Cinq ans plus tard, elle l'a épousé, et la dernière fois que j'ai entendu parler d'eux, ils avaient deux bébés et ils étaient très heureux, mais à

l'époque, ils en étaient les premiers surpris. Silver est rentré en pleine nuit, vers trois heures, je crois.

Il s'est assis sur le lit et m'a glissé d'une voix fatiguée - ou bien était-il simplement fatigué de moi ? - qu'il avait vu Jonny et obtenu sa promesse de nous confectionner trois passeports.

qUAND SILVER était arrivé là-bas, Jonny était absent. La maison était un labyrinthe de chambres louées. Aucun des habitants des lieux ne savait o˘

il était ni quand il serait de retour, mais plusieurs lui avaient confirmé

qu'il comptait bien parmi les locataires. Silver s'était assis dehors contre le mur et l'avait attendu. Le quartier, non loin de la prison de Holloway, était fort différent du nôtre. Les propriétaires de voitures n'y étaient pas aussi nombreux, mais tout le monde paraissait éprouver l'envie de descendre dans la rue, soit pour se promener, soit pour s'asseoir devant son perron.

Pour un début septembre, la nuit était chaude, mais le ciel était couvert et l'atmosphère lourde, comme si un orage menaçait. Les hurlements d'hommes et les cris perçants de femmes qui semblaient toujours surgir avec l'obscurité avaient commencé, et les voitures qui passaient, vitres baissées ou capote ouverte, laissaient échapper des bouffées de rock sourdes et brutales. Silver me racontait tout cela comme si je n'étais pas déjà au courant ou comme s'il ne s'adressait à personne, personne d'autre qu'à lui-même.

Il gardait les yeux détournés. Subitement, j'ai compris qu'il était profondément malheureux, mais, quand j'ai tendu la main pour toucher la sienne, il l'a retirée. Il s'était assis en face, au bar du coin, et il avait bu un café. Submergé par la fatigue, il avait eu besoin d'un remontant pour rester éveillé.

Le café avait fermé et il était retourné s'installer contre le mur, presque abasourdi par le volume de la musique qui braillait par une fenêtre derrière lui. Il était une heure moins dix. Il était sur le point de renoncer quand Jonny était arrivé.

Jonny portait un sac à dos en cuir noir, pas sur les épaules mais sur une seule, en bandoulière. Il avait salué Silver en l'appelant " mon pote ".

Silver lui avait demandé s'ils pouvaient se parler et, après un instant d'hésitation, Jonny avait accepté d'un signe de tête. Ils étaient montés dans cet immeuble délabré qui sentait l'herbe, le tabac et le curry, mais surtout, puanteur écrasante, la pourriture de la poubelle à roulettes dans l'entrée. Si on la laissait dehors, quelqu'un allait la piquer, lui avait expliqué Jonny, comme si voler des conteneurs à ordures était la chose la plus courante du monde. Sa chambre était tout en haut. Silver avait remarqué que l'accès aux toits était facilité par la fenêtre à simple guillotine.

Le café avait rempli son office et Silver se sentait pleinement éveillé, très conscient de tout ce qui l'entourait. Il suspectait le sac en cuir noir d'être celui de H‚kan Almquist, mais sans avoir pu l'identifier formellement, en tout cas pas au point de pouvoir répondre à une éventuelle question de la police. Rien dans la pièce ne trahissait la richesse de Jonny, si richesse il y avait. Il était habillé à peu près comme d'habitude, la pièce était meublée comme l'est ce genre d'endroit, de façon terne et Spartiate. L'endroit était sale et en désordre.

Dans la bouche de Silver, cela signifiait que les lieux étaient vraiment dans un état lamentable. Puisqu'on n'avait apparemment pas l'intention de lui offrir à boire, il avait demandé s'il y avait du thé ou du café

instantané. Jonny avait regardé autour de lui, sur le point de l‚cher un non abrupt, mais ensuite il avait exhibé une bouilloire électrique, deux bols et, dans la paume de sa main, deux sachets de thé.

" Alors, Liv est sortie dans la rue ? "

Silver avait haussé les épaules, en prenant le bol de thé servi sans lait.

" Parce que dès qu'elle sort, je la ramène par ici. Je vais la chercher en camionnette. Tu peux la prévenir, qu'elle se tienne prête. "

Silver n'avait pas répliqué. Il était allé droit au but, et il avait sondé

Jonny au sujet des passeports. Pourrait-il en procurer trois, pour un homme, une femme et un enfant ? " «a se pourrait. "

Silver souhaitait entendre un oui ou un non, mais il s'était gardé de poser la question directement.

" «a va te co˚ter de l'argent, avait ajouté Jonny.

- Combien? - Deux plaques chaque. "

Silver n'avait aucun moyen de savoir si c'était là, pour ainsi dire, le tarif de rigueur pour de faux passeports, ou si ce prix était trop élevé, ou trop bas. L'ennui, quand on traite avec des criminels sans en être un soi-même, c'est que le langage employé ne vous est pas familier, pas plus que le territoire qu'ils habitent et que leurs points de repère. Andrew Lane verserait-il volontiers une somme pareille ? Sa femme seraitelle d'accord? Et s'ils s'y refusaient, tout en maintenant leur souhait de quitter le pays, allait-il devoir verser cette somme de sa poche ? " Tu les sortirais ? lui ai-je demandé.

- Si je dois. "

J'ai eu envie de m'écrier, recourant à une des phrases fétiches de ma mère, qu'" il n'était pas question de si je dois ", mais je voyais que cela n'exercerait aucun effet sur lui.

" Tout le foin que font les gens pour deux mille balles, s'est-il exclamé, en songeant, je suppose, à l'argent perdu de Liv. C'est pas des millions, nom de Dieu. "

Pas pour toi. Et là réside toute la différence.

" Alors, tu lui as dit "vas-y" ? - Je lui ai dit que je lui apporterais les photos dès que Judy les tiendrait prêtes. "

Ce qui équivalait à un oui.

" Je ne lui ai pas précisé pour qui c'était. Je préférais éviter, même s'il n'est pas question qu'il aille voir la police. "

Silver était sur le départ, il approchait de la porte, quand il s'était retourné pour demander à br˚le-pourpoint à Jonny si c'était lui qui avait agressé H‚kan Almquist et lui avait dérobé son sac à dos. Il n'aurait pas été surpris d'entendre la bonne vieille réponse de Jonny : " «a se pourrait. " Mais Jonny l'a regardé droit dans les yeux. Dans les polars, on lit souvent qu'un homme vous regarde d'un sale úil... eh bien, voilà qui décrit tout à fait une expression fréquente chez Jonny. Il avait regardé

Silver d'un sale úil. Silver mesurait bien vingt centimètres de plus que lui, et il avait six ans de moins, mais Jonny n'en demeurerait pas moins un adversaire redoutable. Il l'avait dévisagé comme s'il allait se ruer vers la porte et lui foncer dessus bille en tête.

Comme il ne se produisait rien, Silver s'était dit " qui ne risque rien n'a rien ", et si Jonny s'avançait, il pourrait toujours se jeter dehors et lui claquer la porte au nez.

" qu'est-ce que tu as fait de l'argent? - Te bile pas pour ça, lui avait rétorqué Jonny, dans une parodie du conseil qui revenait si fréquemment dans la bouche de Silver. Je sais o˘ il est, ce putain de fric. Il est là

o˘ personne le retrouvera. "

Et il avait éclaté de rire.

C'est pas des millions, nom de Dieu, me suis-je répété en écho. Silver avait descendu l'escalier et s'était retrouvé dans la rue. Aucun moyen de transport n'était plus en service, sauf les bus de nuit, et il n'y en avait pas un seul en vue. Il avait marché jusqu'à Archway quand un taxi était arrivé.

" C'est une autre manière de se défaire de son capital ", ai-je observé, plus mauvaise que jamais.

Il n'a rien ajouté.

Ce qui est fait est fait. Ce qui est dit est dit. L'épithète cinglante, les insultes et les accusations, tout cela peut se pardonner, mais pas s'oublier. Et assurément, le pardon implique l'oubli, car sans faculté

d'oublier, tout ce qui a été dit et tout ce qui a été vu subsiste. On affirme que lorsque le catholique reçoit l'absolution pour les péchés qu'il a confessés, il sait que non seulement ils lui sont pardonnés, mais qu'ils sont totalement sortis de l'esprit de Dieu.

Silver et moi étions incapables d'oublier, mais nous avons su accepter, et je peux à présent revenir en arrière, me souvenir, et sourire.

Dans l'appartement, nous avions peu de lieux intimes à nous, pas de sanctuaires, mais je disposais du vieux bureau, un rebut de son père, installé dans un coin de notre chambre.

J'ai posé mes carnets de notes et rédigé mon journal sur le cuir rouge tout éraflé qui habillait le plateau. C'est là, le lendemain matin, que j'ai trouvé la lettre de Guy dans son enveloppe, plutôt froissée, posée sur le cuir rouge et alignée sur l'angle de son coin inférieur gauche. Je l'ai prise et me suis mise à la lire, me rendant compte aussitôt que je ne l'avais jamais lue.

Dans cette lettre, à sa manière courtoise et démodée, il me demandait en mariage.

Guy savait que j'avais quelqu'un d'autre, pourtant dans cette lettre il paraissait supposer que Silver - il ne le connaissait que par son prénom -

n'était qu'un bouche-trou, le temps que lui et moi nous nous décidions, ou encore que je m'en servais pour éveiller sa jalousie. Il tenait pour acquis que j'avais envie de me marier, que j'attendais qu'il se déclare. En découvrant ces propos, je me suis demandé s'il s'en était ouvert à ma mère, et ce qu'elle lui avait révélé de ses propres attentes.

J'ai poursuivi ma lecture, assise sur le lit dans lequel Silver était profondément endormi. Guy comprenait que j'avais besoin de temps pour me décider. Mais il me rappelait que nous nous connaissions depuis longtemps et que lui seul (à m'en croire) m'avait soutenue quand tout le monde s'était retourné contre moi, après le pylône. Il présentait cela comme s'il m'avait entretenue, j'entends financièrement. Puis il m'évoquait cet emploi dans l'entreprise de son père, renouvelant son allusion comme s'il s'était agi d'une proposition sérieuse que j'aurais sérieusement envisagée. Je n'avais aucun emploi véritable, aucune formation, uniquement une scolarité

écourtée, mais, si je l'épousais, je n'aurais plus jamais besoin de travailler, un mode de vie qu'il m'a présenté comme s'il constituait la réponse à toutes mes prières, l'idéal, l'ambition de toute femme. ¿ part ça, nous nous aimions. Nous étions si proches, m'écrivait-il, que renoncer l'un à l'autre était devenu maintenant impossible, et ce serait mal. Nous nous appartenions.

Cette lettre m'a beaucoup choquée. En un sens, elle m'a effrayée, car je me demandais quel genre d'homme pouvait insinuer, en s'adressant à une femme, qu'être son amie revenait à subvenir à ses besoins, et que prendre quelques repas ensemble, boire un verre et se séparer avec un baiser, c'était de la passion. Mais ma frayeur s'arrêtait là. ¿ bien y réfléchir, je me suis imaginé que Liv, Wim ou Niall avaient d˚ trouver cette lettre sur le couvercle de la poubelle, soupçonner qu'on l'avait jetée par erreur avant de la repêcher et de la poser sur mon bureau. En l'ayant ouverte au préalable ? Je n'aimais pas cela, mais je ne pouvais plus rien y faire, aussi me suis-je mise en route vers le jardin des Houghton avant que Silver ne se réveille.

Judy a développé les photographies elle-même. Elle nous les a montrées ce soir-là. Personne, à partir de ces portraits, n'aurait été en mesure d'identifier Andrew et Alison. D'une certaine façon, tout en prenant des clichés tout à fait acceptables du point de vue des fonctionnaires de l'immigration, à savoir de face, le regard braqué droit sur l'objectif, elle leur avait conféré une touche subtilement différente gr‚ce à l'angle de la tête, aux cheveux et à la moustache d'Andrew et au maquillage d'Alison. En revanche, Jason, lui, se ressemblait.

C'était le petit garçon des journaux. Pas seulement un bel enfant asiatique ou en partie asiatique, mais lui-même, sans méprise possible pour toute personne un tant soit peu observatrice et qui se serait un minimum intéressée aux diverses versions de l'affaire dans les médias.

Il était beau, mais sans cette expression plutôt vide qui émane d'ordinaire des visages aux traits classiques. Sa lèvre supérieure était courte, sa bouche charnue et relevée aux commissures. Malgré les épreuves indéniables qu'il avait traversées au cours de sa brève existence, il semblait toujours sur le point de sourire. Ses yeux étaient grands, brillants et posés, jamais fuyants, jamais furtifs, toujours fixés sur celui qu'il écoutait.

Ces traits-là ne pouvaient se déguiser. Si, sur la photo, sa peau avait l'air plus p‚le que dans la réalité, ses traits n'avaient rien d'européen.

Il était à l'image de la jeunesse indienne sur les peintures murales. Si cela ne paraissait pas trop extravagant, je dirais qu'il était Krishna dansant avec les filles de ferme.

" Dois-je prendre une autre photo de lui ?" a demandé Judy.

Silver a examiné le cliché de près. Il a estimé que cela importait peu car, au moment de la fuite, Jason l'accompagnerait, ils voyageraient seuls, et partiraient les premiers. Il m'a consultée du regard, en s'attendant peut-

être à d'autres réflexions sur le co˚t, et sur qui l'endosserait. Je dis "

peutêtre " car, triste constat, je n'étais plus capable de saisir intuitivement ce que pensait Silver, pas plus qu'il ne pouvait deviner mes pensées.

Nous sommes passés au 4E, sans avoir ni nouvelles à leur communiquer ni commissions à leur livrer en dehors des journaux du jour, mais parce que nous avions pris l'habitude de leur rendre des visites nocturnes ; Wim nous accompagnait.

Afin de les rassurer, de les réconforter, pour les soulager de la monotonie de leurs journées redoutables et de leurs soirées interminables. Et nous avions envie de leur montrer les photos, les diverses versions possibles que Judy avait tirées.

Andrew a paru fasciné par son propre visage, tellement transformé par la moustache (à présent plus fournie) et par la frange qui lui barrait le front. Avec l'un de ses rires à la fois perçants et plutôt grossiers, il a traité Alison de " dévergondée toute peinturlurée ", laissant entendre qu'il la trouverait plus attirante si elle conservait cette allure en permanence. Silver leur a demandé quels noms ils voulaient porter sur leurs passeports, et Alison a suggéré Blythe, le nom de son demi-frère.

Détail plutôt surprenant, c'est Wim qui a soulevé une objection. La police devait tout savoir de leur entourage, de leur passé, tous les noms et leurs liens d'" avant ". Ce n'est pas parce que les journaux n'en faisaient aucune mention que les policiers ne s'étaient pas documentés de manière très complète. Ils maintenaient dans l'ombre les données dont la révélation serait venue entraver leur enquête.

Andrew s'est assis à table et il a feuilleté le Times et le Mail. Pour la première fois depuis le début de la chasse qui leur était livrée à tous les trois, la vraie mère de Jason avait fait son entrée en scène et confié son histoire à un journaliste.

Le journal, fatigué de reproduire les mêmes vieilles photographies éculées, était sans doute ravi de publier à la place le portrait d'une très belle femme qui devait avoir dans les vingt ans. Nelima Patel ressemblait beaucoup à Jason - enfin, disons plutôt que c'était lui qui ressemblait à

sa mère. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'il voie cette photo, qu'il demande qui c'était, ou, qui sait, le devine sans qu'on le lui révèle.

Avide de lire tout ce qui pouvait lui tomber sous la main, il nous arrachait souvent les journaux que nous apportions.

Andrew et Alison lui avaient largement exposé les motifs de leur fuite, d'une manière ou d'une autre, il leur fallait bien justifier la nécessité

de se cacher, de rester cloîtrés, sa privation de petits camarades. Il adorait lire des histoires sur son propre compte. Surtout quand on l'avait aperçu, disons, sur le front de mer à Weston-super-Mare, alors qu'il savait pertinemment n'avoir jamais bougé de Maida Vale à ce moment-là.

Mais cette fois, son attention était retenue ailleurs, concentrée sur les tirages des photos. Il y en avait vingt-quatre, parmi lesquelles il fallait en choisir trois. Il les a étalées sur la table, comme des cartes dans une réussite.

Selon Silver, il valait mieux choisir un nom sans rapport avec le passé ou le présent. ¿ proscrire, le patronyme d'un cousin, un nom de rue pioché

dans le quartier W 9 ou dans un récent article de journal, rien non plus qui puisse rimer avec leurs propres noms ou qui procède d'un simple changement d'initiales. Par exemple " Fane " ou " Parry ". Alison a attrapé

l'annuaire, et leur choix s'est finalement porté sur M. et Mme Rogers, Gerald et Pamela Rogers.

Jason, ne voyageant pas en leur compagnie, n'ayant aucun rapport apparent avec eux, allait devenir James Robert Desai.

Le récit de sa mère, que j'avais lu pendant qu'ils choisissaient les clichés les plus éloignés de la réalité et les plus proches de leurs identités maquillées, paraissait tout droit sorti de l'imagination d'un écrivain de l'ancienne école romantique. ¿ la lecture, on aurait cru que ses propos lui avaient été soufflés par quelqu'un dont toute la conception de l'existence supposait des femmes brimées, vertueuses, courageuses et dévouées, et des hommes attirants, insensibles et malintentionnés, uniquement portés sur la séduction. Depuis la naissance de Jason, Nelima Patel avait connu le mariage et le divorce, son mari l'ayant abandonnée.

