I

Montréal
Deux ans auparavant, au début de mai 1862

La salle de rédaction du journal L’Époque bourdonnait de conversations animées. Il y avait de l’électricité dans l’air. Prosper Laflèche, le rédacteur en chef, avait convoqué tous les journalistes ainsi que les typographes, les imprimeurs et même les apprentis, afin d’inaugurer la nouvelle presse à cylindre qu’il avait rachetée à un prix raisonnable d’une imprimerie de Boston en faillite. Laflèche l’avait fait venir par bateau jusqu’à Montréal. Il avait fallu pas moins d’une dizaine d’hommes pour la déposer ensuite dans une charrette attelée à quatre chevaux et la transporter jusqu’au journal.

Madeleine Portelance, portant son costume masculin, son haut-de-forme à la main, se tenait au premier rang, accompagnée de Fanette et de la petite Marie-Rosalie. Cette dernière avait tellement insisté pour aller à l’inauguration que Madeleine avait accepté de bonne grâce. De toute manière, elle ne pouvait résister longtemps aux désirs de la fillette, qu’elle adorait. Il lui avait fallu toutefois user de tout son pouvoir de persuasion pour convaincre son patron de laisser sa nièce et sa petite-nièce assister à l’événement. Prosper Laflèche avait d’abord refusé, prétendant qu’une salle de rédaction n’était pas un endroit convenable pour une jeune femme de bonne famille, encore moins pour une enfant.

— Fanette est non seulement ma nièce, mais aussi ma secrétaire particulière, avait rétorqué Madeleine, indignée. Je tiens mordicus à ce qu’elle soit présente. Quant à sa fille, elle est très bien élevée et ne dérangera personne.

Point final, comme le surnommait Madeleine parce qu’il terminait toujours ses phrases par ces mots expéditifs, avait cédé de guerre lasse, non pas tant à cause de l’entêtement proverbial de cette femme au caractère imprévisible, mais surtout pour ménager sa susceptibilité. La plume de Jacques Gallant, pseudonyme de Madeleine Portelance, valait en effet de l’or: son dernier feuilleton, intitulé Perdition, avait connu beaucoup de succès et apporté de nouveaux abonnés au journal, facilitant même l’acquisition de sa nouvelle presse. Le rédacteur en chef avait donc décidé de mettre de l’eau dans son vin: son portefeuille pesait plus lourd que des considérations de bienséance.

Madeleine jeta un coup d’œil affectueux à sa nièce. Il y avait déjà près de huit mois que Fanette était sa secrétaire particulière, et elle se félicitait chaque jour d’avoir eu la présence d’esprit de l’employer à son service. La jeune femme possédait une bonne plume et avait également un excellent sens de l’observation, sans compter son talent pour le dessin. Leur seul différend s’était produit au sujet de son feuilleton Perdition. En lisant le premier chapitre, Fanette avait tout de suite reconnu sa meilleure amie dans le personnage d’Angéline, une fille de bonne famille séduite et enlevée par un poète sans le sou.

— Si j’avais su que vous feriez de Rosalie un personnage de votre feuilleton, je ne vous aurais jamais fait de confidences à son sujet, avait-elle reproché à sa tante.

— Mais j’ai changé son nom! s’était défendue Madeleine.

— Vous vous êtes quand même inspirée de sa vie privée.

— J’ai pris quelques éléments, ici et là, mais c’est à peine si mon héroïne lui ressemble.

Médusée par la mauvaise foi de sa tante, Fanette avait lu un passage du feuilleton à voix haute:

