DANGER DE MORT DU M ME AUTEUR chez le même éditeur Un enfant pour un autre L'Homme à la tortue Véra va mourir L'…té de Trapellune La Gueule du loup La Maison aux escaliers L'Arbre à fièvre (nouvelles)

La Demoiselle d'honneur Volets clos Fausse Route Plumes de sang (nouvelles) Le Go˚t du risque Le Journal d'Asta L'Oiseau-crocodile Simisola Une mort obsédante En toute honnêteté (nouvelles)

Noces de feu Régent's Park Espèces protégées Jeux de mains Sage comme une image Sans dommage apparent DU MEME AUTEUR SOUS LE NOM DE BARBARA VINE

Ravissements Le Tapis du roi Salomon RUTH RENDELL DANGER DE MORT roman Traduit de l'anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj CALMANN-L…VY Dans ce roman, je me suis attachée à rendre l'aspect, l'atmosphère et l'architecture du quartier de Maida Vale et de ses environs, non sans laisser un peu libre cours à mon imagination. Paddington Basin, le canal, les artères principales, les églises, les parcs et les jardins sont à peu près à l'image de la réalité, mais Russia Road n'existe pas et, même si j'ai veillé à inventer des noms de lieux tout à fait caractéristiques de cette partie de Londres, ces endroits - Torrington Gardens, Peterborough Avenue ou Castlemain Road n'existent pas non plus.

Titre original anglais : GRASSHOPPER (Première publication : Viking, Londres)

(c) Kingsmarkham Enterprises Ltd, 2000 Pour la traduction française : (c) Calmann-Lévy, 2002 ISBN 2-7021-3262-6 ILS M'ONT ENVOY…E ici à cause de ce qui s'est passé sur le pylône. Pour que je ne l'aie pas devant les yeux chaque fois que je sors ou que je regarde par la fenêtre.

" Nous avons bien pensé à vendre cette maison et à déménager, m'a avoué mon père. Ne crois pas que ça ne nous ait pas traversé l'esprit. Mais bon, malgré tout, tu ne... "

Il avait laissé sa phrase en suspens, mais je savais par quels mots il l'aurait achevée. Tu ne vas pas rester ici indéfiniment, avait-il envie d'ajouter. Une fille de ton ‚ge, tu ne vas plus habiter à la maison bien longtemps, tu vas fréquenter la fac, ou travailler, tu auras ton propre toit. Et de se dire aussi : loin des yeux, loin du cúur. Petit à petit, les gens cesseront de voir en nous les parents de cette fille, ne s'interrogeront plus sur notre rôle de parents et sur la manière dont nous avons éduqué notre fille pour qu'elle soit capable d'un geste pareil, ils arrêteront de nous dévisager et de nous montrer du doigt. Surtout si tu ne viens pas trop souvent. Et s'ils te croyaient morte, tiens, pourquoi pas ?

C'est peut-être ce qu'on va leur raconter.

Ce dernier propos n'est que le produit de mon imagination.

Je ne veux pas laisser entendre qu'ils voudraient me voir morte. Mon bien-

être leur tient à cúur, comme dit ma mère.

C'est s˚rement pour ça que la proposition de Max les a tant réjouis -

depuis le jour du pylône, jamais je ne les avais vus aussi heureux. Au mieux, ils avaient espéré que je me trouverais une chambre près de la fac, dans une résidence pour étudiants, ou que trois autres filles auraient besoin d'une quatrième pour une colocation.

" Un appartement pour toi toute seule, s'était extasiée ma mère, et dans un beau quartier avec ça ! "

Alors m'est venue en tête cette image de rangées de maisons en faux Tudor, rayées de blanc et de noir comme un troupeau de zèbres, avec de la pelouse sur le jardin côté rue, variété d'herbe des pampas, et une Audi rangée devant le garage. Daniel et moi, on en avait vu plein, quand on sillonnait les rocades sur sa vieille Motoguzzi. Notre Londres à nous, c'était celui des lointaines banlieues, Waltham Cross et Barnet, Colindale et Edgware, Uxbridge, Richmond et Purley. On comptait les pylônes et on prenait des photos de ces clôtures en fil de fer barbelé tout hérissées qui entouraient les piliers.

On n'avait jamais eu l'occasion de pousser aussi loin que Maida Vale, ni entendu parler de Little Venice. Mais quand même, je m'imaginais qu'un "

beau quartier ", ça signifiait au moins qu'il n'y aurait que des maisons, comme chez nous.

Comment Max, là-bas, pouvait-il habiter un appartement, ça me dépassait.

Pour moi, un appartement, c'était forcément dans un immeuble, et il y en avait plein, le long de la rocade circulaire nord aussi, de ces grands b

‚timents interminables couleur moutarde avec leur nom inscrit en lettres noires ou argentées : Ferndeam Court, Summerhill, Brook House. Si bien que, lorsque je suis arrivée sur place, cet après-midi-là, je ne m'attendais pas à pareille découverte.

Mon père avait bien eu l'intention de m'y conduire. C'est le geste des parents, le jour o˘ leurs enfants entrent en faculté et partent habiter ailleurs. J'en ai assez vu pour le savoir. Ils bourrent le coffre et tout l'arrière de la voiture de vêtements, d'équipements de sport, de livres, de CD, plus la radio, et parfois un ordinateur, sans oublier le panier de provisions, bien s˚r. C'est un moment de bonheur, un tournant dans une vie, et c'est le papa qui prend le volant tandis que la maman reste. La maman est en larmes, mais elle a le sourire, elle lance un " Bonne chance " et, à

l'instant du départ, fait promettre à sa fille de téléphoner dès qu'elle sera installée, et de ne pas oublier le poulet froid et le cake maison dans le panier. Mon départ de chez moi ne s'est pas passé comme ça. Je ne me serais pas attendue à ce genre d'effusion de leur part, et puis je ne m'étais jamais beaucoup fiée aux promesses de mon père. En fait, la voiture était partie en révision la veille, et le garagiste avait téléphoné pour prévenir qu'il préférait la garder un jour de plus, histoire de vérifier les circuits électriques.

Pour papa, à mon avis, c'était une aubaine - s'il n'avait pas tout manigancé lui-même. quoi qu'il en soit, mes parents m'ont expliqué qu'on n'y pouvait rien, que je devrais me débrouiller par le train.

Du coup, je suis partie à peu près dans le climat o˘ j'avais vécu ces deux dernières années, en état de disgr‚ce. Après le pylône, histoire de suivre mon exemple, mes parents avaient eu recours à une psychologue qui leur avait conseillé de se montrer compréhensifs et de me soutenir. M'aider à

oublier tout ça, à prendre un nouveau départ, et à ne pas vivre dans le remords et la culpabilité, cela faisait partie de leurs responsabilités.

Mais ils n'ont pas pu. C'était plus fort qu'eux, j'imagine. Je crois vraiment qu'ils me voyaient comme le mal incarné. Ils réagissaient en me répétant qu'ils ne " comprenaient pas o˘ j'avais été chercher ça ", comme si toute une lignée d'ancêtres nous avait précédés, avait déjà commis chacun de nos actes et chacune de nos erreurs, nous transmettant ainsi le gène de la désinvolture et de l'effronterie - ou celui du mal. Ce matin-là, et ensuite pendant tout le déjeuner, ils m'ont lancé de ces regards... un mélange de sidération et...

disons, de résignation. J'ai cru y déceler aussi autre chose : du soulagement, peut-être bien de l'espoir, la promesse d'un nouveau départ pour eux aussi.

J'ai mis le principal dans deux valises et le reste dans une malle que mon père avait emportée avec lui le jour de son départ pour l'université. Ma mère m'a indiqué qu'elle me l'expédierait au 19, Russia Road, Londres W9.

Avec un peu de chance, le voyage durerait en tout moins de deux heures.

Elle a appelé un taxi pour qu'il m'emmène à la gare. Au cas, je suppose, o˘

j'aurais décidé de m'en passer. Elle tournait autour du pot, et je voyais bien qu'elle se demandait si elle allait ou non m'embrasser. En deux ans, ni l'un ni l'autre ne m'avaient accordé le moindre baiser, ne m'avaient même touchée. Comme si j'avais été atteinte d'une maladie contagieuse.

Mon père a surgi du garage, o˘ il avait son petit sanctuaire personnel avec fauteuil et télévision, et m'a dit qu'il fallait bientôt y aller.

Ma mère a regardé sa montre.

" Le taxi n'est pas encore là.

- Vraiment, j'ai essayé de le sauver, ai-je l‚ché. J'ai tenu bon jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je n'avais plus de forces, c'est tout. "

Ma mère m'a coupée.

" Nous ne parlons pas de ça, Clodagh. «a, c'est oublié. "

Mon père a ajouté : " Il faut bien que la vie continue. "

Le taxi est arrivé. L'homme a sonné, puis il a redescendu l'allée. Maman m'a embrassée dans le vide, à trois centimètres de ma joue. Papa a eu un petit rire indulgent, du style quec'est-mignon-regardez-quelle-famille-heureuse-nous-formons, et il a soulevé mes valises pour les emporter en vitesse jusqu'au taxi. Avant de prendre place à l'arrière, j'ai jeté un dernier regard au pylône, planté là-bas au milieu du champ, ce squelette aux os métalliques. Mon père, qui m'observait, a secoué la tête et regagné

la maison. En arrivant à Ipswich, j'avais encore une dizaine de minutes à

tuer avant l'arrivée du train.

La station de métro s'appelle Warwick Avenue. J'étais déjà allée dans un souterrain, mais pas souvent, pas depuis mon enfance et la séance de lavage automatique de la voiture. La pire chose qui me soit jamais arrivée, c'est le pylône, et juste après, le lavage de la voiture. J'écrirai là-dessus une autre fois, pas tout de suite. Pour l'instant, c'était le métro. Je détestais me retrouver en souterrain, je serrais les poings, ça me portait sur les nerfs, mais enfin il y avait plein de gens, ce qui arrangeait un peu les choses. Un taxi m'aurait bien emmenée depuis la gare de Liverpool Street, mais je n'en avais pas franchement les moyens et en plus, maintenant, il était trop tard. J'étais là, dans les profondeurs, dans les tunnels, et les plafonds bas me pesaient, les murs m'oppressaient. Pendant tout le trajet, d'Oxford Circus à Paddington, je me suis fermement concentrée sur mon plan, Rues de Londres de A à Z, et quand j'ai eu la certitude de savoir me repérer sans, il ne me restait plus qu'un kilomètre à parcourir avant de ressortir à l'air libre et à la lumière.

En haut des marches, ma première vision a été celle d'une église étrangement laide, à peu près de mon ‚ge, sa flèche acérée comme un couteau pointant dans le ciel gris p‚le. Je me suis adossée contre le mur de cette église en respirant à fond, bien décidée à ne plus jamais reprendre le métro. De tous les édifices en vue, l'église était le seul récent. Les maisons, par rangées entières, disposées en angles, sur des rondspoints, le long des avenues et de rues adjacentes, étaient toutes anciennes. D'époque victorienne, je suppose, hautes, claires, et plutôt élégantes avec leurs marquises, leurs colonnades blanches aussi massives que des troncs et leurs perrons. Et il y avait quantité d'arbres, des vrais, hauts et vieux, au tronc tacheté de jaune, de vert et de brun, comme ces pantalons de treillis que Daniel ne quittait jamais. Selina, l'épouse de Max, que j'avais eue au téléphone, m'avait parlé d'un canal, l'endroit s'appelait Little Venice justement à cause d'un canal, mais dans la direction que j'avais prise, vers le nord, par Warwick Avenue, je n'en voyais pas la trace.

Je me félicitais de ne pas avoir trop bourré mes valises et d'avoir laissé

le plus gros dans la malle de papa, qu'on allait m'expédier. Elles étaient déjà bien assez lourdes comme ça.

Il n'y avait pas beaucoup de voitures, je veux dire de voitures en circulation. Dans cette rue, elles étaient toutes garées à touche-touche le long des trottoirs. quelques personnes m'ont dépassée, toutes jeunes, et appartenant à des " minorités ethniques ", comme on dit dans les journaux.

Pour un Noir, un Chinois, ou pour ces êtres magnifiques originaires d'Afrique de l'Est, il doit être odieux de s'entendre qualifier de minorité

ethnique. Je n'ai eu aucun mal à trouver Russia Road, car elle était située exactement comme indiquée sur mon plan, Rues de Londres deAàZ, formant un angle droit dès qu'on débouchait de Castlemaine Road.

Elle plonge à flanc de colline, descend jusqu'à un rondpoint décoré en son centre de fleurs et d'arbustes, avec de vrais palais italiens tout autour.

Russia Road ressemblait aussi peu à un chemin de campagne qu'à l'idée que je me faisais d'une banlieue. Du Londres gothique : j'ignore pourquoi ces mots me sont venus en tête, je ne les avais jamais employés jusqu'alors, et leur signification m'avait toujours plus ou moins échappé. Côté gauche, les édifices étaient très hauts, presque des tours, collées les unes contre les autres, un alignement massif, ininterrompu de briques rouges. Je ne savais pas que l'on était capable de construire à pareille hauteur dès cette époque. Je croyais que ce n'était apparu qu'avec les tours modernes. Ces maisons étaient si hautes qu'elles devaient masquer le soleil jusqu'à son zénith. Devant, les arbres paraissaient tout petits, avec leur feuillage moucheté, l'air d'un camouflage.

De l'autre côté, celui des numéros impairs, les immeubles étaient presque aussi hauts, un mètre de moins, peut-être. Je n'avais jamais rien vu de tel. Ils étaient répartis en trois blocs.

Ils comptaient tous trois niveaux, avec un accès à la porte d'entrée par des escaliers en pierre. Je suis passée devant un premier ensemble peint de couleur crème, des fenêtres cintrées, sauf les grandes baies vitrées du rez-de-chaussée et les portiques, soutenus par des têtes de lion posées sur des pattes aux griffes acérées. Après, c'était la même brique rouge qu'en face, avec des fenêtres ench‚ssées dans des blocs de pierre ivoire et, à

mi-hauteur ainsi qu'au rebord du toit, une sorte de frise d'un ton ivoire identique, avec une partie supérieure crénelée - est-ce le terme exact ? -, comme dans un ch‚teau.