Elle avait trois autres enfants et un nouveau partenaire, chômeur et vivant d'allocations comme elle, et, selon le journaliste, elle regrettait amèrement d'avoir confié Jason aux services sociaux de sa région.

Une fois qu'on les aurait retrouvés, ses ravisseurs et lui, elle se battrait pour le récupérer. ¿ l'insu de tout le monde, j'ai retiré la double page du journal o˘ figurait ce récit, je l'ai roulée en boule et fourrée dans ma poche.

" Je t'ai vue. Tu as agi comme il fallait ", m'a approuvée Silver tandis que nous redescendions tous deux par l'échafaudage.

C'était la première marque d'approbation que je recevais de sa part depuis un bout de temps.

" qu'aurait pensé Jason en tombant dessus ? Je n'arrive pas à me l'imaginer. Des gens qui se battent... enfin, pour s'approprier ta personne. Ta vraie mère, avec trois autres enfants, et tu n'es pas dans le lot. "

Nous nous sommes laissés tomber sur le sol. Wim était parti. Le nouvel intérêt qu'il portait à Liv n'allait pas jusqu'à le détourner des toits, et il s'était engagé sur " l'autoroute "

de Sutherland Avenue en direction de Harrow Road. Silver s'est mis à

évoquer les trois journées portées disparues de son existence, ce laps de temps durant lequel quelqu'un l'avait enlevé, caché, prenant tendrement soin de lui avant ce geste inexplicable, le ramener non loin de l'endroit o˘ on l'avait kidnappé. Le temps que Diana Lomax le trouve et le ramène à

Jack Silverman.

" Supposons que la ou les personnes qui m'ont enlevé ne m'aient pas ramené?

Je me demande souvent ce qui les y a poussées. Après tout, elles auraient pu s'en tirer à bon compte.

Andrew et Alison ont bien été quittes, eux. Enfin, pendant sept mois. Et quand nous les aurons aidés à sortir du pays, ils en seront quittes pour de bon. Je comprendrais plus facilement ma propre histoire si la police avait effectué une descente je ne sais o˘, arrêté je ne sais qui, et m'avait restitué à mes parents accablés de douleur. Mais elle... il... qui que ce soit...

m'a ramené sur cette petite plage, précisément au pied de la falaise o˘

l'on m'avait enlevé, et m'y a laissé. J'avais trois ans ! quel genre d'individu peut abandonner un enfant de trois ans seul sur une plage dans une anse, à marée montante ? " Imagine qu'à la place on m'ait gardé, et que mes parents ne m'aient jamais retrouvé. qu'aurait-on fait de moi? Comment aurais-je été élevé ? Et o˘ serais-je à présent ? Un fataliste dirait que tout serait finalement revenu au même, car tel était mon destin, de marcher dans Torrington Gardens, W 9, à dix heures et demie du soir un 3 septembre, et advienne que pourra. Mais je n'y crois pas. Je songe que j'aurais pu grandir en Cornouailles, ou dans le sud du pays de Galles, ou même en Amérique, sous un nom différent, avec des parents différents et d'autres frères et súurs. ¿ l'heure qu'il est, je serais à l'université de Cardiff ou de New York, et je n'aurais jamais arpenté les toits. "

J'ai attendu qu'il ajoute " et je ne t'aurais jamais rencontrée ", mais bien entendu, sur ce plan, j'ai été déçue. Il n'a plus prononcé un mot jusqu'à notre arrivée au bout de la rue, là o˘ se dresse cette maison isolée, au milieu de son jardin ombragé d'arbres à feuilles persistantes et de roses déclinantes. Puis, très brusquement, il m'a annoncé qu'il ne rentrerait pas avec moi, car il se rendait directement à Holloway pour remettre les photos à Jonny et lui indiquer que les passeports seraient au nom de Gerald et Pamela Rogers et de James Robert Desai.

Je suis allée à Eurodisney, dans la région parisienne, par l'Eurostar, avec Darren, Junilla et leurs enfants. Nous avons passé la nuit là-bas et sommes rentrés le lendemain chargés de sacs en papier kraft remplis de bouteilles de vin et de paquets de cigarettes, pour Lysander et Darren. Les deux enfants étaient avec nous, afin que Campaspe puisse passer un week-end avec son nouvel ami.

J'ai passé un assez bon moment, mais je ne sais franchement pas pourquoi j'y suis allée. Parce que j'étais invitée? Parce que j'étais seule? Ces dernières semaines, plus que trois désormais, traînent péniblement en longueur. Au retour de mon mari, je devrais organiser une grande fête pour l'accueil- lir, me conseille Junilla. Si c'était possible, Junilla ferait la fête tous les week-ends. Mais quand il rentrera, je ne veux avoir personne ici, rien que lui et moi. Je meurs d'envie de le voir. C'est comme si mes yeux me faisaient mal, à force de ne pas le voir. Entre le travail et ce que j'écris là, je réserve mentalement beaucoup de place pour imaginer le taxi qui va le ramener à la maison se garant sur la rampe d'accès, pour le voir sortir, payer le chauffeur et se charger de ses bagages. Je devrais descendre l'aider mais non, j'attends ici - dans ma vision, j'entends - pour guetter le chuintement à peine perceptible de l'ascenseur qui l'amène à l'appartement du dernier étage. La porte de l'ascenseur coulisse et se referme derrière lui avec un léger cliquètement, puis il se dirige vers la nôtre, ses sacs cognent et frottent, et j'entends la clé tourner dans la serrure.

En suédois, ascenseur se dit hiss. D'après Niall, ce doit être une onomatopée, un terme que je n'avais jamais entendu jusqu'à ce qu'il le prononce, le mot faisant écho au bruit de l'appareil. C'était Liv qui l'employait, remarquant avec ingratitude que, sans un hiss, ce 15, Russia Road était un endroit impossible, et elle avait insisté sur l'absurdité de cette étymologie avancée par Niall en prétendant au contraire que ce terme provenait de l'ancien norse.

" quoi, les Vikings avaient des ascenseurs? Dans leurs drakkars, peut-

être ? "

Liv n'aimait pas beaucoup Niall. Elle se plaignait de ce qu'il la reprenait tout le temps. Et c'est vrai qu'il était pédant, toujours à lancer des remarques du genre : " Cela dépend de ce que tu veux dire par là " et : "

Peux-tu définir ? ". Il est à présent professeur de je ne sais quoi dans une de ces universités classées très haut dans les palmarès. Mais c'était encore un roux boutonneux qui se vantait d'avoir réussi ses examens sans travailler le moins du monde. J'imagine que Liv lui plaisait. On soutient que les hommes qui se disputent avec les femmes, critiquent leur apparence et leur façon de vivre, sont vraiment attirés par elles. Peut-être était-ce le cas de Niall? quoi qu'il en soit, il a repris mon rôle, escorter Liv en bas de l'escalier pour sa promenade thérapeutique, mais en misant sur l'intimidation, d'une voix traînante, et en l'asticotant pour mieux parvenir à ses fins. La promenade se prolongeait à présent jusqu'au 7, Russia Road, situé dans le p‚té de maisons suivant. Liv avait beau parcourir un bon mètre supplémentaire chaque jour, elle refusait de traverser la rue. Elle avait dans l'idée qu'une des méthodes préférées des tueurs à gages consistait à renverser leur cible en voiture. Vu son imagination fiévreuse, James et Claudia devaient être justement du genre à

engager un tueur au volant d'une grosse Mercedes.

Bien entendu, Silver a jugé plus sage et plus gentil de ne pas lui transmettre le message de Jonny. Cela n'aurait pour effet que de la retourner. En outre, quand enfin elle s'en irait de chez Silver, elle retournerait en Suède, tout naturellement.

Sans autres ressources que le montant de son billet d'avion, resté en dépôt sur le compte de Silver, elle n'aurait guère le choix. Jonny avait accepté

les photos, tout d'abord sans aucun commentaire. Mais au bout de quelques minutes, il y était revenu en examinant le cliché de Jason, longuement, le visage fermé. Silver savait qu'il ne lisait jamais le moindre journal, sous prétexte que lire lui posait un problème, mais à Russia Road, il avait beaucoup regardé la télévision, à laquelle il pouvait fort bien avoir encore accès même sans disposer d'un poste dans sa chambre.

" C'est ce gamin, là, avait-il finalement remarqué. Le gamin pakistanais. "

D'habitude si calme, Silver avait senti la colère monter en lui devant cette description de Jason dont la mère, selon le journal, était née à

Bradford, d'une famille de brahmanes originaires de Bénarès. Mais s'il voulait ces passeports, il fallait qu'il tienne sa langue.

" Ces deux-là, c'est les gens qui l'ont kidnappé, non? "

Pour être s˚r de se maîtriser, Silver s'était contenté de hocher la tête.

Après coup, il avait regretté de ne pas lui avoir répondu " peut-être ", ce que Jonny aurait compris.

" Un vrai cageot, celle-là, avait-il commenté à propos d'Alison. Y a des femmes laides au point de me rendre malade, je veux dire à gerber. Ne me dis pas que ce tas-là crèche chez toi.

- Je n'allais rien te dire de tel.

- Allez, Silver, o˘ ils sont ? "

Silver avait été contraint de le lui révéler. Il avait été obligé de lui raconter et de lui expliquer. ¿ son avis, cela n'aurait nullement gêné

Jonny d'aller rendre visite au 4E et, pourquoi pas, à supposer qu'on le laisse entrer, de tenter un petit chantage. Il m'a raconté qu'il regrettait de s'être lié d'amitié avec Jonny, de lui avoir permis d'occuper une chambre dans son appartement, et le pire, c'était qu'il avait trouvé ça plein de panache et plutôt élégant d'avoir un ami cambrioleur. Résultat, il s'était retrouvé plongé en plein univers criminel, dans cette pièce répugnante à deux heures du matin, devant le sourire froid et l'expression pleine de mépris de Jonny. Voilà pour l'amitié, voilà pour l'ouverture d'esprit.

Mais il avait besoin de ces passeports. De nous tous, je crois que c'est Silver qui s'est le plus impliqué dans la protection et, en dernier recours, dans le sauvetage des occupants du 4E. Wim et moi, Judy, et même Liv, nous leur voulions du bien, nous estimions qu'on les avait maltraités et souhaitions les tirer de là et les voir en route pour une liberté

lointaine, en toute sécurité. Mais si la difficulté nous avait semblé trop grande, si nous n'avions pas disposé de tous les atouts, nous aurions renoncé. En dehors de leur fournir leurs provisions de nourriture, nous leur aurions avoué notre impuissance. Silver est allé bien au-delà. Porter secours à Andrew et Alison et faire en sorte que Jason reste avec eux, chez lui, cela tenait de la passion, et rien ne l'avait détourné de son objectif. Donc, si mauvais qu'ait été Jonny, si écúurants qu'aient été ses propos insultants et tous ses faits et gestes motivés par l'avidité et un désir compulsif de prendre sa revanche sur la société, Silver savait qu'il avait besoin de lui et que, sans son aide, il ne pourrait mettre notre plan à exécution. Il s'était attendu à ce que Jonny exige une avance, et Jonny l'avait demandée, en effet. Il avait augmenté son tarif et exigeait maintenant sept mille livres pour les trois passeports, dont deux mille à

titre d'acompte.

" Je me prenais pour une sorte de citoyen du monde, a ironisé Silver, libre et hors de toute classe sociale. Un personnage hybride, entre Robin des Bois et Scarlet Pimpernel (ce personnage romanesque de noble anglais, sauveur des aristocrates sous la Terreur), aussi heureux en compagnie de la canaille que chez les rupins. Aussi à l'aise avec les escrocs qu'avec les gens bien sous tous rapports. Je suis en train de découvrir à quel point je suis conformiste. Je lui ai proposé un chèque. Il a ri. Ce rire m'a beaucoup appris, entre autres que ma croyance en son amitié n'était qu'une illusion. Il ne m'a jamais aimé, ça ne lui a même jamais traversé l'esprit.

Je lui étais utile et il s'est servi de moi. Mais non, bien s˚r, il n'allait pas accepter de chèque. Il était sidéré que je n'aie pas apporté

de liquide avec moi. Dès l'ouverture de la banque, ce matin, il m'a accompagné, et j'ai tiré l'argent.

- Si c'était de l'argent placé, ai-je relevé, connaissant très mal ces questions, tu ne devais pas prévenir avant de retirer une telle somme? Tu n'avais pas besoin de joindre ton courtier ou quelqu'un pour vendre quelques titres? "

Il ne m'a pas répondu, mais s'est détourné pour se rendre dans la cuisine.

Alors j'ai compris, je ne sais comment, qu'il avait effectué ces démarches des semaines plus tôt. Il s'était préparé pour ce sauvetage, avait arrêté

ses plans à l'avance.

Je me suis rendue chez les Houghton et, tout en travaillant à la construction des montants en bois et du grillage d'une structure destinée à

abriter du compost, j'ai pensé à Silver et moi, me demandant si nous ne touchions pas le bout de la route, de notre route. Si ce qui avait été si beau, une véritable passion et une vraie joie d'être en présence de l'autre, ne s'était pas usé à cause de notre grande jeunesse, et peut-être parce que nous n'avions pas assez travaillé notre relation. Et aussi, qui sait? parce que je laissais trop souvent entendre que Silver avait trop d'argent, incapable qu'il était de le gérer et de comprendre ce que le manque d'argent suscitait chez les autres.

Donc, j'étais triste, et devais paraître renfrognée. J'en suis venue à

croire que le moment approchait o˘ j'allais devoir quitter cet endroit et vivre à nouveau seule. Pourtant, la vie sans lui était impensable. Je me suis demandé comment j'avais fait pour exister avant de le rencontrer, pour passer tous ces mois solitaires chez la vieille Mme Fisherton. Ce jour-là, dans mon journal, je m'en aperçois, j'ai écrit que seul le travail à

accomplir ensemble, notre mission de sauvetage, me retenait ici avec lui.

Nous devions mener cette entreprise à bien, et après, je m'en irais.

¿ moins que la situation ne change, à moins qu'il ne me revienne.

L'autre triste constat, c'était que visiblement nous montions de moins en moins sur les toits. Aucune réelle nécessité n'imposait d'approcher du 4E

en passant par le balcon et en pénétrant par la fenêtre. Il était plus rapide et plus simple de marcher jusqu'au bout de Torrington Gardens, de monter par le perron et de se glisser à l'intérieur gr‚ce à la clé

qu'Andrew nous avait remise. Les toits, c'était pour le plaisir, et nous ne prenions plus aucun plaisir à être ensemble depuis longtemps.

Une fois à l'intérieur de la maison, notre seule crainte était de rencontrer Sean Francis, mais depuis quelques jours, depuis qu'elle s'était fait connaître de lui, Judy et lui avaient passé beaucoup de temps ensemble. Il acceptait nos visites dans son immeuble, croyant, j'imagine, que nous venions arroser les plantes des Nyland, car Judy ne lui avait rien révélé des occupants du dernier étage. Un détail troublant, cependant : il connaissait l'un de ces occupants. Une fois, avant que nous ne nous soyons chargées de leurs courses, il avait entrevu Andrew, de dos uniquement, lorsqu'il était sorti en se faufilant par la porte d'entrée, mais cela avait suffi à l'intriguer. Jusquelà, il avait cru ce dernier étage inoccupé. La fois suivante, en s'adressant à Mme Nyland, il lui avait demandé si elle n'avait rien entendu au-dessus de sa tête, et elle lui avait répondu qu'à une ou deux reprises elle avait perçu les bruits de pas d'un enfant qui courait. Par une très chaude journée, ses fenêtres étaient ouvertes, elle avait cru entendre une voix de femme, mais qui avait pu provenir de la maison voisine. Il avait transmis tout ceci à Judy, et elle attendait le moment approprié pour révéler à Sean qui, en réalité, se trouvait là-haut. Ou pour le lui taire, si elle ne le sentait pas prêt à se ranger de notre côté.

Les Nyland devaient rentrer la semaine suivante. Cela signifiait que notre excuse, l'arrosage de leurs plantes, ne fonctionnerait plus. Judy allait devoir lui apprendre la vérité, ou alors nous devrions renouer avec nos visites par la voie des toits. Et s'il demeurait dans l'ignorance de ce que nous fabriquions réellement dans la maison, à coup s˚r, rien ne l'empêcherait de mentionner notre présence et nos activités à Mme Nyland.

Mais ce soir-là, rien de tout cela ne nous préoccupait outre mesure. Làhaut, au dernier étage, nous sonnions toujours, même si nous avions également la clé de l'appartement E.

C'était comme si nous n'y venions plus qu'en qualité d'invités. Côté

sonnette, nous respections un code, deux coups longs et un bref. Jason nous a ouvert, heureux de nous voir, comme d'habitude. Nous avons été conviés dans sa chambre pour y découvrir une peinture qu'il avait réalisée le jour même (Alison l'avait affichée au mur avec de la gomme adhésive Blu-Tack que nous avions rapportée avec les commissions).

C'était une peinture de bateau dans une bouteille, il avait pris la vraie bouteille pour modèle, mais sur le pont se tenait un garçon, lui-même manifestement, qui agitait la main vers quelqu'un ou vers quelque chose, le rivage, une île déserte ou une foule sur la plage. qui sait? Un psychologue aurait observé que, au lieu d'un simple garçon sur un navire, il avait dessiné un garçon sur un bateau dans une bouteille, bouteille représentant les murs de sa prison, aussi transparents qu'infranchissables. Silver s'est saisi de cette bouteille, fasciné, semblait-il, fasciné comme lors de notre précédent passage dans cette chambre.