— «Angéline ne se trouvait pas jolie, bien qu’elle eût des traits fins et de beaux yeux noirs. De santé fragile à la suite d’une méningite qui avait failli l’emporter dans son enfance, la jeune femme n’avait jamais trouvé grâce aux yeux des jeunes gens, de sorte qu’elle n’était pas encore mariée, malgré ses vingt-cinq ans bien sonnés. Elle était cependant secrètement amoureuse d’un jeune homme, Vincent Lasnier, un poète pauvre mais d’une grande beauté, que la mère d’Angéline, une veuve riche qui tenait un salon très couru par toute la bonne société de Montréal, avait pris sous son aile. La jeune femme passait le plus clair de ses journées à rêvasser, poussant parfois l’audace jusqu’à imaginer Vincent lui embrassant délicatement la main ou lui faisant des déclarations d’amour passionnées, mais elle n’avait jamais osé dévoiler son amour au jeune homme. Pour quelle raison Vincent, qui était beau comme un astre, se serait-il intéressé à une vieille fille sans charme comme elle, alors que toutes les jolies femmes qui couraient les salons de sa mère lui tournaient autour comme des mouches attirées par le miel? Angéline était loin de se douter qu’un jour ses rêves deviendraient réalité et que, bientôt, elle commettrait un geste si audacieux, si fou, qu’il la mettrait au ban de la société.»

— Le portrait est assez ressemblant, avait admis Madeleine, mais il s’agit tout de même de fiction.

— Avez-vous songé une seconde au tort que vous risquez de faire à Rosalie en exposant ainsi sa vie dans un roman? s’était exclamée Fanette, les joues en feu. Ne croyez-vous pas que sa situation est déjà assez délicate comme cela?

— Mais elle l’a finalement épousé, son Lucien Latourelle! Je ne vois pas en quoi mon feuilleton pourrait lui porter préjudice.

— Sa vie lui appartient. Vous n’aviez pas le droit de vous en servir sans son assentiment.

Madeleine avait défendu bec et ongles la liberté de l’écrivain:

— Crois-en mon expérience, ma chère nièce, les gens ne se reconnaissent jamais dans les personnages inspirés de leur propre vie. Et quand bien même ils le feraient, l’écrivain leur donne la parole et immortalise leur bref passage terrestre. Et puis ton amie est loin d’être ma seule source d’inspiration. Figure-toi que j’ai déjà eu une vie amoureuse, moi aussi!

Les remontrances de sa nièce avaient malgré tout fait réfléchir Madeleine. Envahie par le remords, elle avait rendu discrètement visite à Rosalie, sans en toucher un mot à Fanette. Bien qu’elle eût semblé surprise de la voir, la jeune femme l’avait accueillie avec un sourire radieux. Ses formes rondes commençaient à paraître sous les plis de sa robe.

— Je venais simplement aux nouvelles, avait dit Madeleine. Alors, comment se porte la future maman?

Rosalie avait effleuré son ventre avec une main.

— Bientôt, il commencera à bouger.

— Il?

— Je mettrais ma main au feu que c’est un garçon, avait répondu Rosalie, les yeux brillants. Il aura des yeux bleus et des cheveux blonds, comme son père.

— Ainsi, vous êtes heureuse, Rosalie?

— Quelle question! Bien sûr que je suis heureuse!

Le bonheur irradiait en effet de tout son être. Il n’y avait aucune trace d’inquiétude ou de contrariété dans ses traits. Rosalie n’avait peut-être pas lu le feuilleton de Madeleine, ou bien cette dernière avait peut-être raison de prétendre que les gens ne se reconnaissent pas dans les personnages qu’ils ont inspirés. Chose certaine, cette visite lui avait enlevé toute culpabilité. Fanette n’avait plus abordé le sujet avec elle, et leurs relations étaient redevenues harmonieuses. Madeleine ne pouvait plus imaginer son existence sans sa nièce et la petite Marie-Rosalie. Dire qu’il n’y avait pas si longtemps, elle ne jurait que par sa sacro-sainte solitude!



imgcenter


La fumée de tabac montait en volutes épaisses vers le plafond de la salle de rédaction. Fanette, tenant sa fille par la main, attendait avec impatience de voir enfin la nouvelle presse, qui avait été recouverte d’une grande bâche lui donnant l’allure d’un mastodonte assoupi. Pendant le trajet vers le journal, sa tante avait expliqué que de grands journaux comme le New York Daily Times, le Philadelphia Public Ledger et La Presse, à Paris, utilisaient des presses rotatives depuis plusieurs années, augmentant ainsi considérablement leur tirage.