La maison de Max est la première de la dernière rangée (ou la dernière, si vous prenez la rue dans l'autre sens), construite en briques gris argent et rouge, un motif en mosaÔque, au n∞ 19. Ses parties peintes l'ont été

récemment, dans des tons noir et crème d'aspect brillant, mais les maisons voisines auraient besoin soit d'une nouvelle couche, soit d'être entièrement ravalées.

Au lieu de me présenter directement à la porte du 19, j'ai poursuivi ma marche, le temps d'observer les visages. Audessus de chaque porte d'entrée, au-dessus des balcons qui, à ce niveau, couraient sur toute la façade comme de la dentelle noire, il y avait une fenêtre à trois vitres cintrées. La plus haute était celle du milieu, avec un linteau ogival encadré de guirlandes de fleurs et de feuilles en pl‚tre, et là, dans une couronne de laurier, s'ench‚sse un visage différent. Je veux dire différent pour chaque maison, un vieillard barbu à la moustache tombante, une jeune dame aux cheveux bouclés ramenés en arrière, coiffés d'une mantille, un jeune homme qui me rappelait un portrait de lord Byron, et encore un autre coiffé d'un turban. Certains de ces visages, nettoyés et repeints, ont l'air frais, mais d'autres sont encore maculés de cette suie qui les recouvre tel un voile noir.

J'ai traîné mes valises avec moi et j'ai levé les yeux en l'air, là-haut, tout là-haut. La maison de Max est très propre, comme si quelqu'un la lavait régulièrement. L'un de mes professeurs m'a raconté qu'en Hollande les gens nettoient leurs façades eux-mêmes, mais je n'ai jamais entendu parler de ça chez nous. Le visage de la maison de Max est celui d'une fillette qui porte une sorte de casquette sur ses longues boucles floues.

Autour, les feuilles ressemblent à des feuilles de vigne, et les fleurs à

des lys. Au-dessus, il y a trois rangées de fenêtres, la première est cintrée, les deux autres sont carrées, ordinaires.

Ensuite, j'ai vu ce qui m'avait échappé jusque-là. Dans les combles coiffés d'un lambrequin d'ardoises grises, il y a encore d'autres fenêtres. Donc, la maison compte quatre étages, et non trois.

Pourquoi n'avais-je pas remarqué le sous-sol? Peut-être parce que je lève toujours les yeux vers le haut. J'ai emprunté le petit chemin, posé mes valises et sonné. Selina est venue m'ouvrir. Je savais qui elle était, je l'avais vue à la télévision, comme tout le monde certainement dans ce pays, et du coup elle n'a peut-être pas jugé utile de se présenter. De toute façon, elle m'a l'air de ne jamais prononcer le nom des gens, ni le sien, ni celui des autres, car elle les appelle tous " darling ".

" Pourquoi n'as-tu pas pris de taxi, darling? m'a-t-elle demandé. Le trajet est beaucoup trop long, surtout quand on a des valises à porter. "

En dépit de ce " darling ", elle venait de s'adresser à moi comme si j'avais mal agi. Enfin, c'était mon impression. L'ennui, m'a fait observer ma psychologue, c'est que je suis paranoÔaque. Je vois et j'entends des vexations, des rebuffades, des réprimandes. Peut-être parce que j'en ai tant subi. Et si Selina était navrée pour moi, tout simplement ? Elle a regardé derrière elle, comme si un porteur allait se présenter pour se charger des valises. Personne ne s'est montré. Elle en a pris une, a grimacé sous son poids, et m'a laissé l'autre.

Je m'attendais à monter un escalier. Je me suis même demandé s'ils n'avaient pas un ascenseur. Nous avons emprunté un long corridor. Au bout, il y avait une porte et, derrière cette porte, un escalier qui descendait.

J'ai suivi. ¿ A l'instant o˘ elle est arrivée en bas, elle a posé la valise. Il y avait onze marches, je crois. Je les compterai demain. Bref.

Nous étions au-dessous du niveau du sol, dehors il faisait clair, on avait encore trois heures de grand jour, et pourtant nous avons d˚ allumer.

" Tu es chez toi, darling, m'a annoncé Selina. Jette un úil.

quand tu te seras installée, monte au premier et nous dînerons.

Max va bientôt rentrer.

- Au premier? - ¿ l'étage, au-dessus de l'entrée. "

J'imagine que c'est ça, la claustrophobie. Cela étant, je ne sais pas trop.

Me retrouver dans une petite pièce, enfermée dans un placard ou un ascenseur, ne me fait pas peur. Ce sont les tunnels et les souterrains que je ne supporte pas. Je m'étais disposée à monter dans cette rame de métro, ne connaissant pas d'autre moyen d'arriver à Russia Road, mais ça m'avait à

moitié tuée. Tout en ayant conscience du quartier o˘ j'allais habiter, je me suis au moins juré de ne plus jamais retourner dans le métro, je prendrais le bus ou alors j'irais à pied, je n'emprunterais jamais de passages souterrains, même si les éviter devait me contraindre à un détour d'un kilomètre. En revanche, je ne pouvais me jurer d'aller habiter ailleurs, car c'est ici que je vis, ici que j'écris ce journal, et ici que j'essaie de me faire toute petite, dure et invulnérable, pour empêcher les murs de se rapprocher de moi, de m'écraser, de m'étouffer.

Ce n'est pas qu'on y soit à l'étroit, mais on est au-dessous du niveau du sol...

qUAND J'Ai …CRIT «A, j'avais dix-neuf ans.

Je tiens un journal depuis que j'ai appris à écrire. Peutêtre parce que je suis fille unique, sans personne pour me raconter des histoires, ou alors c'est que je suis une chroniqueuse-née. Il en existe. C'est sans grand rapport avec le fait d'être écrivain, ou d'être douée pour ça, non, rien de tel. Cela tient plus au besoin d'enregistrer ce qui, estime-t-on, en vaut la peine. Depuis toujours, j'ai consigné par écrit ce qui m'était arrivé, quand c'était vraiment important ou quand je le ressentais. Je n'ai jamais consigné le tout-venant, le quotidien - jusqu'à ma rencontre avec Silver.

¿ partir de là, rien n'a plus jamais été banal.

J'ai emporté mes journaux intimes avec moi, chez Max et ensuite chez Silver, là-bas dans le Suffolk, et puis chez Béryl, dans les divers collèges que j'ai fréquentés, dans notre appartement de l'East End, et finalement ici, chez nous. Bien entendu, presque toutes mes réflexions étaient rédigées à la première personne. Toutes sauf une. Et celle-là, qui rapporte l'événement le plus terrible que j'aie vécu à ce jour, j'ai l'impression de l'avoir écrite sous la forme d'une nouvelle. Pourquoi ?

Après toutes ces années, je suis quasi incapable de me rappeler l'avoir écrite, ou la raison qui m'y a poussée. Je ne nourrissais alors aucune ambition littéraire, d'ailleurs, je n'en ai jamais eu. Mon activité

présente, et que j'aime, est à peu près sans rapport avec le travail de l'écrivain. Je me demande si ma psychologue ne m'a pas suggéré de coucher tout ça par écrit à titre d'exercice thérapeutique, ou si ce n'est pas le psychiatre auquel on m'a adressée après mon inculpation qui, ultérieurement, m'aurait suggéré d'écrire ça comme si c'était arrivé à

quelqu'un d'autre. Je ne sais pas, je ne me souviens pas. J'avais même oublié que j'avais conservé ce récit, et c'est de revoir Liv qui m'a donné

l'idée de le chercher, et les papiers qui étaient avec.

L'appel de Mme Clarkson était survenu la veille, l'aprèsmidi. Darren, qui travaille pour moi, a pris le message (lui ou l'une de ses petites amies) et me l'a renvoyé par e-mail avec les autres appels de la journée. Pour le citer, une installation électrique à revoir lui donnait du fil à retordre, et la formule m'a inspiré la vision d'un très beau Noir très agile de son corps en train de se débattre pour échapper à des rouleaux de c‚bles soudain devenus vivants, tels des serpents - disons, un peu comme Léviathan. Du coup, il me laissait Mme Clarkson et son variateur, à

Downshire Hill, et mon premier appel a été pour elle.

Je vis, et ce depuis juste avant mon mariage, il y a six mois, dans le grand appartement situé au dernier étage d'un immeuble de Highgate. La vue sur Londres est fantastique.

De mon salon, je peux passer directement dans le jardin aménagé sur le toit. Le seul inconvénient, ce qui ne me plaît pas trop, c'est le parking en sous-sol. Enfin, ça pourrait être pire.

O˘ que l'on se trouve, entre les piliers de soutènement en béton, on perçoit quand même toujours la présence de la lumière et de l'air du dehors. Et puis, maintenant, avec les espaces clos, ça va beaucoup mieux.

Je suis même allée toute seule laver ma voiture à la laverie automatique, et je suis restée à l'intérieur, aveuglée par l'eau savonneuse, cernée par les bruits d'aspiration des brosses et l'obscurité rougeoyante, comme dans le ventre d'une baleine.

Hampstead se trouve juste au bout de Spaniards Road, et je suis arrivée à

la maison de Downshire Hill en moins de dix minutes. ¿ première vue, l'entrepreneur avait procédé à une sorte de transformation intérieure. Le jardin côté rue, heureusement presque entièrement dallé, était rempli de gravats dans leurs sacs en plastique gris et de morceaux entassés de charpente en bois. ¿ la fenêtre du rez-de-chaussée, un visage, guère plus qu'une image p‚le et floue, m'a permis de saisir que c'était une Mme Clarkson fort inquiète qui guettait mon arrivée. Dès qu'elle a vu la camionnette avec la mention C. Brown and Co. Ltd, Electrical Engineers imprimée dessus en rouge au-dessus de mon logo, l'arrondi du C avec la double boucle du B à l'intérieur (un logo se doit toujours d'être le plus simple possible), elle a l‚ché son rideau pour m'ouvrir. Je l'ai reconnue avant d'avoir atteint la porte. ¿ cette minute, je n'étais pas trop certaine qu'elle m'ait identifiée, car bien évidemment (c'est presque toujours pareil) elle était surtout sidérée de voir arriver une femme.

Il n'y a pas encore beaucoup de femmes électriciennes, et elles sont très rares à être hautement qualifiées, à diriger leur propre société, comme c'est mon cas. …tant très fière de mon métier et consciente de bien m'y connaître, je n'hésite pas à me vanter d'avoir décroché le contrat de l'aménagement électrique d'un hôtel de prestige comme le Four Seasons de Knightsbridge et, à plus long terme, celui de ces maisons neuves qui vont se construire vers Paddington Basin. Mais en règle générale, les gens trouvent franchement curieux d'appeler C. Brown and Co., et de voir se présenter une femme. Une ou deux fois, je me suis même entendu répondre qu'on ne voulait pas de moi, merci bien, car on avait demandé un électricien, un vrai. Mme Clarkson, elle, m'a simplement adressé un regard prudent et perplexe, avant de me demander (ce que personne ne m'avait encore dit) : " Votre mari ne va pas venir? "

J'ai réprimé mon envie de rire. Et je ne lui ai pas précisé que mon mari était en Afrique et que de toute façon il n'y connaissait rien en électricité.

" Il va falloir vous contenter de ma présence, ai-je répondu.

L'électricien, c'est moi.

- Très bien, alors, si vous estimez que c'est dans vos cordes.

- Je ne sais pas encore de quoi il s'agit, ai-je admis, mais je vais voir ça. "

Vue de l'intérieur, cette maison était incroyable, un volume ouvert, minimaliste et sinistre. Le salon, avec son sol en marbre et son archipel d'éléments de mobiliers en forme de mollusques ou de larves de couleurs vives, était coupé en diagonale par une balustrade, o˘ s'achevait aussi le plafond, dans le même angle. Au-dessus, un espace en flèche se terminait, autant que je puisse voir, en tourelle de verre. Il faisait peutêtre chaud là-haut, dans la tourelle, mais en bas on avait très froid. J'ai cherché

des bougies, jadis sans conteste l'accessoire de Liv par excellence, mais je n'en ai vu aucune. Partout il y avait des lampes, classiques, des entonnoirs en verre sur des tiges en métal qui donnaient l'impression de surgir du sol, des appliques évoquant des fl˚tes à Champagne et d'autres des amphores romaines, et puis deux grands lustres dans le style moderne des hôtels internationaux (ceux o˘ je ne descends pas, mais dont je refais l'électricité), de ceux qui ont l'air de glaciers ou de chutes d'eau gelées. M. Clarkson devait très bien gagner sa vie.

Pour l'instant, je n'étais pas certaine d'avoir envie d'éclairer son épouse. " …clairer " n'est peut-être pas le terme approprié, car à présent j'étais s˚re qu'elle me remettait parfaitement, tout comme je l'avais reconnue moi-même. Il valait peut-être mieux exécuter le travail, et m'en aller. Descendre à Paddington Basin o˘ j'avais rendez-vous à midi avec le chef de travaux. Elle m'évitait, et je me suis rendu compte que, depuis ce premier coup d'úil de stupéfaction, elle ne m'avait plus adressé un seul regard.

" Je ne sais pas si vous êtes capable de vous en charger ", a-t-elle insisté et, pour la première fois, j'ai entendu cet accent autrefois si familier, ce rythme chantant propre aux Suédois qui s'expriment en anglais.

Son anglais était devenu parfait, mais tout de même, elle avait l'air tendu.

" Je veux dire, il aurait peut-être mieux valu faire revenir les électriciens d'origine. Mais ils ont disparu, ils ne figurent plus dans l'annuaire. Ce sont les interrupteurs, ils ne fonctionnent pas... enfin, ils ne marchent pas comme ils devraient.

Je veux dire, normalement, pour cette pièce, il y a trente-deux modes d'éclairage différents, mais quand on pousse ces boutons, on n'obtient qu'une intensité maximale. "

Ce n'était pas à moi de lui demander qui pourrait bien avoir besoin d'un éclairage à trente-deux niveaux d'intensité. Les riches ne sont pas comme les autres. Ils ont plus d'argent.