" J'ai lu, a-t-il remarqué, qu'on monte les m‚ts sur des charnières en y attachant des fils, et, une fois le bateau introduit à l'intérieur, on peut tirer dessus, les m‚ts et les voiles se dressent, mais je ne crois pas avoir jamais vu de vraie bouteille. Et pourtant, il me semble en conserver le souvenir. En regardant la peinture de Jason, j'ai l'impression de me souvenir d'avoir été o˘ il est, debout sur le pont d'un bateau dans une bouteille... mais enfin, tout ça, c'est absurde. "

Il a reposé la bouteille et est retourné dans le salon annoncer à Alison et Andrew le co˚t des passeports. Andrew s'est écrié que c'était impossible, qu'il ne pouvait acquitter une somme pareille. Supposons que toute l'aventure tourne mal? Il s'était attendu à la moitié du prix mentionné par Silver.

" Mais nous les avons, est intervenue Alison. Y a-t-il meilleure manière de les dépenser ? - Une voiture, a rétorqué Andrew, une maison ou les premières mensualités d'un prêt immobilier, des vêtements, une école pour Jason. Des centaines de choses, y compris nos billets d'avion pour l'Australie.

- Sans passeports, nous ne pourrons pas partir du tout. "

Silver a promis qu'il s'efforcerait d'obtenir une réduction.

Jamais il ne convaincrait Jonny, et je savais qu'en promettant à Andrew une baisse de tarif, il allait payer le reliquat de sa poche. Il avait si passionnément envie de sortir ces gens et cet enfant du territoire et de les accueillir à Sydney en toute sécurité que, si nécessaire, il s'appauvrirait en vue d'y parvenir.

JE D…TIENS ENCORE ces passeports. Ils sont devant moi, à cette minute. Je vous dirai plus tard comment ils sont arrivés entre mes mains et restés en ma possession. Ils ne servent plus à personne, on pourrait arguer qu'il ne s'agit pas de vrais passeports, ce sont des faux, des papiers illégaux, mais ils ont co˚té si cher, ils représentent un tel sacrifice et témoignent d'une telle résolution que je les ai conservés en souvenir de ces événements, et des plans les mieux élaborés qui finissent par mal tourner.

quand je regarde la photographie d'Alison, je me demande comment nous avons pu croire qu'on prendrait ce cliché pour l'image d'une femme réelle, dont ce serait l'aspect naturel, avec ce maquillage, la bouche agrandie, plus charnue que la vraie, les yeux soulignés de traits noirs et les cils chargés d'une cro˚te de mascara. Andrew est presque aussi raté : avec son regard noir et sa frange à l'aplomb du sourcil, il condense tous les traits distinctifs propres aux avis de recherche. Jason a l'air magnifique, sans un seul défaut, et quand mes yeux se posent sur sa photographie avec un mélange de pitié et de nostalgie, je comprends ce qui pousse les réalisateurs de spots publicitaires à employer des modèles de plus en plus jeunes.

Le passeport d'Alison la présente sous le nom de Pamela Mary Rogers, citoyenne britannique, née le 19 mars 1949. Sur le sien, Andrew est devenu Gerald Rogers, né le 3 juin 1951.

Jason s'est mué en James Robert Desai et, du fait de sa grande taille, Silver avait décidé de situer sa date de naissance dix ans plus tôt au lieu de neuf, tout en conservant la date véridique du 7 novembre, de crainte qu'on ne lui pose la question. En certaines circonstances, on peut demander à un enfant de mentir, mais jamais sur la date de son anniversaire. Cette date devait être pour lui la plus importante de l'année. Chaque passeport portait un visa australien, apposé au bon emplacement - un faux visa australien, devrais-je préciser. Seul celui de Silver était authentique.

Dès que Silver avait récupéré les passeports auprès de Jonny, nous les avions rapportés au 4E. Andrew les avait considérés en silence, en secouant la tête.

" Cinq mille livres, avait-il enfin déclaré, et il avait répété : Cinq mille livres.

- Nous n'avons pas le choix, a rappelé Alison.

- quand j'étais enfant, un homme qui gagnait cinq mille livres par an était riche. Pour cinq mille livres, on pouvait s'acheter une très belle maison.

On pouvait se payer une maison et une voiture. "

Voilà qui me semblait un raisonnement creux. Après tout, quand son propre père était enfant, on pouvait s˚rement pour cinq cents livres s'acheter une maison et une voiture, et au temps de la jeunesse de son grand-père, cinquante livres devaient suffire. Ce qui était clair, devant cette somme, c'était qu'il allait rechigner, et non seulement rechigner, mais refuser de payer. Silver, qui en avait déjà rabattu de deux mille livres, a menti : "

J'ai négocié le prix. Il est revenu à trois mille livres. "

Bien entendu, il n'avait pas négocié le moindre rabais. Il allait verser la différence de sa poche. Si Andrew s'en est aperçu, il n'en a rien laissé

paraître. Il a simplement l‚ché un " très bien ", a pris les trois passeports et les a rangés dans le tiroir de la table. Alison s'est inquiétée du départ à destination de l'Australie. Comment? quand? Silver a suggéré une attente de deux semaines. Le mieux serait de fixer une date immédiatement, et il irait acheter les billets. En classe économique, a précisé Andrew, il espérait que c'était entendu. Silver était au bord de la colère, mais il s'est maîtrisé.

" …coutez, je suppose que vous avez envie d'en finir? Vous voulez partir d'ici et arriver à Sydney? - Bien s˚r, est intervenue Alison, et nous vous sommes immensément reconnaissants. Je ne sais pas ce qui vous pousse à

faire tout ça pour nous, nous trouvons que vous êtes des anges. Ne croyez pas que nous n'y soyons pas sensibles. "

Silver a hoché la tête, sans sourire.

" Alors, nous disons le 18 septembre? C'est un samedi, dans deux semaines pile. Ce jour-là, j'emmènerai Jason avec moi, et je propose que vous me suiviez vingt-quatre heures plus tard, le dimanche.

- Si vous voulez. "

Maintenant que les événements se précisaient, Alison semblait tendue.

" Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Nous ferons tout ce que vous souhaiterez, nous nous en remettons à vous. "

J'ai senti qu'elle avait peur de partir. Pire encore, elle avait envie de rester là o˘ elle était. C'était un trop grand pas, ils avaient suffisamment souffert, l'aventure pouvait échouer et tout serait perdu.

Ici, ils étaient en sécurité. S'en aller, c'était se rapprocher de l'abîme et sauter les yeux bandés. J'ai observé le visage d'Alison et je me suis dit, toi, d'ici le 18 septembre, toutes ces nuits qui t'en séparent, tu ne vas pas beaucoup dormir, tu vas rester couchée, les yeux grands ouverts, à

te faire du souci.

" Faut-il vraiment, je parle de Jason, faut-il qu'il parte avec vous ? " at-elle demandé.

Silver a prononcé des mots que l'on devrait toujours prononcer avec la plus grande prudence, des mots qui rendent la promesse trop énorme, à moins que l'on ne possède l'absolue certitude de l'exaucer.

" Faites-moi confiance.

- Je vous fais confiance. Je veux simplement que vous sachiez combien ça va être dur pour moi... enfin, de remettre Jason entre vos mains.

- Prenez tout ça sur un mode moins mélodramatique, lui a conseillé Silver.

Mieux encore, n'y pensez pas du tout. Ne vous laissez pas envahir.

Remettez-vous en à nous. Je vais réserver les vols, acheter les billets. "

Andrew n'a pas esquissé un geste. Je le répète, nous n'avions aucune idée de l'endroit o˘ ils dissimulaient leur magot, si ce n'est qu'il ne se trouvait pas dans cette pièce. ¿ A moins qu'il n'ait été dans le tiroir de la table, qui semblait ne contenir que leurs passeports. Un souvenir vieux de cinq ou six ans m'est revenu. Un homme, un ancien ami de mon père, s'était présenté chez nous apparemment pour rembourser un prêt. Papa lui avait prêté mille livres. Il était resté des heures, il avait bu du thé, mangé des biscuits, bu du gin-tonic, de la bière, et enfin il s'était levé

et il était parti sans évoquer ce prêt. Il était à mi-chemin de la porte quand papa a d˚ lui rappeler, gêné, dégo˚té, ce que j'ai moi-même rappelé à

cet instant-là.

" Vous nous devez un peu d'argent.

- D'accord, d'accord. J'allais bien vous remettre quelque chose. "

Andrew avait l'air très irritable, comme si nous étions des mendiants qui l'auraient abordé dans la rue.

" Je veux juste vous rappeler que nous ne sommes pas en situation de gagner notre vie, nous n'avons pas de métier, nous ne touchons aucun revenu, pas comme vous. Ce que nous possédons diminue un peu plus chaque jour. Même après notre arrivée en Australie, ces visas que vous nous avez obtenus ne nous permettront pas de travailler. Si nous travaillons, nous allons devoir le faire illégalement.

- Vous avez d˚ prendre le pli, ai-je l‚ché. Vous avez bien agi dans l'illégalité depuis sept mois. "

Ni l'un ni l'autre ne m'auraient crue capable de m'exprimer ainsi, et je m'étais plutôt surprise moi-même. Alison a repris : " Je vous en prie, ne vous mettez pas en colère. S'il vous plaît, ne nous prenez pas pour des ingrats. C'est seulement que nous sommes dans une... enfin, extrêmement nerveux. "

Elle semblait au bord des larmes.

" Il ne pense pas ce qu'il vient de dire ", a-t-elle insisté quand Andrew eut quitté la pièce pour aller chercher leur contribution à nos dépenses.

" J'aimerais que vous puissiez entendre ce qu'il dit de vous quand vous n'êtes pas là. Il chante tout le temps vos louanges. "

J'avais peine à le croire, mais je n'ai rien ajouté. Je m'interrogeais beaucoup au sujet d'Andrew Lane. ¿ l'évidence, il adorait Jason, il l'adorait autant qu'Alison. Alison qu'il avait d˚ aimer, jadis. Il avait s˚rement voulu, oui, retirer tous leurs avoirs de la banque, quitter leur maison, courir d'hôtel en bed & breakfast et de bed & breakfast en caravane, s'arranger avec Louis Robinson, se cacher ici. Mais hélas, le style de vie qu'il avait été contraint de choisir dépassait les bornes du supportable. Il mourait d'envie de recouvrer sa liberté, et il n'était pas certain de désirer Jason à n'importe quel prix. L'emprisonnement était en train de détruire son amour pour Alison. Il n'était tout simplement pas assez fort, et peut-être était-il sans cesse tenaillé par le souvenir de l'existence qu'ils avaient connue précédemment, de bons métiers, un revenu, une maison agréable, des amis, des voisins, la liberté. Mais sans Jason.

Jason en valait-il la peine ? Je songeais à tout cela quand il est revenu avec une liasse de billets de vingt livres et de dix. Il a compté deux mille livres, a mis le tout dans les mains de Silver et lui a demandé de les compter.

" Je vous en donnerai davantage quand vous nous apporterez nos billets d'avion. "

Cela signifiait, comme de juste, que Silver allait devoir les acheter de sa poche. Ni Andrew ni Alison n'ont paru surpris qu'un garçon de vingt ans trouve les sommes nécessaires.

Apparemment, cela ne leur venait même pas à l'esprit. J'imagine qu'ils avaient gagné tellement d'argent lorsqu'ils vivaient dans le monde réel que, pour eux, tous ceux qui étaient restés dans le monde extérieur en gagnaient autant.

La lettre de Guy se trouvait encore sur le bureau, là o˘ je l'avais laissée. En me demandant pourquoi je l'avais gardée après l'avoir lue, je l'ai déchirée et j'ai jeté les morceaux dans la corbeille.

Silver, en me voyant faire, m'a demandé : " Tu vas accepter ? - Accepter quoi ? - De l'épouser. Ce type, Guy. "

J'avais peine à le croire. Je l'ai dévisagé.

" Bien s˚r que non. Je suis trop jeune pour me marier.

- C'est la seule raison? "

Ce que j'en déduisais n'était guère plaisant.

" Tu as lu ma lettre ? "

Il s'est assis sur le lit et il a allumé une cigarette. Il ne m'en a pas offert.

" Tu l'avais laissée dans ta poche de jean. J'ai emporté ton jean à la laverie et, en vidant les poches, je l'ai trouvée. Classique, non? C'est ce que font les femmes, dit-on, quand leur mari est infidèle. J'ai lu ça dans des livres.

- Et tu as lu ma lettre ? - Oui. Terrifiant, non ? Tu dois être très choquée. Il y a de quoi avoir honte, non, lire le courrier des gens? Je m'en moque. J'en ai rien à foutre. Je l'ai ouverte et je l'ai lue. «a ne m'a procuré aucun plaisir, aucune satisfaction. En fait, ça m'a rendu salement malheureux et ça m'a mis salement en colère.

- C'est pour ça que tu t'es montré froid et boudeur? - ¿ ton avis ? "

Il m'a annoncé qu'il allait dormir sur le canapé. Je pouvais garder le lit, mais il préférait que je n'y invite personne d'autre tant que j'habiterais à l'appartement.

Je suis restée allongée dans ce lit, traversée par toutes sortes de culpabilités, toutes sortes de ressentiments. Je n'avais rien noté dans mon journal. Je consigne ça de mémoire. Je n'ai peut-être pas retenu chaque phrase et chaque mot correctement. Profondément inscrit dans notre conception de l'honneur, on trouve le principe suivant : vous pouvez toujours tromper et mentir, tergiverser et biaiser, jamais vous ne devez lire les lettres d'autrui. Silver m'était apparu comme l'honneur incarné.

Si quiconque m'avait demandé ce que je lui trouvais, j'aurais répondu qu'il était attirant, drôle et malin, la meilleure compagnie du monde, mais d'abord et surtout que je l'aimais pour son intégrité. qu'en restait-il quand il avait lu cette lettre si personnelle ? Guy, lui, ne m'intéressait absolument pas. J'éprouvais à son égard une forme de loyauté et une grande gratitude, mais cette lettre, laissant entendre que ce que je recherchais, c'était un mari, un foyer et ce que l'on appelle, je crois, un gagne-pain, avait tué dans l'úuf mon peu d'affection à son égard. Silver, mon Silver serein et décontracté, drôle et malin, s'était laissé désarçonner par cette lettre? Cela signifiait-il qu'il avait déçu mes attentes et que je m'étais illusionnée? Ou bien était-ce que je n'entendais rien à la jalousie? Il vous faut comprendre que, si je me pose cette question aujourd'hui, à

l'époque, je l'avais éludée. Mais je me souvenais de Judy et de mes craintes à son égard, et je me suis endormie moins furieuse, moins indignée que lorsque Silver m'avait abandonnée pour passer la nuit sur le canapé.

Le lendemain, nous nous sommes raccommodés. Il m'a dit être désolé d'avoir lu ma lettre, il savait que c'était un geste épouvantable, et j'ai expliqué

que son contenu m'importait si peu que je me moquais de qui la lisait.

J'avais moi-même mis pas mal de temps avant de la lire.

Je ne devais pas travailler chez les Houghton ce jour-là, aussi me suis-je installée pour écrire à Guy, décliner sa proposition et lui répondre qu'il valait mieux ne plus nous revoir.

J'ai proposé à Silver de lui montrer cette missive, et il m'a répondu que j'étais une fiancée victorienne, j'écrivais à d'anciens prétendants en suivant les instructions de mon mari, et il a refusé d'y jeter un úil.

" Viens sur le toit ", m'a-t-il proposé.

Nous avons grimpé par la fenêtre. Le crépuscule était chaud, de couleur violette, sans le moindre brin de fraîcheur automnale. Nous avons étalé sur les ardoises la couverture que nous avions apportée et nous sommes assis côte à côte contre la cheminée, regardant l'ouest de Londres s'illuminer et les avions traverser le ciel de plus en plus sombre, telles des météorites pointées sur Heathrow. J'ai dit que nous nous étions raccommodés, et c'était vrai. Chacun avait pardonné l'autre, mais sans oublier. Le toit était notre lieu romantique entre chien et loup, comme d'autres ont un restaurant ou un beau coin o˘ ils ont connu le bonheur. Nous nous étions rabibochés, mais rien n'était plus pareil.

Ce qui n'est pas nécessairement synonyme de désespoir.

Pour moi, avec la dispute et les propos rudes que nous avions échangés (plus rudes, je crois, que dans mon souvenir), l'innocence avait disparu de notre relation. Je ne pouvais plus conserver l'illusion de lire dans ses pensées ou de les deviner, et peut-être était-il également dans ce cas.

Cela aussi avait disparu. Ce qui tenait peut-être au simple fait que nous avions un peu grandi, mais à pas de géant, au lieu de respecter la vitesse de progression ordinaire. ¿ son arrivée dans le jardin d'…den, Eve avait vu en Adam un Dieu. " Lui pour Dieu seul, elle pour Dieu, à travers lui ", m'avait rappelé un jour Silver, une citation. Mais je crois que, après avoir été chassés du jardin, leur vie ensemble dans la disgr‚ce avait pris un tour plus réel, dépourvu de toute illusion, car Eve savait qu'Adam n'était qu'un homme. Silver n'était qu'un jeune homme et moi je n'étais pas certaine, le sachant, que mon amour puisse y résister. Il n'ignorait plus qu'un autre homme m'avait désirée et il m'avait crue hésitante, de sorte qu'à ses yeux j'avais changé.

