Un funambule, selon le mot de Wim. C'est lors d'une halte du cirque à

Wimereux que son père avait rencontré sa mère, Catherine. Elle était venue en voiture du fin fond de la campagne avec une bande de jeunes filles pour le regarder marcher sur la corde raide, qu'il avait tendue entre deux très hauts édifices, en travers de la grande place de la ville. C'était peutêtre le clocher de l'église et la mairie, Wim l'ignorait, mais son fil couvrait toute la place, et sans filet de sécurité. Maurits, c'était le nom du père de Wim, n'en utilisait jamais. Un filet aurait supprimé tout danger et g

‚ché le plaisir de la foule interdite. Ce soir-là, Catherine était sortie avec Maurits boire un verre, dîner, avant de quitter ses amies et de rentrer chez elle, seule.

Elle était restée avec lui deux mois, accompagnant le cirque jusqu'en Belgique, à Liège et à Mons. Dans une ville tout làhaut dont Wim n'avait jamais su le nom, il y avait deux églises, une à chaque bout de la grande place, chacune avec des flèches de trente mètres de hauteur. Maurits avait tendu son filin entre ces deux flèches, et il avait entamé sa traversée par le beffroi du Sacré-Cúur pour se diriger vers le beffroi de la Reine-des-Cieux. Personne n'a compris ce qui s'est passé.

Catherine avait raconté à sa cousine qu'il avait perdu l'équilibre, surexcité qu'il était par la nouvelle qu'elle lui avait apprise ce matin-là

- une nouvelle qui, elle, ne l'excitait pas du tout : elle était enceinte.

Peut-être était-il fatigué. Ils avaient voyagé presque toute la journée et n'avaient rallié la place qu'en début de soirée. quelle qu'ait été la raison, à michemin, il avait perdu l'équilibre et il était tombé. La foule avait hurlé, les gens s'étaient précipités pour essayer de le rattraper. Il était mort sur le coup, fracassé sur le pavé de la place.

Catherine était rentrée chez ses parents. Elle n'avait que dix-huit ans.

C'était en 1958, une époque o˘ être enceinte en dehors du mariage faisait encore scandale. Mais ses parents avaient veillé sur elle. Son père était un riche fabricant, donc l'argent ne manquait pas. Ils l'avaient envoyée chez une tante à Utrecht, et Wim était né là-bas, dans une petite maternité

très chic. Catherine avait eu des mois et des mois pour raconter ses aventures à ses cousines, des filles très proches de son ‚ge, et c'était l'une d'elles qui avait transmis à Wim ce qu'elle savait.

Car Catherine n'était pas restée longtemps là-bas. Une nuit, alors que tout le monde était endormi, y compris son bébé de trois semaines, elle était partie, abandonnant son enfant. Les hurlements prolongés de ce dernier avaient amené dans la chambre l'une des cousines, qui avait découvert son départ.

" Personne ne voulait de moi, a constaté Wim, mais ils ont cru de leur devoir de me garder. Je suis resté quelques mois avec tante Marie, durant lesquels elle m'a fait baptiser d'un nom de son choix, puis quelques mois de plus avec mes grands-parents, avant de revenir auprès de Marie. L'une des cousines s'est mariée, donc il était temps pour elle d'endosser sa part. Je suis restée avec elle un an, et puis elle a eu un enfant à son tour, donc c'a été les retrouvailles avec mes grands-parents. Peu leur importait ce que leur co˚tait ma garde. Simplement, ils avaient compris que ça les ennuyait de s'en occuper eux-mêmes. J'étais une plaie, personne n'en faisait mystère. Ils répétaient cela sans cesse, avec un soupir et avec le sourire. "C'est une plaie, le pauvre petit, mais qu'y pouvons-nous?" La mère de mon père a fait son apparition quand j'avais huit ans. J'ai passé

deux ans avec elle. Je crois que mes grands-parents maternels lui ont versé

un capital. "

Il nous a raconté tout cela à sa manière pince-sans-rire, sans rien révéler de ses émotions, sans critiquer personne. Son visage s'empourprait légèrement, mais c'était peut-être à cause de l'épuisement d'avoir tant parlé - un flot de paroles inédit chez lui.

" Mes grands-parents paternels m'ont envoyé dans une école publique.

C'était parfait. Ma cousine Renée m'a parlé de mes parents quand j'avais quatorze ans, et notamment de l'histoire de la chute de mon père. Personne n'avait plus entendu parler de ma mère depuis sa disparition, quand j'avais trois semaines. Par la suite elle a refait surface. J'étais étudiant, à

l'université d'Utrecht. Un vendredi soir, elle m'attendait dans la rue alors que je rentrais à la maison, chez Marie.

Elle était dans une belle voiture et portait un élégant manteau de fourrure. Personne ne trouvait à redire au fait de porter de la fourrure, à

l'époque. Elle m'a dit qu'elle voulait me parler, que je vienne vivre avec elle à Amsterdam. Son mari était au courant de mon existence, il m'accueillerait volontiers, ainsi que les trois enfants qu'elle avait eus avec lui.

- qu'as-tu décidé? lui a demandé Silver.

- Rien. J'ai simplement continué mon chemin. Elle m'a appelé, mais je n'y ai pas prêté garde. Le plus drôle, c'est qu'on était en bordure du quartier chaud, et les gens ont d˚ la prendre pour une pute, une pute riche ou une pute avec un riche souteneur. Elle m'a appelé, elle est descendue de voiture et m'a couru après. Les gens riaient. quelqu'un s'est écrié :

"qu'est-ce qui ne va pas, mon gars? «a me plairait d'avoir autant de pot."

Elle était très jolie, vous savez, et elle n'avait que trente-sept ans.

" Elle est venue chez Marie. Elle m'a supplié de venir avec elle à

Amsterdam. Au moins pour de longues vacances. J'étais incapable de lui parler. J'imagine que j'ai eu tort. Mais je ne pouvais oublier de quelle manière elle m'avait abandonné quand j'avais trois semaines. "

Wim nous a appris qu'il était titulaire d'un diplôme de droit, mais qu'il n'avait jamais été capable de garder un poste. Il en avait occupé

plusieurs, mais il ne pouvait supporter les contraintes, la routine, les horaires réguliers. tre un artisan, se charger d'un travail pénible, il s'était dit que c'était la solution. Il fallait qu'il travaille. Après son diplôme, Marie et ses filles n'avaient plus rien voulu savoir de lui.

" Elles auraient pu réagir autrement si je m'en étais tenu à une carrière juridique pour devenir juge. Mes grands-parents étaient morts. J'ai travaillé sur un chantier, et puis je suis passé par toutes sortes de boulots dans le b‚timent. Notamment avec un couvreur. C'était à Liège. Là-bas, il y avait ces maisons, un p‚té de maisons, dont le propriétaire voulait qu'on remplace le toit en zinc par des tuiles. Là-haut, j'étais heureux. Je crois bien que j'étais heureux pour la première fois de ma vie.

- Pourquoi es-tu venu ici, à Londres ? - Tout d'abord, je suis venu lors d'un voyage, en touriste.

Pas cher, juste quelques jours. Je n'étais jamais allé à La Haye.

Je n'étais même pas allé à Bruxelles. Les immeubles de Londres étaient les plus hauts que j'aie jamais vus, c'est-àdire que je n'en avais jamais vu autant à la fois. Et les toits étaient presque tous plats. J'ai songé à

escalader le Parlement, j'ai songé à l'abbaye de Westminster. Je suis arrivé ici il y a quatre ans. Ici, je n'ai jamais pu dégotter de travail dans la construction, seulement en cuisine. Mais ça me suffisait. "

Il a posé les yeux sur sa jambe en suspension, enrobée d'un pl‚tre, et il a frissonné. Nous n'avons rien dit. Nous pensions tous deux la même chose, j'en suis certaine. qu'allait-il devenir? que faire quand la grande, la seule passion de votre vie vous est retirée? J'ai pensé aussi à Jonny et à

la vie terrible qu'il avait vécue enfant. Pire que celle de Wim? meilleure?

identique ? Il était impossible d'en juger. Wim avait-il hérité de son père sa passion des hauteurs, de la marche en plein ciel ? Ou était-il ridicule d'imaginer pareil héritage ? Plus vraisemblablement, il avait souhaité

suivre l'exemple paternel. Peut-être Maurits avait-il été son héros, une figure d'adoration. Il n'en a rien dit. Une chose paraissait certaine : son père était le seul de tous ses parents à ne pas l'avoir abandonné, à ne pas l'avoir laissé tomber ou battu froid. ¿ la place, il était mort.

Jonny avait obtenu une revanche éclatante, un véritable coup de génie. La police l'a capturé le jour o˘ Wim nous racontait son histoire. O˘ et comment l'avaient-ils retrouvé, je n'en sais rien. Par la suite, nous avons appris qu'il avait comparu devant le tribunal de police, sous l'inculpation de coups et blessures sur la personne de Wim. De même que nous n'avons plus jamais revu Liv, Jonny a disparu de nos existences. Mais pas entièrement, pas à jamais.

Depuis lors, je l'ai revu à deux reprises, la première fois pour lui parler. La seconde fois, c'était l'an dernier, quelques jours avant mon mariage. ¿ présent, me connaissant, vous ne serez pas surpris d'apprendre que je n'aie pas porté de robe de mariage ce jour-là, mais, cela étant, je n'avais pas non plus l'intention de me rendre à l'autel en Jean et en caban. Je sortais d'une boutique de Sloane Street avec, dans un sac doré, la robe bleue et la veste que je venais d'acheter, plus spectaculaires que ma tenue, quand je l'ai aperçu assis au volant d'une immense Bentley couleur crème stationnée au coin d'une rue. Il portait un costume, une chemise blanche et une cravate gris argent très brillante, il fumait une cigarette et jetait la cendre par la fenêtre. ¿ une certaine hauteur de Sloane Street, en face des jardins de Sloane Square, le trottoir devient très large. Je me suis assise sur un muret et je l'ai observé.

M'avait-il vue? Je ne sais pas. Si oui, je doute qu'il m'ait reconnue. S'il a songé à moi le moins du monde, il attendait probablement avec bonheur la scène dont j'allais être le témoin l'instant d'après.

Je l'ai pris pour le chauffeur. Cela aurait expliqué qu'il fasse tomber la cendre par la fenêtre au lieu de souiller l'intérieur de la voiture. Il a allumé une autre cigarette au mégot de la première. Une femme d'environ vingt-cinq ans est sortie du magasin de chaussures du coin, chargée de boîtes dans des sacs aussi élégants que le mien. Elle aurait pu être un clone de la Liv actuelle. Peut-être ses cheveux étaient-ils d'un blond plus clair, le maquillage plus chargé, les jambes trois ou quatre centimètres plus longues. J'ai compris que Jonny n'était pas son employé quand il n'est pas descendu lui ouvrir la portière.

Elle a jeté les sacs à l'arrière, s'est installée à côté de lui, l'a embrassé sur la joue. Elle lui a retiré la cigarette de la bouche, a tiré

dessus et la lui a rendue. Je l'ai vu mimer un crochet au visage de la jeune femme, pour rire, un geste que je n'aurais pas aimé qu'il me fasse, ni pour rire ni autrement, il a posé une main sur le volant et s'est inséré

dans le flot de la circulation.

Encore une histoire de réussite sociale fulgurante. Silver l'avait prévu, ou tout au moins un avenir très similaire, alors que nous nous promenions le long de la rive du canal, en chemin pour Torrington Gardens. Jonny était infatigable, m'avait-il soutenu, rien ne l'abattrait bien longtemps. Il finirait par devenir riche, un escroc de grande envergure.

" Après ce qu'il a fait à Wim, il ne va pas écoper de plusieurs années de prison ? Ce n'est pas la première fois. Souviens-toi de l'hôtel Gilmore. Et ce qu'il a fait au père de Liv ? - «a, ils ne le prouveront jamais, avait objecté Silver. Il se peut même qu'on ne le condamne pas. «a sera la parole de Wim contre la sienne. Nous ne l'avons pas vu agir. Et Liv ne se présentera pas devant le tribunal, elle a disparu. "

Nous passions devant l'endroit o˘ la femme qui habitait sur une péniche avait été assassinée, en avril. On n'avait jamais retrouvé le meurtrier. …

tait-ce Jonny? Pour autant que je sache, il n'avait jamais réellement tué

personne, même s'il avait failli. Pourtant, si manquer sa cible, même de peu, c'est encore la manquer, ce n'est jamais aussi vrai que pour un meurtre. Ici, l'épais feuillage de la couronne des arbres qui bordent le canal était jauni, la surface de l'eau était uniforme, du même vert sombre que les feuilles, elle oscillait légèrement comme un liquide dans un plat peu profond. quelqu'un avait planté des fleurs tout près du chemin de halage, dans des tons aussi vifs et variés que ceux d'un étalage de fleuriste. Subitement, j'ai fait remarquer qu'il aurait été vraiment désagréable que Jonny ait été à l'origine de ma rencontre avec Silver.

Savoir qu'elle était due à la mort de quelqu'un était déjà un souvenir assez pénible, car si cette femme n'avait pas été assassinée à cet endroit, et si la police n'avait pas barré l'accès du chemin de halage, je ne me serais jamais risquée dans le passage souterrain, et Silver ne m'aurait pas délivrée de mes terreurs.

" Peu importe pourquoi, a-t-il commenté, pourvu que ce soit arrivé. "

Et, scrutant mon visage inquiet, il a ajouté : " Ne t'en fais pas. "

Nous avons éclaté de rire, et pourtant, le ton de sa voix ne manifestait que l'ombre de la confiance qu'il avait possédée jadis.

Le sort de Wim nous assombrissait l'esprit. Mais il nous rapprochait, car nous nous accrochions l'un à l'autre, en quête de soutien. Silver m'a embrassée, et un homme qui sortait du Prince Alfred nous a sifflés. Nous lui avons adressé un signe de la main en traversant la rue en direction de Torrington Gardens. L'espace d'un instant, ce premier témoignage d'amour spontané de la part de Silver depuis longtemps m'a remplie de joie, j'étais euphorique au-delà des mots.

Les réverbères se perdaient presque dans l'épais feuillage sombre des platanes. Là o˘ s'était dressé l'échafaudage, des fourrés écrasés par les montants et les poutrelles, libérés de leur confinement, se déployaient et s'étiraient vers le haut.

Dans la semi-obscurité, un écureuil a traversé l'herbe haute en courant avant de bondir sur le tronc d'un frêne. Ses yeux scintillaient. Je lui ai souri, je souriais au monde entier. Nous avons utilisé notre clé, sommes entrés dans le hall. Là, nous nous sommes déchaussés et nous sommes montés, chaussures à la main, pour passer devant la porte des Nyland aussi silencieusement que possible.

Subitement, au-dessus et au-dessous de nous, la lumière s'est allumée. Nous étions inondés de lumière, surpris en train de gravir un escalier nos souliers à la main, clairement dans l'intention d'agir à la dérobée. Nous n'avions jamais vu les personnes que nous avons aperçues, sur le palier audessus de nous. Ce devait être des invités des Nyland. Les Nyland, qui se tenaient juste sur le seuil de leur porte, avec la toile abstraite noir et blanc en arrière-plan, et qui leur souhaitaient une bonne nuit. Nous ne nous étions pas aperçus qu'il était si tard. Les gens de notre ‚ge ne se rendent jamais compte de l'heure. Je ne crois pas que nous portions de montre ni l'un ni l'autre. ¿ A l'intérieur de leur appartement, une pendule a sonné onze coups menaçants, à l'instant o˘ Mme Nyland sortait sur le palier et nous demandait une fois encore ce que nous fabriquions, cette fois sans faire précéder sa question d'un " Oh, excusez-moi ! "

" Nous rendons visite à nos amis. "

Le ton de Silver était cassant. Je me suis demandé s'il n'allait pas trop loin quand il a ajouté : " Si cela ne vous plaît pas, je vous suggère d'appeler M. Robinson dans le sud de la France. Il se portera garant et d'eux et de nous.