— La presse écrite connaîtra bientôt son âge d’or à Montréal! avait-elle prédit, enthousiaste.

Fanette partageait la passion de sa tante pour tout ce qui relevait de l’univers des journaux. Chaque fois qu’elle entrait dans la salle de rédaction de L’Époque, elle était fascinée par l’ambiance qui y régnait, l’odeur d’encre et de papier, le va-et-vient continuel des journalistes, le travail des typographes, des hommes de marbre, des imprimeurs… Elle s’y sentait étrangement à l’aise, malgré le fait qu’il y eût très peu de femmes au journal, à part quelques ouvrières, les press feeders, comme on les appelait, qui plaçaient le papier dans les presses. C’était un travail très dur. Les employées devaient porter des gants pour ne pas se couper les mains. Fanette en avait parlé à sa tante, qui avait soupiré en disant:

— Au moins, ces femmes ont un travail et peuvent nourrir leur famille. Par les temps qui courent, ce n’est pas rien.

Bien que sa mère, Emma, lui manquât beaucoup, Fanette aimait sa nouvelle vie à Montréal et n’avait aucun regret d’avoir accepté de devenir la secrétaire particulière de sa tante. Celle-ci avait beau être excentrique et avoir parfois un caractère ombrageux, c’était une femme attachante et généreuse. Elle lui payait un salaire décent, en plus du gîte et du couvert. Entre une course à faire, une lettre à envoyer à l’un des fervents lecteurs de sa tante ou encore des épreuves à corriger, Fanette devait bien sûr s’occuper de sa fille. Heureusement que la dévouée Berthe était là pour lui donner un coup de main! La fillette, intelligente et espiègle, avait toujours son nez fourré partout, et il fallait garder constamment un œil sur elle, à tel point que Berthe l’avait surnommée «Vif argent».

Comme pour justifier son surnom, Marie-Rosalie commença à tirer sur la main de sa mère.

— Maman, est-ce que ça va commencer bientôt, l’argunation?

— L’inauguration. Mais oui, ma chouette. Un peu de patience.

Sentant un regard braqué sur elle, Fanette tourna la tête et aperçut Arsène Gagnon, un des journalistes de L’Époque. Une plume plantée derrière l’oreille, le reporter l’examinait sans vergogne, comme s’il cherchait à deviner ses formes sous le tissu de sa robe. Fanette fixa le reporter sans ciller, jusqu’à ce qu’il cligne des yeux, mal à l’aise. Quel goujat, pensa-t-elle.

Une porte claqua. Prosper Laflèche, en manches de chemise, un cigare à la bouche, s’avança d’un pas vif vers la machine. Une grosse moustache jaunie par le tabac lui donnait un air renfrogné, mais ses yeux pétillants trahissaient une humeur guillerette. Tous dirigèrent leur attention vers lui.

— Mes chers amis, c’est aujourd’hui un grand jour pour notre journal, annonça-t-il d’une voix tonitruante.

Il désigna la machine.

— Gutenberg a révolutionné le monde avec l’invention de l’imprimerie. Avec les presses rotatives à cylindre, l’imprimé connaîtra une seconde révolution! Et L’Époque sera le premier journal montréalais à la mettre en œuvre. Messieurs, une page d’histoire se vit sous vos yeux!

Madeleine toussota dans un mouchoir, comme pour rappeler à son patron que, bien qu’elle portât un costume d’homme, elle faisait encore partie de la gent féminine. Arsène Gagnon émit un gloussement moqueur, puis enleva sa casquette et lança une œillade appuyée à Fanette. Quelques rires se firent entendre, aussitôt étouffés par un regard sévère du patron.

— Gagnon, garde tes pitreries pour toi!

Le reporter baissa le nez vers ses chaussures. Le rédacteur en chef attendit que le silence revienne, puis tira d’un geste théâtral sur la bâche, révélant une énorme presse rotative déposée sur des briques. Des exclamations de surprise accueillirent le dévoilement de la machine, qui ressemblait à un éléphant appuyé sur ses pattes de devant. Fanette la contempla, fascinée. Elle put distinguer les lettres «R. Hoe & Co.» et «New York» gravées dans la fonte. La structure de métal était surmontée d’un immense cylindre.