Mais là-haut sur le toit, nous étions heureux, nous embrassant et bavardant (et nous excusant). Nous n'avons ni l'un ni l'autre dit un mot à propos de l'argent, qu'il s'agisse de le dépenser, de le prêter ou de t‚cher de se défaire de certains héritages. Et quand il a fait très noir, après avoir fumé toutes nos cigarettes, nous sommes retournés dans l'appartement et nous nous sommes mis au lit.

quand ils vont rendre visite à leurs parents, les jeunes gens savent se montrer extrêmement compréhensifs et gentils. Je me sens encore un peu comme ça, quoique maintenant je réfrène fermement cette tendance. J'ai parlé régulièrement avec maman au téléphone, et avec papa aussi quand il était à la maison ou quand ce n'était pas l'heure du journal télévisé.

Ils avaient mon numéro chez Silver et avaient découvert mon adresse, je ne sais comment. Gr‚ce à Guy, à mon avis. J'avais depuis longtemps l'intention de leur rendre visite. Ce qui m'a arrêtée, vous l'aurez compris, c'était cet obstacle majeur : comment me rendre à la gare de Liverpool Street. Pour rien au monde je ne serais redescendue dans ce métro, et le montant d'un taxi, quinze livres, était au-dessus de mes moyens.

Finalement, j'ai pris le bus n∞ 6 jusqu'à Oxford Street, et de là le n∞ 8

jusqu'à Liverpool Street. Cela m'a demandé près d'une heure.

Il y a eu encore d'autres autobus dans la deuxième partie du voyage. Et là, un taxi m'aurait co˚té largement plus de quinze livres. Un troisième et dernier bus m'a déposée dans notre village quatre heures après que j'avais quitté Silver, et j'étais très en retard pour le déjeuner de maman. Au début, la conversation a tourné autour de cette coÔncidence extraordinaire, j'habitais encore à Russia Road, la porte à côté de chez Max. Cela nous a conduits à une digression à propos de Max.

Maman était certaine qu'il était malade, mentalement malade - elle souscrit à cette ancienne théorie selon laquelle les problèmes psychiatriques résultent du surmenage cérébral -, pourtant cela ne pouvait excuser qu'on m'ait accusée de vol et de complicité de meurtre, et qu'on me chasse de cette maison. J'étais tout à fait disposée à évoquer cette histoire, aussi longtemps qu'ils le voudraient. Cela retardait ce que j'avais à leur dire, ce qu'en réalité j'étais venue leur annoncer. Mais le délai n'a pas été

long.

Papa s'est d'abord mis à déplorer que j'aie laissé tomber Grand Union. Je leur avais indiqué que je travaillais. Travaillais à quoi? J'ai pris une profonde inspiration, et je leur ai révélé que je vivais avec mon petit ami et que j'avais un emploi de jardinière à temps partiel.

Ils avaient grandi dans les années soixante, donc l'idée que je cohabite avec un homme, qui aurait chagriné leurs propres parents, ne les choquait nullement. Cela étant, ils n'aimaient pas ça. Ils auraient préféré me voir mariée - assez curieusement, ils auraient préféré que je me fiance -, mais ils ont accepté la nouvelle, ma mère regrettant que ce ne soit pas Guy, quel dommage. C'était mon métier qui les préoccupait véritablement. De l'avis de mes parents, les emplois, la formation, les cours, devaient toujours déboucher sur quelque chose.

" Mener à quelque chose ", c'était leur refrain, et c'est pour ça, je crois, qu'ils m'ont approuvée (à contrecúur) lorsque j'ai décidé de devenir électricienne. Cela déboucherait sur quelque chose, c'était bien évident.

Un métier d'artisan, en effet, et c'était en fait celui de mon grand-père, et papa marmonnait sur ce retour aux origines ouvrières de la famille, à

trois générations d'intervalle, mais au moins, cela vous apportait la sécurité et un revenu convenable. Jardiner, c'était tout autre chose.

Jardiner, c'était sale, on était tributaire du climat, notoirement mal rémunéré, une vraie voie de garage. Ce n'était pas une carrière que l'on pouvait reprendre une fois mariée, avec deux bébés.

" C'est du provisoire, ai-je souligné. J'avais besoin de cet argent. "

L'après-midi a été déplaisant, mais je m'y étais attendue. Il nous restait peu de sujets de conversation, bien s˚r. Il ne leur était rien arrivé, il ne leur arrivait jamais rien, et cela leur convenait très bien ainsi. Le dernier grand événement de leur existence, hormis mon départ, c'était le pylône. Il y a été fait allusion, maman considérant que tout ce qui m'était arrivé de mal, et à l'évidence elle estimait qu'il ne m'était plus rien arrivé de bien depuis, remontait au pylône. Ainsi qu'elle l'a formulé non sans poésie, c'était le dernier barreau dans la descente de l'échelle. Papa et elle ont abordé en long et en large le sujet : " qu'allais-je faire maintenant? ". Ne vaudraitil pas mieux que je rentre à la maison et que je reprenne tout à partir de zéro? Avais-je envisagé de repasser mon bac?

Ensuite, c'a été le défilé, toute une série de comparaisons avec les enfants de telle ou telle de leurs connaissances. Untel qui avait débuté

tard, comme moi, était entré à la City à vingtdeux ans et gagnait, disaiton, deux cent mille livres par an.

Un autre, après avoir passé son premier examen dans une " humble " (selon le terme de papa) école d'études supérieures, préparait à présent un doctorat de philosophie à Oxford. Pour eux, ils ne se faisaient pas de souci, ont-ils insisté, mais pour moi, pour mon avenir et mon bonheur personnel, si. Pour sa part, maman ne fermait plus l'úil de la nuit, elle se faisait du souci.

Parfois, j'oppose cette époque à notre situation actuelle. Je les ai vus ce week-end, je suis allée passer deux nuits là-bas.

Je crois sincèrement qu'ils ont oublié leurs soucis d'alors, ces nuits d'insomnie, ces boulots de voie de garage, ce retour aux sources ouvrières de la famille, tout ce qu'ils pouvaient en dire et en penser. Ils ont oublié le pylône. Nous sommes les meilleurs amis du monde. Nous ne sommes pas loin de constituer une société d'admiration mutuelle. Lors de mes visites, nous nous livrons en particulier à deux activités très attendues, une routine quasi de l'ordre du rituel. Premièrement, j'emmène papa et maman dîner le samedi soir dans le meilleur restaurant qu'offre leur région, un très majestueux manoir reconverti dans lequel la salle à manger correspond à l'ancienne salle de banquets, avec vue sur les daims qui broutent dans le parc, et deuxièmement je me charge pour eux de quelques petits travaux d'électricité. que ce soit simplement réparer la bouilloire ou quelque chose de plus complexe, par exemple installer une nouvelle prise ou réviser la tondeuse à gazon. Je pense qu'ils me réservent ces petites missions, quitte à se priver durant des semaines de tel ou tel appareil en se refusant à faire appel au spécialiste du coin, rien que pour avoir le plaisir de me regarder effectuer le travail pour lequel j'ai été formée.

Mais tout cela était encore bien loin en ce jour de début septembre, voici onze ans. Nous étions tout près de nous quereller. Je ne pouvais supporter deux disputes avec les personnes que j'aimais le plus au monde dans la même semaine, aussi suis-je partie tôt. De nouveau des autobus, et puis un train très lent qui s'arrêtait tout le temps à cause de pannes de signalisation, et encore deux autres autobus. Je suis arrivée à la maison après onze heures.

Silver avait passé presque toute la journée dehors à écumer les agences pour acheter les billets d'avion à destination de Sydney. Il était confronté à un dilemme. D'un côté, il voulait les places les moins chères, surtout pour lui, et en même temps, d'un point de vue moral, il estimait qu'Andrew et Alison auraient d˚ lui payer son aller-retour, tout en sachant qu'ils n'en feraient rien. Ou plutôt qu'Andrew commencerait à discuter, plaiderait le dénuement, ce qu'il ne supporterait pas. D'un autre côté, il avait décidé que tout ceci serait pour lui le prétexte à un nouveau départ, le moment de se défaire de l'héritage de sa grand-mère. Du coup, le choix le plus simple ne serait-il pas d'acheter les billets les plus co˚teux, pourquoi pas des première classe, le plus s˚r moyen de dilapider toute sa fortune d'un seul coup d'un seul? " Mais d'ailleurs, pourquoi veux-tu t'en débarrasser? " me suis-je étonnée.

Il m'a regardée droit dans les yeux. Je ne pouvais déchiffrer son expression, à la fois neutre et paisible, un air qu'il savait souvent se donner.

" Tu vas perdre ce lieu. Tu ne pourras plus verser de loyer à tes parents.

¿ moins que tu ne leur demandes de te le laisser gratuitement. Après tout, ils ne sont presque jamais là. Depuis que je suis ici, ils ne sont venus qu'une seule fois.

- Non, je vais perdre cet appartement, a-t-il admis. J'y ai réfléchi. Je crois que j'ai réfléchi à tout. Le plus drôle, c'est que devant cette perspective, je me sens surexcité. De ne plus en disposer, je veux dire, de ce revenu, de cet endroit, de ces pseudo-revenus personnels.

- Mais pourquoi ? - Eh bien, puisque tu me le demandes, pour toi.

- Pour moi ? - Tout ça te déplaît. Et je t'apprécie trop pour continuer de faire quoi que ce soit qui te déplaise. Ou peut-être devrais-je reconnaître que je t'aime trop pour ça. "

qui pourrait exiger plus beau don de soi ? Le lendemain, nous avons consacré notre temps à appeler les compagnies aériennes et les agences de voyages, dont la seule raison de vivre était, semblait-il, de concurrencer les tarifs du voisin. J'étais arrivée à convaincre Silver que gaspiller son argent, le jeter par les fenêtres en billets de première classe à

l'intention de gens trop angoissés pour les apprécier réellement serait une manière fort peu morale de s'en délester.

Donne-le à une organisation caritative, pour la cause qui te paraît en valoir le plus la peine, lui ai-je conseillé. Tu n'as pas cessé de répéter aux gens qui volaient ou qui trichaient pour de l'argent qu'ils devaient verser leur obole aux pauvres.

" Je ne leur dis plus ça ! s'est-il récrié. Si ça ne passait pas pour incroyablement moralisateur, je leur conseillerais de ne pas voler, de ne pas tricher.

- Fais un don qui en vaille la peine. "

Il m'a écoutée. Après notre séparation. Longtemps après, j'ai appris qu'il avait versé la moitié du reliquat à une organisation de lutte contre la faim pour laquelle il travaille à l'heure actuelle. Mais ce jour-là, nous sommes allés acheter des billets bon marché pour Sydney, et nous avons finalement dégotté trois allers simples et un aller-retour pour un prix un peu supérieur (pas de beaucoup) au prix des passeports. Le samedi 18 et le dimanche 19, c'était impossible. Nous avons d˚ nous rabattre sur le milieu de la semaine, ce sont des jours moins demandés et les places sont moins chères. Les 22 et 23 septembre, un mercredi et un jeudi. La femme de l'agence a fait observer que si nous avions réservé des billets Apex trois mois à l'avance, le prix aurait été bien moindre. Nous en avons même discuté. Mais il y avait trop d'impondérables.

Andrew supporterait-il de rester cloîtré trois mois de plus ? En décembre, il ferait froid. Le chauffage du 4E allait-il fonctionner tout l'hiver sans aucune visite de maintenance? Et qu'en serait-il de la femme qui avait vu Andrew dans des boutiques de Westbourne Grove? Nous n'en avions plus entendu parler, mais cela ne signifiait pas que l'épisode était resté sans suite.

Les policiers l'avaient certainement interrogée. ¿ l'heure qu'il était, ils avaient peut-être même l'assurance que c'était bien leur proie qui habitait dans le quartier de Paddington Basin.

¿ l'évidence, le mieux était encore de les sortir de là dès que possible.

Et puis, il y avait Sean Francis. Nous sommes allés le voir ce soir-là, en compagnie de Judy. En le sondant prudemment, en jaugeant le genre d'homme qu'il était, elle avait tranché : on ne courait pas grand risque à tout lui raconter. Il avait réagi à la nouvelle avec surprise, mais sans s'étonner outre mesure, ayant pensé depuis longtemps qu'il se passait là-haut quelque chose de louche. Mais s'agissant d'Andrew et Alison, de notre soutien et de ce que nous entreprenions pour leur compte, il avait été incapable d'assurer Judy de son approbation inconditionnelle, ainsi qu'elle l'avait espéré. Il était plus ‚gé que nous, et nos sept années d'écart le rendaient peut-être moins impulsif, moins enclin à se passionner pour une cause et davantage à considérer la loi comme un bien.

" Tout ce que je dis, c'est que vous ne connaissez pas la totalité des faits. Vous n'en savez que ce qu'ils en disent et que ce qu'en diffusent les médias. Et s'ils n'étaient pas les parents idéaux qu'ils croient être?

D'après ce que m'a rapporté Judy, lui, c'est un sacré égoÔste, et elle une vraie loque, une boule de nerfs.

- Mais tu ne ferais rien pour te mettre en travers, n'est-ce pas, Sean ? "

Judy était assise juste à côté de lui, et il avait passé son bras autour de sa taille.

" Tu n'irais pas, disons, en parler à quelqu'un? Je veux dire, à la justice, à la police ? - Je vous ai déjà assuré que, en face d'éventuels enquêteurs ou autres demandes de renseignements, je ne savais rien de rien.

S'ils descendent l'escalier ou si je les entends partir, je ne sortirai pas d'ici.

- Mais tu n'iras pas jusqu'à mentir pour nous? s'est enquis Silver. Si nous avons besoin de toi, tu ne nous aideras pas? - C'est exact. La semaine qui précédera leur départ, je serai en plein tournage et, de toute façon, entre le 20 et le 24 aussi.

Et le 22, je serai trop claqué pour remarquer ce qui se passe. "

Sean a eu un sourire. Dans l'intention de laisser entendre je ne sais quoi.

que sa position en marge lui plaisait, peut-être, ou qu'il était paresseux.

Judy a souri elle aussi, et j'ai bien vu que ses intentions à son égard dépassaient largement le destin des occupants du 4E.

Nous sommes retournés voir ces derniers, nous avons sonné en respectant le code et les avons trouvés sur le point de se coucher, Alison en robe de chambre, encore frissonnante après la douche froide qu'elle venait de prendre. Leur chauffe-eau était retombé en panne. C'était d'autant plus net : nous avions raison d'écarter l'hypothèse d'une évasion l'hiver. Il faisait encore chaud, et se laver à l'eau froide resterait acceptable encore une dizaine de jours sans trop de mal. Andrew se rangeait à cet avis. Il leur fallait quitter les lieux dès que possible, et il a moins contesté le prix des billets que je ne m'y étais attendue. Cela ne signifiait pas pour autant qu'il était en mesure de nous rembourser tout de suite. Ils conservaient leur argent dans un coffre, m'a-t-il expliqué, dans la chambre de Jason. Jason qui dormait et ne devait pas être dérangé.

Confirmant mes supputations, Alison a reconnu qu'elle serait volontiers restée ici jusqu'en décembre. Voilà six mois qu'ils habitaient ici, ils pouvaient bien rester trois mois de plus.

Nous témoignant une confiance touchante, elle a ajouté que nous pourrions certainement trouver quelqu'un pour réparer le chauffe-eau. Nous leur avions déniché une photographe, alors pourquoi pas un électricien ? " On s'en va, a conclu Andrew. Jason part le 22 et nous le 23, un point c'est tout. Si je ne sors pas d'ici vite fait, je vais passer par la fenêtre la tête la première et ils pourront ramasser mon cadavre sur le trottoir. "

Mais quand Silver leur a appris que Sean Francis était dans la confidence, qu'il tiendrait sa langue, mais, que si les circonstances l'exigeaient, il ne les défendrait pas, il a laissé libre cours à sa colère. Il s'est mis à

hurler qu'ils n'auraient plus un seul instant de tranquillité, qu'ils n'en dormiraient plus. ¿ chaque coup de sonnette, à chaque sonnerie de téléphone...

" Mais, chéri, la sonnette, nous ne l'entendons pas souvent, et le téléphone ne sonne jamais.

- Justement. C'est ce qui m'inquiète. Dans quel état serons-nous quand la sonnette retentira, quand le téléphone sonnera! "

Très doucement, elle l'a prié de se calmer et, chose surprenante, il a obéi. Nous leur avons souhaité une bonne nuit et sommes rentrés à la maison par les toits. L'échafaudage entre le dernier p‚té de maisons de Torrington Gardens et le premier de Peterborough Avenue était encore en place, alors qu'il s'était écoulé plusieurs semaines depuis la dernière fois que les maçons y étaient montés, et, en revanche, aucun échafaudage n'avait encore été dressé contre les maisons incendiées.

Nous avons examiné de nouveau la b‚che. Elle était apparemment intacte, pas une marque depuis notre dernier passage, à part quelques éclaboussures grises et blanches de fientes de pigeons. Silver m'a demandé si nous ne devrions pas retenter la traversée. J'ai opiné du chef. Nous avons tous deux franchi la b‚che sans autre souci que quelques grincements sous nos pieds et une pluie de fragments, sans doute des miettes de pl‚tre tombant d'une fissure que nous avions d˚ un peu trop solliciter.