- Ce qui me déplaît, c'est votre ton..., a commencé Mme Nyland, mais elle a été interrompue par son mari, qui l'a interpellée par son nom d'une voix coupante.

- Vivien!

- Vous pouvez vous rechausser, maintenant. Nous savons que vous êtes là.

Vous n'avez pas besoin de vous faufiler comme des cambrioleurs.

- Vivien, ça suffit ! "

Les invités étaient embarrassés. J'ai senti qu'une sacrée dispute éclaterait chez les Nyland une fois que tout le monde se serait éclipsé, leur porte refermée. Personne n'a rien ajouté.

Nous avons poursuivi notre progression jusqu'au palier suivant, toujours avec nos chaussures à la main, l'air idiot. La lumière s'est éteinte aussi soudainement qu'elle s'était allumée, et je suis presque tombée en arrière dans l'escalier. Je me suis agrippée à Silver et je lui ai chuchoté que nous arrivions peut-être un peu tard, ils avaient d˚ se mettre au lit, mais il m'a dit de continuer, qu'ils préféreraient se relever pour nous ouvrir plutôt que de ne pas nous voir du tout.

Sans doute avait-il raison, mais l'attitude d'Andrew l'a peu laissé sentir.

Il s'est plaint d'être sur le point de se coucher, et pourtant il était habillé. Alison dormait, ainsi que Jason. Pour Jason, c'était vrai, j'en avais la certitude, mais je doutais qu'Alison dorme beaucoup ces dernières nuits, et cette pensée venait à peine de prendre forme dans mon esprit quand elle est sortie de leur chambre en robe d'intérieur, la ceinture nouée si serrée autour de la taille qu'elle en paraissait aussi fine que la mienne.

Nous avons pris place dans le salon. Silver leur a annoncé qu'il leur amènerait Morna le lendemain. Puis il a réclamé à Andrew l'argent qu'il lui devait. Pas loin de cinq mille livres, en comptant le prix du billet de retour de Morna. Andrew a une fois encore avancé le prétexte que l'argent se trouvait dans la chambre de Jason.

" Pourriez-vous vous arranger pour qu'il ne soit plus dans sa chambre à

notre retour, demain, je vous prie ? "

Andrew a haussé les sourcils.

" Etes-vous en train d'insinuer que j'aurais l'intention de ne pas vous rembourser ? - …coutez, vous pouvez pensez ce que vous voulez ", lui a rétorqué Silver, et ses yeux s'étaient posés sur les petits oiseaux de porcelaine, un verdier, une grive, un roitelet, en rang serré sur l'étagère.

" Vous pouvez pensez ce que vous voulez, mais je ne vous demande qu'une chose. Ne comprenez-vous pas que, avec n'importe quel interlocuteur de votre ‚ge, vous auriez eu à verser la somme d'avance, sans attendre de lui qu'il vous finance dans l'attente d'un remboursement? Vous ne croyez pas? -

Pourquoi regardez-vous ces oiseaux? s'est étonnée Alison, comme s'il n'avait pas parlé.

- Je n'en sais rien. Il me semble les avoir déjà vus, mais je ne sais pas o˘, au juste. "

Andrew a repris la parole.

" Combien ? Combien vous dois-je ? "

Silver paraissait plongé dans un rêve. Son regard s'était détaché des oiseaux pour venir se poser sur Alison. Il la dévisageait comme s'il ne l'avait jamais vue. Sans maquillage, les femmes de cet ‚ge peuvent avoir un visage étonnamment jeune. Le seul éclairage de la pièce provenait d'une lampe de faible puissance. Il la regardait et paraissait avoir du mal à

s'arracher à cette vision.

" Cinq mille livres, mais je n'attends pas de vous que vous payiez le billet de Morna.

- Je pense que non, en effet, a répliqué Andrew, mais pour- quoi pensait-il que non, cela restait un mystère, puisqu'elle se rendait en Australie pour son compte, en tant qu'accompagnatrice de l'enfant qu'il considérait comme le sien.

- Ce qui ramène la note à trois mille huit cent quatre-vingtdix livres.

J'ai un reçu, mais pas sur moi. Je vous montrerai le talon de chèque, si vous voulez. "

Un filou pouvait écrire n'importe quoi sur un talon de chèque, voilà la réflexion qui a traversé l'esprit d'Andrew. Et puis j'ai pu lire dans ses yeux - pour la première fois - que nous n'étions peut-être pas les créatures probes que nous prétendions être. Il est vrai que nous leur avions procuré des passeports et que Silver avait les billets d'avion en main, mais ils ne possédaient aucune garantie de leur authenticité.

Des faussaires expérimentés pouvaient facilement fabriquer des billets d'avions. Ils avaient notre promesse, mais rien que notre promesse, d'emmener Jason en Australie et de les conduire sans encombre à Heathrow le jour suivant. Rien qu'une promesse, de la part d'individus dont ils ne savaient rien...

Silver a sorti son chéquier de sa poche. Il était plié en deux, et il avait un aspect douteux et peu engageant. Il avait oublié et j'avais oublié

que nous leur avions raconté, voici des semaines, que nous nous appelions tous deux Brown. Nous vivons dans une société o˘ le nom de famille revêt sans doute moins d'importance que jamais depuis le Moyen ¬ge. Pour eux, nous étions Silver et Clodagh. Andrew a regardé le talon de chèque puis le chèque suivant, non utilisé.

" qui est-ce, M. R. Silverman ? a-t-il demandé.

- Moi, bien s˚r. "

Alors Silver s'est rendu compte de la situation. Il allait s'expliquer, il se serait expliqué si Alison n'avait pas l‚ché un hoquet de surprise. Elle s'est levée. J'ai cru qu'elle allait s'écrouler, et je me suis moi-même levée d'un bond, pour la rattraper par le bras. Elle s'est levée, immobile comme une statue, en regardant Silver, et lui, comme quelques instants plus tôt, l'a dévisagée.

" Vous avez déjà vu ces oiseaux ", lui a-t-elle révélé d'une voix fluette, distante, tout à fait à l'opposé de son ton de voix habituel, très timbré.

" Et vous m'avez déjà vue. Oh, Michael, tu ne te souviens pas ? "

ENFIN, NOUS SOMMES rentrés à la maison, oubliant Vivien Nyland. Elle dormait, sans nul doute. Il était deux heures du matin. Les lumières étaient éteintes, il n'y avait personne dans les rues, et tout était silencieux, comme à la campagne, en dehors du bourdonnement des grandes artères. Silver avait l'air très p‚le sous l'éclairage de l'entrée, encore plus p‚le que d'habitude. Ses mains étaient glacées.

" Depuis quand savais-tu ? lui ai-je demandé.

- Je l'ignore. On ne peut pas affirmer que je savais. Parfois, j'avais une sensation, une espèce d'impression de déjà-vu.

quand tu as sorti les morceaux de ce petit oiseau brisé de la poche de ton jean, ça m'a vraiment perturbé. C'était comme si la lumière du soleil entrait dans une pièce, tu vois ce que je veux dire ? - Bien s˚r.

- Décidément, ces poches de jean ont bien des comptes à rendre... "

Nous sommes montés pour aller directement dans notre chambre. Nous nous sommes allongés sur le lit.

" Et ensuite, quand Andrew nous a parlé de Diana, nous a indiqué que la mère d'Alison s'appelait Diana, c'est presque devenu une certitude. Et je n'en avais pas envie. Je crois qu'à ce moment-là, j'ai compris que je n'avais pas envie de savoir qui m'avait enlevé.

- Le vaisseau dans la bouteille ? - Je t'avais évoqué ce souvenir que je gardais d'un bateau.

Parce qu'on était sur la côte, en bord de mer, tout le monde a cru que ça signifiait qu'on m'avait emmené sur un bateau. Les petits enfants parlent de bateaux, pas de vaisseaux, mais ce souvenir, en fait, c'était un vaisseau dans une bouteille. "

Ils avaient emporté les oiseaux de porcelaine de leur domicile, lui avait raconté Alison, car pour elle ils représentaient le foyer. En voir un se briser l'avait complètement bouleversée. Elle n'avait plus vu le vaisseau dans la bouteille depuis des années, jusqu'à ce qu'elle le revoie ici, au 4E, sur une étagère de la chambre destinée à Jason. Il lui avait plu de croire que Louis Robinson l'avait placé là exprès pour Jason, mais elle avait probablement pris ses désirs pour des réalités.

Sa mère l'avait donné à feu l'épouse de Louis, Helen, en venant la voir à

Londres, car Helen avait admiré cet objet lors d'une de ses visites en Cornouailles. C'est là qu'Andrew l'avait interrompue. Alors j'ai compris qu'il n'en avait rien su, qu'Alison ne lui en avait jamais parlé. Avaitelle cru qu'il ne comprendrait pas ? Fronçant le sourcil, il s'était écrié : " Es-tu en train de nous expliquer que ta mère a enlevé un enfant de trois ans? Comme ça, elle l'a kidnappé et l'a emmené avec elle ? - De la même manière que nous avons enlevé Jason. "

Elle a confirmé d'un hochement de tête.

" Elle l'a enlevé et l'a emmené avec elle.

- C'est tout à fait différent, et tu le sais.

- Vraiment? De mon point de vue, c'est la même femme qui désire désespérément un enfant. "

Elle a l‚ché un profond soupir.

" Pas ma mère, Andrew, moi. C'est moi qui ai enlevé Michael. C'est comme ça qu'il s'appelait, il me l'a dit, Michael. "

Il l'a dévisagée, et son visage a subi un changement radical, terrible. En l'espace d'un instant, il a vieilli.

" Je n'y crois pas. Tu es folle. Cet endroit t'a rendue folle. "

J'ai vu un abîme s'ouvrir entre ces deux-là, et j'avais beau mourir d'envie de connaître la suite de l'histoire, le pourquoi et le comment, j'avais peur de l'explosion qui pourrait s'ensuivre s'il s'en disait davantage. Et pourtant, il fallait en dire davantage. Silver était assis, penché en avant, la tête inclinée, les genoux posés sur les coudes, silencieux. La lumière de la lampe se reflétait sur sa tignasse de cheveux clairs. J'ai remarqué qu'il avait les poings serrés. Pour s'empêcher de trembler?

J'avais rarement vu mon Silver, si calme et si constant, aussi affecté.

Alison s'en est aperçue elle aussi, et son visage s'est empreint d'une grande tendresse. C'était le regard qu'elle posait parfois sur Jason.

Dehors, dans la rue, une sirène d'ambulance s'est mise à hululer. Andrew est allé à la fenêtre et l'a fermée en la claquant. La pièce a tremblé.

" Je ne comprends pas. "

Le ton était glacial.

" J'aimerais que tu t'expliques.

- Je savais qu'un jour il le faudrait, a reconnu Alison. Je savais que viendrait le moment de rendre des comptes. Eh bien, ce jour est finalement une nuit, n'est-ce pas? C'est la nuit à nulle autre pareille. "

Silver a levé les yeux. Il s'est exprimé d'une voix très éloignée de son ton léger et plaisant habituel.

" Continuez, s'il vous plaît. Je veux savoir. "

Elle m'a lancé un coup d'úil, je ne sais pas pourquoi, peutêtre parce que j'étais la seule autre femme présente. Elle s'est levée et s'est assise à

l'une des chaises de la table. Peut-être avait-elle besoin de se tenir droite pour nous raconter.

" Tu estimes que j'étais folle. Je l'étais, j'imagine... à l'époque.

J'avais vingt-trois ans. Je n'en avais que dix-huit lorsque je me suis mariée. Charles Barrie avait quinze ans de plus que moi, mais cela ne le rendait pas si vieux pour autant.

Il m'a quittée au bout de quatre ans, il m'a annoncé qu'il ne supportait pas mon désir permanent de bébé. Il me reprochait de ne plus parler de rien d'autre. Et même, je n'avais envie de faire l'amour, soulignait-il, que pour mettre un bébé au monde. "

Andrew a l‚ché un borborygme de dégo˚t. Elle a répliqué en haussant ses épaules menues.

" On m'a prévenue que mon avortement avait causé des lésions, il avait été

pratiqué par une ex-infirmière, je n'aurais vraisemblablement jamais d'enfant. C'était après le départ de Charles. Je vivais seule dans notre maison de Falmouth, et un jour, je suis allée en voiture rendre visite à ma mère. Elle n'était pas bien, une grippe estivale ou je ne sais quoi. Je me suis arrêtée devant une boutique, une sorte de bazar de village, et je lui ai acheté du lait, un flacon d'aspirine et le journal du matin. C'est étrange, non, de se rappeler tous ces détails? Le moindre détail... Je suis retournée à la voiture et j'ai aperçu un petit garçon à la lisière du bois.

Enfin, ce n'était pas réellement un bois, plutôt un massif d'arbres entre la route et le champ, au sommet de la falaise. Il m'a regardée et m'a dit :

"Je veux ma maman". "

Silver a émis un son inarticulé, sous le coup de la souffrance, ou du souvenir. Je n'aurais pas su trancher. Alison semblait vouloir poser la main sur lui. Si elle faisait ça, me suis-je dit, si simplement elle posait la main sur son bras, il la frapperait. C'était une idée folle, jamais il ne ferait ça, jamais, pas Silver. Elle est restée assise, très tranquille, les mains sur la table.

" Savez-vous ce que j'ai pensé? Supposons que cet enfant réclame sa mère en parlant de moi? Supposons que c'était moi qui lui manquais, moi qu'il voulait? Et je me suis dit, je vais faire en sorte que ça soit moi. Je vais faire en sorte qu'il me veuille, moi. Je lui ai répondu : "Je vais te ramener à ta maman", et je l'ai pris dans mes bras, je l'ai installé dans la voiture. "

Elle s'est retournée vers Silver.

" Je devrais dire, je vous ai pris dans mes bras et je vous ai installé

dans la voiture. "

Rien ne laissait paraître qu'il avait compris ce qu'elle venait de dire. Il conservait la même position, assis, immobile.

" Je ne suis pas allée chez ma mère. Je ne lui ai jamais apporté le lait, l'aspirine et les journaux. J'ai fait demi-tour et j'ai roulé jusque chez moi. Vous m'avez donné votre prénom, Michael. quand je vous ai ramené à la maison, o˘ votre mère n'était pas, vous vous êtes mis à pleurer. "

Alors Silver a parlé : " Je me passerai des détails. "

Elle a paru sincèrement surprise.

" Je suis désolée. Je n'imaginais pas que cela vous... enfin, vous blesserait. Pas si longtemps après.

- Vous avez imaginé à tort. "

Andrew a paru approuver la réponse de Silver. Il a opiné du chef, pour luimême. Et voilà que subitement tout le monde se rangeait contre Alison, et j'étais du nombre. J'ai essayé de ne pas montrer ce que j'éprouvais, car je me sentais tout aussi désolée pour elle.

" Je vous ai gardé avec moi trois jours. Je me suis occupée de vous, je vous ai donné tout ce que vous vouliez. Je vous ai aimé. Vous aviez tous les g‚teaux, tous les chocolats que vous vouliez. J'avais des jouets pour vous. "

Alison pleurait, à présent. Son visage n'était pas déformé, mais des larmes lui coulaient sur les joues.

" Ma mère est passée à l'improviste. Elle était dans une colère noire, pas du tout compréhensive. Je n'avais pas vu les journaux, je n'avais ni regardé la télévision ni écouté les nouvelles. Je m'étais entièrement centrée sur vous, Michael.