Donc, rien ne les retient dans leur envie d'un maximum - ou d'un minimum -

de lumière, puisqu'ils sont prêts à payer pour. Cette réflexion m'en a inspiré une autre : au train o˘ allaient les choses, je ne tarderais pas à

devenir riche, moi aussi.

Je suis retournée à la camionnette chercher ma trousse à outils. En rentrant dans la maison, je me suis brièvement regardée dans l'énorme miroir au cadre en acier, aux coins décorés d'amas d'étoiles également en acier, qui tapissait un des murs du vestibule. Comment savoir avec certitude si l'on avait ou non la même allure, douze ans auparavant? Ce devrait être à la portée de tout le monde, j'imagine. J'ai vu une grande jeune femme, dans la même tenue que celle de Darren, jean, T-shirt et veste en cuir, des cheveux noirs très courts, des yeux presque noirs et des sourcils tout le temps en accent circonflexe, ce qui lui donnait déjà des rides. Le plus réussi, dans mon visage, ce sont mes pommettes, qui, au dire de Silver, sont très anguleuses. Les rides sur le front me vieillissaient, j'imagine, mais cela m'était à peu près égal, tout comme les pattes-d'oie autour des yeux, fruits des plaisirs de la vie. Pour sa part, Liv faisait plus ‚gée, mais elle avait aussi meilleure allure. Elle était belle. Son maquillage était de ceux que l'on vous créait dans les rayons cosmétiques des grands magasins. Ses cheveux blonds, qu'elle avait toujours portés très longs, en désordre, tout emmêlés avant que ce ne soit la mode, étaient désormais platine ou couleur beurre frais, et complètement raides, une coupe au carré, juste assez longue pour lui recouvrir les oreilles. Je l'avais vue observer mes mains (au lieu de mon visage). Tout ce que je peux dire des miennes, c'est qu'au moins elles sont propres. Les siennes étaient blanches comme lait, et ses ongles, très longs, taillés carrés et vernis d'un bleu outremer argenté. Ils étaient assortis au saphir de la bague qu'elle portait à l'annulaire de la main gauche. Ce qui me fascinait le plus, chez elle, c'était ce qu'elle portait autour du cou. Je savais ce que c'était, mais je pouvais à peine en croire mes yeux - et ma mémoire.

Le temps que je sorte, elle avait disparu. Dans l'entrée, j'ai trouvé une porte qui avait l'air de fermer un placard, mais qui s'ouvrait en fait sur un mur de pavés numériques et de tableaux d'interrupteurs, ainsi que plusieurs armoires de fusibles, et je me suis mise au travail. Le c‚blage des " électriciens d'origine " était un vrai désastre, et probablement très dangereux. Avant de m'y mettre, j'allais devoir couper le courant, et après ce serait une t‚che facile qui ne demandait pas beaucoup de réflexion. Je lui ai crié qu'elle allait rester une demi-heure sans électricité, mais, ne recevant aucune réponse, j'ai coupé le courant à l'étage et peut-être aussi à l'étage inférieur, c'était difficile de savoir.

J'avais remis de l'ordre dans les différents branchements et je pensais à

Liv et à sa vertigineuse ascension sociale qui l'avait menée là o˘ elle était en l'espace de douze années, non sans me demander, bien s˚r, comment elle en était arrivée là, quand une femme tenant deux enfants par la main a descendu le large escalier. Je ne suis pas très forte pour évaluer l'‚ge des enfants, mais j'aurais dit que le petit garçon avait quatre ans et la petite fille trois. La femme, la jeune personne, était à l'évidence une jeune fille au pair bonne à tout faire. Elles se distinguent à leur allure, on les repère à tout coup. Elles ont toujours des mimiques inquiètes, le nez rose, les lèvres gercées, les cheveux longs, et toujours habillées pareil, en jean, large sweater et bottes à lacets, comme si, au lieu d'emmener les enfants en promenade à South End Green, elles partaient en randonnée dans les Cairngorms. J'exagère, mais c'est souvent à ça qu'elles ressemblent - et celle-ci plus encore que les autres. Sur le chemin de la porte d'entrée, elle est passée devant moi en répondant à mon " Bonjour "

par un timide sourire. quand Liv faisait le même boulot avec le même genre d'enfants, elle avait exactement la même allure. Et c'est une maison comme celle-ci qu'elle avait fuie (sans doute plus traditionnelle dans son architecture et son mobilier, et quelque part dans Maida Vale au lieu de Hampstead) pour nous rejoindre dans notre refuge sur le toit du monde.

C'est la vision de la jeune fille au pair et des enfants, sans aucun doute ceux de Liv et de M. Clarkson, qui m'a décidée.

De prime abord un peu gênée de me retrouver en sa présence, j'avais envie maintenant qu'elle revienne. J'ai rétabli le courant. J'ai testé les lumières en passant en revue les trente-deux combinaisons que j'avais obtenues. En fait, ily en avait trentesix, ce qui m'a rendue très contente de moi. Etait-elle en haut, en bas ? Je n'en avais pas la moindre idée, mais je me suis approchée de la balustrade et de l'escalier en fer forgé à

large révolution qui menait dans une autre grande salle en contrebas, et j'ai appelé, comme j'appelle toujours quand je ne connais pas le nom du client ou, dans le cas présent, lorsque je ne souhaite pas le prononcer.

" Il y a quelqu'un ? "

Pas de réponse. J'ai appelé encore. Elle est apparue derrière moi, surgissant d'une pièce dont je n'avais pas soupçonné l'existence.

" Liv ", ai-je l‚ché.

De nouveau, un éclair de frayeur a étincelé dans ses yeux bleus bien maquillés, rehaussés de noir. J'ai bien vu qu'il me fallait me montrer aimable. Cette situation amusante et curieuse à mes yeux constituait pour elle une menace. J'ai fait un effort pour ne plus fixer du regard ce morceau d'ivoire, cette dent qu'elle portait autour du cou, montée sur une chaîne en or.

" Liv, je t'ai tout de suite reconnue, ai-je insisté. Je t'en prie, ne t'angoisse pas. Tu me reconnais, n'est-ce pas? "

Elle a secoué, puis hoché la tête.

" Chloé ", a-t-elle fait.

Il se pouvait qu'elle ait oublié mon vrai nom, tout simplement.

" Clodagh, ai-je précisé. Clodagh Brown.

Elle a chuchoté : " C. Brown and Co. Ltd. Je t'ai trouvée dans les Pages jaunes. Comment aurais-je su ? - Le travail est terminé. Tu veux essayer les éclairages ? "

Elle n'a pas bougé, sauf les mains. Elle s'est mise à les tordre, ses ongles bleus s'agitant en tous sens tels des scarabées effarouchés. Puis, moment incroyable, d'une voix haut perchée, elle m'a expliqué : " J'essaie de retrouver o˘ nous nous sommes rencontrées.

Ce doit être au lycée. Ou quand j'étais secrétaire de direction de Lavinia, j'ai rencontré tellement de gens, cela m'est difficile de me souvenir... "

J'ai eu pitié d'elle. J'étais sur le point de le lui rappeler, c'était à

Russia Road, tout en haut de la maison des parents de Silver, sous les toits, tu ne te souviens pas ? Tu ne te rappelles pas ce qui s'est passé?

Tu as oublié Jonny et Wim? Je me suis abstenue. Je n'avais pas le cúur à la torturer davantage. ¿ la place, je l'ai invitée à passer en revue toute la séquence des éclairages. Jamais elle n'allait retenir quels interrupteurs commandaient quoi. Elle avait l'esprit trop plein de moi et de la menace que je représentais. J'aurais voulu lui assurer qu'elle n'avait aucune raison de me revoir, de me craindre, mais je ne savais par o˘ commencer. Je n'arrivais pas à trouver les mots qui, de toute façon, m'auraient attiré

pour seule et unique réponse qu'elle ne voyait pas o˘ je voulais en venir.

" Bien, ai-je ajouté, je vais y aller.

- Madame, voulez-vous que je vous paie tout de suite ou m'enverrez-vous votre compte? - Je vous enverrai la facture ", lui ai-je simplement répondu.

Avant même que j'aie atteint le portail, elle avait refermé sa porte. Et l'allée du jardin n'était longue que de quelques mètres. Je lui avais fichu une peur bleue. Ma procédure habituelle, après avoir terminé un travail pour un nouveau client, c'est de rappeler deux jours après pour vérifier si tout va bien.

C'est un bon système. Dans quelques très rares cas, tout ne va pas bien, ils écument de rage car ils ont oublié votre nom et n'ont pas encore reçu la facture. D'un autre côté, quand tout va pour le mieux, c'est-à-dire presque toujours, ce simple appel leur remet mon nom en mémoire et, du coup, ils me trouvent attentive et prévenante. Dans le cas de Liv, j'ai décidé de renoncer à ce coup de fil. Cela causerait plus de mal que de bien. De toute façon, je pensais qu'elle ne me rappellerait jamais. En quoi je me trompais, d'ailleurs, mais je l'ignorais.

J'allais être en avance à mon rendez-vous suivant, mais je m'y suis quand même rendue directement. C'est très souvent qu'on fait appel à moi dans le quartier de Maida Vale, ou parfois à Little Venice, c'est même arrivé une fois à Russia Road, mais jamais je n'étais retournée à Paddington Basin depuis mon éjection de l'Institut d'études supérieures de Grand Union et de leur cursus mixte d'études commerciales et de psychologie. Même aujourd'hui, je ne peux repenser à cet endroit, rebaptisé depuis lors Université Latimer, sans en frissonner, frissons qui me font ensuite rire.

Mais bon, le seul moyen d'arriver là-bas sans descendre au-dessous du niveau du sol, c'était de longer le canal à pied, et donc de passer sous la bretelle de sortie de Westway, mais sans se retrouver sous terre pour autant.

On n'accède pas au bassin en voiture. Il faut se garer le mieux possible (en payant une livre de l'heure) à Howley Place ou Delamere Terrace, et traverser le petit jardin qui surplombe la bifurcation du canal et l'île o˘, dit-on, Robert Browning venait s'asseoir et écrire ses poèmes. Ils sont complètement fanas de Browning, dans le coin. Il existe même un pub à son nom. ¿ un certain moment, Selina possédait un tablier avec une photo de lui et d'Elizabeth Barrett. Il y a là un chemin dont personne ne soupçonnerait l'existence à cet endroit, d'autant moins qu'il mène pour ainsi dire nulle part, s'enfonce dans des fourrés et vous conduit à la rive du canal et au pont. Plus haut, il y a Harrow Road, et le pont est vraiment très large, mais enfin, là-dessous, il ne fait pas assez sombre, ce n'est pas suffisamment clos pour rendre malade une claustrophobe. De l'autre côté du canal, il y a toutes les péniches aménagées, proue contre poupe, toutes avec leur nom peint sur le flanc et entouré de guirlandes de fleurs, Susannah, Water queen, Ciceco et Garda, des plantes en pots sur le toit, et d'autres sur la rive du canal, dans les jardins que les bateliers ont créés de leurs mains. ¿ cette époque de l'année, ces jardins sont pleins de tulipes et de giroflées en fleurs.

Bien s˚r, les bateaux, eux, sont condamnés. Dès que l'on commencera de construire par ici, et il est prévu de b‚tir tout autour du bassin, ils s'en iront, et les jardins, les lilas de Chine qui pointent leurs flèches pourpres par la moindre fente, et les arbres plus anciens avec leurs corolles plates de floraisons blanches, les ronces, les orties, et les grands chardons laiteux - et tout ce fouillis, cette terrible misère qui va avec -, tout cela disparaîtra.

De ce côté-ci, on a déjà commencé les travaux de déblaiement, donc j'ai pu descendre à pied sur un bout de chemin, sous la bretelle d'accès du Westway, en passant devant la sortie du passage souterrain. C'est sur la rive opposée, sur le chemin de halage, entre les bateaux et les jardins, que j'ai aperçu Wim pour la première fois, voici douze ans. Il discutait avec un homme à bord d'un des bateaux, je n'ai jamais su qui c'était, et tous deux regardaient en l'air, le ciel, avec le vacarme de la circulation sur la grande courbe en béton du pont routier. Ce jour-là, il faisait froid. Les bateaux étaient recouverts de b‚ches, comme des manteaux sur des chevaux, les premiers givres avaient br˚lé et roussi les fleurs, et un brouillard glacial stagnait, immobile, sur l'eau d'un vert maussade. ¿ ce moment-là, je ne savais pas qu'il s'agissait de Wim, qui il était et o˘ il vivait, j'ignorais tout de lui, sauf son visage, l'un des plus étranges et des plus beaux que j'aie jamais vus en dehors du cinéma ou du petit écran.

Le chef de travaux s'est déjà installé en bas, dans une construction temporaire trop grande pour qu'on appelle ça une cabane. En découvrant une femme devant lui, il n'a pas réagi, il le savait, on s'était parlé au téléphone. Nous avons étudié les plans de l'architecte ensemble et nous sommes allés inspecter la partie de la zone déjà dégagée, en t‚chant de nous représenter l'aspect qu'auraient les lieux une fois que des alignements de hautes maisons se feraient face de part et d'autre du bassin, un vaste lac à ce niveau. Il était deux heures passées. Il s'est montré ravi, comme le sont les hommes chaque fois que je sors de ma trousse à outils un déjeuner pour deux plutôt soigné (c'est mon habitude en pareille situation). Pour cette fois-ci, des sandwiches au saumon fumé, du p‚té, du fromage, des biscuits secs Bath Olivers et des tartes aux myrtilles que j'avais achetées en chemin, chez Raoul. Jamais un homme ne penserait à en faire autant, mais moi si, et même s'il a tendance à être sexiste, il s'avoue que travailler avec une femme électricien présente peut-être plus d'avantages qu'il n'y paraît à première vue. Voyez-vous, je ne peux me permettre de négliger aucun geste susceptible de servir ma carrière ou d'améliorer ma réputation.