Dans l'appartement, tout était calme et paisible. Niall était quelque part en train de jouer de la musique, mais très doucement. La porte de Liv était fermée, mais nous savions que Wim et elle se trouvaient de l'autre côté.

Leurs verres étaient restés sur la table, avec une bouteille de vin rouge de Bulgarie et une brique de jus d'orange. Silver a fermé les fenêtres.

Personne ne viendrait plus. Il avait commencé à pleuvoir.

J'ai pris un bain, j'ai rédigé mon journal. La musique de Niall a cessé. Je n'avais jamais connu un tel calme au dernier étage du 15, Russia Road. Pas une voix, ni dans l'appartement ni dans la rue, pas un de ces cris irréels que les gens se sentent forcés de pousser passé minuit, pas un souffle de vent, rien que le tapotement léger et régulier de la pluie sur le zinc.

J'ai tendu l'oreille, sans rien détecter du bruit de la circulation, semblable à celui de la mer, en provenance d'Edgware Road.

Il régnait un silence pesant, comme si la nuit elle-même s'était endormie.

IL NE COURT aucun danger mais, quand je n'ai pas de nouvelles de la semaine, je m'inquiète. L'arrivée de sa lettre ce matin, avec son coup de fil à huit heures, c'a été une double récompense. D'ici un peu moins de deux semaines, il sera à la maison. Je n'ai pas envie qu'il reparte, plus jamais, mais je sais que je n'aurai ni la volonté ni le cran de l'en empêcher s'il en éprouve le besoin.

quand j'ai commencé à écrire ces pages, j'ai admis que je ne connaissais aucune poésie. Moi non, mais lui, oui. C'est ce qu'il m'a écrit, une citation tirée de je ne sais quel poème de Robert Browning, qui vivait à

Maida Vale.

Ainsi, je vais la voir dans trois jours Et rien qu'une nuit, mais les nuits sont courtes, Puis après deux longues heures, ce sera le matin Vois comme je suis, inchangé, intact!

Sens, là o˘ ma vie s'est arrachée à la tienne, Comme les éclats restent vifs et pointus, Un simple contact et nous voilà réunis !

Il faut que j'achève avant qu'il ne rentre à la maison, et j'en suis encore loin. Et puis, je vais bientôt devoir aborder ce terrible épisode auquel je ne peux jamais repenser sans un frisson, sans un haut-le-cúur.

quand Silver est allé chercher les passeports, il a demandé à Jonny les clés du 15, Russia Road. Après tout, Jonny n'y venait plus, il avait plus ou moins un foyer à lui et il avait certainement de quoi se payer bien mieux. Mais Silver n'avait rien évoqué de tout ça, il n'avait avancé aucune excuse pour demander la restitution de ses clés, n'avait pas non plus essayé de se justifier, simplement parce que Jonny avait confectionné ces passeports. En l'occurrence, il n'avait rendu aucun service, il avait été

rémunéré fort correctement. Jonny n'avait pas discuté. Il avait rendu les clés à Silver sans hésiter, qui du coup s'était demandé s'il n'en avait pas fait fabriquer des doubles.

Le lendemain du jour o˘ nous avions acheté les billets d'avion, Silver m'a demandé s'il ne devrait pas faire changer les serrures. S'il les changeait, il allait devoir fournir des explications à ses parents. Il serait obligé

de leur fournir une vérité approximative, à savoir qu'il avait invité un cambrio- leur à venir habiter à la maison, lui avait offert un lit et l'avait autorisé à y amener sa petite amie.

Les 22 et 23 septembre ont tracé la ligne de partage des eaux de nos existences. Nous espérions nous acheminer tranquillement vers ces deux journées, vivre d'ici là dans le calme et la sérénité. Après quoi, tout serait différent. Mais nous n'avions pas prévu que ces changements déclencheraient d'énormes secousses, des cataclysmes monumentaux dans nos vies, au regard desquels de menues tourmentes comme le retour de Jack et Erica Silverman dans leur maison certains week-ends, selon leurs habitudes hivernales, le départ de Liv avec ou sans Wim, le bail (un bien grand mot) trimestriel de Niall, étaient quantité négligeable. Durant ces journées-là, nous avons énormément tourné en rond dans l'appartement, sur les toits, dans les cafés du canal, à discuter de notre double évasion et de ce que nous ferions après notre succès. Nous nous sommes mis à appeler cela l'Exode.

Silver avait réservé deux chambres pour une personne dans un hôtel de Sydney. Il l'avait choisi parmi les hôtels une étoile les moins chers dans un guide intitulé L'Australie pas chère.

Le mercredi 22, il s'est rendu à la station de taxis de Warwick Avenue pour revenir avec une voiture au 4, Torrington Gardens. Il ne voulait pas qu'Andrew ou Alison accompagne Jason en bas, il préférait y aller. Nous n'avions toujours pas la moindre idée de la date du retour des Nyland, Sean n'en savait rien, mais le 22, Premier Jour de l'Exode, ils seraient très vraisemblablement chez eux. Je sais que ça peut paraître un préjugé lié à

l'‚ge, mais, dans ce genre de situation, il ne fait aucun doute qu'il vaut mieux être confronté à des gens ‚gés qu'à des jeunes. La vision et l'ouÔe de M. et Mme Nyland étaient moins bonnes que les nôtres, dans la journée, ils auraient s˚rement besoin de repos, ils se déplaçaient moins vivement que nous, seraient moins rapides à réagir et moins vigoureux. Emmener Jason en bas impliquait nécessairement de passer devant leur porte d'entrée, mais Silver entendrait le bruit de leurs pas derrière cette porte, il entendrait une main plus très ferme manier maladroitement le loquet, et soit il s'arrangerait pour que Jason presse le pas, soit il lui ferait exécuter un demi-tour pour remonter. C'était sans risque.

Sean serait parti tourner sa série. De toute façon, il avait adopté un rôle plus ou moins passif. Nous espérions que la journée serait humide ou brumeuse. L'obscurité nous irait même encore mieux, mais le vol partait dans l'après-midi. Il était f‚cheux de devoir prendre un taxi, mais nous ne connaissions personne disposant d'un véhicule et que nous aurions pu mettre dans la confidence, en dehors de Jonny, et nous jugions tous deux qu'il était déjà suffisamment dans la confidence.

Morna savait conduire. Nous avons décidé de lui demander si elle ne pourrait pas emprunter la voiture de sa mère et nous conduire à Heathrow.

Ce serait une meilleure idée que le taxi.

Le plus dangereux, ce serait le franchissement du contrôle des passeports.

Silver estimait que tout tiendrait à sa faculté de conserver son sang-froid pendant que l'homme ou la femme examinerait celui de Jason, les toiserait tous deux des pieds à la tête, avant de peut-être passer brièvement dans un bureau du fond. Il ferait de son mieux, voilà tout. Une fois passés, une fois embarqués à bord de cet avion, leurs ennuis seraient pour ainsi dire derrière eux. Ma t‚che consistait à faire sortir Andrew et Alison au Second Jour de l'Exode, en m'étant d'abord assurée qu'ils étaient bien ressemblants aux photos de leurs passeports, et qu'ils n'emportaient pas d'excédent de bagages. Nous souhaitions éviter tout épisode f‚cheux qui f˚t de nature à attirer l'attention sur eux, comme justement toute la procédure concernant le paiement d'un supplément de bagages.

Pour ce second départ, le taxi serait moins risqué. Tout fonctionnaire à la recherche d'Andrew et Alison chercherait aussi Jason. Je ne voyais pas à

quoi je pourrais être utile, sauf à leur donner du courage, mais je les accompagnerais à Heathrow. Après les avoir laissés dans la file d'attente du contrôle des passeports, je rentrerais à la maison et j'attendrais le retour de Silver, le lendemain. Andrew et Alison seraient allés chercher Jason à l'hôtel et, si tout s'était déroulé suivant les plans, nous ne les reverrions plus jamais.

" Nous ne saurons pas comment tuer le temps, ai-je ironisé.

- Oh si, nous saurons. C'est notre point de non-retour, tu te souviens ?

Après ça, c'est la vie qui commence. "

Cela devait marquer le nouveau départ de nos études universitaires à tous les deux. Cette année, il était trop tard pour les admissions d'octobre, mais certaines places seraient vacantes en janvier, ou alors nous pourrions repousser les choses à l'année prochaine. Suivre un cours, ou partir en coopération à l'étranger. Silver avait envie d'étudier les sciences sociales, il ne savait pas pourquoi il ne l'avait pas compris plus tôt. Je songeais à l'agriculture. Je connaissais la campagne, j'avais la main verte. Nous avons tous deux décidé que nous en avions assez de vivre en communauté, nous allions partager une chambre quelque part. Nous essaierions d'entrer dans la même université, ou dans des facultés toutes proches.

Ainsi, nous avions des plans très arrêtés pour l'Exode et des plans très vagues pour l'après. C'était le 16 septembre; après avoir passé un aprèsmidi assis dehors à une table de café sur Clifton Road à boire du thé, puis du café, nous sommes rentrés à la maison en traînant par Randolph Avenue, pour découvrir la camionnette de Jonny garée devant un parcmètre au bout de Castlemaine Road, et Jonny assis dans l'habitacle, en train de fumer une cigarette.

Aujourd'hui, à Londres, on croise sans arrêt de ces camionnettes blanches sans marque distinctive. Elles se comptent par milliers, personne ne sait qui les achète ou qui en est propriétaire, et on dit en général que le fait d'en posséder une dissimule une intention nuisible. Si la camionnette blanche de Jonny, toujours maintenue dans un état de propreté impeccable, me faisait un effet sinistre, c'était seulement parce que je l'associais inévitablement à son personnage, et par la suite, toutes les camionnettes blanches me le remettraient en mémoire. Il nous a adressé un joyeux signe de la main avant d'ouvrir la portière côté conducteur.

" Laisse-moi entrer, tu veux, mon pote ? J'ai besoin de dire un mot à Liv.

"

Silver a d˚ estimer qu'elle ne risquait pas grand-chose en notre présence.

quoi qu'il en soit, il a accepté. Là-dessus, Jonny est descendu de voiture, chargé de deux bouteilles de vin et d'une de Jack Daniel's. Il nous a précédés dans l'allée et Silver a ouvert la porte d'entrée.

¿ cette époque, Liv parvenait à accomplir de brefs parcours dans la rue sans pousser de hurlements, sans frissons, sans défaillir. Mais, parvenue à

ce stade, elle semblait avoir marqué un temps d'arrêt. Il était évident qu'elle n'avait aucune envie de rentrer chez elle, ni d'ailleurs d'aller o˘

que ce soit. ¿ cet égard, elle était un peu comme Alison. Toutes deux se sentaient en sécurité là o˘ elles étaient, et en danger ailleurs.

Avant notre intervention, Alison s'attendait vraisemblablement, événement improbable, à ce que les services sociaux cèdent. Liv, elle, attendait de voir ce que Wim allait faire. Il était encore plus improbable de le voir prendre la décision de se mettre en ménage avec Liv que de voir les autorités locales permettre à Alison de garder Jason avec elle. Mais Liv espérait. Et entre-temps, elle se tenait à carreau.

Nous l'avons trouvée dans le salon, allongée sur le canapé, endormie. Les fenêtres étaient fermées. Par comparaison avec le temps que nous avions eu au mois d'ao˚t, la journée avait été fraîche. En général, à son arrivée, Wim devait tapoter sur la vitre, à moins que Liv n'ait ouvert l'une des fenêtres à son intention, souvent bien trop tôt dans la soirée, nous faisant tous frissonner de froid. Jonny, tout d'abord la mine dégo˚tée de la voir allongée là sur le dos, la bouche ouverte, la jupe tirebouchonnée autour des cuisses, a tapé du pied et poussé un beuglement qui nous a tous fait sursauter.

" Réveille-toi, feignasse, espèce de grosse vache ! "

Elle s'est redressée, a cligné des yeux dans la lumière et hurlé dès qu'elle a vu Jonny. Elle a roulé sur le ventre en enfouissant la figure dans les coussins du canapé. ¿ sa manière, il lui a parlé assez gentiment.

" Allons, ma fille, y a pas de quoi avoir peur. Ce n'est que Jonny, c'est seulement ton vieux Jonny, d'accord? "

Il a eu recours au truc de la comptine.

" Rien que le vieux Jonny qui ne t'a jamais rien causé de pire que tuer les souris à la ferme de ton père. "

Une allusion peu faite pour amadouer Liv. Mais elle s'est redressée et lui a demandé ce qu'il voulait. Silver est allé préparer le thé, mais Jonny préférait boire un verre, ouvrons ces bouteilles, a-t-il proposé. Liv n'était jamais contre, même si elle buvait beaucoup moins que chez les Hinde. Silver avait des verres à vin, trop petits au go˚t de Jonny, et il a rempli quatre verres à eau de son vinho verde portugais.

" Je suis venu pour te remmener avec moi, mon amour, a-t-il annoncé.

- Je ne pars pas. Je te répète encore et encore que je ne pars pas. Je rentre en Suède. "

Je n'avais jamais vu Jonny si posé. Il s'est presque mis à parler comme un être humain sociable et raisonnable.

" Maintenant, écoute-moi, Liv, mon amour. qu'est-ce que tu vas faire, une fois là-bas ? Tu as du travail, un endroit o˘ habiter? Non. Moi, je peux te trouver un boulot bien payé, pas d'horaires démentiels, et sans qu'on te demande ton permis de travail, ton numéro de Sécurité sociale et tout ce merdier. "

Il m'est venu l'idée déplaisante qu'il songeait à la prostitution. Idée que j'ai écartée, car je m'estimais trop inexpérimentée pour en savoir davantage sur le sujet, mais aujourd'hui, en y repensant, je suis certaine d'avoir été dans le vrai. Jonny le monte-en-l'air, Jonny l'agresseur, et maintenant Jonny le maquereau.

" J'ai un endroit o˘ habiter. C'est pas grand. Pour être parfaitement honnête avec toi, c'est un taudis. Mais je vais changer tout ça. Je vais m'acheter un lieu, un joli petit appartement dans un joli quartier. qu'estce que t'en dis? "

Si seulement c'était Wim qui avait parlé à sa place. Nous qui savions, nous pouvions lire ce souhait sur le visage de Liv.

Un visage bien plus joli, à l'époque, probablement le fruit de l'amour et des nuits avec Wim. La couperose s'était effacée, le nez n'était plus rouge, les boutons de fièvre auxquels elle était sujette même l'été avaient disparu. Elle se lavait les cheveux tous les jours, et ils étaient dorés, pleins d'éclat. Elle les laissait pousser sans jamais les couper, ils étaient plus longs que les miens. Ma grand-mère répétait toujours que les jeunes adolescentes conservaient ce qu'elle appelait les " rondeurs de l'enfance ", qui fondaient quand elles grandissaient. Je ne sais pas si c'est vrai, mais Liv ne faisait pas d'exercice, mangeait, buvait vraiment beaucoup, et pourtant, ces dernières semaines, elle avait minci. Elle en était presque belle. Jonny posait sur elle un regard avide.

" J'y réfléchis ", a-t-elle ajouté.

Son anglais s'était grandement amélioré.

" Je vais y réfléchir, s'est-elle corrigée d'elle-même. Tu me redemandes...

le mois prochain. Non, la semaine prochaine.

«a te va ? "

Jonny n'aurait sans doute guère espéré mieux. Silver et moi nous sommes retirés dans notre chambre un moment, les laissant régler ça tout seuls. Le lendemain, Liv m'a confié que Jonny lui avait suggéré, lorsqu'elle le rejoindrait, d'apporter les deux mille livres à titre de contribution " aux dépenses du ménage ". Apparemment, au lieu de la petite organisation sinistre que je m'étais imaginée, il avait prévu une installation en banlieue. Elle lui avait répondu que l'argent n'était plus là, que l'agresseur de son père l'avait emporté après l'avoir frappé et lui avoir fracturé le cr‚ne. Jonny, qui en savait davantage qu'elle ne l'aurait cru, lui avait affirmé que son père n'avait pas l'argent sur lui, alors o˘

était-il? Liv avait juré qu'elle n'en savait rien, se disait résignée désormais à cette perte. Elle pensait que Jonny allait " essayer de la baiser ", mais non. A l'image de beaucoup de nos contemporains, elle employait le mot dans son sens exact, dans le flot de la conversation, mais chez elle, il était dégagé de toute association, ne revêtait aucune force, ne trahissait aucune gêne et, du coup, il était presque choquant de l'entendre prononcé avec cet accent entre ces jolies lèvres roses. ¿ eux deux, ils ont vidé le vin, et bu deux whiskies chacun. Ce qui a replongé

Liv dans le sommeil. quand nous sommes sortis de notre chambre, Jonny était parti. Conduire, même en ayant franchi dix fois la dose limite d'alcool, ne le préoccupait jamais.

Avant de s'en aller, il avait annoncé à Liv qu'il allait se mettre en chasse d'une maison. Silver a téléphoné à Morna pour lui demander de passer chez elle. Nous avions quelque chose à lui dire.

Elle partageait un appartement avec trois autres filles dans une rue derrière Whitechapel. Je n'y étais jamais allée. L'appartement n'était pas situé dans l'une de ces minuscules maisons mitoyennes, désormais sites protégés (et classés, si je ne me trompe), mais dans l'un des nombreux immeubles des années soixante de ce quartier, en briques rouges, anonymes.