J'ignorais qu'il y avait eu tout ce remue-ménage. Ma mère m'a avertie, soit je la laissais vous ramener, soit elle allait directement trouver la police. "

Elle s'est essuyé les yeux.

" Pour elle, tout allait très bien. Elle avait eu trois enfants.

Elle vous a ramené. J'ai cru mourir, j'étais bouleversée, je suis vraiment devenue folle. Je ne pouvais pas supporter la vision de ce bateau dans une bouteille parce que vous l'aviez aimé, vous aviez joué avec, vous le posiez à côté de votre lit le soir.

J'ai demandé à ma mère de vous emmener loin, de vous retirer de ma vue. "

Andrew s'est levé et il est sorti de la pièce. Il a claqué la porte comme il avait claqué la fenêtre. ¿ présent, Alison sanglotait, la tête posée sur la table. Son corps était parcouru de soubresauts. Silver se tenait debout au-dessus d'elle. Exactement de la même manière que je m'étais figuré, dix minutes auparavant, qu'elle allait le toucher, je me suis figuré qu'il allait la toucher. Mais non.

" Cessez de pleurer, Alison. "

Entendre prononcer son prénom l'a aidée. Il l'a répété.

" Cessez de pleurer, Alison. Cessez tout de suite. "

Elle a levé la tête. Sa figure était rouge et gonflée, un paysage humide, ponctué de nuages et de trouées. Même ses cheveux étaient trempés. Elle a passé ses doigts dedans.

" Je suppose que vous n'allez plus rien vouloir faire pour nous, maintenant. Cela va vous retirer toute envie de nous aider.

- Ne dites pas de sottises. «a ne change rien. "

Pourtant, cela changeait énormément de choses. Alors que nous étions tous deux allongés sur notre lit, côte à côte, cette nuit-là, j'ai senti que, s'agissant de nous deux, toute notre attitude à leur égard avait changé.

Nous nous étions toujours méfiés d'Andrew et, tout en tenant compte de sa situation et de la détresse dans laquelle il se trouvait, nous ne l'aimions guère. Mais Alison s'était montrée une femme parfaite, pleine d'abnégation, maternelle, d'une patience et d'une gentillesse immenses. Si, ces derniers temps, nous avions fini par voir en Andrew un père moins convenable qu'à

première vue, Alison était restée une mère idéale, à tel point que le parti pris des services sociaux contre elle, et quel qu'en soit le motif, nous paraissait infondé et cruel. Maintenant, elle se révélait comme une femme qui, sans l'intervention de sa mère, aurait un casier judiciaire. Nous nous demandions tous deux dans combien d'autres tentatives de s'approprier un bébé elle s'était lancée, car nous ne pouvions croire qu'elle s'était contentée de demeurer sans enfant pendant les seize années qui avaient séparé l'enlèvement de Silver de l'adoption de Jason.

J'ai demandé à Silver quel lien il existait entre Diana Lomax et les Robinson. Il m'a rappelé la gratitude de son père envers cette femme et la gêne de cette dernière (qui s'expliquait désormais) devant ses débordements.

" Papa savait que Diana avait des amis quelque part dans Maida Vale. Il voulait savoir qui ils étaient et o˘ ils habitaient, il avait eu envie de les inviter tous à dîner quand Diana avait séjourné chez eux. Je me souviens qu'elle avait refusé de le lui indiquer. Je me souviens de sa seule visite dans notre maison, quand elle avait mis les points sur les i.

Elle soutenait n'avoir rien fait en réalité, elle refusait toute gratitude, et il l'a forcée à lui déclarer qu'il valait mieux en rester là. Elle entendait par là, ne pas chercher à se connaître davantage. Elle lui a demandé de ne plus lui écrire et de ne plus lui téléphoner. Je m'en souviens, parce que l'atmosphère avait tourné au vinaigre. J'avais à peu près onze ans.

- que redoutait-elle ? - Oh, principalement, je pense, que si les familles se rapprochaient, ce dont papa avait envie, j'aurais pu revoir Alison et la reconnaître. Ou que je puisse reconnaître quelque chose de cette maison.

Diana avait déménagé pour partager son logement avec Alison.

" Maman était tout à fait d'accord. Elle ne voulait pas que nous continuions de fréquenter Diana, elle répétait qu'elle et papa n'avaient rien en commun, et papa a fini par admettre, au bout de huit ans, que Diana n'avait fait que son devoir, elle avait agi comme aurait agi n'importe qui.

quant à Diana, je vois bien que son embarras était tout à fait naturel.

Après tout, c'était sa fille qui était fautive. Elle ne m'avait pas découvert et ramené par sens du devoir, par esprit de civisme ou que sais-je encore, mais pour sauver la peau de sa fille. Tout ce qu'elle voulait, c'était creuser un grand intervalle dans le temps et dans l'espace entre sa famille et nous, les Silverman.

Elle n'y est parvenue qu'en mourant. Papa avait continué de la poursuivre de ses coups de téléphone et de ses lettres. Je crois qu'il ne pouvait pas supporter l'idée de quelqu'un refusant de se lier d'amitié avec lui. Il y avait chez lui comme une volonté de harcèlement, sauf qu'il ne harcelait pas véritablement. quand j'ai grandi, je me suis demandé s'il n'avait pas été attiré par elle, ce qui aurait tout expliqué, mais je ne crois pas.

- Alison lui ressemble-t-elle ? - Assez, oui. Je l'ai perçu, ça aussi, lors de notre première rencontre, mais à mon insu. Je pense que c'est ça qui m'a attiré vers eux, une sorte de familiarité. Non pas qu'Alison m'ait rappelé

la femme qui m'avait enlevé, mais le fait qu'elle ressemble à Diana Lomax.

J'ai dit que mon père n'était pas attiré par elle. Premièrement, je suis certain qu'il est strictement monogame, il adore maman, et deuxièmement, Diana...

je n'aime pas dire ça d'une femme, ça me rappelle Jonny...

mais enfin, elle était très ordinaire. J'imagine qu'elle avait été beaucoup plus jolie autrefois, mais elle était toute ridée, très mince, un peu maigrichonne.

- Moi, je suis mince, ai-je observé.

- Toi, tu es jeune. Oh, Clodagh, embrasse-moi, serre-moi.

Allez, dormons. "

Morna est venue avec nous rendre visite à Wim. Elle était tout emballée par son nouvel amoureux et par la longue nuit qu'ils avaient passée ensemble.

Elle avait le visage rayonnant, les yeux brillants, et je me suis demandé

si moi aussi je n'avais pas reçu quelque chose comme la beauté en partage quand j'étais avec Silver, au début. Wim a paru à peine la reconnaître. Il avait dans le bras une perfusion, suspendue à une potence en forme de portemanteau, et il était sous anticoagulants à cause d'un caillot de sang qui s'était formé dans sa jambe blessée. Il a détourné le visage. Ce jour-là, il ne devait pas nous tenir par la main.

Au bout d'un moment, il a retrouvé la parole. La police avait passé presque toute la matinée avec lui. Jonny avait été inculpé, mais les policiers désiraient davantage d'informations. D'o˘ venait cette hache dont Jonny s'était servi? Comment avait-il accédé à l'appartement? que voulait-il dire, par les toits? Ils avaient questionné le couple d'Indiens, M. et Mme Clark, et même Max et Caroline Bodmer, tellement ils étaient convaincus que Jonny avait d˚ entrer en passant par la fenêtre d'une autre maison de la rangée.

Nous avions apporté à Wim plusieurs plaquettes de chocolat aux fruits et aux noisettes. Il les a laissées sur sa table de nuit, les regardant à

peine. Cinq minutes avant notre départ, il s'est un peu rehaussé et nous a annoncé, sans préambule, sans prélude à pareille déclaration : " Dès que je sors d'ici, je me tue. "

que dit-on face à ça ? " Une fois rentré à la maison, tu te sentiras autrement ", ou bien : " Il ne faut pas parler comme ça "? ¿ la maison, de toute façon, o˘ était-ce? que faitesvous quand votre vrai foyer ne vous est plus accessible ? Nous l'avons embrassé, Morna et moi sur les lèvres, Silver sur le front. En descendant l'escalier de l'hôpital, je me sentais au bord des larmes. J'avais vu le mal et ses conséquences, et c'était la première fois. Tout ce que j'avais pensé du mal jusqu'alors n'était que pure ignorance, folie, incapacité à comprendre. Le jour o˘, la veille de mon mariage, j'avais entrevu Jonny au volant de cette voiture aux formes voluptueuses, je me suis souvenue du mal qu'il avait causé, de ma tendance à sourire devant sa réussite, à le féliciter intérieurement d'avoir su attirer cette blonde tapageuse, le tout s'évanouissant dans la fumée d'une cigarette.

Si les prisonniers du 4E étaient satisfaits de la perspective d'avoir Morna pour convoyeuse et ange gardien temporaire de Jason, ils n'en ont rien laissé paraître. Ils lui ont serré la main, l'ont remerciée à leur manière sommaire et, naturellement, lui ont proposé un verre du vin qu'ils servaient à tous.

Elle s'est montrée exubérante, pleine d'enthousiasme devant la mission qui l'attendait, s'est rapidement liée d'amitié avec Jason, qui l'a prise par la main pour la conduire dans sa chambre, lui montrer ses possessions, le vaisseau dans la bouteille. Alison et Andrew se contenaient, l'air maussade. Une atmosphère de dispute pas si lointaine était presque palpable dans la pièce. Andrew était le genre d'homme à nourrir de la rancune. ¿ mon avis, il aurait pu tenir grief à Alison de son acte pour toujours. Alors que Morna était sortie de la pièce, elle s'est remise à parler, une fois encore, de Diana Lomax, à voix basse : " Ma mère trouvait terriblement malheureux que votre père ne veuille pas... enfin, la laisser en paix, Michael. Elle avait peur qu'il ne finisse d'une manière ou d'une autre par découvrir Louis et Helen Robinson, qu'il se lie avec eux et, à travers eux, qu'il tente de se rapprocher d'elle. Elle avait été à l'école avec Helen, elles étaient amies depuis toujours, mais après ce jour o˘ votre père avait refusé de se laisser dissuader, elle avait prévenu qu'elle ne retournerait plus jamais séjourner chez les Robinson. «a l'a rendue paranoÔaque, elle craignait de le rencontrer par hasard dans la rue, ou alors votre mère et lui, un jour o˘ elle serait de sortie avec Helen et Louis. Je sais que votre père ne pensait pas à mal, Michael, mais elle prenait ça comme de la persécution.

- Cela vous ennuierait-il de m'appeler Silver, je vous prie ? Comme tout le monde.

- Oh, oui. Oui, bien entendu. "

Après quoi, elle a renoué avec son habitude antérieure, en ne l'appelant par aucun nom.

" Les Robinson continuaient de venir séjourner chez nous.

Enfin, chez elle. J'étais à Plymouth, o˘ je suivais des études commerciales. "

Cela m'a presque fait rire, au souvenir de Grand Union, mais il aurait été

déplacé de rire.

" Ils se trouvaient à Falmouth, ma mère était mourante. Elle était à

l'hôpital, et elle est morte pendant leur séjour là-bas.

" Nous sommes restés en contact. Helen était ma marraine.

Par la suite, les choses ont pas mal changé. J'habitais dans le Nord, et Andrew ne les appréciait pas trop, n'est-ce pas, chéri? - Je crois que j'ai apprécié la grande gentillesse que Louis Robinson nous a faite en nous permettant d'habiter ici. "

Andrew s'exprimait très froidement.

" que je les aime ou non, ça n'est pas le problème. "

Morna est revenue, Jason la tirant par la main. J'ai vu que j'étais évincée dans son cúur, et ce n'était que mieux. Elle l'a embrassé pour lui dire au revoir en l'assurant qu'ils se reverraient sans tarder. Ils partaient ensemble à l'autre bout du monde.

" Là o˘ l'eau descend dans le trou pour faire le tour de l'autre côté ! a hurlé Jason.

- C'est exact. Absolument. ¿ mercredi. "

Il avait envie de sortir sur le balcon pour lui faire signe de la main quand elle passerait dans la rue. Andrew lui a ouvert la fenêtre, et il a grimpé à l'extérieur. Nous l'avons regardé agiter vigoureusement la main, en insistant bien trop longtemps, à la manière des enfants. Morna avait d˚

tourner la tête dans sa direction plus d'une fois. Alison a poursuivi comme si on ne l'avait jamais interrompue : " ¿ la mort d'Helen, j'ai écrit à

Louis. Je me suis arrangée pour descendre à Londres assister à

l'enterrement, mais Andrew n'a pas pu. Après ça, Louis est allé habiter dans leur maison, en France. Ils y descendaient toujours pour de longs séjours. Ma mère s'était rendue là-bas, chez eux, et moi aussi.

Mais Louis a décidé de s'y installer. Cet endroit, cette maison, ici, c'était à peu près comme c'est maintenant. Occupant à l'origine la partie inférieure tout en possédant la totalité, Louis et Helen n'étaient finalement restés propriétaires que du troisième étage. Les deux étages du dessous avaient été vendus et le dernier, ainsi que le rez-de-chaussée, étaient vides. ¿ A mon avis, Louis s'est dit que s'il décidait de s'installer en France de façon permanente, il vendrait les troisième et quatrième étages en duplex. "

Andrew se montrait de plus en plus impatient.

" Faut-il que nous subissions cet état des lieux? Tu t'exprimes comme un agent immobilier, bon sang !

- Je suis désolée. quand les ennuis ont commencé à propos de Jason, nous n'avons pas pris contact avec Louis, c'est lui qui l'a fait. Il s'était procuré les journaux anglais et il avait lu tout ce qui nous concernait. Il nous a proposé cet endroit en guise de refuge, si la situation devenait désespérée, et après la caravane, l'hôtel et le bed & breakfast, c'a été le cas. Je savais que les Silverman habitaient quelque part aux alentours, mais quelle importance ? Nous ne sortirions jamais. qui plus est, c'était ma mère qu'ils avaient connue, pas moi, et... (elle a regardé Silver presque craintivement.)... le petit garçon serait devenu un adulte.

- C'est une étrange coÔncidence ", ai-je remarqué.

Andrew a secoué la tête.

" Ce n'est pas du tout une coÔncidence. Les seuls points de comparaison, c'est que la mère de la criminelle qui avait enlevé un enfant se trouve avoir eu des amis qui habitent à moins de huit cents mètres des parents de cet enfant. "

C'était vrai. Mais ce n'était pas tant la véracité de l'affirmation d'Andrew qui m'a frappée que sa froideur farouche, qui m'a laissé entendre que son mariage avec Alison était condamné, touchait peut-être à son terme.

Tant qu'ils avaient vécu dans l'opulence, avec une jolie maison et une belle voiture, leurs professions, de l'argent à la banque, leur couple était resté solide, mais il n'avait pas possédé suffisamment de force pour résister à leur confinement dans cet appartement, prisonniers, dans la crainte et le désespoir. Ils ne se soutenaient pas mutuellement. L'un comme l'autre, ils aimaient Jason, ça, je le voyais bien, mais ils l'aimaient séparément, en tant qu'individus. Avant peu, l'un ou l'autre demanderait à

cet enfant de prendre parti, d'en soutenir un contre l'autre. Je les observais, en songeant à tout ceci, encore assaillie de doutes sur le bien-fondé de notre démarche, quand Silver a demandé très poliment s'il pouvait rappeler à Andrew sa dette de trois mille huit cent quatre-vingt-dix livres. Peut-être voudrait-il bien s'en acquitter tout de suite, avant que Jason n'aille se coucher, puisque l'argent se trouvait apparemment dans sa chambre.

