoir toutes les trois réunies sous mon toit pour Noël! Enfin, fais comme tu l’entends. Sois assurée que, quelle que soit ta décision, je ne t’en tiendrai pas rigueur.

Avec toute mon affection.

Emma

P.-S. À ma dernière visite à Marie, au couvent des Ursulines, notre «petite sœur» m’a longuement parlé de toi. Elle t’envoie tous ses vœux de paix et de bonheur, et espère de tout cœur te revoir.


Ce post-scriptum n’était pas innocent. Bien qu’elle fût la benjamine de la famille, Marie avait défendu avec éloquence sa sœur Madeleine lorsqu’il avait été question de la faire interner. Cette dernière ne pouvait l’avoir oublié, avait raisonné Emma, qui espérait que cette allusion à leur «petite sœur», comme elles l’appelaient avec affection dans leur jeunesse, ferait pencher la balance de son côté. Sa stratégie semblait avoir fait mouche, car la semaine suivante, Emma avait reçu une lettre de Madeleine, dont le ton s’était beaucoup adouci.

Chère Emma,

Loin de moi l’idée de te blâmer pour ce triste passé. Je sais que tu as fait ton possible pour me soutenir dans les moments difficiles. Aussi, j’accepte ton invitation, mais je t’avertis, je ne pourrai rester qu’une semaine, car j’ai beaucoup de pain sur la planche ces temps-ci, avec un nouveau projet de feuilleton qui ne m’inspire guère et me donne bien du fil à retordre.

Affection,

Madeleine

P.-S. Embrasse notre «petite sœur» de ma part.

Le mot «affection» avait touché Emma. Connaissant l’aversion de sa sœur pour les épanchements, elle savait que celle-ci avait fait un effort pour se montrer plus chaleureuse que d’habitude. Mais c’était le post-scriptum en réponse au sien qui lui avait fait mesurer tout l’attachement que Madeleine éprouvait pour leur «petite sœur», attachement qui l’avait sans doute décidée à entreprendre le voyage.


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Emma entendit un bruit de sabots amorti par la neige. Elle se précipita vers la fenêtre du salon et aperçut une carriole d’hiver tirée par deux chevaux qui s’arrêtait devant la maison. Le conducteur, portant une toque et un manteau de fourrure couverts de frimas, un fouet à la main, s’extirpa du siège et mit le pied à terre. Emma reconnut sa sœur Madeleine, bien que son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux lui cachât en partie le visage. Fanette sortit à son tour de la voiture, puis souleva Marie-Rosalie dans ses bras pour l’aider à en descendre. La fillette était tellement emmitouflée qu’elle ressemblait à une petite boule de poils.

Sans même prendre le temps de mettre un châle sur ses épaules, Emma courut vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande, indifférente à la bourrasque de vent et de neige qui s’engouffrait dans la maison.

— Mes enfants, vous êtes enfin arrivées! Entrez vite, avant de vous transformer en bonshommes de neige!

Elle souleva Marie-Rosalie et la serra contre sa poitrine.

— Ma petite chérie. Comme tu m’as manqué!

Les retrouvailles se firent dans un maelström de manteaux, d’écharpes humides et d’embrassades émues. Mère et fille s’enlacèrent longuement, sans dire un mot tellement l’émoi leur serrait la gorge. Madeleine, vêtue d’une robe de soie moirée garnie d’un col de dentelle, se tenait debout, en retrait. Lorsque Emma voulut prendre sa sœur dans ses bras, celle-ci resta raide comme une barre de fer, ne sachant trop quoi faire de ses bras, ce qui n’empêcha pas Emma de planter deux baisers sonores sur ses joues glacées.

— Enfin, te voilà, chère sœur. Il y avait si longtemps que j’attendais ce moment.

Madeleine toussota pour se donner une contenance, mais un flot de sentiments l’envahissait en revoyant sa sœur aînée après ces longues années d’absence. Les deux femmes se regardèrent longuement sans parler, observant sur le visage l’une de l’autre le passage du temps: des fils de cheveux argentés, des rides plus profondes, des ombres sous les yeux, qui exprimaient les soucis de la vie, mais aussi une maturité nouvelle.

— Chère Madeleine, murmura Emma, retenant difficilement ses larmes. Chère enfant.

— Il y a belle lurette que je ne suis plus une enfant! répliqua Madeleine un peu trop sèchement afin de masquer son émotion.

Après que les vêtements d’hiver eurent été mis à sécher près du poêle, Emma servit du thé bouillant accompagné d’une tourtière qu’elle avait confectionnée elle-même.

— Je ne suis pas aussi bonne cuisinière qu’Eugénie, tant s’en faut, mais j’ai fait de mon mieux.

Un voile de tristesse couvrit les yeux d’Emma.

— Tu me parlais souvent d’elle dans tes lettres, observa Madeleine.

— C’était une femme intelligente et sensible, ajouta Fanette avec chaleur. Vous l’auriez aimée, ma tante.