Je ne sais pas s'il appartenait au collège d'une université ou si elles le louaient à titre privé. J'étais plus préoccupée par le moyen d'arriver là-bas. Me connaissant - comment aurait-il pu oublier les circonstances de notre rencontre, le plus beau jour de sa vie ? -, Silver avait déjà prévu les trois autobus que nous devions prendre. Cela prendrait donc du temps?

D'ici le Premier Jour de l'Exode, nous avions tout le temps du monde.

Morna a insisté pour que nous restions dîner. Elle avait préparé un solide rago˚t de búuf truffé de légumes, et c'était la première viande rouge, presque la première viande tout court que je mangeais depuis mon dernier dîner avec Guy, en mars.

Deux de ses colocataires étaient sorties, et la troisième était dans sa chambre, au milieu de ses livres de biochimie. Morna accompagnerait volontiers Silver et Jason à Heathrow, et si elle ne pouvait pas emprunter la voiture de sa mère, elle en louerait une. La location d'une voiture, nous n'y avions pas songé. Mais elle avait une meilleure idée.

" Pourquoi ne l'emmènerais-je pas à Sydney, moi? "

Nous l'avons regardée, interdits.

" Tu vas devoir te procurer un visa.

- On prêtera moins attention à une femme qu'à un homme.

Je peux raconter que je suis sa tante. Regardez-moi, ça se pourrait. "

Morna avait les cheveux noirs, les yeux noirs et la peau mate, sans rougeurs, elle était grande et pulpeuse, elle avait le cou et les bras très bronzés, et malgré ça, elle avait l'air de ce qu'elle était, d'une Celte née à Dublin de parents irlandais.

Personne, avec un tant soit peu d'intuition, ne l'aurait prise pour une Asiatique, mais peut-être les fonctionnaires au contrôle des passeports étaient-ils dépourvus d'intuition.

Enfin, sa proposition était trop intéressante pour qu'on la refuse. Mieux valait parier sur elle que sur un jeune homme blond.

Nous l'avons assurée de l'entière reconnaissance d'Andrew et Alison, même si nous n'en étions pas franchement certains.

" S'ils se montrent réticents, expliquez-leur que j'ai été la première à

apercevoir Andrew Lane. Je l'ai remarqué quand personne ne savait o˘ il était. Mais ne vaut-il pas mieux que j'aille d'abord les voir? "

Nous sommes tombés d'accord pour l'emmener là-bas. Le plus important, c'était qu'elle rencontre Jason et, si possible, qu'elle s'arrange pour se faire apprécier de lui, et qu'il ait envie de partir avec elle. Morna a accepté d'y passer vendredi, nous a proposé en dessert un grand crumble aux pommes et s'est lancée dans le récit long et compliqué de son entrevue avec Lauren Bacall chez Fortnum, mais ce ne pouvait être elle, parce qu'elle l'avait ensuite vue en photo dans un article sur une première à Hollywood, le même soir.

" Peut-être a-t-elle le don d'ubiquité, a ironisé Silver.

Comme ce prêtre, le Padre Pio. J'ai lu un article sur lui dans un magazine.

"

¿ partir de ce jour-là, j'ai tenu mon journal très méticuleusement, en notant le climat, la température, les allées et venues des visiteurs à

l'appartement. D'une manière ou d'une autre, je savais que cette période était importante et méritait d'être consignée quelque part. Naturellement, je ne savais pas qu'elle irait contre toutes mes attentes. Le jour o˘ Morna a proposé de partir pour l'Australie à la place de Silver était un jeudi 16

septembre. Le 17, je me suis levée tôt, car avant d'aller travailler chez les Houghton je devais emporter notre linge à la laverie - la première fois que l'un de nous deux s'y rendait depuis la découverte par Silver de la lettre de Guy. Je venais de préparer le thé quand Wim est sorti de la chambre de Liv. Il était déjà descendu et avait remonté les journaux.

" Je vais lui en apporter une tasse ", m'a-t-il dit, et là, il m'a sidérée.

Jamais auparavant je ne l'avais entendu proposer de faire quoi que ce soit pour elle, et encore moins de la servir. Je lui ai tendu un mug de thé sans lait, ainsi qu'elle le préférait, et il m'a de nouveau surprise en y versant deux cuillerées de sucre, me montrant par là qu'il connaissait ses go˚ts. Cela m'a donné très envie de lui demander s'il comptait trouver un endroit o˘ habiter avec elle. Ni Silver ni moi ne savions s'il disposait d'une chambre, comme Jonny, ou s'il l'avait l‚chée depuis qu'il dormait régulièrement avec Liv. Je mourais d'envie de lui poser la question. Comme d'habitude chez Wim, quelque chose m'a retenue, sa distance, l'absence apparente chez lui des pulsions, des peurs, des besoins, des espoirs humains les plus ordinaires. Du coup, j'ai apporté un mug de thé à Silver, avec un journal, et, en ressortant de la chambre, j'ai espéré que Wim se confierait à moi. Il n'en a rien été. Il a mangé trois ou quatre tartines de pain avec de la confiture, et s'est mis à tourner dans les pièces inoccupées de l'appartement, en quête de deux barres de chocolat qu'il avait rangées en lieu s˚r la nuit précédente. J'ai lu l'autre journal, celui que Silver n'avait pas gardé. Sans avoir pu retrouver son chocolat, Wim est parti par la fenêtre.

C'était une froide matinée, avec un vent coupant. Des nuages filaient dans le ciel comme de l'écume à la surface d'une eau savonneuse. J'ai regardé

Wim grimper sur le toit mansardé avec gr‚ce et agilité. C'était la dernière fois que je devais le voir monter là-haut.

J'ai fermé la fenêtre, pour me protéger du froid.

M. et Mme Houghton étaient partis en vacances. Avant leur départ, Mme Houghton m'avait confié la clé de la maison, " pour garder un úil sur les choses " et, ironie du sort, pour me charger d'une t‚che qui avait servi de prétexte à notre présence au domicile d'un autre couple ‚gé, arroser les plantes.

J'avais la clé depuis le lundi précédent et, ce matin-là, j'avais été sur le point d'en faire part à Wim. ¿ cette hauteur de la rangée, les maisons de Randolph Avenue étaient exceptionnellement hautes. Je me demandais si Wim aurait apprécié que je l'amène dans la maison pour le laisser escalader le toit par l'une des fenêtres du dernier étage. Serait-ce un abus de confiance? Ni M. ni Mme Houghton ne m'avait signifié de n'amener personne chez eux. Pour eux, il allait probablement de soi que j'allais y inviter mon petit ami. Ils l'avaient rencontré et ils l'aimaient bien. Wim ne causerait aucun dég‚t, ne déroberait rien, n'en tirerait aucun avantage, sauf grimper par une fenêtre et peut-être rentrer par la même voie.

Incapable de trancher, j'avais décidé de demander son avis à Silver.

¿ l'intérieur de la maison, c'était comme chez la vieille Mme Fisherton, rempli de meubles déjà démodés au temps de la jeunesse des Houghton. Il régnait une atmosphère étouffante, une odeur de vieux tissus jamais lavés, jamais nettoyés, et de produits antimites. ¿ Londres, si vous ne tenez pas votre intérieur avec soin, si vous ne balayez pas les miettes et si vous ne rangez pas la nourriture la nuit, les souris rappliquent.

Elles s'étaient introduites dans la cuisine de Mme Houghton.

J'ai reconnu la trace de leur passage en reconnaissant des signes laissés aussi par celles de Liv. Une ou plusieurs souris avaient croqué les miettes, elles s'étaient mises à ronger un livre de cuisine. J'ai arrosé la vigne vierge déjà desséchée et flapie, ainsi que le ciste et les cheveux-dé-Vénus, puis je suis sortie traiter la pelouse avec du désherbant et semer des graines de gazon.

Silver est venu me chercher à quatre heures. Je lui ai posé la question concernant Wim et le toit des Houghton.

" Je ne sais pas. ¿ mon avis, il faut que tu appliques la Règle d'or.

- qu'est-ce que c'est, la Règle d'or? - Agis comme tu voudrais qu'on agisse avec toi. Demandetoi : si je possédais une maison, est-ce que cela m'embêterait que le jardinier amène un ami pour grimper sur le toit en sortant par ma fenêtre. Toi, ça ne t'ennuierait pas, et moi non plus, mais si tu avais soixante-dix ans, avec la peur des cambrioleurs et tout et tout ? - Tu veux dire qu'il vaut mieux pas? - Il vaut mieux pas, a-t-il confirmé. En te répondant ça, j'ai l'impression de vieillir... "

Puis, presque avec humeur : " J'en ai marre que les gens attendent de moi que je joue les oracles de la moralité. qu'est-ce que j'en sais, moi? "

Le langage qu'il m'a tenu a grandement contribué à restaurer ma confiance en lui. J'ai suivi son conseil. Tout de même, ma croyance selon laquelle tout ce qu'il disait était puisé à la source de l'intégrité et de la sagesse était ébranlée. Il avait lu ma lettre. J'ai compris que si quelqu'un, ne le connaissant pas, m'avait demandé un aperçu de son caractère, je l'aurais estimé aussi incapable de lire une correspondance privée que de voler un portefeuille. Et, en dépit de cette présentation mélodramatique des choses qui déplaisait tant à Silver, le poison gagnait d'autres domaines de notre vie. Jusqu'alors, j'avais totalement cru à la justesse de ce que nous entreprenions pour les occupants du 4E. Mais ce jour-là, tandis que nous rentrions à pied à Russia Road, le doute s'est insinué en moi. Je ne l'ai pas dit. ¿ personne. Mais je l'ai consigné dans mon journal.

Supposons que Sean Francis ait eu raison et qu'Andrew et Alison n'aient pas été pour Jason les bons parents qu'ils étaient convaincus d'être? Et si les services sociaux étaient mieux avisés? J'avais lu les journaux. Andrew et Alison avaient essuyé un refus car Jason était métissé et pas eux.

Mais ce refus avait pu découler d'autres motifs secondaires.

Par exemple, on n'aurait pu qualifier leur relation d'aimante.

Elle l'avait peut-être été, mais désormais, tout l'amour paraissait émaner d'Alison. Avec elle, Andrew se montrait impatient, brutal, de mauvaise humeur et visiblement mécontent, alors qu'il avait presque obtenu ce qu'il désirait. On ne pou- vait omettre le fait qu'ils avaient enlevé Jason. ¿ ma connaissance, c'était un crime, en tout cas certainement un grave délit.

Silver avait eu le sentiment de vieillir quand il m'avait conseillé de ne pas inviter Wim dans la maison des Houghton, et maintenant, me sentant à

mon tour freinée par la prudence, j'avais le sentiment d'entrer moi aussi dans une maturité inopportune.

que j'ai rejetée aussitôt. Et va pour le 22 septembre, qui ne viendrait jamais assez tôt à mon go˚t.

Nous sommes allés au cinéma. Après, nous nous sommes rendus au pub.

Désormais, nous nous comportions comme tout le monde, nous avions du temps à tuer. Sur le chemin de la maison, nous avons fait un détour pour vérifier que l'échafaudage entre l'extrémité du p‚té de maisons de Torrington Gardens et Peterborough Avenue était toujours là, même si cela n'importait plus guère. La plupart du temps, nous passions par la porte d'entrée et l'escalier. Toutes les lumières du 4E étaient éteintes, et pas seulement là. Toute la maison était plongée dans l'obscurité. Nous remontions lentement Torrington Gardens en direction des maisons br˚lées quand nous nous sommes retournés au bruit d'un moteur diesel de taxi. Il s'était arrêté devant le n∞ 4. Deux personnes en sont descendues, nous pouvions les voir très distinctement à la lumière du réverbère. L'homme a payé le chauffeur, qui est descendu à son tour pour aider ses passagers à décharger leurs bagages, notamment ceux entassés sur la banquette arrière, derrière le siège du conducteur. La femme a monté les marches du perron en courant et ouvert la porte d'entrée.

Nous nous sommes consultés du regard. Ce devait être les Nyland. J'ai t‚ché

de me rappeler qui nous avait parlé d'un couple ‚gé. …tait-ce Andrew ? Les avait-il jamais vus ? ¿ nos ‚ges, tous les quadragénaires et au-delà

étaient des vieux, mais Andrew avait lui-même la quarantaine. Je ne suis pas très douée pour évaluer les ‚ges, et c'était encore pire à cette période, mais ces deux-là étaient plus jeunes que mes parents.

Ils avaient l'air élégamment vêtus, quoique ce f˚t difficile à dire à cette distance. Ils étaient minces, solides et avaient le pied agile. En montant les marches au pas de course, elle tenait une valise dans chaque main. Nous nous sommes tous deux fait la réflexion : nous avions de la chance que l'échafaudage soit encore là. Par mesure de sécurité, nous pourrions être amenés à nous en servir.

Chez Silver aussi, toutes les lumières étaient éteintes.

C'était inhabituel. C'était sans doute la première fois que le dernier à

sortir ou à se coucher éteignait les lampes. L'obscurité et le silence incitaient pour ainsi dire à se faufiler. quelqu'un avait laissé une des fenêtres ouvertes, et un courant d'air frais soufflait dans l'appartement.

J'ai fermé la fenêtre, et nous sommes allés nous coucher.

Je n'ai jamais souffert d'insomnie, mais cette nuit-là je n'ai pas pu m'endormir. Je me suis d'abord couchée en chien de fusil, tout contre Silver, son bras autour de ma taille. Puis, me sentant agitée et mal à

l'aise, je me suis retournée et je l'ai renversé délicatement, cette fois en l'étreignant. Cela n'a pas marché non plus, et finalement, je me suis levée pour faire les cent pas, cherchant dans ma tête ce qui me maintenait éveillée, pour enfin décider que ce devait être les doutes que j'avais eus.

Les doutes et le retour des Nyland, des gens si différents de ce à quoi nous nous étions attendus. J'ai songé à ce que Silver m'aurait répété, qu'il était inutile et destructeur de s'en faire. Si, en conscience, on agissait correctement, il n'y avait aucun souci à se faire. Mais ce que nous faisions était-ce agir correctement ? Je me suis approchée de la fenêtre de notre chambre, je l'ai ouverte, car l'atmosphère de la pièce était étouffante, et je me suis penchée. L'air nocturne était frais, mais pas froid. Une petite brise faisait bruire les feuilles des platanes et balancer leurs branches minces comme des fils. En bas, dans la rue, le long de notre trottoir, une camionnette blanche sans marque distinctive était garée. Autant que je pouvais en juger, il n'y avait personne à bord. …tait-ce celle de Jonny ? Comment le savoir? La plaque d'immatriculation était dans le noir, et si je l'avais vue, elle ne m'aurait servi à rien. Je n'avais pas relevé le numéro de la camionnette de Jonny.

quand je me suis recouchée, Silver s'est étiré, s'est retourné et m'a prise dans ses bras. Celui de ses bras qui était pris sous moi s'est logé entre mes seins et l'autre m'a donné l'impression de m'écraser les côtes, mais j'ai senti que ce geste n'était venu que dans son mouvement pour se retourner et je n'ai pas tardé à me rendormir - avant d'être réveillée après ce qui m'a paru un bref instant, une seconde ou deux, par un cri suffisamment puissant et terrible pour qu'on l'entende à Maida Hill. J'ai sauté du lit. Le bras de Silver, celui sur lequel j'étais allongé, était tout engourdi. Il s'est redressé en titubant, massant ses muscles endoloris. Le hurlement n'a pas cessé, puis il s'est ramené à un gémissement sourd et terrifiant. Ce n'était pas la voix de Liv, mais celle d'un homme.

Il y avait quelqu'un dans le salon. Les lampes étaient toujours éteintes.

Secouant encore son bras engourdi, Silver s'est précipité vers l'interrupteur quand quelqu'un est passé à toute vitesse devant lui. La porte d'entrée s'est ouverte et quelqu'un a dévalé l'escalier. Silver a allumé. J'ai eu un haut-le-cúur. Il y avait du sang sur la moquette, pas une flaque, mais des taches et des traînées de sang, comme si quelqu'un y avait essuyé ses souliers. La porte de la chambre de Liv était close.

Derrière, on percevait des gémissements et des sanglots.

La main sur la poignée de la porte, Silver m'a dit : " N'entre pas.

- J'ai cru qu'il l'avait tué, me suis-je écriée. Mais ce n'est pas elle, hein ? Ces cris ? "

Cette fois, je n'ai pas respecté son conseil. Je l'ai suivi dans la chambre. J'ai allumé la lumière et j'ai vu du sang partout sur le lit, sur les murs et par terre. Ce n'était pas Liv mais Wim qu'on avait agressé. Il s'était évanoui mais, quand nous nous sommes approchés du lit, il a repris conscience. Je ne me croyais pas impressionnable, mais, quand j'ai vu sa jambe droite, j'ai d˚ sortir de là et, tout en ayant honte de moi, j'ai vomi dans le lavabo de la salle de bains.

Il m'a fallu un extraordinaire effort de volonté pour y retourner. Wim était étendu, immobile, il gémissait, à moitié sur le flanc, à moitié sur le ventre, du sang jaillissait par à coups de derrière sa jambe. On l'avait frappé avec un instrument lourd et aff˚té, quinze centimètres environ audessus du talon, à l'emplacement du tendon d'Achille.

" C'était Jonny, a sangloté Liv. On dormait. Il est entré, il a tiré sur le drap et sur la couverture et il a frappé Wim à la jambe avec une... une...

- Une hache, apparemment ", a conclu Silver.

D'UNE MAIN tremblante, j'ai composé le 999. quand une voix de femme m'a répondu et m'a demandé quel service je désirais, j'ai dit une ambulance.