" Cela va vous déplaire, a répliqué Andrew, mais c'est égal ; si ça ne vous ennuie pas, pour vous rembourser, j'attendrai de m'assurer que Jason est bien en route.

- En ce cas, je conserverai vos billets d'avion.

- Cela vous regarde. "

…trangement, les découvertes de ces dernières vingt-quatre heures avaient durci l'attitude d'Andrew à l'égard de Silver.

La sympathie avait cédé la place au ressentiment. On e˚t dit que Silver ajoutait à l'affliction qui pesait sur Alison, ou qu'Andrew l'en rendait responsable. ¿ moins qu'il ne se f˚t agi de simple jalousie, de celle qui subsiste quand l'amour s'est enfui.

" Mieux vaudrait ne pas nous disputer, a observé Silver.

- Je ne me dispute pas. Je veille simplement sur les miens. "

Mais qui étaient les " siens "? Certainement pas Jason, qui, s'il appartenait à quelqu'un, devait revenir, pouvait-on estimer, aux autorités locales. Une pensée pénible. Et pas Alison, qui était sa femme, mais que je soupçonnais de ne plus avoir été son amante depuis des lustres. quand il avait prononcé ces mots, les yeux d'Alison s'étaient posés sur lui, mais il avait refusé de soutenir son regard.

" C'est l'heure de coucher Jason, a-t-elle rappelé. Dis bonne nuit, Jason.

"

Il n'a pas protesté. Il est venu à nous, m'a embrassée, a tendu la main à

Silver, et par ce geste s'est mué en vrai petit homme, grave et courtois.

Sans attendre le retour d'Alison, nous sommes partis, avec un au revoir sec à Andrew. Je m'attendais à ce qu'il claque la porte derrière nous. Au lieu de quoi, il nous a laissés gagner la sortie tout seuls.

Silver était en colère, une colère froide et silencieuse. Nos souliers à la main, nous sommes passés devant la porte des Nyland sur la pointe des pieds. Il m'a chuchoté que si cela n'avait pas été pour Jason, s'il n'avait pas été convaincu que ces parents imparfaits valaient mieux que pas de parents du tout, il aurait renoncé à toute l'entreprise.

" Tu la détestes, ai-je conclu.

- Disons que je déploie de gros efforts pour m'en empêcher. Au moins, je sais maintenant que je n'ai pas été abandonné sur une plage à marée montante. "

Le premier épisode de l'histoire de Nelima Patel était paru dans le journal du dimanche. Si elle possédait une forte personnalité, un caractère intéressant, quoi qu'il en soit, rien de tout cela ne transparaissait.

Manifestement, ce récit avait été rédigé pour elle par un journaliste spécialisé dans les clichés et les métaphores usées jusqu'à la corde. J'ai retiré la page et je l'ai pliée à l'intérieur de mon journal. Je la regarde à présent. quel emploi comptais-je en faire, je n'en sais rien. Il est vrai que cette lecture m'a appris quantité de choses sur une jeune fille née à

Bradford de parents nés à Bénarès, mais je n'y ai rien trouvé de très personnel, et rien du tout sur Jason.

Son existence ne débuterait qu'avec le prochain épisode.

Onze années jaunissent le papier journal et en effacent l'odeur d'encre d'imprimerie. La photographie floue, un instantané très agrandi, montre Nelima avec ses parents, ses trois súurs et son frère dans un jardin minuscule, exigu, pas entretenu, sur un fond de clôtures en grillage et l'arrière de maisonnettes mitoyennes. La photographie nette est un cliché

façon pin-up d'une jeune et jolie femme, malgré des joues un peu rondes, la chevelure noire et satinée, un pendentif sur le front et une pierre plantée dans une narine. Le titre est en forme de question : " Pourquoi j'ai renoncé à mon fils ? ".

" J'espère ne jamais avoir d'enfants ", a l‚ché Silver.

Il songeait à ce que les adultes infligent aux enfants. Ils les mettent au monde sans réfléchir, sans les aimer, se les échangent, les abandonnent, les transfèrent, se déchirent à cause d'eux, et surtout, les volent. Il a mis du temps à surmonter la nouvelle qu'Alison était la femme qui l'avait emmené avec elle durant ce week-end oublié. Ce matin-là, après avoir lu "

L'histoire de Selima ", il a passé des heures à essayer de retracer ces trois journées dans leurs moindres détails, croyant comme il l'a cru un moment que son récit allait ouvrir des fenêtres dans sa mémoire. Mais non.

Cela n'avait fait que déterminer clairement la nature de ce bateau et de ces oiseaux.

Ses jeux avec Alison, la nourriture qu'elle lui avait donnée et qu'il avait mangée, et d'avoir dormi dans un lit avec un vaisseau dans une bouteille à

côté de lui, rien de tout ça ne lui est revenu. Il n'y a pas eu d'éclaircissement.

" J'aurais aimé qu'elle admette au moins avoir mal agi, a-t-il déploré.

- Elle ne considère pas ça comme un mal. Elle estime que tous les actes d'une femme qui veut un enfant sont justifiés.

- Et toi, tu n'es pas de cet avis, non? "

J'ai admis que j'espérais avoir un enfant un jour, certes pas dans la situation de Nelima ou dans celle d'Alison aujourd'hui, mais dans le cours naturel des choses, et avec quelqu'un que j'aimerais. Il m'a regardée, l'air absent.

" Avec moi, peut-être ? - Tu ne veux pas d'enfants.

- Je retire ce que j'ai dit. C'est une drôle d'expression, n'est-ce pas? Ma grand-mère, celle qui m'a laissé cet argent, avait l'habitude de l'employer. Sauf qu'on ne peut pas retirer ce qu'on a dit.

- Tu peux, lui ai-je assuré. Je t'en donnerai l'occasion. "

Vous voyez donc que nous avions restauré notre ancien bonheur. Destinés à

rester ensemble pour l'éternité. Pour autant que la formule " pour l'éternité " ait un sens quand on a vingt ans. Mis à part une légère anxiété du fait de ma grande affinité avec Silver et de ma compréhension pour ce qui le troublait, je me sentais heureuse. Je voyais notre avenir avec la clarté de l'évidence. Pas une fois il ne m'est venu à l'esprit -

pourquoi y aurais-je songé? - qu'autrefois je m'étais projetée dans un avenir non moins joyeux, Daniel, Oxford, la science, l'université, avant le pylône.

Wim était assis dans un fauteuil, mais la perfusion était encore en place, ainsi que les poulies et les poids qui lui maintenaient la jambe. Il avait l'air très gêné. Silver lui a dit que, dès qu'il sortirait d'ici, il faudrait qu'il revienne à l'appartement. Cela resterait son foyer, aussi longtemps qu'il le souhaiterait. Le pauvre Silver n'avait pas saisi, mais cela ne saurait tarder, que Russia Road était le dernier endroit sur terre o˘ Wim aurait envie de demeurer. Je ne dirai pas " de mettre les pieds ", car toute éventualité de cet ordre paraissait bien lointaine. ¿ y repenser, à la relecture de mon journal, je vois bien que Silver et moi n'avons jamais compris les sentiments de Wim, nous n'avons jamais pleinement mesuré

l'atrocité de ce qu'on lui avait infligé. Nous connaissions la portée des intentions de Jonny, et nous en discutions, mais Wim en tant qu'être qui souffre, cet homme fort et insouciant transformé en infirme, brisé, cela ne nous avait jamais vraiment effleurés.

Un jour, Silver l'avait comparé à Samson, aveugle, condamné à la meule, avec les esclaves, mais je comprends à présent qu'il ne s'agissait là que d'une métaphore, parfaite pour vous donner une vague idée, mais sans grande valeur dès lors qu'il s'agit d'une souffrance réelle, de la perte véritable de tout ce qui rend la vie valable à vos yeux.

Nous pensions bien faire. Je constate à présent que nous étions sous l'empire des bonnes intentions, dont l'enfer, diton, est pavé. Elles pavaient notre vie, et recouvraient des sables mouvants.

J'ai quelquefois vu des policiers marcher par deux dans les rues de Maida Vale, mais j'ai rarement vu une voiture de police garée avec un chauffeur au volant et un autre homme assis à côté de lui. Dans le cas présent, il s'agissait d'une femme officier de police au volant, avec un homme assis à

sa gauche. La voiture était stationnée un peu plus bas dans Torrington Gardens, du côté des maisons incendiées. Nous l'avons dépassée à notre retour de l'hôpital. C'était tout à fait anodin, rien d'alarmant. Béryl m'avait avertie quelques jours plus tôt de pillages qui avaient eu lieu dans ces maisons, et elle m'avait livré une description très imagée de certaines des horreurs que ces vandales avaient laissées derrière eux.

Voilà qui devait expliquer la présence de cette voiture de police.

Judy nous avait annoncé que le plan de tournage de Sean avait été modifié, avancé d'une semaine, et Sean avait donc fini. Nous devions les retrouver tous les deux pour déjeuner au Crocker's Folly de l'autre côté d'Edgware Road, dans St. John's Wood. C'était par intérêt autant que par plaisir, une occasion de rappeler tous nos accords à Sean. Il y avait maintenant une chose que nous attendions de lui, qui impliquerait qu'il sorte de son rôle passif. Monterait-il rendre visite à Vivien Nyland juste avant que nous ne descendions avec Andrew et Alison, afin de la distraire pour que nous puissions passer dans l'escalier sans encombre? Sean était à moitié

endormi. Il avait traversé une semaine de tournage exténuante, qui ne s'était achevée que tard la nuit précédente. Sa relation avec Judy paraissait devenir sérieuse.

Elle était allée à Lyme Régis pour résider à l'hôtel avec lui, et pourtant, entre six heures du matin et huit heures du soir, elle l'avait fort peu vu.

Je me demandais si Silver n'allait rien révéler de sa découverte à Judy. Ma jalousie à son endroit appartenait au passé, mais je savais qu'ils avaient été amants pendant une année, à l'époque, ils avaient tous les deux dixneuf ans - relation qui s'était achevée tout à fait amicalement avant même ma rencontre avec Silver -, et j'avais la certitude qu'il lui avait parlé de son enlèvement. Mais nous avions rejoint Judy depuis pas plus de cinq minutes quand j'ai compris qu'il ne lui en apprendrait pas plus. Il se pouvait même qu'il regrette ses révélations antérieures. L'événement l'avait puissamment affecté, et son seul recours demeurait le silence.

Les autres ont d˚ remarquer son air maussade. Ou peut-être vivaient-ils trop l'un par l'autre pour s'apercevoir de grandchose à l'extérieur de la cloche de verre d'attirance mutuelle qui les enveloppait. Voyant que Silver ne parlait pas, j'ai demandé à Sean s'il voudrait bien s'occuper de distraire Vivien Nyland. Il a protesté, il ne la connaissait pas, ne lui avait jamais adressé la parole en dehors d'un simple bonjour.

" Peu importe. Tu peux lui demander de te prêter quelque chose, ou te plaindre du bruit de sa télévision ou... et c'est encore mieux... lui raconter que tu attends des ouvriers et que tu espères qu'elle ne se plaindra pas trop des coups de marteau. "

Chose surprenante, c'est Judy qui a soulevé une objection.

" Et si vous vous faites prendre, ces gens et vous, la police va venir arrêter Sean aussi. Pour complicité de conspiration, ou un truc dans ce genre.

- C'est un peu tiré par les cheveux, non? - Pas vraiment. Pour ma part, il est déjà assez grave d'avoir pris les photos. «a aussi, ils pourraient le découvrir. "

Sean a mis un terme à cet échange plutôt aigre en répondant qu'il allait y réfléchir. Il allait y réfléchir, et il nous tiendrait au courant.

" Pour nous tenir au courant, tu te souviendras que tu as moins de quarante-huit heures, n'est-ce pas ? "

Silver était sorti de son silence.

" Morna va passer prendre Jason à dix heures demain matin. "

Nous touchions presque au but. Nous sentions bien que, une fois que Jason serait en lieu s˚r, nos ennuis seraient finis.

Sans lui, Andrew et Alison seraient M. et Mme Rogers, deux personnes bien ordinaires qui ne méritaient pas qu'on y regarde à deux fois, en partance pour de longues vacances chez un parent à Sydney.

" J'aurais préféré ne pas les prendre en grippe, a regretté Silver. Cela rend les choses plus pénibles. "

Pour moi, ce qui rendait les choses plus pénibles, c'était de savoir que, si les services sociaux avaient su d'emblée ce que nous savions, ils n'auraient même jamais autorisé Alison à prendre Jason en placement, sans parler de l'adopter. Il est très perturbant de découvrir que les sujets de vos bonnes actions peuvent ne pas en valoir la peine. Mais nous sommes tous deux tombés d'accord pour considérer qu'il était trop tard pour reculer.

¿ six heures du matin environ, bien plus tôt qu'à notre habitude, nous sommes sortis en direction de Torrington Gardens pour prendre les dernières dispositions.

Ce jour-là, j'avais lu dans le journal qu'une femme avait écopé de trois années d'emprisonnement pour avoir voyagé avec un homme détenteur d'un faux passeport. Sa condamnation avait un rapport avec une affaire de trafic d'êtres humains.

J'ai décidé de n'en rien dire à Silver.

C'…TAIT L'AUBE. Les journées avaient commencé à raccourcir, et les nuits à

rallonger. Il faisait sec mais froid, un vent soufflait en courtes rafales mordantes. Un moment d'accalmie alternait entre deux bourrasques, de quoi vous immobiliser, si ce n'est vous renverser. La b‚che sur le toit des maisons br˚lées se soulevait avec un bruit de claquement mélancolique. Nous nous sommes arrêtés un instant pour contempler la façade en ruine, les fenêtres du dernier étage bardées de planches, le pl‚tre maculé de traînées d'eau comme des larmes noires.

La voiture de police n'était plus là. Nous nous sommes introduits au 4, Torrington Gardens, en refermant la porte derrière nous aussi silencieusement que possible. En collant mon oreille au trou de la serrure, j'ai pu entendre la télévision de Sean, très certainement une cassette d'un de ses films qu'il avait mise pour amuser Judy. Il ne nous avait pas fait connaître sa décision à propos de sa diversion chez Vivien Nyland. Nous avions essayé de le joindre, mais il avait d˚ débrancher son téléphone. Les voix que nous avons entendues au-dessus de nous en montant la première volée de marches, c'était celle de Vivien s'adressant à un homme. Ce n'était pas la voix de son mari. Nous sommes redescendus. Le hall d'entrée sur lequel donnait la porte de Sean tournait à angle droit au bout, là o˘

une armoire renfermait les compteurs de gaz et d'électricité. Dissimulés dans ce petit couloir, nous n'avons pu voir l'homme descendre l'escalier, mais nous l'avons vu traverser la partie plus vaste du hall en direction de la porte de la rue.

Ce n'était qu'un homme. D'‚ge moyen, l'arrière du cr‚ne dégarni, vêtu d'un pantalon de flanelle grise, de chaussures en cuir et d'un anorak vert.

Silver a remarqué que seuls les policiers s'habillaient ainsi, une observation que j'ai trouvée extrêmement exagérée.

Nous avons monté prudemment l'escalier, souliers à la main, une fois de plus. Il existait mille et une raisons pour qu'un officier de police, s'il s'agissait d'un officier de police, vienne rendre visite aux Nyland. Je me suis souvenue de la panique de Liv quand l'un d'eux était passé chez nous.

Il se pouvait qu'on ait forcé leur voiture. On avait pu la leur voler, et le policier était venu leur annoncer qu'on l'avait retrouvée.

Ou alors ils avaient été cambriolés, ou Vivien avait perdu son sac à main au supermarché. Mille et une raisons. Savoir qui habitait au-dessus, et si Vivien avait aperçu ces gens, c'était le cadet des soucis de ce policier.