Après quoi, je suis passée voir Béryl, bavarder un peu et prendre une tasse de thé. Il me restait encore une visite pour aujourd'hui. C'était une maison située à Tufnell Park, sur la route de mon domicile, et avant même mon arrivée sur place, j'avais plus ou moins deviné à quoi elle ressemblerait. Le nombre de gens incapables de changer un fusible a de quoi surprendre. Et non seulement ils sont incapables de le changer, mais ils ignorent même que ça se change, ce qui est bien le problème. Pour le moindre dépannage, je prends un minimum de quarante livres, et je suis confondue de voir que tout le monde préfère me payer cette somme pour un boulot qui prend cinq minutes plutôt que de se faire expliquer comment réaliser cette opération si simple. Il leur en co˚terait quarante livres, mais au moins ce serait une fois pour toutes. J'ai essayé, j'ai proposé, mais soit ils refusent, point à la ligne, soit ils me demandent pourquoi ils m'ont appelée, à mon avis.

Une fois, une femme m'a même rétorqué, que si elle avait un chien, ce n'était pas pour aboyer à sa place.

Jadis, j'avais été moi-même très ignorante en matière d'électricité, d'une ignorance criminelle, pourrait-on dire, et ça m'a co˚té cher, à moi et à

Daniel, surtout à Daniel. Certes, depuis lors, j'ai balayé devant ma porte, et j'estime donc avoir le droit de jeter la pierre aux autres, mais je n'oublierai jamais et ne me pardonnerai jamais de m'être frottée à ce mystère, et le choc qu'il m'a infligé en retour.

De Tufnell Park à chez moi, sur North Hill, j'ai mis dix minutes. Il m'en faut moins de cinq quand ça roule bien. L'ensemble o˘ j'habite fait dix étages et jusqu'à présent, au contraire de la tour o˘ vit Béryl sur Harrow Road, l'ascenseur a toujours fonctionné. Mon immeuble s'appelle Cityscape Court, mais depuis mon jardin sur le toit on voit bien plus que la ville : la rivière, comme un lacet argenté, Greenwich, l'Observatoire et les collines verdoyantes au-delà, un bout du Millennium Dôme, si on sait dans quelle direction le chercher, une centaine de flèches et de tours d'églises, le Royal Festival Hall et le National Thé‚tre et, de ce côté, le palais de Westminster, avec les reflets du soleil sur ses pinacles et le cadran de Big Ben. Comme toujours à cette heure-là, si je rentre à temps, c'est-à-dire s'il fait assez chaud, je me sers un verre dans le jardin, je m'assieds dans l'une de mes très confortables chaises longues, à ma table en verre et en rotin, et je contemple, je contemple le formidable panorama.

La terre n'a rien de plus beau à montrer, comme le dit le seul poème que j'aie retenu de l'école. En réalité, non, pas le seul, il y en a eu un autre, et qui fait aussi partie de cette histoire que j'écris. Tout comme la tenue régulière d'un journal, pas tous les jours, ni même chaque semaine, mais simplement de temps à autre, voilà qui va m'aider à l'écrire.

En hiver, je m'assieds simplement devant la fenêtre, ou plutôt la baie vitrée, qui forme toute la façade de mon appartement côté jardin. En été, par les chaudes soirées de printemps ou à l'automne, avant que l'atmosphère ne devienne humide et que le froid ne s'installe, je suis dehors. La seule personne avec laquelle j'ai envie d'être se trouve à quatre mille cinq cents kilomètres de là. Donc, mis à part ce détail, me retrouver seule à

cette heure-là me convient tout à fait. D'ailleurs, je ne suis pas seule, j'ai Mabel. quand je rentre à la maison, elle sort toujours d'un lit ou d'un autre pour venir m'accueillir et m'accompagner dehors.

Je ne veux pas être dérangée, j'ai envie de m'asseoir, d'admirer, et de caresser Mabel sur mes genoux, en pensant à ma journée et en buvant mon verre. Invariablement un gin-tonic, ou une vodka-soda, par exemple. ¿ mon avis, à moins d'être buveuse de vin, on est soit alcool blanc, soit alcool brun - et je fais partie de la dernière catégorie. Je suis assez sociable, j'aime bien recevoir mes amis -je préférerais voir mon mari, mais ce n'est pas possible, pas encore -, j'aime beaucoup que Darren passe comme il le fait parfois, quand il va chez Junilla ou Campaspe, ou que d'autres amis viennent, mais pas avant huit heures, merci. ¿ huit heures, j'ai bu mon verre, j'ai fini de réfléchir, j'ai contemplé tout mon so˚l, et je suis prête à dîner.

Ce soir, mes pensées remontaient treize ans en arrière, ce qui n'a rien d'anormal. Pour accompagner mon gin-tonic, j'avais ressorti ces extraits de journaux et ce curieux récit que j'avais écrit peut-être sur l'ordre d'un psychothérapeute.

…trange, mais au lieu de " je ", j'ai failli parler d'" elle ", et pourtant je sais fort bien que c'est à moi, et à personne d'autre, que ces événements sont arrivés. quoi qu'en disent certains, et Liv est peut-être du nombre, nous n'étions pas " autres ", nous ne vivions ni dans une "

autre vie " ni dans un " monde différent ", ce ne serait là qu'une échappatoire, une façon de justifier nos actes sous prétexte que depuis lors, c'était certain, notre connaissance de la vie ayant changé du tout au tout, nous ne serions plus la " même personne ". Et pourtant si. La fille qui escaladait les pylônes et grimpait sur les toits, c'est bien moi, et sans elle, sans ses actes et, si l'on veut, les crimes qu'elle a commis, je ne serais pas la femme que je suis aujourd'hui. Et puis, pour le meilleur ou pour le pire, elle représente tout ce que j'ai.

Concernant le récit que j'ai rédigé le soir de mon arrivée dans la maison de Max, il faut préciser que j'ai minimisé mes impressions du métro. J'ai présenté ça comme s'il n'y avait rien de si pénible à se retrouver làdessous, dans ces couloirs, ces escaliers roulants et surtout ces rames, juste un léger désagrément, pas de quoi perdre son sang-froid. En fait, la vérité était tout autre. Ma dernière expérience des lieux remontant à la petite enfance, j'y suis descendue sans savoir, une vraie descente aux enfers. Si vous avez lu le 1984 d'Orwell, vous vous souvenez de la torture de Winston Smith, de ce qu'il redoute par-dessus tout, les objets de sa phobie. Dans son cas, il s'agit des rats blancs, dans le mien, ce seraient les tunnels.

Depuis cet après-midi-là, je ne suis plus retournée dans le métro. Je n'oublierai jamais.

A présent, je supporte d'être au-dessous du niveau du sol.

Il faut bien, j'ai eu à travailler dans des sous-sols et des caves, et je n'aime pas, mais c'était ça ou choisir une autre activité.

Pilote de ligne ? Réparatrice de clochers ? Instructrice de saut à

l'élastique? J'ai affronté mon problème en me disant que c'était le seul obstacle que j'avais à surmonter, maintenant que j'avais débuté dans le seul domaine qui me faisait vraiment envie. En soi, la formation n'avait rien de compliqué, peutêtre parce que j'aimais ça, les maths ne m'ont pas posé de problèmes très longtemps, et quand j'ai abordé les travaux pratiques, je me suis retrouvée dans mon élément. (Enfin, là, j'entendais faire de l'esprit.) Donc, dès que j'ai eu à travailler en sous-sol, je me suis disciplinée en me concentrant sur mon travail et rien d'autre, en faisant de mon mieux pour ne pas regarder autour de moi, ne pas voir les murs, l'absence de fenêtres, ne pas sentir le plafond s'abaisser jusqu'à

m'écraser.

Parfois, dans les sous-sols, j'arrivais même à m'imaginer différents environnements, un plafond en verre, limpide et spacieux (un peu comme chez Liv), des portes grandes ouvertes et, en transparence, le ciel d'un bleu et d'un blanc éclatants.

Mais, surtout, je m'appliquais sur le microcosme de c‚bles que j'avais sous les yeux, sur le nouveau branchement que j'installais, sur un emplacement limité, à proximité immédiate, un univers de c‚blages à la fois complexe et précis. Un jour, Guy Wharton m'a raconté que dans les ateliers de l'East End o˘ les gens se font exploiter, pour le vernissage à l'alcool, on préférait les employées à cause de leurs doigts, plus petits et plus fins que ceux des hommes. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles les femmes font de bonnes électriciennes.

Dans ces lieux souterrains, je crois avoir parfait cette technique en me servant de mes doigts menus (fins, je ne sais pas) avec dextérité et rapidité, car je regarde rarement ailleurs, en dehors de ce que font ces doigts-là, et je ne m'accorde jamais la moindre pause, ni pour m'étirer, ni pour fumer une cigarette, jusqu'à ce que le travail soit terminé et que je sois sortie de là.

Mais ce soir de septembre, à mon arrivée dans la maison de Max, à Russia Road, j'étais salement claustrophobe. Cela avait commencé le jour o˘ papa m'avait emmenée avec lui laver sa voiture. Notre garage local s'était équipé d'un système de lavage automatique, le dernier cri dans le Suffolk des années soixante-dix, je suppose. Papa était tout émoustillé, il n'avait jamais essayé, or, il détestait laver sa voiture luimême. Et, pour lui rendre cette justice, il pensait que ça m'enchanterait moi aussi. C'était censé être une surprise.

¿ l'époque, il fallait mettre des pièces dans un appareil, c'était avant l'arrivée des machines o˘ l'on tapait un code.

Papa a introduit les pièces, il a vérifié que toutes les fenêtres étaient fermées, et il a fait avancer la voiture jusqu'à ce que la lampe passe au rouge. Je ne savais pas à quoi m'attendre et lui non plus, je pense. J'ai s˚rement cru à une sorte de douche, en plus grand et en plus fort, et j'ignorais que ça démarrerait aussi vite. «a grondait, c'était comme une menace. Et les grandes brosses rouges sont arrivées à toute vitesse, la masse tourbillonnante a recouvert toute la voiture, nous privant d'air et de lumière, elle donnait l'impression de l'avaler tout entière et de nous engloutir dans sa gueule cramoisie, et c'est cette vision qui m'a arraché

des hurlements. Papa s'est mis en colère, il a cru que je jouais les idiotes, que je faisais semblant d'avoir peur, et il a réagi avec brutalité. J'ai mis ma main devant ma bouche pour m'empêcher de crier, et c'est alors que le pire est arrivé. Tout le plafond est descendu, une barre de métal s'est avancée vers le pare-brise. Elle allait fracasser le verre, le traverser et m'écrabouiller la figure, me décapiter.

J'ai essayé de sortir, bien entendu. J'ai ouvert la portière et de l'eau s'est engouffrée dans la voiture, je n'arrêtais pas de hurler. ¿ ce moment-là, il était bien évident que cette barre n'allait ni me trancher la tête ni me réduire la cervelle en bouillie, et pourtant je n'arrêtais pas de crier. Selon l'expression consacrée, on est " hors de soi ", ce qui décrit très exactement mon état en cette minute. Papa ne savait que faire, maintenant je le comprends, mais pas sur le moment. La voiture se remplissait d'eau. Il a d˚ refermer la portière avant que le cadre métallique de la machine ne l'arrache, et me calmer avec une gifle.

¿ mon avis, il devait être à peu près aussi terrorisé que moi.

J'avais peur d'être avalée par la machine, mais lui, il craignait que sa fille ne soit devenue folle.

C'a été le début de tout. Je n'ai jamais essayé de lutter contre, et personne ne s'y est jamais vraiment intéressé. Tout ce que papa voulait, c'était oublier, et quand j'ai raconté ça à maman, elle a trouvé que j'exagérais. Mais franchement, qu'auraient-ils pu tenter? Savaient-ils seulement que je souffrais d'une phobie des lieux clos? Premièrement, pour une claustrophobe, mis à part le désert du Sahara, la campagne du Suffolk est s˚rement l'un des endroits les mieux choisis qui soit au monde. Ce ne sont que grands espaces, champs immenses, ciels infinis, terrains tout plats, horizons rectilignes. Hormis les stations balnéaires du bord de mer, le Suffolk doit compter plus de résidences pavillonnaires que nulle part ailleurs dans toutes les îles Britanniques, et il est rare que l'on y trouve une maison de plus de deux étages. Il doit bien exister quelques passages souterrains sous quelques grandes routes, mais, pour ma part, je n'en ai jamais découvert un seul.

Je n'ai jamais vu non plus de grottes, ni de maisons avec des caves. La nôtre était tout entière sur deux étages, avec des fenêtres qui jouissaient d'une belle vue, et mon école était un b‚timent moderne presque entièrement en verre. Cet universlà, pour un claustrophobe, c'était le paradis. Et soudain, je débarquais à Russia Road o˘, après un périple épouvantable dans des tunnels, je me retrouvais condamnée à vivre trois années entières, autant dire une vie quand on a dix-neuf ans, dans un endroit o˘ la lumière extérieure entrait à peine, o˘ aucune fenêtre n'atteignait le niveau de la rue.

La grand-mère de Max avait vécu là, en bas. Il me l'avait raconté au dîner.

Dès qu'il en avait eu les moyens, il s'était acheté cette maison et lui avait fait quitter l'endroit o˘ elle habitait à côté de la gare de Paddington, un cottage victorien humide menaçant ruine, promis à la démolition, et l'avait installée dans ce sous-sol. C'était dans cette maison que, après le départ de son père et la mort de sa mère, sa grandmère l'avait élevé, et avait consenti à beaucoup de sacrifices afin qu'il ait la chance de recevoir une bonne éducation. ¿ ce stade du récit, Max, en bon Max qu'il était, ne pouvait s'empêcher de préciser qu'il avait obtenu des bourses, ce qui avait aidé.

quand il avait amené sa grand-mère à Russia Road, elle était très ‚gée et, à sa mort, elle avait plus de quatre-vingtdix ans.

" ¿ vrai dire, elle n'est pas morte en bas, si c'est à ça que tu penses, darling, m'a précisé Selina. Elle ne hante pas les lieux. "

Cette supposition ne m'avait pas effleurée. C'était le cadet de mes soucis.