— Regardez-moi cette merveille! s’écria Laflèche, d’un ton enflammé. Plus besoin de platine. Le papier s’enroule autour du cylindre, dont la rotation permet d’imprimer avec une vitesse beaucoup plus rapide, et des deux côtés de la feuille, s’il vous plaît! Cette presse peut tirer jusqu’à huit mille exemplaires à l’heure. Huit mille, vous vous rendez compte? Cela signifie que l’on serait en mesure d’imprimer jusqu’à près de cinquante mille journaux en une seule nuit!

Des journalistes et des imprimeurs hochèrent la tête, médusés par ce chiffre astronomique. Fanette et Marie-Rosalie avaient les yeux rivés sur l’étonnante machine. Même Madeleine, à qui il en fallait beaucoup pour être impressionnée, n’en revenait pas de la taille et des rouages complexes de la presse. Le patron fit signe à une demi-douzaine d’ouvriers qui se tenaient discrètement à l’arrière de la salle.

— Nous allons vous faire une petite démonstration de son fonctionnement.

Les artisans s’approchèrent de la machine, presque intimidés. L’un d’eux transportait une forme qui avait déjà été composée. Il l’installa sur une plaque tandis qu’un imprimeur disposait une pile de feuilles dans le magasin et qu’un autre imbibait les bobines d’encre. Un mécanicien abaissa une manette. Le moteur, qui fonctionnait à la vapeur, se mit en branle. Un bruit infernal, fait de cliquetis de métal et de ronflement du moteur, remplit toute la pièce. Marie-Rosalie dut se boucher les oreilles à cause du vacarme. L’un des ouvriers s’exclama soudain:

— Coupez le moteur!

La machine grinça, puis s’arrêta dans un dernier tremblement de ferraille.

— Qu’est-ce qui se passe? s’écria Prosper Laflèche, inquiet.

Un ouvrier, penaud, expliqua que des feuilles s’étaient coincées entre le cylindre et la plaque, enrayant le mécanisme.

Le rédacteur en chef poussa un juron de dépit.

— Vous avez les mains pleines de pouces! Décoincez-moi tout ça, point final!

Les ouvriers s’affairèrent nerveusement, mais en tentant d’extraire le papier, l’un d’eux se prit un doigt dans un engrenage. Du sang gicla. Un pressier commença à maugréer entre ses dents:

— C’est une machine du diable. Les presses à bras, c’est fiable pis ç’a jamais blessé personne.

Des ouvriers l’approuvèrent. Prosper Laflèche les fusilla du regard.

— Assez de rouspétage!

Il se tourna vers le travailleur blessé.

— Lebeault, je t’accorde la journée pour te faire soigner. Quant à vous autres, déclara-t-il en fixant les artisans regroupés autour de la machine, je vous donne une heure pour réparer ma machine, ou ça va barder.

Les hommes se remirent au travail, la mine basse, tandis que Laflèche retournait dans son bureau en claquant brusquement la porte.

Cet incident n’atténua en rien l’enthousiasme de Fanette, qui ne pouvait s’empêcher de songer aux possibilités extraordinaires qu’offrait cette presse qu’un ouvrier avait qualifiée de «machine du diable». On craint toujours ce que l’on ne connaît pas, se dit-elle. Un press boy passa près d’elle, transportant une pile de journaux dans ses bras. Fanette le suivit des yeux, songeuse. Un rêve commençait à prendre forme. À plusieurs reprises, elle avait été tentée d’en faire part à sa tante, mais elle s’en était abstenue, se disant que le moment n’était pas encore venu, que c’était présomptueux de sa part d’imaginer qu’elle pourrait un jour l’accomplir, mais le rêve refusait de disparaître. Aujourd’hui, dans l’atmosphère fébrile de la salle de rédaction, il ne lui semblait plus aussi inaccessible. Ce rêve, elle osait maintenant le nommer: devenir journaliste. Ce soir, je parlerai à ma tante, décida-t-elle.

zwingfinchap.gif