Si c'était un policier. Très probablement, il s'agissait du beau-frère, ou de leur voisin, ou d'un membre de la Maida Vale Society.

Leur porte était close. Nous sommes montés, soulagés d'être hors de leur portée. Silver appréhendait de revoir Alison. Il avait une curieuse relation avec elle, une forme de proximité d'une étrange intensité, et qui comportait un aspect sexuel que je détestais. Elle l'avait baigné, nourri et, sans aucun doute, dorloté et embrassé, et pourtant son attitude envers elle ne pouvait en rien s'apparenter à celle qu'il aurait eue vis-à-vis de sa bonne ou de sa nourrice, car la brève présence d'Alison dans sa vie était entachée d'illégalité. Il imaginait qu'il se sentait comme, disaitil, lorsqu'une personne beaucoup plus ‚gée, à qui, en temps normal, vous n'auriez même pas accordé un regard, vous a séduit pour une aventure d'un soir alors que vous étiez saoul, et dont le caractère, la personnalité et le langage vous répugnent à la froide lumière du jour.

" J'en fais tout un plat, je sais, avait-il reconnu. Ne fais pas attention à moi. Je vais me taire. "

Nous avons montré patte blanche avec notre signal de la sonnette et Jason s'est présenté. Il avait envie de savoir pour- quoi nous n'avions pas amené

Morna. Son visage sombre exprimait la déception. Pourquoi cela nous chagrine-t-il tant de voir qu'un enfant qui nous a témoigné de l'affection préfère subitement quelqu'un d'autre? Ce serait naturel s'il s'agissait de notre propre enfant ou d'un petit dont nous nous sommes occupés depuis des années, mais nous ressentons cela à l'égard de l'enfant d'un inconnu, de n'importe quel enfant.

Cela m'aurait été pratiquement égal qu'Andrew ou Alison, Wim ou Niall me préfère Morna. Ce devait être parce que nous savons que les émotions enfantines sont authentiques et ne peuvent être travesties. Les petits n'ont pas encore appris la dissimulation et le subterfuge. Je ne pouvais montrer mes sentiments, naturellement, aussi ai-je fait semblant de ne pas regretter le baiser que je recevais d'ordinaire. Vu les circonstances, il était bénéfique pour lui qu'il préfère Morna.

Ils avaient préparé leurs bagages. ¿ en juger par l'état de leurs valises, par les affaires déjà emballées dedans et par celles qu'ils avaient écartées, on voyait qu'ils avaient d˚ se résoudre à des choix déchirants.

Avec un manque de tact que j'ai trouvé sidérant, Alison s'est écriée : "

Michael, je vous aurais offert le vaisseau dans la bouteille, sauf qu'il n'est pas à moi, il est à Louis.

- Silver, l'a-t-il reprise. Pas Michael.

- Souhaiteriez-vous l'un des oiseaux ? Si oui, je vous en prie.

- Non, merci. Avez-vous tous vos passeports? Si Jason porte une veste, à

partir de maintenant, le sien devrait être dans la poche de cette veste. "

Ils nous ont montré leurs passeports. Cela m'a rappelé mes voyages à

l'étranger avec l'école, j'étais partie à une ou deux reprises, et la vérification des passeports s'était déroulée en cours d'histoire, la veille de notre départ.

" Et votre argent, a poursuivi Silver. Comment le transportez-vous ? - Je n'en sais rien. Je n'y avais pas réfléchi.

- Voulez-vous que je vous le change en billets de cinquante livres demain?

«a prendra moins de place. Je suis désolé, j'aurais d˚ y penser avant. "

Andrew est parti d'un rire déplaisant : " Vous n'auriez pas réfléchi au moyen de mettre la main dessus, vous, non ? "

Silver a viré à l'écarlate, comme seuls en sont capables les gens à la peau d'un blanc translucide. Mais je n'ai jamais su ce qu'il aurait répondu.

C'est alors qu'a retenti un son que je n'avais jamais entendu dans cet appartement. C'était comme le babil discordant d'une volée d'oiseaux, de l'espèce qui jacasse, pas de celle qui chante.

" qu'est-ce que c'est que ça? - La porte d'entrée ", a répondu Alison.

Andrew l'a dévisagée, puis il a dévisagé Silver.

" Personne ne sonne jamais à cette porte. Enfin, si. Un matin, en semaine, éventuellement, le releveur des compteurs ou que sais-je. Nous ne répondons pas. Nous avons pour consigne d'expédier les notes à Louis. Personne n'est jamais passé le soir. "

Il s'est rendu à la fenêtre. Le babil a repris. Insistant, prolongé, comme si les petits oiseaux attendaient une pluie de miettes. Andrew allait soulever la guillotine.

" Non ! s'est exclamée Alison. Ne passe pas la tête dehors !

- Il y a deux voitures de police en bas. Les deux officiers de police qui étaient à la porte sont en train de regagner leur voiture. Ils parlent à

quelqu'un à l'intérieur. Un type descend.

Il a environ mon ‚ge, le cr‚ne un peu dégarni, en veste verte. "

Silver est intervenu : " La seule décision à prendre, c'est de partir. Tout de suite.

Prenez votre argent et vos passeports. Laissez tout le reste. "

En bas, entrant dans Torrington Gardens du côté de Peterborough Avenue, une sirène s'est mise à hululer. C'était un bruit familier, mais il résonnait différemment, puissant, réellement menaçant, et, de ce fait, terrifiant. Le bruit nous empêchait de nous entendre. Tandis que le hululement s'estompait en une succession de cris brefs et aigus, Andrew s'est écrié : " Partir o˘

ça ? Dans la rue, en bas ? Autrement dit, dans la gueule du loup !

- Nous allons passer par les toits ", a tranché Silver.

Trois minutes environ, voilà à peu près le temps dont nous disposions.

C'était le temps qu'il faudrait pour exiger de Vivien Nyland qu'elle ouvre la porte d'entrée, pour entrer et gravir les huit volées de marches. Andrew s'est plié à l'injonction de Silver, non sans cesser d'argumenter. S'il se faisait prendre, il craignait que l'on ne retrouve sur lui un faux passeport.

" C'est moi qui vais me charger de vos passeports ", ai-je proposé, et personne ne s'y est opposé.

C'est ainsi que je les conserve encore aujourd'hui, les trois passeports avec leurs photographies, trois fausses identités.

" Changez de chaussures, a ordonné Silver à Alison. Vite.

Tout de suite. "

Jason portait le nouveau pantalon que nous lui avions acheté. Nous n'avions jamais remarqué auparavant qu'Alison portait toujours des chaussures à

talons, en général très hauts.

Elle ne possédait pas de chaussures plates, pas de baskets, pas de chaussures de marche. Je ne pouvais me l'imaginer sur ce toit mansardé en escarpins à talons de six centimètres. Elle et Andrew ont attrapé un manteau. J'ai enfilé un sweater à Jason.

Il était tout excité, tout emballé à l'idée d'échapper à ses poursuivants en fuyant par les toits.

" Nous allons passer par la fenêtre de derrière, a décidé Silver. Si nous essayons côté rue par le balcon, ils vont nous voir. Par là, ce sera tout à

fait s˚r. "

Alison a tendu la main vers l'un des oiseaux de porcelaine, le verdier, je crois.

" Laissez ce foutu oiseau ", lui a ordonné Silver d'une voix que je ne lui avais jamais entendue.

Il est allé à la porte d'entrée, l'a ouverte. Un écho de conversation nous est parvenu de l'appartement du dessous.

Puis, sans tarder, il y a eu le claquement des chaussures de Vivien Nyland sur les marches de marbre. Silver a refermé la porte et tourné les deux verrous. Il leur faudrait quelques minutes supplémentaires pour forcer la porte.

Andrew emportait avec lui un petit sac. C'était le genre d'objet qui a remplacé le cartable d'écolier, un sac à dos en toile. Dès que Jason l'a vu, il a eu envie de le porter lui-même.

C'était le sien. J'ai été surpris quand Andrew a refusé. En règle générale, Alison et lui étaient des parents indulgents.

Nous sommes sortis par la fenêtre de leur chambre, qui donnait sur l'arrière, et là, il n'y avait pas de toit mansardé. ¿ cet exercice, Jason s'est révélé meilleur grimpeur qu'eux, promettant d'être aussi doué que le pauvre Wim naguère. Il est monté en s'agrippant au rebord de pierre au sommet du linteau et s'est mis à hurler qu'il y était arrivé, il était sur le toit. Juste derrière lui, Silver lui a demandé de se tenir tranquille, et il a placé un doigt sur ses lèvres. Il a tendu la main à Alison, lui a pris ses chaussures et les a lancées sur le toit en zinc. Elle a escaladé, en se coupant les mains, en s'éraflant le menton.

Andrew a eu besoin d'un gros coup de main de la part de Silver, mais finalement nous étions là, tous les cinq, en s˚reté sur le toit plat de Torrington Gardens, cette longue route déserte. Et puis, Silver a été

contraint de revenir sur ses pas.

Nous n'osions pas laisser la fenêtre ouverte. Silver me l'a rappelé, la police savait que l'agresseur de Wim était venu par les toits et passé par la fenêtre. Ils pourraient s'en souvenir. Il s'est laissé glisser, s'est relevé sur le rebord formé par le linteau de la fenêtre du dessous, et il a baissé la guillotine. Mais il ne pouvait refermer le loquet de l'intérieur.

Nous avons misé sur le fait qu'ils ne le remarqueraient pas. Les valises ouvertes pouvaient les abuser, leur faire croire que la famille habitait encore là. Ils en concluraient qu'ils étaient sortis pour la soirée, et peut-être allaient-ils attendre leur retour dehors. Nous aurions pu les mettre en sécurité au 15, Russia Road depuis longtemps, et organiser l'Exode de là-bas aussi bien que de chez Louis Robinson. Plus facilement, même, m'a chuchoté Silver une fois remonté, parce qu'il n'y aurait pas eu de Vivien Nyland dans la maison, ni de Sean Francis indécis entretenant le doute chez tout le monde.

" Nous aurions d˚ nous décider avant. Nous aurions d˚ les faire déménager plus tôt.

- Nous ne savions pas, ai-je plaidé. Comment aurions-nous pu savoir? "

Nous nous sommes attardés un instant, essayant d'écouter si quelqu'un ne tentait pas de pénétrer dans l'appartement.

Nous étions aussi inquiets qu'ils entendent nos pas que d'entendre du mouvement de leur côté. Il s'était instauré un silence pesant. Plus de sirènes, plus de conciliabule policier, plus de babil de sonnettes pareilles à des gazouillis d'oiseaux. Le seul bruit, c'était le vent.

Alison a récupéré ses chaussures, s'est assise sur le parapet pour les enfiler. Tout le toit était jonché de feuilles vertes de platanes, emportées par le vent violent.

Une rafale est venue nous cueillir, balayant les feuilles dans un fracas, renversant presque Alison.

" Faites attention ", lui a conseillé Silver.

Nous n'avions pas eu l'occasion de préparer cette équipée sur les toits.

Elle avait débuté sans avertissement, paraissant inévitable, la seule direction à prendre. Mais je le savais, nous pensions tous deux à la descente des marches en forme de pointes de diamant au bout du mur pignon, à la montée de l'autre côté, à la traversée des toits inégaux de la maison isolée, à l'ascension de la dernière rangée de maisons de Russia Road.

Avaient-ils le vertige ? Andrew a secoué la tête, Alison a haussé les épaules. C'est Jason qui a crié un " non ! " sans restriction, et il a sauté sur place en agitant les bras, jusqu'à ce que Silver lui fasse signe de se taire.

Tout à coup, un fort craquement s'est propagé dans le silence et le vent, juste au-dessous de nous. Le toit a tremblé comme la pièce avait tremblé

quand Andrew avait claqué la fenêtre. Cela ressemblait à une explosion, comme si une bombe avait été mise à feu afin de déloger la famille en l'enfumant.

" Ils ont abattu la porte, a commenté Silver. Ils ont fait sauter les verrous. Avançons. "

C'est à cet instant que le vent s'est levé. Après des rafales brutales mais sporadiques, il soufflait en tempête, violente, brutale, arrachant les feuillages des arbres. Un tourbillon de feuilles s'est soudainement abattu, nous dissimulant presque les uns aux autres. quand il s'est apaisé, et avant la rafale suivante, nous nous sommes engagés sur le toit, en restant sur l'arrière de l'immeuble, là o˘ personne, dans la rue, n'avait aucune chance de nous repérer. Mais ensuite, le crépuscule est arrivé, il devait être près de sept heures et, en dessous de nous, les réverbères s'allumaient. Nous pouvions les apercevoir dans Sutherland Avenue et Delaware Road. Le vent violent a arraché une liasse de papiers, mal coincée sous les essuieglaces d'un pare-brise. Les papiers ont lutté contre cet assaut comme des êtres vivants jusqu'à ce qu'enfin le souffle les libère et les projette en l'air, o˘ ils se sont éparpillés en flottant haut dans le ciel, soulevés par le vent. Nous avons contourné la première cheminée, puis une autre, nous seuls, nous deux, devinant ce que nous allions découvrir.

Devant nous, il y avait la b‚che. Elle était immobile, ou presque, elle recouvrait les solives calcinées de la charpente, mais le vent l'avait à

moitié arrachée, si bien que l'on pouvait discerner les noires profondeurs.

¿ deux reprises, nous l'avions traversée sans nous sentir très en danger.

Maintenant, à cause de ce vent de tempête, les matériaux employés pour couvrir ce trou béant et protéger les derniers étages de l'immeuble contre les intempéries avaient presque cessé de remplir leur fonction. Encore quelques rafales comme celle-là, renversant presque Alison sur ses hauts talons, et la b‚che serait arrachée. Je me suis souvent demandé depuis lors dans quelle mesure les choses auraient été différentes si cette soirée avait été calme, le ciel pur et sans nuages, et l'air immobile.

Silver a demandé à Alison de retirer ses chaussures. Elle ne portait ni bas ni collants, ses pieds étaient nus, ils avaient l'air vulnérables, blancs et tendres. Son menton saignait à l'endroit o˘ elle l'avait éraflé en grimpant par la fenêtre. Les souliers en cuir d'Andrew étaient rien moins qu'idéaux pour la traversée qui nous attendait, mais au moins, c'étaient des chaussures à lacets et talons plats. Jason était fier de ses nouvelles baskets, il s'est arrêté pour les contempler et une fois pour renouer ses lacets. Profitant d'une accalmie, d'une pause apparente dans la tourmente qui semblait reprendre son souffle, je me suis agenouillée et j'ai essayé

de replacer la b‚che dans sa position antérieure, en travers des solives mises à nu. Andrew m'a aidée, mais nous ne disposions d'aucun outil, rien d'autre que nos mains nues, et nous avons eu beau tirer le matériau lourd et rugueux sous les voliges qui l'avaient maintenu fermement en place, un tourbillon de vent, brutal et subit, en a soulevé un coin qui s'est dressé

très haut en l'air.

" Je ne peux pas traverser ça, a prévenu Alison. Je vais tomber, me casser la jambe. "

Andrew se penchait au-dessus du parapet.

" Nous pourrions longer le balcon.

- Le toit est plus s˚r, lui a assuré Silver.

- Comment le savez-vous? Vous êtes ingénieur des travaux publics ? "

Silver n'a pas répondu. Lui aussi, il scrutait le balcon, la fissure large, irrégulière, qui le divisait en deux segments.

Comment le feu avait-il pu faire quasi éclater en deux une structure en béton et en pierre? Je n'ai pas posé la question.