Max a eu l'air peiné, l'air de trouver insultant pour la mémoire de la vieille Mme Fisherton que l'on puisse songer à elle comme à un revenant, un fantôme, ce qu'elle était peut-être.

" Tout le mobilier était à elle, a-t-il ajouté d'un ton affectueux. J'ai tout conservé en l'état. "

Il avait cette expression rêveuse et douloureuse, fréquente chez lui dès qu'il évoquait le passé. C'était il y a douze ans, il devait avoir dans les soixante ans. Il est mort maintenant, mais il était le cousin germain de ma mère, le fils du frère de son père, ce frère étant l'homme qui avait déserté sa propre famille quand son enfant n'avait que deux ans. Max était professeur d'histoire contemporaine à l'université de Londres.

Apparemment, entre l'‚ge de vingt et trente ans, il avait consacré tout son temps à décrocher diplôme sur diplôme; jamais je n'avais croisé personne d'aussi titré que lui. Pendant toute cette période, répétait sans arrêt ma mère, la vieille Mme Fisherton allait faire le ménage dans des appartements et des bureaux afin de pouvoir lui donner de l'argent de poche en plus de tout ce que la bourse lui payait. Il était très grand, très mince pour son

‚ge, une forme physique qu'il entretenait en allant courir autour de Regent's Park trois matins par semaine. Je ne l'ai jamais vu habillé

autrement qu'en décontracté, la plupart du temps d'un survêtement, son long cou de tortue à la peau squameuse émergeant de l'encolure. Il travaillait en veste de tweed, portée par-dessus un haut de survêtement et un pantalon dans lequel il flottait. Il avait le visage plus poupin qu'adolescent, enfin, un visage de grand bébé. Le front lisse était bombé, les joues, rebondies, il avait les yeux ronds et le nez retroussé. Il se laissait pousser dans la nuque le peu de cheveux qui lui restaient, peut-être en compensation de tous ceux qui lui manquaient sur le devant. Des cheveux blancs et pelucheux qui lui recouvraient les oreilles.

Ils se ressemblaient assez, elle et lui - assez curieusement, d'ailleurs, car Selina était considérée comme une belle femme.

On aurait pu la prendre pour sa súur, beaucoup plus jeune que lui. Elle était menue - elle l'est encore, je suppose -, mais nullement petite, car ce mot implique un côté trapu et solide.

Selina était mince et délicate, une poupée Barbie, une fée sur un arbre de NoÎl. Elle avait des jambes galbées et magnifiquement dessinées, comme taillées dans une pièce de bois p‚le et satiné, du sycomore, et travaillées au tour. Le visage était en forme de cúur, bien plein, les yeux un peu saillants, le nez délicatement retroussé, et la bouche formait encore un autre cúur. La rondeur des joues trouvait un écho dans celle des seins, d'une taille inquiétante, un défi à la pesanteur, gonflés et rebondis, les tétons pointés au travers du vêtement, comme des doigts, chaque fois qu'elle s'animait.

Je ne l'ai jamais vue en pantalon ou en sweater. Ses tenues étaient aussi habillées que celles de Max étaient décontractées, avec une préférence marquée pour de petits ensembles à jupes courtes évasées, des tailleurs cintrés ou des robes à ceinture, très épaulées. Beaucoup de bijoux, un maquillage très chargé, les ongles toujours vernis, la bouche soulignée d'un trait rouge foncé et remplie de rose à lèvres pour la rendre encore plus juteuse, encore plus pulpeuse. J'ai rencontré quantité d'actrices au cours de ces dernières années, en m'occupant des installations électriques de leurs appartements ou de leurs maisons, certaines très célèbres, et hors plateau, hors tournage, elles avaient toujours la même allure, disons, la même que moi, jeans et T-shirts, pas de maquillage, et l'air de n'avoir jamais mis les pieds chez un coiffeur. Peut-être Selina étaitelle dans le métier depuis trop peu de temps pour avoir des manières d'actrice. Après des années passées au " repos "

(c'est-à-dire sans engagement) ou à accepter des boulots qui n'allaient jamais au-delà de la figuration, elle avait passé une audition pour le rôle d'Annabel, la tenancière d'un pub, le Crown and Anchor, dans la série Streetwise, sans s'attendre une seconde à décrocher le rôle, et encore moins à ce que la série ne connaisse plus de fin, se maintienne toujours au bout de quatorze ans, et rende au passage ses quatre vedettes plus célèbres que d'autres acteurs après une vie entière sur scène.

Elle et lui, ils me faisaient l'effet d'être le couple le plus mal assorti que j'aie jamais vu. Il était sec, cérébral, intraitable, impatient face à

tout ce qu'il appelait l'ignorance, bref, le type même de l'intellectuel snob. Elle était quasi inculte, frivole et m'as-tu-vu. Elle adorait les fêtes, y aller et en donner, le genre de soirées o˘ les gens ne s'assoient jamais mais restent plantés à ne rien faire, à échanger les potins des médias, o˘ personne ne se connaît vraiment, o˘ tout le monde ne fait que se croiser.

Mais en dépit de ses " darling ", sa formule, qu'elle servait à tout le monde, depuis Max jusqu'au réparateur du lavevaisselle, elle était aussi froide et méfiante, aussi catégorique dans ses jugements, aussi impatiente que lui.

Donc, peut-être avaient-ils des points communs. Max avait rencontré Selina lorsque son université avait décerné à cette dernière un diplôme honorifique. Pas un doctorat, ils étaient trop mesquins pour ça et elle, après tout, n'était qu'une star de série télé. Ils lui avaient remis un diplôme supérieur de lettres et de sciences humaines (section art dramatique), créé de toutes pièces pour la circonstance, si je ne me trompe. Max était présent à la remise des diplômes et après, lors du repas du soir, le président de l'université l'avait prié de prendre place à côté

d'elle. Il n'en avait aucune envie, il avait essayé d'y échapper, mais une fois croqué leurs sandwiches et leurs meringues, il était tombé amoureux pour la première fois de sa vie, éperdument. Du moins si l'on en croit le compte-rendu de cette rencontre, souvent réitéré par Selina. Je l'ai entendu une première fois lors de cette première soirée, Max restant sans réaction, picorant sa lasagne surgelée réchauffée au micro-ondes et ses petits pois décongelés, sans rien dire, mais en laissant échapper de temps à autre des petits sourires pincés, sans témoigner ni son approbation, ni son accord, sans même daigner se souvenir, comme s'il détenait je ne sais quel secret inconnu de Selina et moi. Ce n'était peut-être que l'expression de sa supériorité intellectuelle affichée à l'égard de tout le monde, ou presque.

On prit ensuite un g‚teau au chocolat Sara Lee et un Néscafé avec du lait en boîte Longlife. Ma mère étant bonne cuisinière, je n'étais pas habituée à ce genre de nourriture. Je passe pour une ingrate, j'en étais une, mais, j'avais beau l'ignorer à ce moment-là, ce repas était à la fois le premier et le dernier que devaient m'offrir Selina et Max, à l'exception d'un déjeuner d'anniversaire. quand ce fut terminé, nous nous sommes levés de table, et dans l'instant elle a pris congé de moi au pied de l'escalier, avec ces mots : " Tu dois avoir envie de t'installer, darling, alors on va se souhaiter une bonne nuit. "

Il était huit heures vingt-cinq, et j'ignorais encore, mais je n'allais pas tarder à l'apprendre, que tous les soirs de la semaine o˘ elle restait à la maison, elle se regardait dans Streetwise. Si elle n'était pas chez elle, elle n'était jamais bien loin d'une télévision et, quelles que soient les circonstances, ses hôtes étaient obligés d'endurer une demi-heure de banalités dans le décor de Floral Grove, SW 12. Je ne devrais pas prendre cette attitude supérieure, c'est vrai, car j'ai moi-même longtemps regardé

cette série, tous les soirs, n'ayant rien de mieux à faire que de m'asseoir tout près du vieux poste noir et blanc de Mme Fisherton à fixer l'écran plutôt que ces murs qui gagnaient du terrain et ce plafond qui menaçait de m'écraser.

Selina se doutait bien que je n'avais rien apporté pour le petit déjeuner.

Il y avait, m'a-t-elle dit, des magasins à proximité qui restaient ouverts

" jusqu'à point d'heure ". Je n'avais s˚rement pas envie de " ressortir si tard ", a-t-elle ajouté sur un ton à la fois interrogatif et hésitant.

Peut-être s'attendaitelle à ce que je rétorque que rien ne me plaisait tant que d'aller faire des courses dans les rues sinistres et crépusculaires de Maida Vale, mais je me suis abstenue, je ne savais quoi répondre. Depuis toujours, j'avais vu le petit déjeuner arriver comme par enchantement, et je mangeais ou je laissais, selon mon envie. J'étais trop g‚tée, n'est-ce pas? Je croyais trop que tout m'était d˚. Selina a entamé l'un de ces soliloques très fréquents chez elle, seules occasions o˘ elle n'appelait pas son interlocuteur " darling ". Comment allais-je me débrouiller pour le petit déjeuner? Elle pouvait toujours me donner quelque chose. Oui, mais quoi ? Eux, se préparaientils un petit déjeuner, non, jamais. Pour des raisons professionnelles, il fallait qu'elle surveille sa ligne. On pourrait peutêtre trouver des corn flakes. Et du pain ? Il allait me falloir du pain, du beurre et du lait, ça n'en finirait pas. Enfin, c'était pour cette fois-ci seulement, et après ça, quand je me serais installée...

Max n'a absolument rien remarqué de tout ce manège. Il s'était levé, s'était trouvé un livre et il était revenu s'asseoir pour lire à table, totalement absorbé. Moi, je me tenais là, debout, attentive à la lumière de cette salle à manger, et je me suis rendu compte que la grande fenêtre en arcade à trois panneaux était la seule o˘ le visage de la jeune fille était entouré de lys et de feuilles de vigne. Et aussi, une fois intégrée la notion d'un appartement à l'intérieur d'une maison, je me suis aperçue (mais peut-être pas à cet instant précis) que je me l'étais figuré, ce qui pour moi allait de soi, au dernier étage, tout en haut.

J'ai pris le plateau que Selina m'a tendu, deux tranches de pain, une noix de beurre, un sachet de thé, à peu près un quart de litre de lait dans un petit verre à eau, un bol de corn flakes et une assiette avec une cuillerée de confiture sur le bord. Il y avait aussi une clé.

" Darling, tu as ta propre porte d'entrée dans la cour intérieure. "

En l'occurrence, qu'est-ce qu'une cour - sinon un bout de terrain ou un fragment de ville ? Je n'avais pas envie de poser la question. Je finirais bien par le découvrir.

" Alors, bonne nuit ", a ajouté Selina.

Elle a tapoté de son ongle long vernis en rose orchidée sur la tranche du livre de Max.

" Dis bonne nuit, darling.

- Bonne nuit ", a fait Max, sans lever les yeux.

L'indicatif du générique de Streetwise m'a suivie tandis que je descendais l'escalier. Avant de plonger dans le souterrain, j'ai appuyé sur l'interrupteur du couloir. Cela revenait plutôt à m'immerger dans une piscine d'eau noire sans avoir la moindre idée de sa profondeur, de plusieurs mètres au moins, largement de quoi se noyer. En fait, je n'ai pas réellement plongé, je me suis enfoncée avec prudence, en portant mon plateau et en suivant le mur à t‚tons jusqu'à ce que je trouve l'interrupteur. Chez la vieille Mme Fisherton (c'est ainsi que j'ai fini par baptiser l'endroit), les lampes étaient toutes de faible puissance.

quarante watts, dirais-je aujourd'hui. ¿ A l'époque, je croyais que c'était comme ça et que je ne pouvais rien y changer, même si je sais, ce disant, que je me présente sous un jour aussi médiocre que ces lampes - désolée, c'est là un terme d'électricien, ces " ampoules ", pour vous.

Le logis des vieilles dames est toujours reconnaissable entre tous. Peu importe l'époque de leur jeunesse, les années trente, vingt ou dix, voire les toutes premières années du siècle, ou à quel style appartenait le mobilier de leur enfance. Aujourd'hui, elles possèdent toujours le même style de décoration.

Des fauteuils tapissés de velours gris, avec un petit motif de fleurs rouges et feuilles vertes, des sofas recouverts de chintz avec des garnitures supplémentaires sur les accoudoirs, au cas, j'imagine, o˘ des gens aux mains grasses viendraient s'y asseoir, des tables aux rebords en forme de moule à tarte et aux pieds galbés, des bibliothèques vitrées remplies de livres d'auteurs oubliés depuis longtemps, et des tapis gris et rose posés sur de plus grands tapis rouge et noir déroulés sur des moquettes vert et beige, des porte-parapluies, des lampadaires avec abat-jour en parchemin, des corbeilles à ouvrage pleines de bobines de fil de coton, des vases cannelés diaprés de teintes émeraude, vert jade et blanc, qui viraient au brun à cause des chrysanthèmes restés trop longtemps dans l'eau croupie, des paysages dans des cadres dorés, leur surface brillante obscurcie par le temps et la négligence, jusqu'à en devenir invisibles, d'innombrables pots, urnes et vases de porcelaine minuscules portant le nom et les armes en rouge, noir et or de la ville côtière o˘ on les avait achetés voici une éternité.

Avec, bien entendu, les photographies encadrées, déprimantes pour le visiteur, de personnages qui cherchent à donner l'image du bonheur, presque toujours l'air ahuri, emprunté, pathétique, ou qui prennent la pose dans un décor artificiel.

Chez la vieille Mme Fisherton, il y en avait une de Max, en toge et toque d'universitaire, apparemment assis dans une bibliothèque. J'ai bien reconnu Max, rien qu'à ses yeux à fleur de tête qui n'avaient pas changé, et à son long cou, lisse et sans rides à l'époque. Les autres personnes figurant sur ces photos auraient pu être le grand-père de Max, son père, sa mère, ses oncles et tantes. Pourquoi vouloir les conserver ici, en bas, alors que les personnages en question, les originaux, avaient disparu depuis belle lurette, c'était bien là le mystère.