Peut-être aurais-je d˚ demander la police. Assis sur le lit ensanglanté, Silver s'efforçait d'endiguer le flot. Il avait confectionné un garrot avec une paire de bas et finalement, le jaillissement monstrueux a paru se résorber. Liv s'était évanouie. Elle était allongée sur le dos, les bras en croix, les mains ouvertes, totalement nue, tout le corps aspergé du sang de Wim. J'ai fait de mon mieux pour maîtriser une nouvelle envie de rendre.

¿ présent, Wim était sans voix, silencieux, même son geignement s'était interrompu. Il gisait, bouche bée, la nuque tendue et la tête renversée, son cr‚ne rasé quasiment au contact de sa colonne vertébrale. Il était aussi p‚le que les draps, l'air mourant. Je n'avais jamais vu qu'un seul mort de toute ma vie, et c'était Daniel gisant au pied du pylône. J'ai cru que Wim était mort.

L'ambulance est arrivée en cinq minutes exactement. Je suis descendue ouvrir aux ambulanciers avec leur brancard. Ils ne se sont pas plaints d'avoir à monter quatre étages à trois heures du matin. L'un d'eux, le plus

‚gé, je suppose, s'est rendu au chevet de Wim, lui a demandé son nom et comment c'était arrivé. Il n'a pas répondu, aussi, nous lui avons donné son nom et lui avons raconté que quelqu'un avait fait irruption dans la chambre et s'était rué sur lui.

" Pas quelqu'un, a rectifié Liv en ouvrant les yeux : Jonny. "

Silver a accompagné Wim dans l'ambulance. Ils l'ont emmené à l'hôpital St.

Mary, à Paddington. Restée seule avec Liv, je l'ai emmenée dans le salon, l'ai enveloppée dans une couverture et lui ai préparé un thé chaud et sucré. J'avais lu quelque part que c'était ça qu'il fallait faire. Puis j'ai retiré tous les draps maculés de sang et je les ai fourrés dans un sacpoubelle. L'idée de les emporter à la laverie m'a de nouveau soulevé le cúur. Ils pourraient partir avec le ramassage des ordures de vendredi.

J'ai allumé deux cigarettes, une pour moi et une pour Liv.

J'ai remarqué que l'une des fenêtres que j'avais fermées était grande ouverte. Un carreau manquait côté gauche, près du loquet. Pieds nus, j'ai failli fouler des débris de verre qui avaient d˚ tomber sur la moquette. Il était venu par les toits, il avait découpé le carreau avec un diamant et soulevé le loquet de la fenêtre.

Liv était allongée sur le canapé, la bouche béante. Je pouvais voir l'espace vide, la dent manquante à l'endroit o˘ Jonny l'avait frappée. Le sang de Wim lui avait éclaboussé les épaules, les seins, le cou. Elle en avait dans les cheveux.

Elle a bu une gorgée de thé, qui lui a un peu dégouliné sur le menton.

Subitement, j'ai eu très froid, je tremblais. Un courant d'air entrait par l'ouverture de la fenêtre. J'ai tiré les rideaux, qui ne l'avaient plus été

depuis des mois, peut-être des années, et j'ai sorti des sweaters pour nous deux.

D'une voix haletante, avec lenteur, Liv m'a raconté : " Il est entré... je n'entends rien... jusqu'à... jusqu'à ce qu'il entre dans la chambre... non, pas là... non, il entre sans bruit, il cherche, il cherche, quelque chose... un peu partout dans la chambre... j'entends un tiroir qui s'ouvre et puis je me réveille... mais je suis muette, Clodagh... je ne peux pas...

ne pouvais pas... parler.

- qu'est-ce qu'il cherchait? "

Je le savais sans avoir besoin de poser la question.

Elle ne m'a pas répondu.

" Wim est endormi. Et puis... Jonny... et puis il s'approche du lit... il a une chose dans la main... une... je ne sais pas...

- Une hache.

- Oui, une hache. Il l'a apportée avec lui... je hurle... mais c'est trop tard... il est... est... "

Elle s'est mise à sangloter. Elle était incapable de poursuivre. Je l'ai dit à sa place : " Wim était allongé sur le ventre. Jonny a tiré les couvertures et l'a frappé par-derrière, à la jambe, avec sa hache. "

Elle s'est jetée vers moi, presque implorante, comme si elle me suppliait.

" Oui, oh oui. Et le sang... oh, ce sang, c'est terrible. Il a fait ça, je sais pourquoi. Comme ça... là ! "

Moi aussi je savais pourquoi il avait fait ça à cet endroit-là.

Il aurait - presque - mieux valu que Jonny tue Wim. Plus tard, le psychiatre qui a conseillé Wim, qui a tenté de l'encourager à en parler avec Liv, en vain, lui a expliqué que le geste de Jonny était une castration symbolique. Pour notre part, nous étions plus clairvoyants.

D'après moi, Liv ne voudrait certainement jamais retourner dans cette chambre. Mais je ne l'avais jamais vraiment comprise, je l'avais toujours sous-estimée. Après avoir fini de boire son thé et sa deuxième cigarette, elle s'est levée du canapé et elle est retournée dans la chambre. Je l'ai suivie. Le lit était défait, les draps n'étaient plus là, mais du sang avait filtré sur le matelas, et les murs en étaient éclaboussés. Il y avait du sang sur les tapis, des gouttes de sang sur la table de nuit, et sur les plaquettes de chocolat et le paquet de cigarettes qu'il avait laissés là.

Liv a enfilé un jean et a forcé ses pieds à rentrer dans des baskets. Elle avait encore du sang partout sur elle, sous ses vêtements. Elle s'est passé

les doigts dans les cheveux.

Pour la première fois, j'ai remarqué que la pièce avait été mise à sac. La porte du placard était ouverte, des tiroirs avaient été sortis de leur logement, retournés par terre. Liv s'est agenouillée, et elle a fouillé

dans leur contenu éparpillé pour trouver une paire de ciseaux à ongles. Ses larmes avaient cessé, son visage avait repris quelques couleurs. Elle a levé les yeux et m'a l‚ché ce qu'en n'importe quelle autre circonstance j'aurais pris pour un sourire de triomphe.

" Maintenant, je vais te montrer ", m'a-t-elle annoncé.

Comme presque tous les rideaux de l'appartement, ceux de la fenêtre de Liv n'étaient jamais tirés. Un store protégeait de la lumière du jour. Ces rideaux étaient taillés dans une étoffe bleue, semblable à du lin, avec un ourlet très large, environ une quinzaine de centimètres, probablement pour le cas o˘ ils auraient rétréci au lavage. Cela étant, on ne les lavait jamais.

Leur couleur sombre était due davantage à la crasse qu'à leur teinte d'origine. Liv a pris les ciseaux et s'est mise à découdre l'ourlet du lé

côté gauche. Au lieu de laisser tomber les billets, elle les a ramassés un par un au fur et à mesure que l'ourlet se décousait. Je l'ai regardée faire, fascinée. quand elle a eu fini d'en entasser une petite pile sur le rebord de la fenêtre, elle s'est occupée de l'autre lé. Elle avait l'air concentré mais très calme et, si incroyable que cela f˚t, très enjouée. Une fois les deux ourlets décousus, elle a pris les billets de cinquante livres dans sa main et me les a tendus, pour que je les voie, que je les touche, qui sait, mais pas pour que je les tienne. Elle ne rel‚chait pas sa prise.

Puis elle les a comptés. Curieusement - mais cela n'était peut-être nullement curieux -, elle les a comptés en suédois.

" En, tva, tre, fyra, fem, sex, sju... "

Il y avait quarante billets, bien entendu.

" Dans le paquet que tu as remis à ton papa, qu'y avait-il ? - Des pages des journaux que j'ai découpés avec ces...

(Elle a réfléchi.)... cisailles.

- Ciseaux. Pourquoi ne lui as-tu rien dit? Il s'est fait cogner sur la tête pour une poignée de coupures de journaux.

- C'était à moi. C'est mon argent. Pourquoi je le donne à quelqu'un d'autre? "

Nous avions déjà abordé le sujet. J'ai haussé les épaules.

" Mais tu nous as fait croire à tous... "

Il était inutile d'achever ma phrase. C'est alors qu'il m'est venu à

l'esprit que soit Niall avait traversé tous ces événements sans se réveiller, soit il n'était pas rentré la nuit précédente. J'ai ouvert en silence la porte de sa salle à manger. Elle était vide.

" Tu peux passer le reste de la nuit dans le lit de Niall, lui ai-je proposé. Si tu as envie.

- Je reste ici. J'ai des choses à faire. "

quoi, je n'avais pas de mal à l'imaginer. Je suis retournée dans notre chambre et me suis assise dans mon lit pour lire l'un des livres de Silver jusqu'à son retour, juste avant sept heures. Il avait pris un taxi depuis Paddington Green. Il avait l'air épuisé.

" Wim a perdu beaucoup de sang, m'a-t-il raconté. J'ai oublié combien, mais on a d˚ le transfuser. Ils sont en train de lui opérer la jambe.

- C'était Jonny.

- Je sais. Ce ne pouvait être que lui. Je ne l'ai pas vu mais je l'ai senti, cette odeur, un mélange de sueur et de parfum...

d'eau de Cologne, je crois.

- Pourrais-tu jurer devant un tribunal que c'était Jonny? "

Il a hésité, il a secoué la tête, m'a fait : " Et toi ? "

J'avais si peur qu'il ait l'intention de rester inerte, de ne rien révéler à personne, de garder le silence, de ne pas s'en faire, que j'ai pu à peine parler. Je suis arrivée à prononcer : " La police ? - Je leur ai déjà tout dit.

- Ah.

- Je suis allé les voir après m'être assuré qu'on prenait soin de Wim. Je leur ai dit ce que Jonny avait fait, et pour l'agression aussi. Et j'ai d˚

leur avouer que je ne l'avais pas vu. Pas de manière certaine. "

Il s'est déshabillé et s'est mis au lit, et je l'ai pris dans mes bras. Il était froid et tout raide, jamais je ne l'avais senti aussi tendu. Je me suis réveillée à onze heures passées. L'autre moitié du lit était déserte.

J'ai trouvé Silver dans le salon en train de boire un thé avec Niall, qui était rentré une heure auparavant.

" Liv est partie ", m'a annoncé Silver.

Comment cela, partie ? " Va vérifier par toi-même. Jette un úil dans sa chambre. "

Les taches de sang étaient toujours là. Silver m'a expliqué ne pas y avoir touché car la police pourrait avoir envie de les examiner. La chambre avait l'air vide. Tous ses bibelots, le réveil, la radio, le magnétoscope, tout avait disparu. Le store était levé et les rideaux avaient un aspect morne avec leurs ourlets défaits. Silver avait laissé des vêtements à lui dans un des tiroirs, des maillots de bain, un sweat-shirt, deux paires de chaussettes, et ils avaient disparu eux aussi, de même que trois grandes valises rangées temporairement au sommet de la penderie. Franchement, nous avions sous-estimé Liv.

J'ai parlé à Silver de l'argent. Lui qui, la nuit précédente, donnait l'impression d'avoir perdu le sourire à tout jamais, est parvenu à rire quand je lui ai parlé des billets cachés dans les ourlets de rideaux. Il m'a dit que Liv avait raté sa vocation, elle aurait fait une grande espionne.

" Il est peut-être encore temps, ai-je commenté. Jusque-là, elle n'en avait aucune. "

Nous avons essayé d'imaginer ce qui s'était passé dans la nuit. Elle avait certainement logé tout ce qu'elle avait emporté dans les valises, avec ses vêtements. Je me suis demandé ce qu'elle avait gardé sur elle, en dehors de son jean et de mon sweater. Je me suis demandé si elle avait nettoyé le sang. Elle n'avait pas pu appeler de taxi, car le téléphone était dans notre chambre. Nous l'avons imaginée charriant ces trois lourdes valises sur quatre étages, puis se forçant à sortir d'un pas mal assuré dans la rue. Son agoraphobie était assez réelle, ainsi que sa terreur de tomber sur James et Claudia, mais elle avait surmonté les deux. Elle avait d˚ traîner ces valises dans la rue, pourquoi pas jusqu'à Edgware Road, ou seulement jusqu'à Sutherland Avenue, et là, elle avait hélé un taxi.

Pour aller o˘ ? Pas en Suède. Elle ne serait jamais partie pour Kiruna sans récupérer le montant de son billet d'avion, toujours en dépôt sur le compte de Silver. Je me suis souvenue de l'amie de sa mère à Elstree. Ou bien était-elle simplement descendue dans un hôtel, peut-être celui o˘ son père avait séjourné ? Nous ne l'avons jamais su. Aucun de nous ne l'a plus revue avant que je n'entre dans sa maison de Hampstead, o˘ elle était devenue Mme Clarkson, avec deux enfants en bas ‚ge et, en pendentif autour du cou, la molaire que Jonny lui avait fait sauter. Pourquoi? Pour quelle raison sentimentale ou déchirante? C'était il y a onze ans. Sans nouvelles d'elle, Silver avait réexpédié le montant du billet d'avion à H‚kan Almquist.

Je me demande aujourd'hui ce qu'elle a traversé durant sa période de transition, partant du statut de sans domicile fixe dans un pays étranger (quoique dotée de deux mille livres)

pour arriver à épouser un homme fortuné, avec une belle maison, et à

devenir si élégante. qui était cette Lavinia qu'elle avait évoquée, pour laquelle elle avait travaillé en tant que secrétaire de direction? Et quel était ce collège qu'elle avait mentionné? Comment était-elle parvenue à

cela? Avait-elle revu Jonny, ou Wim, d'ailleurs? Je me suis aussi demandé

si elle avait jamais sérieusement songé à toucher de l'argent en dédommagement d'une somme qu'elle n'avait jamais perdue, d'une compagnie d'assurances auprès de laquelle elle n'avait jamais souscrit aucune prime.

Pourquoi avait-elle inquiété et harcelé ses parents au sujet d'une somme d'argent que son père, elle le savait, n'avait jamais eue sur lui?

Uniquement pour mieux le dissimuler? Je n'ai jamais reçu de réponse à

toutes ces questions.

La police est venue. Elle a fouillé la chambre et demandé o˘ était Liv.

Nous avons d˚ répondre que nous n'en savions rien, qu'elle était partie sans nous avertir. Après le départ des policiers, nous avons fait de notre mieux pour laver les murs et supprimer les taches de sang du matelas, en vain. Béryl, qui ne prévenait jamais de son passage, mais qui débarquait quand ça lui chantait, est arrivée en début d'après-midi.

Nous lui avons raconté ce qui s'était passé. Nous étions incapables d'inventer une histoire de rechange. …videmment, elle allait tout répéter aux Clark, au couple asiatique et, pourquoi pas, à Max et Caroline Bodmer.

Peu importait, car tout serait publié dans les journaux.

" C'est celui qui joue dans Le Roi et moi, c'est ça? - Il ressemble à celui qui joue dans Le Roi et moi.

- Tout le monde couche trop avec n'importe qui, a-t-elle observé, avec une sévérité inaccoutumée. Le monde est plus perturbé par ça que par les guerres. Regardez-moi le professeur. "

Elle a récuré les murs et a emporté les tapis, en expliquant qu'elle allait les laver chez elle. Mais après avoir reniflé les draps dans le sac, elle a admis que la seule chose à faire, c'était de les jeter à la poubelle.

" S'il avait pris un coup de hache dans le cou, c'aurait été pire ", a-t-elle relevé.

Est-ce si s˚r? Nous sommes allés à l'hôpital rendre visite à Wim, ce soir-là.

Il semblait à peine conscient, mais peut-être était-il simplement endormi, car nous étions assis sur son lit depuis un petit moment lorsqu'il s'est étiré, sa main est venue au contact de la mienne, à t‚tons, comme s'il était aveugle, et puis il l'a agrippée avec une poigne d'une force surprenante. Il n'était pas aveugle, mais, durant cette visite, il a gardé

les yeux fermés. Après coup, Silver m'a confié que c'était peut-être parce qu'il craignait de voir ce qu'on lui avait infligé, il n'avait pas envie de voir le contour de l'arceau qui empêchait les draps de lui toucher les jambes. Personne ne voulait rien nous dire. Nous n'étions pas des parents.

J'ai regretté de ne pas m'être présentée comme sa súur, mais il était trop tard.

Une infirmière de l'équipe soignante voulait s'informer des membres de la famille. Avait-il une femme? Des parents? Nous en savions si peu, même si l'idée de Wim avec une épouse nous paraissait très peu vraisemblable.

Les événements de la nuit précédente, cette nuit terrible, et ce qui était arrivé à Wim - sans parler de la disparition de Liv - avaient presque chassé de notre esprit les occupants du 4E, Torrington Gardens. Ils n'avaient pas besoin de nous, ils étaient bien approvisionnés, et tout était en place pour l'Exode. Je crois que nous avions entièrement oublié

les Nyland, ce couple qui habitait le duplex et qui s'était révélé bien plus jeune que nous ne l'escomptions. Nous avions la tête pleine de Wim et de Jonny et, dans une moindre mesure, de Liv. En rentrant de l'hôpital, nous avons passé un long moment à spéculer sur la nature réelle des relations entre ces trois-là. Liv avait semblé passionnément amoureuse de Wim, mais si elle l'aimait, aurait-elle pu se passer de lui rendre visite alors qu'il était malade, avec cette blessure horrible ? Avait-il fini par l'aimer? Ou n'avait-il existé entre eux qu'un désir obsessionnel ? Le geste de Jonny avait d˚ être motivé par la jalousie. Par amour pour Liv ? Ou avait-il simplement considéré qu'elle lui appartenait, qu'elle était une de ses possessions, à laquelle personne d'autre ne pouvait toucher ? Et étaitil jaloux de Wim parce que, mis à part la préférence manifestée par Liv, il était grand, gracieux et beau et, à sa manière, plein de charme ?