Personne n'aurait su répondre. Tous, à présent, nous observions le balcon en ruine. Il mesurait environ cinq mètres de longueur et moins d'un mètre de largeur, conçu comme ornement de façade, et non pour l'usage. Des rambardes en fer forgé le contournaient sur toute sa longueur, pliées, tordues, non par le feu, mais probablement du fait des initiatives visant à

l'éteindre.

Entre le balcon et nous, il y avait d'abord le parapet, puis une marche ou une corniche de pierre, décorée avec un motif en volutes, puis la rangée de fenêtres, car cette partie du p‚té de maisons ne comportait pas de mansardes. Si nous devions utiliser le balcon, expliquait Silver, il serait essentiel de se tenir à cette corniche. En s'agrippant à cet encorbellement de dix ou douze centimètres, il devrait être possible d'avancer en s'y suspendant, en plaçant une main après l'autre, les bras et les mains supportant le poids du corps, les pieds dressés sur la pointe, touchant à

peine le sol du balcon.

" On va nous voir d'en bas, ai-je relevé.

- Pas si nous faisons vite. Ils sont trop occupés à l'intérieur de la maison. ¿ mettre l'endroit à sac, j'imagine. "

qu'est-ce qui m'a poussée à cacher les passeports au lieu de les emporter avec moi ? Peut-être le simple fait que je ne voulais rien porter du tout, pas même ces trois légers livrets.

Ou peut-être parce que, dans l'éventualité o˘ la police nous rattraperait, il valait mieux, me semblait-il, ne pas ajouter la détention de faux passeports à la liste de nos crimes. Je me suis également souvenue de l'histoire de cette femme qui avait écopé de trois années de prison pour "

trafic d'êtres humains ".

¿ la base de la cheminée la plus proche, il y avait un trou dans le briquetage, une cavité très profonde. J'ai logé les passeports à

l'intérieur, en me tenant le raisonnement que j'aurais l'occasion de revenir les chercher le lendemain.

Le vent m'a balayé les cheveux à l'horizontale. Soudain, je me suis sentie forte et puissante, pleine d'énergie, les mains vides, les pieds convenablement chaussés. Silver est venu me retrouver. Le vacarme du vent découpait ses paroles.

" Pourquoi la police a-t-elle débarqué ce soir? qu'est-ce qui les a amenés ici à cette heure ? - Je n'en sais rien, ai-je répondu. J'imagine qu'ils vérifiaient leurs pistes, comme ils disent. Peut-être ont-ils découvert le lien avec Louis Robinson.

- Ce n'est pas Sean, quand même? Pas Liv. "

Silver a secoué la tête, puis il m'a pris la main et l'a serrée dans la sienne.

" Allons-y. "

Avant qu'Alison ne puisse protester, il a indiqué à Jason de traverser en courant la partie endommagée du toit, en serrant le parapet. Jason était rapide et léger. De nous tous, lui seul pouvait s'y risquer en toute sécurité. Et il y est parvenu, agile, d'un pied intrépide et léger sur la b

‚che battant au vent, dans la pénombre croissante, comme s'il courait dans un pré au soleil.

" C'est bien, mon garçon, a lancé Silver. Maintenant, Andrew, vous prenez par le balcon. "

Je ne m'attendais pas à ce qu'Andrew obéisse, et pourtant si. Il a grimpé

assez gauchement sur le parapet et s'est laissé tomber sur le balcon, en faisant riper les semelles de ses chaussures contre le briquetage. Il a atterri bien plus lourdement que ne l'aurait fait un individu en bonne condition physique, et l'étroite passerelle a frémi et gémi sous le poids.

" Tenez-vous à la corniche ", lui a conseillé Silver.

Andrew s'est agrippé, s'est hissé sur la pointe des pieds, autant qu'il était possible avec ses lourds souliers en cuir. Il devait peser quatre-vingt-dix kilos. Sous l'effort, ses mains sont devenues toutes rouges et ses jointures toutes blanches.

Le tronçon le plus dur, ce serait la fissure. Depuis qu'il s'était laissé

tomber si lourdement, je me suis figuré qu'elle s'était encore élargie.

Mais il l'a traversée avec une lenteur pénible, pour arriver quelques mètres plus loin, le sac d'écolier se balançant à son épaule, avançant les pieds sans les décoller du sol. Ensuite, il y avait cet exercice, difficile pour qui n'avait pas l'habitude de l'escalade des toits, de se hisser de nouveau sur le revêtement en zinc. Se laisser aller dans un mouvement de balancier pour amener ses jambes tendues à hauteur de la tête et du torse, tous les enfants savent faire ça. Assez vite, les adultes n'en ont plus la force. Les muscles de leurs avantbras et de leur dos deviennent flasques.

Et c'était le cas d'Andrew. Il a essayé, il a fait l'effort, mais ses muscles manquaient du tonus nécessaire. Devant lui, il y avait une fenêtre, une fenêtre derrière laquelle vivaient des gens, et il lui faudrait courir le risque de grimper sur le linteau et d'être vu. Il y est parvenu en calant par-dessus le parapet une jambe à angle droit, puis l'autre, pour se laisser retomber sur le revêtement en zinc, haletant sous l'effort, les mains égratignées, en sang.

Jason l'attendait, riant de joie. Il s'est jeté sur Andrew, à la manière des enfants, pour montrer son plaisir et son amour, et Andrew l'a pris dans ses bras, le serrant à l'étouffer.

Durant tout ce temps, j'avais gardé un úil sur l'activité, ou l'absence d'activité, du côté de la façade du 4E. Vivien Nyland était descendue dans la rue et elle s'adressait à quelqu'un assis au volant de la voiture de police. Un homme est sorti de la maison, peut-être son mari, mais il faisait trop sombre pour y voir clair. Ensuite, deux policiers ont descendu l'escalier du perron, et quatre autres l'ont monté pour entrer dans la maison. Et, tout à coup, il n'a plus fait noir. Les phares des voitures se sont allumés, des faisceaux éclatants, une explosion de lumière qui m'a presque aveuglée. J'ai hurlé à tout le monde de se baisser, mais Alison, avec l'aide de Silver, était déjà descendue sur le balcon. Les phares les épinglaient comme des projecteurs de DCA. Les arbres leur offraient un peu de protection à tous deux, mais les faisceaux pénétraient au travers des branches chargées de feuilles qui s'agitaient et se balançaient, rais lumineux diffractés. Une colonne de lumière est venue frapper la tête blonde et scintillante de Silver, transformée en une boule éclatante. De crainte que le dénouement ne soit proche, je suis retournée à la cheminée et j'ai enfoncé encore plus profondément les passeports dans la cavité.

Il fallait que je me décide : soit suivre Silver et Alison sur le balcon, soit tenter la traversée de la b‚che. Je ne parvenais pas à trancher. Si nous devions être pris, je voulais être avec Silver. Supposons que ce ne soit pas le cas? Supposons qu'ils ne parviennent pas à nous rattraper avant que nous ayons traversé les autres toits en toute sécurité ? Dans cette hypothèse, il fallait que je sois au bout du p‚té de maisons pour aider les autres à descendre les marches en forme de pointes de diamant pour accéder à la maison isolée.

Le projecteur de poursuite s'était éloigné. L'obscurité est retombée comme un rideau jusqu'à ce que mes yeux s'y accoutument. Ce que j'ai vu sur le balcon m'a terrorisée. Alison était figée sur place, incapable de bouger, les mains pas du tout agrippées à la corniche, mais à plat contre la brique.

J'ai dit qu'elle était figée sur place, et pourtant j'ai cru voir son corps trembler, un frisson ininterrompu le parcourait tout entier. Silver s'était hissé sur le rebord de la fenêtre. La pièce, qui faisait partie de l'un des appartements endommagés par les flammes, était vide, naturellement. Je pouvais entendre Silver chuchoter très calmement à Alison de poser une main sur la corniche et de lui donner l'autre, il allait la tenir, il allait la guider dans la traversée de la fissure. Lentement, après qu'il eut encore longuement insisté, elle a écarté les mains de la brique et s'est redressée, sans se tenir nulle part, lançant autour d'elle des regards affolés.

" Doucement, lui répétait Silver. Allez-y lentement. Donnez-moi la main droite. Donnez-moi la main tout de suite, Alison. Je vais poser vos deux mains sur la corniche et vous retenir par les aisselles. Vous êtes tout à

fait en sécurité. "

Elle n'a tenu absolument aucun compte de ses conseils. Il s'est laissé

glisser sur le rebord de la fenêtre, il a posé un pied sur le balcon, puis l'autre, avec précaution.

" Non, Silver, lui ai-je soufflé en chuchotant très fort : Non. "

Ils étaient tous les deux sur le balcon, du même côté de la fissure, qui s'élargissait. Je ne sais pas ce qui a pris à Alison.

Je ne le saurai jamais. Andrew et elle avaient nié avoir le vertige, mais manifestement, elle avait peur. J'ai toujours su déceler les personnes phobiques, car il faut l'être soi-même pour les reconnaître. Elle a regardé

en bas, par-dessus la balustrade en fer qui s'affaissait, à travers le balancement des branches filiformes et le frisson des feuillages, vers le dallage et les carrés de pelouse, treize mètres plus bas. Des flaques de lumière s'étendaient là, et des blocs d'ombre. Elle a regardé en bas, et puis elle a couru. Comme Jason, à ceci près qu'elle pesait le double de son poids. L'un de ses pieds s'est pris dans la fissure, elle a trébuché, s'est dégagée, et la coursive de pierre a commencé à se déliter. Cela m'a paru très lent, une éternité, car les deux parties se sont séparées en craquant, dans un grincement, la fissure s'élargissant peu à peu. Puis la partie la plus éloignée de Silver s'est détachée, a paru vaciller et s'est écroulée.

Une éternité, en apparence, probablement moins d'une trentaine de secondes, et la chute elle-même n'a pas pris la moitié de ce temps. Le silence a été

rompu par l'impact du corps sur le dallage, un grondement fragmenté

d'échos.

Les pieds d'Alison se sont dérobés sous elle et elle est tombée en arrière, son corps sur la partie intacte du balcon, les jambes pendant par-dessus l'encorbellement fracturé. C'était un miracle qu'elle n'ait pas accompagné

la masse de maçonnerie. Après coup, Béryl m'a raconté que le fracas de la chute avait jeté une foule de gens dans Torrington Gardens. Des appartements et des maisons s'étaient vidés. Entre-temps, les phares des voitures de police s'étaient embrasés et les voitures se sont déplacées plus vite que je ne l'aurais cru possible, exécutant un demi-tour, serpentant, fonçant dans la rue.

quelque part, une autre sirène s'est mise à beugler. ¿ l'autre extrémité de la b‚che, Andrew s'était accroupi. Il s'est levé et, avec Jason derrière lui, il s'est approché du parapet pour regarder en bas.

Les enfants ont une notion du danger totalement différente de la nôtre. Ils se considèrent comme immortels, et avec eux tous leurs proches. S'ils se fient aux adultes dont ils dépendent, ils ont confiance, si ceux-ci savent veiller sur eux, alors ils sauront veiller sur eux-mêmes. Je suppose qu'il en était ainsi avec Jason. Se reposer sur Andrew, sur sa complète maîtrise de la situation, cela finissait par l'ennuyer. Il voulait passer outre. Le sac que portait Andrew, c'était le sien, et donc, sans se préoccuper de regarder en bas, sans du tout s'intéresser à ce qui se passait dans la rue ou sur le balcon brisé, il a défait la boucle du sac et pointé le nez à

l'intérieur, tout en dégageant la bandoulière de l'épaule d'Andrew. Une gigantesque rafale de vent a relevé le rabat ainsi libéré, et les billets sont partis en spirales dans le ciel.

Andrew a poussé un hurlement. Il a pivoté, t‚chant mais en vain d'empoigner l'argent qui s'envolait. Le vent était trop fort pour lui laisser la moindre chance. J'ai vu un billet violet, un billet de vingt livres, éclatant dans le faisceau du projecteur, voleter avec désinvolture et atterrir dans les branches d'un arbre. Mais je ne suis pas restée là à

regarder la suite.

J'ai enjambé le parapet à mon tour, j'ai posé un pied sur le sommet incurvé

du linteau le plus proche, j'ai calé l'autre sur le rebord de la fenêtre.

Je me suis retournée, dos à la façade à présent, les membres écartés contre la fenêtre brisée et noircie.

Silver avançait à pas comptés le long de ce qui restait du balcon, jusqu'à

l'endroit o˘ Alison paraissait glisser vers le désastre. ¿ plusieurs reprises, il lui a hurlé de tenir bon. Elle n'y a pas prêté attention. Elle gisait sur le dos, bras écartés, paumes vers le ciel, les jambes pendant au-dessus de l'abîme.

Totalement silencieuse, elle fixait du regard le ciel gris et luminescent, o˘ des nuages plus p‚les filaient, poussés par le vent. En rampant à quatre pattes, à présent, Silver est arrivé jusqu'à elle. Il s'est accroupi et a tendu les mains pour l'attraper sous les aisselles. Nous aurions pu la sauver. Silver et moi, nous aurions pu la soulever par-dessus le parapet et la ramener sur la toiture en zinc. Je regardais, et je suis certaine de l'avoir vue s'écarter de lui, d'un rien. Je n'en ai jamais parlé à personne d'autre que Silver, mais c'est ce que j'ai vu. Elle a retourné les mains, paumes vers le bas, à plat sur le sol du balcon, et elle s'est lancée, comme sur un toboggan de piscine, quand vous donnez une petite poussée pour amorcer la descente. Je garderai toujours la conviction que son geste était intentionnel. Elle avait envie de mourir. Son amour pour Andrew et celui d'Andrew pour elle n'existaient plus, et désormais, c'était inévitable, on allait lui retirer Jason. Elle avait tenté de se procurer un enfant, elle avait essayé, trop souvent, et tout ça pour rien. Il fallait mettre un terme à tout ça, maintenant. Elle gisait, dévisageant le ciel, comme si elle lui adressait une prière, ou comme pour une dernière déclaration désespérée. Puis elle a déplacé ses mains, les a posées sous elle, contre le sol, pour trouver une prise, et elle a glissé en avant. Gagnant soudain en vitesse, elle a coulissé par-dessus bord, toujours silencieuse, s'abandonnant à la gravité. Un tourbillon de billets de banque l'a accompagnée, dansant dans la chute autour de son corps emporté vers le bas.

Silver était tombé à genoux. Il s'est agenouillé là, totalement immobile, les yeux clos. En bas, dans la rue, une ambulance était déjà sur place, un camion de pompiers aussi. Les hommes sortaient des échelles. Je me suis écriée : " Reste o˘ tu es. Attends. "

Il n'a donné aucun signe d'avoir entendu.

" Ils vont te faire descendre ", ai-je ajouté.

Alors il a ouvert les yeux et il m'a regardée. Puis il a dit : " Ce truc se balance comme un bateau en pleine mer. "

Un vaisseau dans une bouteille ? " Il faut que je me tire de là. "

Puis il a ajouté : " Elle est morte ? Elle doit être morte. "

J'ai pivoté de tout mon corps, de nouveau face à la fenêtre, et j'ai flanqué un coup de pied dans la vitre brisée et la guillotine à moitié

calcinée. J'ai relevé le reste de guillotine, me ménageant ainsi une cavité

o˘ m'asseoir.

" Je ne sais pas. "

Il me semble avoir répété que je ne savais pas.

" Si tu ne veux pas les attendre, tu peux arriver jusqu'à moi ? Si je me penche en avant, tu peux m'attraper les mains ? - Je vais essayer. "

Il s'est levé, très progressivement, très prudemment. Il était face à moi.