Emma sortit un mouchoir de sa manche et essuya subrepticement ses larmes, prétextant que la fumée que dégageait le poêle irritait ses yeux. À sa grande surprise, Madeleine lui saisit une main et la serra dans la sienne.

— J’aurais voulu la connaître.

Une fois le repas terminé, Fanette, accompagnée par Marie-Rosalie, monta à la chambre qu’elle avait occupée avant son départ pour Montréal, tandis qu’Emma faisait visiter la maison à sa sœur. Elle termina la visite par une pièce petite, mais confortable.

— Tu dormiras dans la chambre qu’occupait Eugénie, lui expliqua-t-elle.

Madeleine fit quelques pas dans la pièce, qui sentait la lavande et la cire d’abeille. Elle remarqua les rideaux de dentelle, le lit couvert d’une couette aux couleurs gaies, le coffre de pin. Un livre avait été déposé sur une table de chevet. Elle le prit et jeta un coup d’œil à la couverture.

— Mémoires de deux jeunes mariées, de Balzac, murmura-t-elle.

— C’était le livre qu’Eugénie lisait avant sa mort, expliqua Emma, la voix enrouée par le chagrin. Je l’avais laissé au docteur Lanthier, mais il me l’a rendu.

Un trouble indéfinissable se fit jour sur les traits de Madeleine.

— C’est mon roman préféré de Balzac. Il y a tant de fraîcheur et de vérité sur les relations amoureuses décrites par les deux héroïnes. J’avoue que j’ai pleuré en lisant la fin, moi qui pleure rarement.

Lorsque Emma la laissa seule, Madeleine se déshabilla, revêtit une robe de nuit chaude et fit sa toilette avant de gagner son lit. Le voyage de deux jours ne l’avait pas fatiguée outre mesure. Elle adorait conduire, surtout l’hiver. Le doux chuintement de la neige sous les patins et les paysages blancs qui défilaient sans fin la grisaient.

Au moment d’éteindre la lampe au kérosène qui se trouvait sur la table de chevet, elle s’attarda de nouveau au roman de Balzac, qu’elle avait remis au même endroit. Elle l’avait lu dès sa parution, en 1841, et l’avait tant aimé que, quelques années plus tard, elle avait fait venir de Paris à grands frais une reproduction au burin du fameux daguerréotype de Balzac exécuté par Louis-Auguste Bisson, où l’on voyait le célèbre écrivain à l’âge de quarante-deux ans, posant pour le photographe, avec une main sur le cœur. Elle avait fait encadrer le portrait et l’avait suspendu devant sa table de travail pour se donner du courage lorsque l’inspiration lui faisait défaut, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour, ces derniers temps.

La tête appuyée sur son oreiller, elle feuilleta le roman, s’arrêtant parfois à une phrase, qu’elle relisait à mi-voix. Elle se rendit compte qu’un signet avait été laissé à la page cent quatre-vingt-trois, et se demanda avec émotion si c’était la dernière page qu’Eugénie avait lue avant de mourir.

«15 janvier.

Ah! Louise, je sors de l’enfer! Si j’ai le courage de te parler de mes souffrances, c’est que tu me sembles une autre moi-même. Encore ne sais-je pas si je laisserai jamais ma pensée revenir sur ces cinq fatales journées! Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l’âme même. Ce n’est pas cinq jours qui viennent de se passer, mais cinq siècles de douleurs. Tant qu’une mère n’a pas souffert ce martyre, elle ignorera ce que veut dire le mot souffrance. Je t’ai trouvée heureuse de ne pas avoir d’enfants, ainsi juge de ma déraison!»

Ce passage ramena Madeleine des années en arrière, ravivant une douleur qu’elle croyait éteinte depuis longtemps. Comme elle avait souffert! Que de nuits sans sommeil à fixer le vide, avec comme seul sentiment l’envie de mettre fin à cette existence absurde et sans but! Il n’y avait rien de plus cruel que la mort d’un enfant, surtout lorsqu’il était le fruit d’une passion aussi dévorante, qui l’avait consumée jusqu’au cœur et l’avait laissée anéantie. Le petit être qu’elle avait tenu contre elle pendant quelques secondes avant qu’il lui soit brusquement arraché par la religieuse était devenu l’image même de ce naufrage amoureux. Et pourtant, les traits de cet homme tant aimé s’étaient complètement effacés. Si je le revoyais aujourd’hui, je ne le reconnaîtrais probablement pas. Avec cette réflexion, un autre souvenir refit surface, celui d’un être exquis, à l’intelligence vive et au talent exceptionnel, qui l’avait consolée de ce premier amour désastreux. Encore une fois, cette relation s’était mal terminée, mais c’était elle qui avait rompu la première, préférant la solitude que de partager l’être aimé avec quelqu’un d’autre. Depuis la rupture, Madeleine avait parfois entrevu le nom de cette personne dans des carnets mondains, mais elle n’avait jamais croisé son chemin de nouveau. Elle murmura, avant de sombrer dans le sommeil: «M’as-tu pardonnée?»



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