J'ai arpenté l'appartement, pièce par pièce, examinant tout.

Les claustrophobes vont mieux quand ils bougent. Le bon côté des lieux, c'était que les pièces étaient vastes, les plafonds assez hauts, quoique plus bas qu'aux étages supérieurs. La chambre était la moins enterrée de toutes, et le haut de la fenêtre dépassait de quelques centimètres le mur de séparation entre la cour intérieure et le jardin. Cela me soulageait parce que c'était là que j'allais dormir, dans cette couche de vieille dame, très haute, avec sa tête de lit en bois sculpté tout en corniches et en saillies, apparemment conçue pour interdire de s'asseoir et plus encore de lire, et son panneau en bois parfait pour se cogner les orteils. Le placard à vêtements (une penderie, mot que j'ignorais) était du genre o˘

les enfants craintifs s'imaginent des créatures prêtes à sortir dans la nuit.

Moi, j'avais passé l'‚ge, mais il n'empêche que je n'aimais pas cette penderie, sa noirceur, ses montants sculptés, ses pieds semblables aux pattes d'un très vieux Mort arthritique.

Et je n'aimais pas du tout l'espèce de blason au-dessus de son fronton, qui m'observait dans la pénombre, o˘ je voyais des serpents et des scorpions inextricablement entrelacés dans une lutte terrible, et ce même bien après avoir compris ce qu'ils étaient en réalité.

J'ai défait mes valises. Dans la penderie étaient accrochés quantité de cintres pareils à ceux sur lesquels on pend vos vêtements au pressing.

quand on ouvrait les portes, ou qu'on effleurait simplement la penderie au passage, les parties métalliques tintaient avec un bruit de sonnailles, de vraies cloches discordantes. J'ai pendu mes vêtements, j'ai posé ma trousse de toilette dans la salle de bains (baignoire à pieds de lion, l'acier visible sous les éclats de l'émail, pas de douche, une chasse d'eau en hauteur, avec une chaîne). Par terre, c'était du linoléum, encore un élément dont j'ai ignoré le nom jusqu'à ce que Béryl m'éclaire, s˚rement en même temps qu'elle m'a appris que la penderie s'appelait une penderie et que, au supermarché du coin de la rue, je pouvais m'acheter des ampoules "

conçues pour un être humain qui n'a pas envie de s'abîmer les yeux ".

La télévision noir et blanc a retenu mon attention à peu près une demiheure. Rester assise plus longtemps me devenait désagréable, aussi j'ai déambulé, je suis allée voir les deux pièces que je n'utiliserais jamais, une chambre d'amis et une salle à manger aveugle, avec juste un ventilateur qu'on allumait en tirant sur un cordon. Dans cette caverne sombre et indistincte, avec des gravures d'anciens manoirs et de bateaux pris dans la tempête en pleine mer accrochées aux murs, une grande table carrée et huit chaises aux pieds arqués, un buffet et un service de table complet, en porcelaine vert et or, empilé sur une vieille desserte à roulettes, en métal, je résolus de ne plus jamais entrer, sous aucun prétexte. Si je m'en étais tenue à cette résolution et si je n'avais pas caché l'argent de Liv dans le tiroir du buffet, tout se serait passé différemment. J'aurais d˚

fermer la porte à double tour et jeter la clé, sauf qu'il n'y avait pas de clé. quand je suis sortie, ma respiration était haletante, hachée, et c'est presque en sanglots que j'ai repris mon souffle. Ce soir-là - et cette soirée a probablement été la pire de toutes -, je me suis demandé ce que j'allais faire, comment j'allais m'en sortir, comment j'allais supporter ça.

En vieillissant, on apprend notamment que les situations changent. Rien ou presque ne demeure jamais identique. Si, chez la vieille Mme Fisherton rien ne bougeait, moi si, j'allais bouger, et ma situation aussi ; mais, malgré

l'épreuve qui avait déjà radicalement transformé mon existence, je n'avais que dix-neuf ans, et j'étais encore très juvénile. Max et Selina n'auraient pas d˚ me traiter de la sorte, mais, d'un autre côté, il est vrai qu'ils me proposaient un grand appartement, gratui- tement, dans un quartier de Londres très recherché, et tout près du collège d'enseignement supérieur que j'allais fréquenter. Un appartement que l'on avait préparé à mon intention, le ménage avait été fait, on avait posé des draps propres sur le lit et des serviettes dans la salle de bains. C'est ma vision d'aujourd'hui, pas celle que j'ai eue sur le moment. Je ne considère pas qu'ils m'aient mal reçue, non, je ne pensais pas à cela, mais je me sentais maltraitée par je ne sais quel destin désincarné, et j'avais peur.

Heureusement, j'étais tellement peu femme d'intérieur que, lorsque je suis entrée dans la cuisine, je n'ai pas remarqué, j'imagine, qu'il n'y avait ni réfrigérateur, ni machines à laver le linge ou la vaisselle. J'ai considéré

d'un úil craintif le four à gaz et la plaque électrique, avec une vieille bouilloire noircie posée dessus. Je n'avais jamais rien cuisiné de ma vie, je n'avais même jamais préparé le thé, mais j'avais déjà versé de l'eau bouillante dans un mug sur une cuillerée de café en poudre - prouesse à

laquelle je me raccrochais comme à une bouée de sauvetage.

Comme beaucoup d'adolescents, j'étais une couche-tard, jamais au lit avant minuit. Mais ce soir-là je me suis couchée tôt, je ne savais pas quoi faire d'autre. J'ai pris la clé que Selina avait posée sur mon plateau, déverrouillé la porte au bout du couloir qui menait dehors et je me suis retrouvée sur un dallage, apparemment au pied d'une citerne aux parois moussues recouvertes d'un lierre aux longues tiges pendantes.

Mais, tout là-haut, il y avait le ciel et l'air libre au sommet de l'escalier de fer. J'y suis montée pour gagner le jardin côté rue, sidérée de ne rien avoir remarqué de cette cour intérieure en sous-sol dès mon arrivée.

La nuit était douce et sans vent. J'avais l'habitude de l'obscurité et des cieux étoilés. Mais dans ce rougeoiement enfumé et violacé au-dessus de ma tête, pas une étoile n'était visible.

Les réverbères étaient allumés, des cubes couleur d'ambre, comme des bonbons aux fruits. La rangée des maisons d'en face, p‚le, immense et scintillante, était ponctuée de carrés de lumière. J'ai levé les yeux, bien s˚r, je lève toujours les yeux vers les derniers étages, les pignons, le faîte, les cheminées, et j'ai vu qu'au quatrième, tout en haut, aux fenêtres logées sous ces toits d'une hauteur vertigineuse, il y avait plein de lumières, toutes allumées. qui vivait là-haut? qui avait la chance d'habiter là-haut? Jusqu'alors, je crois que je n'avais jamais songé qu'il existait, à côté de la peur des profondeurs et des lieux clos, autant de gens que l'altitude effraie, qui préféreraient mourir plutôt que de monter au sommet d'une tour ou de se pencher au-dessus d'un précipice.

Cela ne m'est pas venu à l'esprit, je suis retournée à l'intérieur et, respirant avec peine, comme si les lieux étaient pollués par le gaz, je me suis faufilée vers le seul endroit supportable, la chambre.

JE NE ME LAISSE PLUS aller à la complaisance comme jadis.

Vous n'avez aucune envie, j'imagine, de connaître les détails du rêve que j'ai fait tôt ce matin-là, " femme prise au piège dans une cellule en soussol ", avant de me réveiller en criant ; aussi vous épargnerai-je cet épisode. En réalité, en pareille situation, il est très rare que l'on crie.

On n'émet qu'un faible vagissement. Je n'ai pas fait assez de bruit pour que Max et Selina m'entendent, à supposer qu'à cette heurelà ils soient encore au rez-de-chaussée. Neuf heures passées, c'était tard, sauf pour une adolescente. J'avais dormi onze heures, et si d'aventure je ne sais quelle entité avait surgi de la penderie, alors j'avais manqué sa sortie.

Il entrait suffisamment de lumière naturelle dans la chambre, presque assez pour lire. Du coup, j'ai découvert les scorpions et les serpents du fronton sous leur vrai jour : des vrilles de lierre et des branches de chêne. J'ai regardé par la fenêtre, enfin, disons que j'ai appuyé la tête contre la vitre et tendu le cou pour lever le nez en l'air, et j'ai entrevu un mur en brique orné d'urnes et d'animaux de pierre, un bout de pelouse, des groupes d'arbres dégarnis et loin, très loin au-dessus, un ciel bleu p‚le zébré de traits de plumes, les traînées blanches des avions. Je ne me souviens pas si c'est ce matin-là ou un autre que la chatte au pelage écaille de tortue est venue se poster sur le mur pour m'observer du haut de son perchoir, le regard plein d'espoir. Je sais seulement que je n'étais chez la vieille Mme Fisherton que depuis peu quand elle est apparue. Je suis allée prendre mon petit déjeuner en retraversant la zone d'ombre à pas de loup pour m'apercevoir que le lait de Selina avait tourné. Mais au milieu des équipements hors d'‚ge de la cuisine, il y avait un grille-pain en état de marche. Je l'ai essayé et, au bout de deux tentatives, j'en ai ressorti un toast calciné.

C'était un samedi, et le premier trimestre de l'année universitaire devait débuter le mardi suivant. J'étais là pour ça, c'était la raison de ma venue, entamer et si possible (ce dont je doutais, et j'avais raison) suivre jusqu'à son terme le cours o˘ l'on m'avait acceptée. Je ne connaissais rien à la psychologie, mais je pouvais au moins y prêter un semblant d'intérêt.

Le commerce, c'était une autre affaire. Non seulement j'en ignorais tout, sachant à peine ce que recouvrait ce mot, mais en plus, je savais très clairement que je ne voulais pas m'investir là-dedans. Alors pourquoi m'embarquer? Se poser la question, aujourd'hui, c'est facile. Ma réponse est défaitiste et peu convaincante, je le sais. Il fallait bien que je m'occupe à quelque chose, que je me forme, je ne pouvais pas vivre à la campagne en recluse avec mes parents jusqu'à leur mort et jusqu'à ce que je sois vieille - c'était leur manière de formuler la chose, et je me disais parfois que cela ne m'aurait pas déplu.

¿ ressasser la mort de Daniel et le rôle qui avait été le mien, qu'ils n'évoquaient pas mais auquel je pensais, à me cacher sans rencontrer personne ou, mieux que tout, mais cette solution-là était impraticable, remonter dans le temps et mourir à la place de Daniel.

quand c'est arrivé, un an avant mon bac, j'avais dix-sept ans. Mais après le pylône, j'étais restée malade des mois. On s'imagine que la maladie consécutive à un choc ou à un traumatisme n'arrive qu'aux personnages de romans victoriens, mais cela existe bel et bien dans la réalité. J'ai passé

un mois à l'hôpital, et ensuite je suis restée alitée à la maison comme si je souffrais d'une très mauvaise grippe, en proie à la léthargie et au désespoir, sans rien pouvoir entreprendre, à peine capable de bouger. En outre, j'avais beau pleurer sans arrêt, je sentais peser toutes les larmes que je n'avais pas versées, comme si ma tête était remplie d'eau salée.

J'avais envie de raconter ça à Daniel, de lui expliquer comment je me sentais.

C'est étrange, non, de mourir d'envie de confier toute votre tristesse à un mort que vous pleurez ? Ma psychologue venait me voir, car moi j'étais incapable de me déplacer, et quand elle eut terminé mon traitement sans avoir modifié en rien mon état, un professeur particulier est venu s'occuper de ma préparation à l'examen. Rien n'y a fait, c'a été l'échec sur toute la ligne. J'ai obtenu de piètres résultats, sauf dans une matière. Cette exception, c'était un A en physique. J'ai décroché ce A parce que la science, pour moi, était une matière facile, logique, simple et incontestable, et qui ne me réclamait aucun travail. Vu les circonstances dans lesquelles j'ai passé cet examen, onze mois après le pylône, il n'est pas surprenant que j'aie obtenu un D en littérature et en histoire anglaises. Mes trois notes étaient tout à fait suffisantes pour l'Institut d'études supérieures de Grand Union, o˘ je devais bien être la seule étudiante à me présenter avec un A dans une matière, et ma seule difficulté a consisté à choisir entre psychologie et études commerciales et l'autre option, gestion et sciences sociales. J'ai choisi la première parce que je connaissais le sens d'au moins l'un des termes de l'intitulé.

quand, ce samedi matin-là, je suis sortie de chez la vieille Mme Fisherton en passant par la cour intérieure en contrebas et par l'escalier de fer, mon intention était de trouver un chemin qui me conduise à l'école. Il fallait que cet itinéraire me permette d'éviter le métro ou, pour m'exprimer plus précisément, de passer par le " tube ". quand on souffre de phobie, on prend conscience, pas à chaque instant, mais à divers moments de la journée, de tout ce qui peut constituer une menace. La semaine précédente, sur un vieux plan de rues de mon père et dans un de ses livres sur les transports à Londres, j'avais découvert qu'une ligne menait de Baker Street à Ladbroke Grove et Latimer Road, en passant par Paddington, sans jamais descendre sous terre. Je n'avais qu'à me rendre à Paddington, qui, d'après le plan, à pied, se trouvait tout près. Si ce jour-là j'avais eu sur moi le plan des Rues de Londres de A à Z, j'aurais compris qu'il y avait un piège, mais je m'y repérais encore assez mal, car je ne l'avais acheté que la veille.