Je l'ai vu plonger. J'ai vu les vestiges du balcon s'écrouler, dans un dernier tremblement, comme un séisme, et s'arracher du mur. Dans sa chute, la pierre a grondé avec un fracas d'éboulement. Silver a bondi vers la fenêtre et je lui ai saisi les mains. Au-dessous de lui, c'était le vide, une grande blessure dans le mur à l'endroit o˘ s'était trouvé le balcon. Il n'a fait aucun bruit, mais il était pendu là, accroché à mes mains. C'était de nouveau le pylône, mon amoureux et moi dans les hauteurs, loin au-dessus de l'abîme.

Je savais que je ne pourrais pas le tenir. C'était encore plus dur qu'avec Daniel. Lui, au moins, je l'avais agrippé par la taille, par ses vêtements, et je l'aurais sauvé si les secours étaient arrivés plus tôt. ¿ cet instant, je n'avais que mes mains et celles de Silver. Je me suis glissée en avant, dans Fouverture, à la place o˘ se trouvait la fenêtre. J'ai posé

sa main droite sur le bas du cadre, même si je savais que j'allais la lui lacérer contre les éclats de verre. Je me suis penchée aussi loin que possible en avant, j'ai atteint son aisselle. Au moment o˘ son autre main est venue se poser sur le cadre, il a tressailli, le visage tordu de douleur à cause des échardes de verre.

J'avais passé les deux mains sous ses aisselles. Il a commencé à se hisser, sans se soucier de ses coupures. Dans ces moments-là, il vous vient de la force, sans qu'on sache d'o˘.

Un dernier sursaut qui semble provenir d'un besoin ultime, absolu. J'avais beau être mince, peser les trois quarts de son poids, j'ai déployé un effort gigantesque, et je l'ai soulevé jusqu'à ce que son torse soit à

cheval sur le rebord. Ses pauvres mains sanglantes pendaient à l'intérieur du mur noir et crasseux.

La première échelle est venue se poser contre la brique alors qu'il ramenait une jambe, puis l'autre, par-dessus l'appui de la fenêtre, avant de s'affaler sur le sol. Je l'ai embrassé, et j'ai embrassé ses mains sanglantes.

" Tu m'as sauvé la vie.

- Il était temps que j'en sauve une, de vie, ai-je fait. C'est bien que ce soit la tienne. "

La tête d'un pompier est apparue par l'ouverture de la fenêtre.

" Mon Dieu ! s'est-il écrié. Deux gamins ! "

JE L'ATTENDS D'ici deux jours, juste le temps de finir ceci. De ranger mes journaux intimes, car je n'y ai plus rien noté depuis un an, et j'écris de mémoire. Au risque d'adopter une échelle temporelle erronée et de disposer les événements dans le désordre. Pour me souvenir et faire de mon mieux.

Même si je retrouve ces événements dans le désordre, les faits correspondront bien à ce qui s'est produit.

Après que les pompiers nous ont descendus, après notre arrestation et que l'on eut emporté le corps d'Alison, de plus en plus de monde s'est mis à

affluer dans Torrington Gardens.

Ces gens couraient après l'argent d'Andrew, et ils sont revenus pendant des jours et des jours. Des billets de dix et vingt livres jonchaient le trottoir, s'étaient coincés dans les arbres, étaient venus se loger sous les roues des voitures. Certains s'étaient pris en sandwich entre les petites branches feuillues des haies de troènes, d'autres sous les balais d'essuie-glaces.

Et ils se déplaçaient sans cesse, car le vent n'avait pas faibli de toute la nuit.

C'est Béryl qui m'a raconté tout ça, fabriquant de la sorte un récit qui allait devenir légendaire dans Maida Vale.

" Y avait quasiment que des bons à rien qui rappliquaient.

Des clodos et des écornifleuses. Y en avait, c'étaient des vrais tas, en haillons. Y a eu un vieux couillon qui s'est cassé le poignet en essayant de sortir un billet de dix d'une descente de gouttière, ils ont d˚

l'emmener à St. Mary. Remarque, des billets, là en bas, y en avait pour des dizaines de mille, des centaines de mille, des milliers et des milliers, même moi j'en ai ramassé pour cinquante livres. "

Combien d'argent Andrew possédait-il dans ce sac d'écolier? Davantage que nous n'avions imaginé, bien plus qu'il ne nous l'avait laissé croire. Mais on était loin de la fortune évoquée par la rumeur.

Tout cela, c'était bien plus tard. On nous a conduits au commissariat de Paddington Green, o˘ nous avons passé la nuit.

Dans la matinée, le jour o˘ Morna devait venir prendre Jason pour l'emmener à Heathrow et, de là, à Sydney, nous avons comparu devant le tribunal, Silver avec les mains emmaillotées de bandages immaculés. Nous avions complètement oublié Morna, ce qui n'était guère surprenant. Elle s'est présentée au 4, Torrington Gardens à l'heure fixée, n'a trouvé personne à

l'appartement E, et finalement s'est entendu communiquer les faits par une Vivien Nyland furibonde - ou ce que celle-ci en savait.

Ils nous ont collé le maximum. C'est l'expression, je crois, quand la police vous charge d'autant de chefs d'accusation que possible. Certains d'entre eux étaient ridicules, d'autres assez justifiés. Nous étions probablement coupables de conspiration, complices d'un enlèvement et d'une séquestration, et nous avions résisté à notre arrestation. Une accusation pour homicide involontaire a été envisagée contre Silver, puis abandonnée.

Au bout du compte, tout cela s'est réduit à pas grandchose. Devant la cour d'assises, on nous a accordé une mise en liberté sous conditions, autrement dit, nous étions libres, mais conserverions un casier judiciaire. Avant cela, nous avions obtenu une mise en liberté provisoire.

quant à Andrew, le dénouement a été à peu près identique.

Selon moi, tout le monde, y compris le ministère public, était désolé pour lui en raison du sort d'Alison, mais on ne l'a pas autorisé à garder Jason.

J'ai lu récemment dans le journal qu'il avait épousé une femme déjà mère de deux enfants, avait vendu la maison de son père et investi cet argent dans la création d'une agence de relations publiques. Il est devenu un militant infatigable (selon la formule consacrée) de la modification des lois régissant l'adoption. Il y a toujours des journalistes pour suivre ce genre d'affaires, quitte, probablement, à poursuivre les protagonistes jusqu'à ce qu'ils meurent de vieillesse. Mais personne n'a poursuivi Jason. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé ni o˘ il se trouve maintenant. J'espère qu'il a été adopté, ou à tout le moins placé, auprès de gens qu'il a pu pleinement aimer comme il aimait Andrew et Alison, et qu'il a finalement eu davantage de chance qu'on ne pouvait l'espérer.

Silver et moi, nous avons été séparés, c'est-à-dire que nos parents nous ont séparés. Pendant un temps, je suis rentrée chez eux, dans le Suffolk.

La situation était différente de l'après-pylône, car à l'époque tout le monde m'avait accusée d'avoir dépravé mon petit ami et de l'avoir détourné

du droit chemin. Cette fois, Silver et moi étions accusés de nous être mutuellement détournés de ce droit chemin. J'avais exercé une mauvaise influence sur lui, et réciproquement. ¿ part ça, la vie dans le Suffolk était aussi pénible qu'auparavant. Ma mère avait décidé que j'étais une ‚me égarée, ou presque, que seul le fait de me fiancer avec Guy Wharton, de travailler pour lui, et finalement de l'épouser, pourrait racheter.

Car il était réapparu, toujours fidèle, toujours à me désirer.

Maman l'adorait. Il se sentait extrêmement navré pour elle, qui tenait tellement à ce qu'elle ne pouvait obtenir, condamnée qu'elle était à une si complète désillusion. Papa n'était pas aussi friand du personnage. Un jour, je l'avais entendu définir Guy comme un adepte du dicton " nécessité fait loi ". Silver m'a téléphoné, il m'a écrit. On ne m'a pas informée de ces appels, et je n'ai jamais reçu ces lettres. Maman se rendait en général au bout de notre allée juste avant l'heure d'arrivée du courrier, qu'elle recueillait directement des mains du facteur.

Comme nous n'avions pas de répondeur, Silver ne pouvait laisser de message.

Les Silverman étaient si déterminés à ne laisser aucune lettre de moi atteindre Silver qu'ils avaient émis un avis de faire suivre pour le 15, Russia Road; toutes les lettres qui lui étaient adressées étaient ainsi dirigées vers leur maison de St. Albans, o˘ il n'allait jamais. L'an dernier, Jack Silverman m'a raconté en riant qu'il n'avait eu aucun scrupule à imiter la signature de Silver pour obtenir ce réacheminement. Et à ce moment-là, je pouvais en rire, moi aussi.

Je suis partie pour Londres à sa recherche. Jack et Erica avaient changé la serrure de leur porte d'entrée, et ma clé ne fonctionnait plus. Ce que tout le monde ignorait, ou avait oublié, c'était que je conservais une clé du n∞

19. On était en février, juste avant mon vingt et unième anniversaire. Onze heures du matin me paraissait une bonne heure pour commettre une effraction, selon la formule policière. Ils nous l'avaient maintes fois répétée pendant que nous attendions notre première comparution devant le tribunal. J'ai descendu en catimini l'escalier de fer et je me suis introduite dans le logement de la vieille Mme Fisherton. Il n'y subsistait plus la moindre trace d'occupation des lieux par Caroline. Sans nul doute, elle avait d˚ monter s'installer au premier avec Max des mois auparavant.

Les lieux semblaient plus sombres, plus mornes, sentaient plus le renfermé

que jamais. J'avais deviné juste, il n'y avait personne. La maison était déserte. Je suis sortie sur le toit par la fenêtre du bureau de Max.

C'était pénible de se retrouver là-haut, seule. Je me suis crue transpercée tant j'avais le cúur serré, un élancement de douleur et de désir nostalgique pour ce qui avait été, pour Silver. Comment avait-il pu m'abandonner? Comment avaiton pu nous séparer si vite et si facilement? Il ne m'aimait plus, cela semblait être la seule explication, et pourtant, quand il m'avait déclaré que je lui avais sauvé la vie, son regard était rempli d'amour, de notre premier, de notre ancien amour.

Je me suis suspendue au-dessus du parapet, à la manière de Wim, pour jeter un úil par la fenêtre dont nous nous servions toujours. Elle était fermée.

Toutes les fenêtres étaient closes, c'était par une journée d'un froid humide et pénétrant. Ce que j'ai vu à l'intérieur m'a causé un choc, car, apparemment, quelqu'un d'autre habitait là. Le vieux mobilier avait disparu, le canapé en cuir, les chaises éraflées et la table anglaise. Les murs avaient été repeints en bleu canard, la même couleur que les garnitures de l'ensemble canapé-fauteuils, à ceci près que le chintz bleu était rehaussé de fleurs roses et jaunes. J'ai pu entrapercevoir un calendrier orné de scènes vénitiennes et une bibliothèque contenant une Encyclopúdia Britannica. Cela me suffisait. Ce n'était pas un endroit pour Silver.

J'ai marché jusqu'au bout de la rangée de maisons, et là, je me suis l‚chée sur le toit de la b‚tisse isolée, j'ai grimpé les marches en forme de pointes de diamant et, de là, sur les toits de Torrington Gardens. La b‚che avait été retirée, la zone incendiée avait été remplacée et la toiture en zinc remise en place. J'ai regardé en bas par-dessus le parapet, j'ai aperçu un camion d'une entreprise de construction stationné en bas et un tas de gravats dans le jardin, côté façade, o˘ Alison avait fait sa chute mortelle. Ce souvenir m'a fait tressaillir, et j'ai ressenti de nouveau cette pointe de douleur.

La partie cassée du balcon n'avait pas encore été remplacée.

J'imagine qu'on avait d'abord remis le toit en état pour préserver l'étanchéité de l'immeuble en prévision de l'hiver. C'était là qu'Andrew s'était penché, là qu'il avait vu Alison tomber et là que Jason, dans son innocence, avait dénoué la lanière de son sac d'écolier et éparpillé

l'argent. J'ai fourré la main dans la cavité à la base de la cheminée. Les passeports s'y trouvaient encore.

Ils sont passés dans la poche du caban que je portais. De retour dans la maison de Max, j'ai laissé la clé de chez la vieille Mme Fisherton sur la table de l'entrée et je suis ressortie en me glissant par la porte principale. J'ai senti s'allumer en moi une petite étincelle amusée à

l'idée de Max et Caroline Bodmer retrouvant leur clé et se demandant d'o˘

elle pouvait provenir. Là-dessus, j'ai bénéficié d'un coup de chance. J'ai croisé Béryl qui rentrait. L'une des grandes qualités de Béryl, l'une de ses nombreuses grandes qualités, c'est qu'elle n'est jamais choquée et jamais surprise de rien. Pour employer l'une de ses formules, elle " prend les choses comme elles viennent ".

" Vous vous êtes rabibochée avec le professeur, c'est ça? s'est-elle écriée. «a sera gr‚ce à elle. Malgré son sale caractère, elle fait des merveilles, elle l'a changé, cet homme. "

Je l'ai assurée que je n'avais pas vu le professeur, mais que j'étais entrée avec une clé que je n'avais aucune raison de conserver. Et puis, le cúur battant la chamade, je l'ai questionnée au sujet de Silver. Elle pouvait me parler, elle savait ce que j'avais éprouvé, mais elle n'avait aucun moyen d'adoucir le coup.

" Je sais uniquement ce qu'en dit sa maman, mon cúur, et tu es au courant, elle vient pas souvent en visite dans le coin.

Il est parti dans un de ces pays, en Afrique, avec un nom qui commence par M. Je lui ai répondu, tout ce que j'espère, c'est qu'il met suffisamment d'écran total, c'est tout, avec la couleur de peau qu'il a. "

Si elle s'est aperçue que cette nouvelle m'affectait, elle n'en a rien laissé paraître. Elle m'a raconté qu'un jeune couple louait l'appartement du dernier étage, elle, c'est une fille d'un ami d'Erica, des jeunes cadres dynamiques qui travaillaient " toute la sainte journée ". Ensuite, elle m'a raconté ce qui s'était passé à propos de l'argent et des gens qui venaient ramasser les billets, en ajoutant sa formule inévitable, que c'était tout ce qu'elle savait et que ça ne rimait à rien de la questionner car j'en savais maintenant autant qu'elle. Sur une impulsion, je lui ai demandé si elle n'avait pas entendu parler de quelqu'un qui aurait une chambre à

louer.

" Il y a moi ", m'a-t-elle répondu.

Je suis d'abord repassée chez moi. Pour rassembler mes affaires et les cinquante livres que j'avais économisées sur ma paie de jardinière, et auxquelles je m'étais accrochée. Après quoi, je me trouverais un boulot, ou alors je m'inscrirais au chômage.

" Mais qu'est-ce que tu vas faire, donc ? a gémi ma mère.

- que vas-tu faire de ta vie ? a renchéri mon père. Tu as presque vingt et un ans ", comme si je n'étais déjà plus de la première jeunesse.

Je le leur ai dit. J'aurais voulu pouvoir affirmer que j'ai choisi mon métier à cause du pylône, car si je n'avais pas été à ce point ignorante, je ne l'aurais jamais escaladé, précipitant ainsi la mort de Daniel.

C'était là une forme de réparation ou de compensation. Mais ce n'était pas la raison. Je leur ai fait la première réponse qui m'est venue à l'esprit, inspirée par le choix du fils de Béryl, celui qui avait déménagé de la chambre que je m'apprêtais à louer.

" Je vais devenir électricienne ", ai-je annoncé.

Mes parents ont explosé. Papa m'a rappelé que c'était le métier de son propre père et m'a demandé si c'était par dépit que je réintégrais la classe ouvrière. Maman m'a prévenue, une femme ne pouvait être électricienne. Personne ne l'emploierait. Devant tous ces arguments, j'ai commencé à apprécier l'idée. Après avoir sorti cette folie sous le coup de l'inspiration, une simple association d'idées, je finissais par être très motivée. J'allais m'y mettre dans les règles, ai-je décidé, décrocher un diplôme dans la discipline ou quelque chose d'approchant, et accéder à la meilleure qualification possible.