Silver a déclaré qu'il ne connaîtrait pas de repos tant qu'il n'aurait pas retrouvé Jonny. Pour une raison que j'ignore, sans doute afin d'agir en toute droiture et en toute correction, il se sentait le devoir d'avertir Jonny de sa démarche auprès de la police. C'est très tard dans la soirée que nous sommes arrivés à Holloway. J'ai insisté pour l'accompagner. Mais Jonny n'y était pas, et sa camionnette n'était pas garée dehors. Une femme, sortie d'une des chambres, est venue s'adresser à nous alors que nous redescendions l'escalier pour nous informer qu'il lui avait annoncé son départ, deux jours auparavant.

Nous avons remonté la rue, pris à gauche et sillonné la rue voisine, à la recherche de la camionnette, mais en vain. Apparemment, Jonny était réellement parti. J'espérais que cela ne signifiait pas que la police ne le retrouverait pas. Silver avait l'air malheureux.

" Tu sais, on dit toujours que démasquer le meurtrier ne ressuscitera pas la personne décédée. C'est un peu ce que j'éprouve à l'égard de Jonny. Le retrouver et l'envoyer en prison ne guérira pas la jambe de Wim, et je ne crois pas que cela l'empêcherait d'agresser ou de frapper quelqu'un d'autre à coups de hache, et toi ? - Non, ai-je reconnu, mais je veux qu'on l'attrape.

- Il voulait se venger, et maintenant, c'est ton tour. La vengeance ne sert à rien.

- Ah non ? Savoir Jonny puni pourrait aider un peu Wim quand il comprendra qu'il ne pourra plus jamais retourner sur les toits, quand il saura que Jonny a fait ça pour le priver de sa grande passion dans l'existence. "

Silver a haussé les épaules.

" Il a déjà compris. quand j'entends l'expression "un destin pire que la mort"... bon, on ne l'entend plus, mais on la lit encore dans les livres...

je la prends toujours comme une plaisanterie. Je veux dire, qu'y a-t-il de pire que la mort? Maintenant, je ne suis plus trop s˚r. "

Andrew et Alison me sont revenus en tête, et j'ai été sur le point de formuler mes doutes quant à la justesse de ce que nous faisions. Les mots me br˚laient les lèvres. " Es-tu certain que nous faisons ce qu'il faut en les envoyant en Australie? En leur permettant de garder Jason avec eux?

Parce que s'il existe un doute... " Pourtant, même mentalement, j'ai laissé

la phrase inachevée. J'ai senti, je crois, que Silver et moi étions trop en désaccord. J'avais peur de rouvrir un fossé entre nous. En plus, nous étions fatigués, Silver avait l'air épuisé, n'ayant eu que trois heures de sommeil la nuit précédente.

Niall s'était trouvé une petite amie et passait la nuit chez elle; il envisageait de s'installer avec. Pour la première fois depuis mon arrivée au 15, Russia Road, Silver et moi étions seuls. Il m'était arrivé de le désirer ardemment, quand cela s'inscrivait dans un rêve me faisant croire que, si ça se produisait, tout ne serait que béatitude, tout se déroulerait dans une sorte de lune de miel éternelle. Mais maintenant, j'avais peur.

Je me demandais même comment nous nous comporterions ensemble sans personne d'autre à qui parler, à qui échapper ou de qui se plaindre. Mais j'étais aussi très fatiguée, ce qui constituait peut-être une explication, et nous avions subi un choc violent, nous avions traversé un terrible moment, quoique moins éprouvant que Wim.

Le lendemain, Silver et moi étions tous deux attendus au commissariat de police. Personne ne nous en a informés, mais il était clair qu'on n'avait pas encore retrouvé Jonny. Un policier, un inspecteur, je crois, s'est montré d'une parfaite politesse, mais je ne peux pas affirmer qu'il ait cru grand-chose de nos explications, alors que nous lui avions dit la stricte vérité. Il avait surtout du mal à admettre l'idée de Liv vivant dans l'appartement pendant que Jonny habitait ailleurs, et n'a pas caché son incrédulité quand nous lui avons expliqué qu'elle avait quitté la maison dans les quelques heures qui avaient suivi l'agression de Wim. Il n'a pas semblé nous croire non plus quand nous lui avons soutenu que nous n'avions aucune idée de l'endroit o˘ elle se trouvait. Nous lui avons donné

l'adresse des Almquist et le numéro de téléphone de Kiruna. Je lui ai parlé

de l'amie de sa mère qui habitait quelque part à la périphérie du nord de Londres. Silver a mentionné l'hôtel d'Elgin Avenue. Nous n'avons jamais su si la police avait remonté l'une de ces pistes.

Nous sommes allés faire une visite de routine au 4E, et nous avons eu une surprise. Deux jours auparavant, l'échafaudage entre l'extrémité du p‚té de maisons et Peterborough Avenue était encore là. Ce soir, il avait disparu.

Il n'en restait aucune trace, hormis deux étriers rouillés et un sac en plastique rempli de mégots de maçons, le tout fourré sous les chênes verts, au milieu des mauvaises herbes. Son démontage nous importait peu, nous avions cessé depuis longtemps de rejoindre l'appartement par cette voie.

En rentrant du commissariat, nous avions acheté à manger, en quantité, car nous espérions nous rendre au 4E pour la dernière fois.

Chacun chargé de deux sacs de Sainsbury, nous avions la tête si pleine de Wim et de la méfiance de la police à notre égard, de Jonny et du mystère de sa disparition, que nous en avions oublié l'existence des Nyland, et que nous sommes montés par l'escalier en discutant. Les sacs étaient lourds et, malgré notre habitude de ces marches, nous étions incapables de grimper comme si nous avions eu les mains vides.

Nous atteignions à peine le premier palier quand la porte des Nyland s'est ouverte, et Mme Nyland est sortie. Elle avait l'air plus vieille que lors de son apparition à minuit dans la rue, mais tout de même assez jeune, une silhouette filiforme et tonique, le physique d'une femme qui a été athlète ou danseuse. Elle portait un ample T-shirt et un short, laissant nues des jambes brunes et bien musclées.

" Oh, excusez-moi ! "

Il existe un certain genre de femmes d'‚ge m˚r, j'en ai vu beaucoup dans un comté comme le Suffolk, qui ne disent jamais " excusez-moi " sans faire précéder la phrase d'un " Oh " en guise de préambule. Le ton est plein d'autorité et le dernier mot s'achève sur une note interrogatrice.

" Oh, excusez-moi ! "

Nous en avions là un parfait spécimen.

" Mais o˘ comptez-vous aller comme ça ? "

Tout s'était passé très vite. Nous n'avons pas eu une seconde pour inventer une excuse ou une raison de monter à l'appartement E, et pourtant, après la fois o˘ nous nous étions heurtés à Sean Francis, nous aurions d˚. Silver n'a rien trouvé de mieux que la vérité. Il n'y avait pas vraiment le choix.

" Des amis à nous habitent au dernier étage.

- En êtes-vous certains ? "

La porte derrière nous s'était ouverte toute grande. L'entrée ne ressemblait à aucune de celles de l'immeuble, et elle était très différente de celle du 15, Russia Road. La moquette était noire et le mobilier blanc.

Une immense toile abstraite noir et blanc dans un cadre en acier était accrochée au mur en face de nous. Silencieusement, chaussé de sandales, l'homme que nous avions vu descendre du taxi est sorti sur le palier et s'est planté devant nous. La femme a tourné la tête et lui a adressé la parole d'un ton plutôt radouci.

" Chéri, j'ai surpris ces gens en train de monter au dernier étage. Ils prétendent que des amis à eux habitent là-haut. Plutôt curieux, tu ne trouves pas ? "

Nyland s'est approché.

" Vous n'êtes pas des squatters, non? - …coutez, a repris Silver, laissez-nous monter ces provisions là-haut, voulez-vous? Ensuite, vous pourrez monter vous rendre compte par vous-mêmes. "

Plus tard, il m'a expliqué qu'il avait cru les mettre ainsi au pied du mur.

S'il les conviait à monter au 4E, il était dans l'ordre des choses qu'ils n'y montent pas, et ils s'estimeraient satisfaits. Mais non. Nyland, un homme grand, très mince, a eu l'air encore plus soupçonneux que sa femme.

Il a répondu qu'il allait nous suivre sur-le-champ.

Ces quarante-cinq secondes ont été éprouvantes pour nos nerfs. Avec moi qui ouvrais la marche, Silver derrière moi, et Nyland dans son dos, j'ai pensé

que nous conservions une chance. Heureusement, Andrew se trouvait juste derrière la porte quand j'ai sonné en respectant notre code. J'ai grommelé : " Cachez Jason. "

quand vous êtes en fuite, quand vous vous cachez, vous développez un sixième sens qui vous permet de réagir en vitesse, et Andrew nous a simplement conviés à entrer avant de s'éclipser. Nous sommes entrés dans le couloir, l'un après l'autre, en laissant la porte ouverte derrière nous.

Alison était invisible. Elle avait d˚ emmener Jason dans sa chambre. Dans l'une des pièces, une radio jouait de la musique de chambre.

C'était très rassurant et conférait à l'ensemble de la scène un air respectable, de sorte que, quand Andrew est réapparu, d'une absolue sérénité, et même souriant, je l'ai félicité intérieurement. Après coup, il nous a raconté que son attitude avait été celle de la tranquillité dictée par le désespoir. Il avait pris Nyland pour un policier.

Sur un ton très similaire à celui de sa femme, Nyland s'était excusé : " Je suis tout à fait désolé de vous déranger, mais en fait, j'ignorais complètement que quelqu'un habitait ici.

- Mon épouse et moi sommes là depuis trois semaines, a précisé Andrew.

- Ah, cela explique tout. Nous étions absents depuis un mois. "

Les soupçons de Nyland étaient complètement apaisés.

" Cela vous ennuierait de me dire qui, au juste, vous a loué l'appartement?

- M. Robinson en personne. C'est un ami de ma femme. "

C'était là une erreur, du moins à mon avis, mais Nyland était satisfait. Il a répété : " Je suis tellement désolé de vous déranger, mais à l'époque o˘

nous vivons, vous comprenez... "

Il a posé les yeux sur les sacs de Sainsbury que nous avions posés par terre. On voyait bien ce qu'il avait en tête. Ces gens étaient-ils invalides ou agoraphobes (comme Liv) pour être incapables de se charger de leurs courses eux-mêmes ? " Eh bien, alors je vais vous souhaiter une bonne soirée, et peut-être nous recroiserons-nous. "

La porte s'est refermée derrière lui, et nous avons entendu ses pas sur les marches de marbre.

" Pourquoi avez-vous amené ce type ici, bon sang ? "

L'humeur d'Andrew était passée de la sérénité à la colère.

Le soulagement laissait libre cours à la fureur.

" Vous auriez pu au moins nous avertir. Jason est mort de frayeur.

- Nous vous aurions avertis si nous l'avions pu, ai-je répondu. Il est sorti juste au moment o˘ nous montions l'escalier, lui et sa femme. "

Je n'avais jamais vu Silver aussi agressif.

" D'ailleurs, pourquoi nous avez-vous raconté qu'il s'agissait de gens

‚gés ? Un couple ‚gé, c'est ce que vous nous avez indiqué. Nous nous attendions à deux retraités. Et puis voilà que déboule cette femme qui ressemble à une médaillée d'or olympique. qui a soutenu que c'étaient des vieux? - Louis Robinson. "

Alison avait fait son apparition, tenant Jason par la main. Il s'est détaché d'elle et il a couru vers moi. Je me suis penchée et il a jeté ses bras autour de mon cou, en appuyant sa joue contre la mienne. Il était presque trop lourd pour que je le soulève, mais j'y suis arrivée, je l'ai étreint, en retombant dans un fauteuil, lui affalé sur moi.

" C'est vrai, non, Ally? Louis t'a raconté que ces Nyland étaient des gens

‚gés ? "

Elle avait l'air malade, si mince, émaciée. Ses yeux, qui n'avaient jamais paru particulièrement grands, ni sur les photos ni lors de notre première rencontre, étaient immenses : des yeux terrorisés, effarouchés, d'un bleu passé, au fond de leurs deux nids sombres et plissés de rides.

" Louis avait raconté ça à ma mère voici des années. «a devait être peu de temps avant sa mort. Il avait évoqué un vieux couple. ¿ mon avis, ça doit être le fils. Je pense que c'est la bru que vous avez vue.

- Dommage que tu ne l'aies pas précisé plus tôt, l'a coupée Andrew. Diana est morte depuis des années.

- Ne nous disputons pas. que personne ne se dispute. "

Elle paraissait morte de fatigue. Elle n'avait rien à faire et elle ne sortait jamais, mais elle était épuisée.

" Et si nous prenions un verre? Je vois que vous avez apporté du vin. "

¿ présent que tout le monde s'était calmé, nous avions beaucoup de nouveautés à leur communiquer. Principalement, que Morna emmènerait Jason à

Sydney à la place de Silver.

Notre idée de la leur présenter s'était perdue dans le feu des terribles événements des deux nuits précédentes. Maintenant, Alison insistait pour faire sa connaissance. Je ne l'avais jamais connue si ferme, si résolue.

" Je ne peux pas confier mon fils à quelqu'un que je n'ai jamais rencontré.

" Mon fils... " Je ne l'avais jamais entendu parler de Jason de la sorte.

" Ne pouvez-vous pas la considérer comme une simple passeuse ? - S'il s'agissait de moi, oui. Pas quand il est question de Jason. "

Silver a accepté de s'arranger pour que Morna nous accompagne le lendemain, un samedi. Nous avons discuté encore un peu au sujet des Nyland. Se contenteraient-ils de savoir qu'Andrew était un locataire sérieux?

Allaient-ils tenter quoi que ce soit ? " Comme quoi? s'est enquise Alison.

Tout ce qu'ils pourraient essayer, c'est se mettre en rapport avec Louis.

Il leur confirmera qu'il était un ami de ma mère. "

Andrew a exprimé la crainte que nous ressentions, Silver et moi : " Je me demande s'il n'est rien paru dans les journaux sur des personnages comme Louis. Je veux dire, parmi toutes ces interviews de nos amis ou de nos connaissances, voire ces simples mentions de noms de personnes connues de nous, susceptibles de nous aider. Parce que si tel était le cas, ce trou du cul de Nyland pourrait établir le lien. "

Il s'est de nouveau tourné vers Silver.

" Pourquoi ne lui avez-vous pas raconté que c'était votre mère qui vivait là-haut ou quelque chose de ce genre, bon sang? - Vous croyez que ça l'aurait empêché de monter? Ne revenons pas là-dessus, de toute manière.

L'important, c'est que vous n'avez plus que quatre jours à passer, et Jason seulement trois. Vous dites que Louis Robinson vit en France et qu'il est difficile à joindre. D'ici à ce que Nyland le joigne, s'il essaie, vous serez tous sortis d'ici. Nous vous amènerons Morna demain. "

Mais le lendemain, Morna ne pouvait pas se libérer, à cause d'un rendez-vous avec un nouveau petit ami. Vu les circonstances, nous ne pouvions pas lui demander d'annuler ce rendez-vous, elle en faisait déjà assez pour nous, pour Andrew et Alison, dont le destin semblait si curieusement lié au nôtre.

Surtout à celui de Silver. qu'était-il advenu de son " ne pas s'en faire "?

Je le lui ai demandé. qu'était-il arrivé à la manière d'être qui était la sienne quand je l'avais rencontré? " En ce temps-là, je n'avais aucun motif de m'en faire ", m'a-t-il avoué.

31 WIM N'A JAMAIS mentionné Liv. Il semblait avoir oublié son existence.

Jonny ne présentait pas non plus importance à ses yeux, ni en tant que tel ni en tant que responsable de sa terrible blessure. Il était comme un être affrontant la mort, qui s'est habitué au caractère inévitable de la mort et considère tout à la lumière de celle-ci. Pourtant, il n'était pas question qu'il meure. Le seul risque, c'était une thrombose de la jambe droite. Les médecins l'avaient prévenu, ils avaient d'abord redouté de devoir lui amputer le pied, mais cette menace n'existait plus. Il marcherait de nouveau, avaient-ils affirmé. Avec le temps, et s'il retrouvait comme prévu l'élasticité du tendon sectionné, d'ici quelques mois il marcherait.

Vous ne remporterez jamais le concours de saut en longueur, vous ne courrez jamais le marathon, lui avait expliqué un sympathique interne, jugeant qu'un quasi-trentenaire un tant soit peu raisonnable ne saurait p‚tir d'une pareille restriction.

Car Wim avait presque trente ans. Il avait à peu près un an de plus que nous ne l'avions cru. Il nous l'a appris alors que nous étions assis à côté

de son lit et du dispositif de poulies et de filins qui maintenait sa jambe en l'air. Sa main droite dans la mienne et la gauche dans celle de Silver, il nous a également raconté son histoire, que nous ne nous étions pas du tout attendus à entendre.

Son père était hollandais, un fildefériste, qui travaillait dans un cirque en tournée dans le nord de la France et en Belgique.