C'était une matinée magnifique, très chaude pour la fin septembre, et il y avait beaucoup de monde partout. C'est la première fois que j'ai vu les jeunes filles au pair qui t‚chaient de s'acquitter au mieux de leur mission de bonnes d'enfants : tous ces sosies de Liv, qui aurait pu être l'une d'elles, promenaient un bambin (parfois deux) dans une poussette, en en tenant un autre par la main. En ce temps-là, comme aujourd'hui, les touristes se massaient le long du canal et se promenaient d'un pas lent en désignant à leurs compagnons telle ou telle maison, tel ou tel bateau. Sur le toit d'un de ces bateaux étaient alignés des vases en forme de cygnes, avec des plantes vertes leur poussant sur le dos. Contre l'une de ces maisons grimpaient des vignes avec des grappes de raisins verts qui pendaient contre la façade de pl‚tre blanc. C'est la partie chic du canal, entre Bloomfield Road au nord et Maida Avenue au sud. Je suis restée sur le pont avec les touristes, et j'ai suivi du regard le ruban brillant jusqu'à

sa disparition sous l'arche basse qui ouvre le tunnel de Maida Hill. Devant la guinguette, au-dessus de la bouche du tunnel, des clients attablés prenaient leur café ou leur verre du matin, et je me suis dit que j'aimerais me trouver là moi aussi, peut-être en compagnie d'un ami très cher, à ceci près que mon seul ami très cher était mort.

Le bateau qui effectue la navette entre Jason's Wharf et Camden Lock est sorti en douceur du pont, juste sous mes pieds, et la jeune fille qui tenait la barre m'a inspiré la même sorte de jalousie, elle paraissait à la fois libre et très responsable. Mais elle a dirigé son bateau vers l'aval du café pour l'engouffrer dans la bouche du tunnel avec tous ses passagers, et là je n'ai plus eu du tout envie d'être à sa place car je savais ce que j'éprouverais, les parois du tunnel, basses, suintantes, couvertes de mousse, le bateau qui se balance sur l'eau noire et l'obscurité, seulement trouée par une tête d'épingle de lumière, tout là-bas devant. Les claustrophobes n'ont pas besoin de connaître un endroit pour savoir à quoi il ressemble.

Leur imagination leur suffit amplement.

J'ai longé Warwick Avenue, d'abord en regardant, puis en entendant les véhicules filer à toute vitesse sur le pont routier en béton qui défigure le ciel bleu, les espaces verts et les jolies maisons. La Westway, qui figurait sur le guide des Rues de A à Z, mais pas sur le vieux plan de mon père. Je me trouvais sur Harrow Road, et j'ai bien vu que je n'avais aucun espoir de traverser. Sur le trottoir, des barrières interdisaient le passage. Pour se rendre à Paddington, ou même, comme je l'ai appris plus tard, pour gagner la partie sud d'Edgware Road, il fallait passer dessous.

Les passages souterrains étaient signalés sur mon guide De A à Z. J'en ai même trouvé un, dont l'entrée se trouvait près de l'église St. Mary et de Paddington Green, mais j'aurais risqué ma vie en esquivant les voitures qui fonçaient sur la Westway à plus de cent à l'heure plutôt que de m'y engager.

Depuis cette hauteur, j'ai bien vu qu'il devait exister un moyen. Pour se rendre à Paddington, un chemin devait éviter le souterrain : le canal. Un bras partait de là, dont les eaux s'écoulaient sans doute sous mes pieds.

C'est ainsi que j'ai fini par revenir sur mes pas et, après plusieurs tentatives, je suis descendue par le petit jardin public et le chemin broussailleux qui serpentait jusqu'à la rive du canal. Une fois arrivée là, il me fallait encore passer sous le pont, sous la route o˘ j'étais quelques minutes auparavant, mais ce n'était ni sombre ni fermé, je suis vite ressortie de l'autre côté, à l'endroit des bateaux et des jardins, et le chien d'un propriétaire de péniche était assis sur un toit peint en rouge au-dessus de la plaque qui portait ce nom : Cicero.

Avec ses maisons flottantes, ses fleurs et ses arbres en pots, ses chaises et ses tables sur la berge du canal, et même un barbecue, des ronces, des orties, des lilas de Chine et des gravats, des tas de décombres et des boîtes de conserve, des sacs en plastique et des bouts de bois qui dérivaient à la surface verte et miroitante, ce trou, cette eau qui dort (littéralement), ce Londres ressemblait fort peu au Londres aperçu lors de mes quelques rares visites. Et dans Edgware Road, on apercevait une toile de fond d'immeubles neufs et anciens. L'hôtel Stakis existait-il déjà? La tour blanche, oui, cette tour immense avec sa tuyauterie écarlate à son sommet qui lui donnait l'air d'un appareil électroménager pour cuisine de géant, un congélateur, pourquoi pas, ou un placard high-tech.

Il y avait aussi des immeubles tristes, sombres et vieux, toutes leurs vitres en morceaux et des cadenas à toutes leurs portes, et là-bas au loin, même si je n'en savais encore rien, les vieux dépôts ferroviaires et les anciennes gares de triage de la gare de Paddington. J'ai longé les arbres, je suis passée sous le deuxième pont, je suis arrivée à une rampe d'accès, et là, sur la gauche, se trouvait la sortie du passage souterrain dont l'entrée, aperçue depuis l'autre côté, m'avait donné des frissons.

Je n'avais pas besoin d'y entrer, je lui ai tourné le dos et je suis remontée à l'air libre et au soleil, vers le rond-point de Harrow Road, pour monter sur le pont de Bishop, en direction de Paddington. C'était facile, je pouvais recommencer tous les jours.

C'est bizarre comme la réussite d'une pareille tentative peut, f˚t-ce temporairement, transformer votre principal sujet de préoccupation et toute votre perception de l'existence.

Subitement, j'étais heureuse. J'avais trouvé un itinéraire sans tunnel pour me rendre à Grand Union et, du coup, je pouvais aller m'acheter à manger, même me cuisiner des plats simples, organiser ma petite vie chez la vieille Mme Fisherton et, dans une certaine mesure, supporter ces fenêtres qui donnaient sur des murs de brique et un escalier de fer.

J'ai bien trouvé les magasins et les provisions, mais j'ai commencé par m'acheter tout ce qu'il ne fallait pas : un bout de jambon (à faire bouillir, ce que je n'avais pas compris), divers plats à ne cuire qu'au micro-ondes, et des haricots verts que je ne savais pas équeuter. En revanche, les pizzas et le cake Dundee n'étaient pas de trop mauvais choix.

Pendant une semaine, j'ai donc vécu de pizzas et de cakes fourrés aux fruits confits, que je faisais passer avec du lait. J'ai donné le jambon à

la petite chatte écaille de tortue, ignorant ce qu'un vétérinaire m'a appris par la suite, à savoir que les chats ne digèrent pas le porc.

Apparemment, ça ne lui a fait aucun mal.

Ce jour-là, j'ai mis beaucoup de temps à regagner Russia Road. J'ai découvert un parc avec des pelouses vertes, des arbres et un seul parterre de fleurs, je me suis assise dans l'herbe et j'ai déjeuné de biscuits -

arrosés de lait. J'ai dormi presque tout l'après-midi. Ma psychologue m'avait expliqué que dormir autant, toute la nuit et parfois la moitié de la journée, n'était qu'un moyen d'esquiver les problèmes, et peutêtre avait-elle raison - pourtant, quand je ne dormais pas, j'avais l'impression de me confronter à eux sans répit. J'avais eu beaucoup de chance que personne ne m'ait volé mes sacs pendant mon sommeil. Maida Vale, Little Venice et Paddington, sans parler de Kilburn, sont de vrais repaires de voleurs, comme je ne devais pas tarder à en faire personnellement l'expérience. Il suffit de laisser sur le trottoir ce dont on souhaite se débarrasser, n'importe quelle saleté, une théière cassée, une chute de moquette, une chaussure sans talon, pour que quelqu'un l'emporte. Mais cet après-midi-là, personne ne m'a volé ni mes courses, ni mon portefeuille, qui dépassait de la poche de ma veste, ni ma montre que j'avais retirée et posée sur l'herbe à cause de la boucle du bracelet qui me rentrait dans la peau. Elle était encore là pour m'indiquer qu'il était près de six heures et demie.

Max et Selina donnaient une soirée, une garden-party, même s'ils n'employaient probablement pas ce terme. J'ai entendu les voix de leurs invités avant de les découvrir. J'ai escaladé la commode sous la fenêtre de la chambre, mais malgré ça je n'ai pu entrevoir que des jambes, m‚les ou femelles, en pantalon, et puis les longues jambes élégantes d'une femme sur de hauts talons, dont je n'arrivais même pas à apercevoir la jupe, tellement elle était courte, et aussi un homme en short.

C'est uniquement à cause des jambes que j'ai compris que c'était un homme, tellement elles étaient velues.

Derrière moi, quelqu'un a toussé brièvement, et je suis presque tombée de la commode. C'était Selina, très élégamment vêtue, dans un tailleur de soie rouge, tout raide et brillant, avec un rang de perles roses autour du cou et un vernis assorti rose nacré. Elle n'avait pas frappé à la porte en haut des marches, et même si elle avait frappé, d'en bas je n'aurais rien entendu.

" Je te cherche depuis dix heures ce matin, darling, m'at-elle signalé d'un ton de reproche. Une énorme malle est arrivée et ta mère a téléphoné, elle était dans tous ses états, et ça ne m'étonne pas. Elle m'a dit que tu avais promis de l'appeler dès hier soir. "

J'avais oublié.

" Je n'ai pas de téléphone, ai-je argumenté.

- Bien entendu, pas ici, pas en bas. "

Elle avait précisé cela d'un ton indigné. qui donc aurait eu besoin d'un téléphone, ou se serait attendu à en trouver un chez la vieille Mme Fisherton? Selina n'aurait pas eu l'air plus offensé si j'avais relevé

l'absence d'un Jacuzzi.

" Tu devais bien te douter qu'en cas d'urgence, tu pouvais te servir du nôtre, non ? "

Appeler ma mère pour lui raconter que j'avais effectué sans encombre un trajet de cent vingt kilomètres, était-ce une urgence ? " Tu ferais mieux de l'appeler tout de suite, tu ne crois pas ? Oui, franchement, je pense que tu devrais. (Elle entamait l'un de ses soliloques coutumiers.) Je veux dire, je peux te montrer o˘ est l'appareil, mais tout de suite, parce que, après, ce ne sera peut-être plus possible. Plus tard, n'est-ce pas, nous n'aurons pas trop envie d'être dérangés. "

Je lui ai répondu que j'étais à sa disposition, et je l'ai suivie dans l'escalier, une volée de marches après l'autre. Vus de derrière, ses bas avaient une couture et de minuscules roses rouges imprimées depuis le talon jusqu'à mi-mollet. Leur salle de réception - comme ils l'appelaient tous les deux - était magnifique, les fenêtres, deux sur la rue et deux sur le jardin, étaient habillées de flots (on ne pouvait parler de " rideaux ") de velours brun mordoré surmontés de drapés de satin jaune.

Les fauteuils étaient également tapissés de satin jaune et les canapés (au nombre de trois) d'une étoffe rayée couleur émeraude. Aux deux extrémités d'un tapis émeraude également, d'immenses miroirs au cadre doré se faisaient face. Un jour, bien plus tard, Max m'a expliqué que les vases étaient en porcelaine de Chine jaune famille, ce qui m'a fort impressionnée, sans que j'aie la moindre idée de ce qu'il voulait dire par là.

Le téléphone se trouvait entre les fenêtres donnant sur le jardin. Tout en parlant à ma mère et en subissant ses reproches en silence, j'ai observé

les invités sur la pelouse. Il y avait là une quinzaine de personnes qui buvaient du Champagne.

L'homme en short et aux jambes velues fumait une cigarette, ce qui m'a donné envie d'en allumer une, de me remettre à fumer, mes parents m'ayant poussée à m'arrêter quand j'avais été si malade. Dès que maman aurait fini de me sermonner et de m'administrer toutes sortes de conseils au téléphone, quoi manger et quoi boire, ne pas adresser la parole aux hommes, bien veiller à ne jamais être en retard nulle part, je sortirais m'en acheter un paquet, des Marlboro.

Selina est restée là, à écouter. Je suppose qu'elle écoutait.

¿ un moment donné, elle a regardé par la fenêtre elle aussi et, quand j'ai raccroché, elle m'a glissé : " Il y a Jack Silverman, là-bas, qui a allumé

une cigarette.

De sa part, c'est navrant, alors qu'il sait parfaitement que Max déteste ça. "

Elle s'est tournée vers moi. Il existe une règle grammaticale latine au sujet des questions appelant une réponse par " oui "

ou par " non ". Daniel, qui avait suivi des études classiques, me l'avait expliquée, et si j'avais tout oublié de ces mots latins, je vis bien que la question de Selina appelait en réponse un " non " aussi ferme que possible.

" Tu n'aurais pas envie de te joindre à notre petite fête, non, je n'imagine pas ça une seconde, n'est-ce pas, darling ? "

Au moins, elle avait posé la question.

" Non, merci, ai-je répondu. Je ressors. "

Elle a secoué la tête. Je ne sais pourquoi, ma réponse la contrariait. Elle m'a escortée hors de la pièce et a refermé la porte derrière nous. Peut-

être a-t-elle cru que, si elle me laissait là cinq minutes toute seule, j'allais saccager son intérieur.

" Au fait, a-t-elle ajouté en haut de l'escalier qui descendait chez la vieille Mme Fisherton, Max aimerait te voir. "

Elle avait ajouté cela avec une sorte de délectation.

" Dans son bureau. "

Je n'ai pas demandé pourquoi, malgré mon envie.

" quand ? - A ta convenance, d'ici mardi, darling. C'est ce qu'il m'a indiqué, à sa convenance. quand il ne travaille pas à son livre, bien s˚r, autrement dit quand il a fini sa journée. Il ne termine jamais avant cinq heures. "

Elle a posé sur ses lèvres un doigt assorti à la soie rouge.

" C'est pour cela que, dans la journée, il faut tous se tenir bien, bien tranquilles.