Et je m'y suis tenue. J'ai intégré un IUT - enfin, deux - pour un total de quatre années, et, la dernière, j'ai travaillé à la cantine des étudiants, car ma bourse était arrivée à son terme.

Je ne leur ai rien dit de tout ceci, n'ayant encore rien prévu de tous ces événements, et je leur ai répondu qu'électricienne, c'était un métier utile.

C'est en septembre que j'ai débuté, pile un an après notre Exode fatal.

Jusque-là, j'ai habité avec Béryl, au tout dernier étage d'une des plus hautes tours de l'ouest de Londres. Cela me convenait fort bien. Je me suis passée du chômage et j'ai accepté toutes sortes de boulots, soutenue d'un bout à l'autre par les diverses références merveilleuses qu'elle établissait pour moi, tout en étudiant les bases de l'électricité sur le c

‚blage et l'éclairage dans un livre de bibliothèque. Démarche peu judicieuse, car en fait j'ai d˚ réapprendre tout ce que j'avais glané là.

De Silver, je n'ai plus entendu parler. J'avais cessé depuis longtemps d'écrire à Russia Road et je m'étais endurcie, comme on le fait dans ce genre de situation, en me répétant que, s'il ne voulait plus de moi, alors je ne voulais certainement plus de lui. Et ainsi de suite. Je me suis même trouvé un autre petit ami, un Indien qui s'appelait Romesh. Juste avant mon départ pour mon école d'ingénieurs située dans le nord de l'Angleterre, Béryl m'a rapporté que Silver était de retour d'Afrique, mais qu'il ne passait jamais par Russia Road. Sa mère lui avait imposé de retourner à

l'université étudier, selon les propres termes de Béryl, les " services sociaux ". J'ai cru qu'il s'agissait du queen Mary Collège. L'idée d'avoir de ses nouvelles me tenait tellement à cúur, malgré Romesh et mon avenir bien planifié, que je lui ai écrit là-bas. Mais je n'ai pas reçu de réponse.

J'avais achevé mes trois années et obtenu mon admission au sein de l'Institut des ingénieurs en électricité quand je suis repassée à Londres voir mes amis : d'abord Béryl, Lucy, qui avait épousé Tom et possédait un appartement à Tufnell Park, puis Niall et sa petite amie, qui habitaient ensemble dans une maison qu'ils avaient achetée dans un quartier pas encore à la mode d'Islington, et enfin Guy et sa femme. Il avait épousé la secrétaire de son père, une très belle fille qui occupait le poste qu'il m'avait jadis destiné.

Je n'ai jamais complètement surmonté ma peur des lieux souterrains, même si ça va beaucoup mieux. Mais je ne crois pas qu'il faille s'infliger de souffrances inutiles, aussi, je me suis rendue à Tufnell Park en bus. Je marchais dans Dalmeny Avenue quand j'ai rencontré Jonny. La première image que j'ai eue de lui, c'était une camionnette blanche anonyme garée le long du trottoir.

C'aurait pu être n'importe qui. Il était très improbable que ce soit le même véhicule qu'avant son séjour en prison. Mais les femmes n'inspectent pas la cabine des camionnettes. Si d'aventure elles surprennent le regard du chauffeur, il prend ça pour une invite. Je l'ai dépassée en regardant ailleurs, et subitement Jonny s'est trouvé sur mon chemin. Il avait bondi au-dehors et se tenait là, me barrant la route.

" «a fait un bail.

- Je te croyais en prison ", lui ai-je lancé.

Il m'a gratifiée d'un large sourire.

" Un caoua, ça te dirait, ou un truc plus costaud ? - Pas avec toi. "

Si j'ai osé lui parler sur ce ton, c'est probablement parce que la rue était remplie de monde. Il a pris ça avec une amabilité étrange, venant de lui. …trange, ou toute récente.

" Ne le prends pas comme ça. Fais-moi un gentil sourire.

Non? OK, alors prends-le comme ça. J'ai des questions à te poser, j'aimerais des réponses, et je parie que t'en as plein à me fournir. "

Je me suis assise sur le muret d'un jardin.

" qu'est-ce que tu veux savoir? - Cette Liv, celle avec qui je sortais, qu'est-ce qu'elle est devenue? O˘ est-ce qu'elle est passée? Et il y avait cette grande brune... (Il a tracé en l'air une silhouette féminine aux courbes grotesques.) ... je n'arrive pas à me souvenir de son nom. «a m'aurait pas déplu de lui rentrer dedans.

- Liv a disparu. "

quant à Morna, Judy m'avait raconté qu'elle avait obtenu un poste universitaire au Japon, mais je me suis abstenue de lui transmettre cette information.

" Je ne connais plus aucun de ces gens. "

J'ai songé à Wim, en me demandant, comme souvent, ce qu'il était devenu.

" Moi, je n'ai pas un tas de questions à te poser. Je n'en ai aucune. "

L'amabilité, la pseudo-gentillesse s'étaient effacées. Il se tenait en face de moi, penché, mains sur les hanches.

" Si, t'en as au moins une.

- Vraiment? "

J'ai fait mine de me lever de mon muret.

" Toi, assieds-toi. Je vais pas te retenir longtemps. T'as pas envie de savoir comment les flics ont su o˘ ils créchaient, les trois, là, les deux plus le gamin? Mais si, t'as envie. "

Il a marqué un temps de silence, tout sourire, me laissant dans l'expectative, car à partir de là, il y avait suspense.

" C'est moi qui leur ai indiqué. "

Il a lancé ça d'un ton de triomphe.

" Silv, il comptait sur moi pour que je ne dise pas un mot à la police.

Moi, j'aurais rien dit, mais ils m'ont retenu en garde à vue. Je les ai informés en espérant une peine plus légère. "

¿ cause de lui, Alison avait trouvé la mort, Jason perdu son enfance heureuse, Andrew les économies d'une vie, et moi j'avais perdu Silver, et Silver m'avait perdue.

" Et tu l'as obtenue ? "

Il a haussé les épaules.

" Je m'en suis sorti. Ils n'avaient rien contre moi. Personne ne m'a identifié, tu saisis? - Donc, au moins, il en est sorti quelque chose ", ai-je observé, tout en sachant qu'il n'apprécierait guère cette ironie, puis je me suis levée et je me suis éloignée sans lui dire au revoir.

Et c'est presque tout.

Il me restait toutefois une année d'études. ¿ ce moment-là, j'entretenais une relation un peu décousue avec un camarade de l'Institut des ingénieurs en électricité. Et je pensais à Silver tous les jours. J'habitais de nouveau chez Béryl, car mon école se trouvait dans Londres, et chez elle, je me sentais davantage chez moi que nulle part ailleurs auparavant, sauf à

Russia Road, dans l'appartement de Silver. Un jour, par hasard, je suis tombée sur Judy. Je venais à peine de traverser le passage au-dessus du canal qui mène d'Aberdeen Place à Lisson Grove, et elle était là, qui venait de Grove End Road. Nous nous sommes embrassées, là, dans la rue, nous étions toutes les deux tellement contentes.

Sean et elles vivaient dans Violet Hill, depuis deux ans.

Cela faisait partie de ces anti-hasards malheureux que nous ne soyons pas croisées plus tôt. Le cúur battant la chamade, je lui ai demandé si elle avait des nouvelles de Silver.

" Nous nous voyons de temps en temps, m'a-t-elle avoué.

Il a eu son diplôme. Je crois qu'il travaille pour une espèce d'organisation humanitaire, mais c'est ici, à Londres. Il demande tout le temps de tes nouvelles, mais nous ne savions pas o˘ tu étais. "

Toute à ma joie et à ma béatitude, j'ai eu envie de crier et de danser.

Judy m'a dit que j'étais rouge brique et que mes yeux luisaient comme des charbons ardents.

" Dis-moi o˘ tu habites, et je transmettrai. "

J'ai noté mon adresse au dos d'un ticket de bus, ajoutant que la partie de Harrow Road o˘ se trouvait l'immeuble de Béryl était située en face du virage qui donnait dans Cirencester Street. Après quoi, j'ai attendu qu'il fasse signe. Il s'est écoulé beaucoup de temps avant que je ne découvre que Judy avait perdu le ticket de bus. Elle avait essayé de se remémorer l'adresse de Béryl, mais, on ne sait trop comment, elle avait gardé en tête que j'habitais à Cirencester, dans le Gloucestershire.

Un soir, j'ai lu dans l'Evening Standard qu'un certain George Rathbone, de Blaker Street, à Brighton, avait été retrouvé noyé. Son corps tout habillé

avait été rejeté sur la grève. Rien ne montrait s'il s'agissait d'un meurtre, d'un suicide ou d'un accident. Le père de Jonny s'appelait George Rathbone, et Jonny avait juré à Silver qu'il avait l'intention de tuer son père, dès qu'il aurait gagné suffisamment d'argent.

D'un autre côté, cet homme ‚gé de quatre-vingts ans était plus jeune que n'aurait été le père de Jonny, je n'avais jamais entendu dire que celui-ci vivait à Brighton, et je ne comprenais pas pourquoi il fallait être riche pour noyer quelqu'un.

C'est peut-être une semaine plus tard, à peu près, au maximum une quinzaine de jours, que l'électricité est tombée en panne dans l'immeuble de Béryl.

quand je suis rentrée, deux hommes y travaillaient. Je suis allée en discuter avec eux, et, au début, ils ne m'ont pas prise au sérieux, mais après que je les ai convaincus que je savais de quoi je parlais, ils étaient très contents et se sont montrés fort avenants. («a, d'ailleurs, c'est l'histoire de ma vie d'électricienne.) Pourtant, à moins d'être disposée à attendre là une heure ou deux, j'allais devoir monter à pied.

" Sortez donc prendre une bière au coin de la rue, vous ne voulez pas ? "

m'a conseillé l'un des deux hommes, manifestement ravi de son esprit d'à-propos, consistant à me traiter comme l'homme que j'aurais d˚ être ou que j'aurais envie d'être, selon eux.

Je suis montée à pied. L'immeuble de Béryl compte vingt étages, à raison de deux paliers par étages. C'est une longue distance à couvrir, quarante volées de marches. Et avec en plus rien d'autre à voir que du béton gris et des graffitis. Si j'avais su ce qui m'attendait en haut, j'aurais fait de mon mieux pour courir. Je n'en savais rien et j'ai monté péniblement, m'arrêtant une première fois pour m'accorder un Polo Mint, la seconde fois pour me moucher. Une femme est sortie du dix-septième étage et m'a lancé

que c'était une honte, toutes les municipalités, c'était une honte, elle avait vécu dans sept immeubles pareils à celui-ci un peu partout dans Londres, et les ascenseurs tombaient tout le temps en panne. quand je lui ai annoncé que la réparation de l'ascenseur progressait plutôt pas trop mal, elle a eu l'air quelque peu rassérénée.

Au dix-septième étage, j'ai regretté de n'avoir pas suivi le conseil de ces hommes d'aller attendre au pub. Au dix-neuvième, pour varier un peu, j'ai effacé les premières marches deux par deux et j'ai débouché sur l'ultime palier. Silver était assis au dernier étage, il me regardait de haut, avec le sourire.

Il m'a tendu les bras et j'ai couru et je me suis jetée dans ses bras, le renversant en arrière, et moi avec.

Vais-je résister au piège dans lequel, selon Silver, nombre de femmes écrivains tombent et, en citant Jane Eyre, écrire : Lecteur, je l'ai épousé ? quoi qu'il en soit, ceci n'est pas de la fiction. C'est un compte rendu des événements que j'ai rédigé autant pour lui, et qu'il trouvera à

son retour à la maison, que pour quiconque. Alors, devrais-je écrire : "

Lecteur, je t'ai épousé " ? J'imagine qu'il n'était pas difficile de deviner l'identité du mari auquel j'ai fait allusion. Pour moi, personne d'autre n'a vraiment existé, et personne d'autre non plus pour lui. Il m'a retrouvée (après avoir passé le Gloucestershire au crible) en étudiant un guide de Londres, o˘ il avait repéré une Cirencester Street non loin de Harrow Road, o˘ il savait que Béryl habitait, et en effectuant le rapprochement. Il était logique, aimant tous deux les lieux élevés, que nous nous retrouvions dans un endroit situé en hauteur, au sommet d'une longue et pénible ascension. Le lendemain, je me suis installée avec lui dans l'appartement qu'il occupait près de celui de Morna, dans l'East End.

Il s'était défait des trois quarts de l'argent de sa grand-mère, mais il en avait conservé suffisamment pour verser un acompte à l'achat de ce logement.

" «a, c'était permis ? m'a-t-il demandé en riant.

- C'était permis, oui. "

Nous avions grandi. Ou peut-être, pour reprendre la formule de nos parents, nous nous étions mutuellement dépravés. Nos parents ont opéré un retour très rapide - dans les deux sens du terme. Nous étions pardonnés et recevions leur visite, de temps à autre. J'ai achevé mes études cet été-là, je suis allée travailler pour une entreprise d'ingénierie électrique jouissant d'une bonne réputation, et je prévoyais de créer ma propre entreprise. quand je lui ai certifié que je me montrerais stoÔque et que j'apprendrais à supporter son absence du pays durant plusieurs mois d'affilée s'il le fallait, Silver a changé de métier et a intégré Famaid.

Et nous n'arrêtions pas de chercher Wim.

L'ennui, c'est que nous ne savions guère par o˘ commencer.

¿ cette époque, on ne comptait plus les " et si seulement ".

Si seulement nous avions trouvé o˘ se situait cette " chambre au sud-ouest de Londres mais au nord de la rivière ", dans quel bar à sandwiches il travaillait, ou même le nom de famille de sa mère ou de ses autres parents.

Si seulement nous le lui avions demandé quand il nous avait raconté son histoire. Parfois, nous caressions le fantasme de retourner sur les toits et nous rêvions de le rencontrer là-haut, escaladant les hauteurs, toute son agilité et sa gr‚ce ancienne retrouvées. Mais nous en avions fini avec les toits, ils recelaient des souvenirs malheureux qui les g‚chaient à nos yeux. Nous regardions moins en l'air qu'autrefois, et nous avions tourné le dos à Maida Vale. C'est pourquoi, à notre mariage, nous avons choisi Highgate.

Nous nous rappelions trop bien les derniers mots de Wim quand il avait menacé de se tuer. Mais l'état de sa jambe avait pu s'améliorer, elle avait pu complètement guérir, recouvrer sa force et sa souplesse. Liv (ou du moins c'était ce que nous croyions alors) avait pu le retrouver, ou inversement. Silver s'était lancé à la recherche des Smith ou des Van de Smith dans les listes électorales de Londres, mais les premiers étaient légion et les autres n'existaient pas.

Nous nous répétions qu'un jour nous le retrouverions. Nous refusions de le croire mort. qui sait, s'il voit mes encarts publicitaires ou s'il lit le nom de Silver dans un article sur Famaid, si ce n'est pas lui qui nous retrouvera? Toutefois, quand le taxi de Silver va arriver, d'une minute à

l'autre maintenant, et quand l'ascenseur va me l'amener, je n'aurai pas de nouvelles de Wim pour Silver.

¿ la minute présente, je regarde en bas, du haut de mon jardin sur les toits. Le taxi vient de s'engager dans la rue.

Avant de payer le chauffeur ou de sortir ses bagages, il lève les yeux droit dans le soleil et me fait signe. Et je lui fais signe en retour, et je cours lui ouvrir la porte.

FIN