- D'accord, ai-je acquiescé. Demain, à six heures et demie. "

Elle ne pouvait s'en tenir là. D'un pas léger, elle s'est éloignée, vers la porte du jardin j'imagine, et puis elle s'est retournée pour insister : "

Tu te rappelleras de te tenir bien, bien tranquille, n'est-ce pas, darling ? "

Je suis sortie m'acheter mes Marlboro, j'ai ouvert le paquet et, à peine sortie du bureau de tabac, j'en ai allumé une. C'était la première depuis deux ans, et cette première bouffée m'a fait un peu tourner la tête, sans m'écúurer, c'était un tel soulagement de fumer de nouveau, une telle source de satisfaction que je me suis bien demandé pourquoi je m'étais arrêtée si longtemps. Je suis revenue à pied sans me presser, par le chemin que je connaissais désormais, dans ce quartier pas encore familier mais plus si étranger, plus si effrayant. Il faisait encore grand jour, le soleil ne virait pas encore au rouge et le ciel était d'un bleu flou.

C'est ce soir-là qu'a commencé mon histoire d'amour avec l'architecture de Maida Vale et Little Venice. Je n'y connaissais rien en architecture (et je ne m'y connais pas beaucoup plus maintenant), hormis quelques termes, "

palladienne ", " fronton " et " architrave ", mais j'étais parfaitement consciente de ses beautés, avec une préférence (comme presque tout le monde à l'exception des architectes) pour le style géorgien et le début du style victorien. Mais ce qui m'attirait le plus dans ces villas, dans ces demeures jumelées et ces longues, très longues rangées de maisons, c'était leur hauteur.

C'est bien naturel, j'aime les hauteurs et je déteste les profondeurs. Le psalmiste qui a écrit : " Je lève les yeux vers les monts " aurait pu écrire ça pour moi, sauf que je remplacerais " monts " par " ciel " ou par

" toitures ".

Dans ces rues, il y avait des b‚timents de six ou sept étages, des tours du dix-neuvième siècle. Par la suite, Wim, en alpiniste de ces toits, m'apprendrait qu'une forteresse de briques rouges baptisée Clive Court comptait huit étages et demi. Ce soir-là, tout en fl‚nant sur ces larges avenues en fumant ma cigarette, j'ai observé les derniers étages de ces alignements de maisons, avec leurs pignons au sommet des toits mansardés ou leurs lucarnes en forme de paupières pointant sous l'avanttoit, jusqu'aux frontons classiques à feuilles d'acanthes et bourgeons (qu'il faut bien chercher), et jusqu'aux cheminées, depuis longtemps hors d'usage, hérissées de rangées de poteries, formant de hauts murs de séparation entre chaque maison mitoyenne. Le ciel annonçait l'un de ces soirs qui tombent sans que la lumière diminue le moins du monde. Le soleil était bas et ses rayons d'un jaune terne, les rangées d'arbres vénérables qui longeaient chaque rue projetaient de longues ombres arachnéennes. L'espace d'un instant, j'ai éprouvé un sentiment d'espoir, d'optimisme, mais ce serait bien la dernière fois avant longtemps.

¿ Russia Road, les invités étaient rentrés chez eux. J'ai reconnu l'homme que Selina appelait Jack Silverman. Il était à l'entrée du n∞ 15, il introduisait sa clé dans la serrure pour ouvrir à sa femme et entrer à sa suite. C'était ma première vision des parents de Silver et mon premier aperçu de leur intérieur, du vestibule à la tapisserie sombre, du téléphone sur la table entre deux grands chandeliers, un tableau au mur. La porte d'entrée s'est refermée derrière eux. Au-dessus de la grande fenêtre en triptyque, nichée au milieu des moulures, la tête ceinte dans sa couronne de fleurs était celle d'un homme en turban. Au moment o˘ j'ouvrais le portail, un autre couple est sorti du 19. Ils ne m'ont pas remarquée. J'ai descendu l'escalier de fer, les cascades de lierre m'ont effleuré le visage et je suis rentrée chez la vieille Mme Fisherton.

La pièce de Max était tout en haut de la maison, au quatrième étage en ne comptant pas le sous-sol. Aller le voir ainsi, monter péniblement toutes ces marches à une heure fixée d'avance, c'était exactement comme d'être convoquée chez monsieur le directeur. Je pense que Selina et lui le savaient, et que cela n'était pas pour leur déplaire. Comme leurs convocations ultérieures, c'était leur récompense, le prix à payer en échange de leur appartement. Sans jamais avoir eu beaucoup l'occasion de les appliquer elle-même, ma mère était très à cheval sur certains principes d'éducation qui, dans le monde actuel, pouvaient parfois paraître absurdes à une personne sensée. L'une des attitudes qui avaient déteint sur moi, déteint car je ne peux pas dire qu'elle m'ait jamais rien enseigné, c'était de ne pas frapper aux portes. Il était l'heure, six heures et demie exactement, j'ai donc ouvert la porte de Max et je suis entrée.

Il était assis, de dos, devant son gros ordinateur connecté à une énorme imprimante, tous deux déjà démodés. Il ne travaillait pas dessus, il écrivait au stylo à plume. La pièce n'était qu'un fatras délirant de livres et de papiers, de volumes ouverts, renversés sur le bureau, sur les diverses petites tables, par terre. Des feuillets de manuscrits, des coupures de journaux et de magazines, des photocopies, certaines bien lisses, d'autres froissées, en équilibre instable sur des piles d'ouvrages ou coincées sur les dos des livres dans les rayonnages, couvraient le moindre espace libre. Tout était poussiéreux. Béryl m'avait prévenue qu'elle n'était jamais admise là, l'endroit était sacré, réservé aux élus.

Une corbeille aussi grosse qu'une poubelle débordait de papier. Les rideaux en velours vert de la fenêtre à laquelle Max faisait face étaient ouverts, probablement depuis son arrivée, dans la matinée.

L'un d'eux décrivait des méandres sur le rebord du bureau, l'autre était pris dans le dossier d'une chaise chargée de livres.

L'endroit sentait la poussière, le papier journal et les vieux ouvrages.

Comme un acteur jouant le rôle du directeur des études dans un film évoquant la vie scolaire au dix-neuvième siècle, il a continué d'écrire à

peu près deux minutes après mon entrée. Deux minutes, dans ces conditions, c'est long. Il n'a pas regardé derrière lui, n'a rien dit. Enfin, il a posé

son stylo, a parcouru ce qu'il avait écrit, a retourné la page sur son sousmain. Plutôt lentement, il a pivoté dans son fauteuil et m'a considérée en faisant la moue. Les yeux à fleur de tête comme ceux d'un king-charles, il avait les cheveux en désordre, ébouriffés, comme dressés sur le cr‚ne.

Peut-être les avait-il lavés le matin.

" Assieds-toi, Clodagh. "

Il y avait trois autres chaises dans la pièce, mais toutes servaient de support à des livres et des papiers, des chemises et des boîtes de dossiers. Je me suis saisie de la pile la plus petite, que j'ai posée par terre.

" Fais attention, s'il te plaît. Pas de gestes inconsidérés. J'ai une méthode de classement fragile et facile à bouleverser. "

Il présentait cela comme l'écosystème de je ne sais quels marais menacés.

J'ai cru qu'il plaisantait, mais pas la moindre ébauche de sourire n'est venue retoucher la profonde gravité de son visage. Il avait l'air plus lugubre et plus triste que jamais. quelque temps après, Selina m'a raconté

qu'il s'estimait injustement maltraité de n'avoir jamais reçu aucune distinction, non seulement ni pairie ni titre de chevalier, mais pas même un titre de membre de l'ordre de l'Empire britannique.

C'était cela, affirmait-elle, qui le poussait à écrire tous ces livres sur la décennie précédant la Première Guerre mondiale et le conflit proprement dit, dans l'espoir qu'au moins sa valeur et sa compétence soient reconnues.

" Alors, c'est demain que tu commences dans ton école ? "

La question ne me semblait pas réclamer d'autre réponse qu'un hochement de tête. J'ai opiné.

" Je ne connais pas bien ce genre d'établissement. Je n'ai jamais eu l'occasion d'être professeur invité dans ce genre d'endroits. qui, je l'avoue, dépassent plutôt mon entendement. "

¿ l'entendre, il aurait pu aussi bien s'agir d'un club de strip-tease, et non d'un établissement d'enseignement supérieur somme toute parfaitement respectable.

" D'après tes parents, par ton comportement criminel et sa conséquence inévitable, tu aurais de toi-même, et par un acte gratuit, g‚ché toutes tes chances de recevoir une éducation digne de ce nom. "

Je m'étais attendue à un cours magistral, mais pas à ça.

quand j'étais jeune - c'est-à-dire quand j'étais écolière -, Max était quelquefois venu passer le week-end, il m'avait aidée dans mes devoirs d'histoire, avant son mariage. Il m'avait semblé assez gentil. Je l'aimais plutôt bien. Lorsqu'il m'a tenu ces propos, j'ai cessé de le regarder pour baisser les yeux et considérer mes genoux.

" Mais maintenant que tu t'es inscrite à ce cursus mixte, dans cet établissement supérieur... (je pouvais entendre les guillemets encadrer les mots clés de son sermon) ... tu dois déployer tous les efforts possibles pour réussir. Il faut te racheter. Tu dois faire sentir à tes parents, à

Selina et à moi, que nos efforts à ton sujet n'ont pas été vains et que, petit à petit, tu vas être capable de remonter dans l'estime de tout le monde. "

Il a changé de sujet, reniflant avec un air soupçonneux.

" Aurais-tu fumé, Clodagh ? - Je fume une cigarette de temps à autre, ai-je reconnu.

- Oui, je sens. Vous, les fumeurs, vous croyez que votre manie n'a pas d'odeur, en quoi vous vous trompez. C'est déjà assez pénible chez un homme, mais venant d'une femme, c'est repoussant. Et tu es une femme, maintenant, tu le sais. Tu dois cesser. C'est co˚teux et c'est nocif. Inutile de te préciser, j'en suis bien certain, qu'en aucun cas tu ne dois fumer dans l'appartement de grand-mère Mabel. "

Donc c'était ainsi qu'on l'appelait, Mabel. Un nom étrange et démodé. Il me plaisait assez et, pour moi, le détail le plus important du sermon de Max, j'en ai peur, c'était le prénom de la vieille Mme Fisherton. Peu m'importaient la cigarette, la gratuité de mon geste, mes chances g‚chées, j'avais découvert comment s'appelait la vieille dame. J'ai souri à Max.

Ses traits se sont détendus. Pas tout à fait un sourire, mais on percevait comme un radoucissement.

" Dans quoi voudras-tu te lancer, une fois que tu auras obtenu ton, euh, ton diplôme, Clodagh ? As-tu une idée de ta carrière future ? "

Aucune, je n'y avais jamais réfléchi. quelque chose en rapport avec le commerce et la psychologie, voilà qui me semblait le plus indiqué. Mais je n'allais pas lui répondre ça.

J'avais besoin de trouver une réponse qui le mette en colère.

Sous certains aspects, j'étais sans aucun doute le prototype de l'adolescente rebelle et, maintenant que j'avais quitté mes parents, je projetais sur Max et Selina un nouveau couple parental. Peut-être mes quelques mois de traitement avec la psychologue m'avaient-ils enseigné que c'était tout à fait possible, et même assez courant. J'ai répondu la même chose que si papa m'avait posé cette question.

" J'aimerais être réparatrice de clochers et de cheminées. "

Le visage de nouveau fermé, les yeux ronds, Max a secoué la tête de droite à gauche.

" Je parlais sérieusement, Clodagh, tu ne l'ignores pas. Ne crois-tu pas que je mérite une réponse tout aussi sérieuse, au lieu de cette impolitesse d'écervelée? - Je ne sais pas, ai-je répondu. Pour tes deux questions, je veux dire. Je ne sais pas. "

Je me suis levée et je lui ai demandé sur le ton, je le savais fort bien, de quelqu'un de moitié plus jeune que mon ‚ge : " Je peux m'en aller, maintenant? "

Il a de nouveau secoué la tête, puis il a opiné du chef. Je suis redescendue un peu vidée, comme si je venais de commettre un geste effarant. Allaient-ils me jeter dehors ? Et si oui, o˘ irais-je? Une fois chez la vieille Mme Fisherton, la vieille Mabel Fisherton, j'ai enfreint la règle édictée par Max et j'ai allumé une cigarette. J'ai réfléchi à ma réponse à sa question " que feras-tu quand tu seras grande ? ", et à ce qui m'avait traversé l'esprit à cette minute. Bien s˚r que ce n'était pas une réponse sérieuse, et pas du tout réfléchie, j'aurais aussi bien pu lui sortir que je voulais devenir plombier ou chauffeur d'autobus. D'un autre côté, était-ce aussi peu sérieux que cela? Depuis le pylône - enfin, pas depuis, mais dernièrement -, je m'étais répété, à force de me confronter au souvenir de mon geste, que j'avais besoin de me racheter, et non seulement de me racheter, mais aussi de tirer quelque chose de positif de cette expérience. J'avais échoué, et Daniel était mort parce que moi, l'instigatrice, qui l'avait harcelé pour qu'il y aille, je ne savais rien des pylônes. quand j'avais répondu à Max " Je voudrais être réparatrice de clochers et de cheminées ", peut-être avais-je la sensation inconsciente que je le devais, que ma carrière devrait être d'escalader de grands immeubles et de les réparer, qu'úuvrer de manière constructive dans les hauteurs, c'était ce que je devais au monde, à la mémoire de Daniel et à

moi-même.

Au bout d'un petit moment, j'ai défait ma malle. Puis j'ai regardé dans le tiroir o˘ j'avais rangé le contenu de mes valises, et j'ai trouvé la photographie que j'avais de Daniel.

C'est une assez grande photo, un portrait de lui que sa mère avait fait prendre pour son seizième anniversaire. J'ai fouillé dans les vieux clichés encadrés de Mme Fisherton, j'en ai trouvé un de quatre personnages anonymes, deux hommes et deux femmes habillés à la mode de je ne sais quand, peut-être les années vingt, mais dans un cadre en argent de belle qualité.

J'en ai retiré les quatre inconnus et j'y ai mis Daniel à la place.

Cela lui allait bien, d'être encadré d'argent ciselé et cannelé, il avait l'air jeune et beau. J'ai fait ce que je n'avais jamais fait auparavant et que je n'ai plus jamais refait depuis mon départ de Russia Road, j'ai porté

le portrait à mes lèvres et j'ai baisé l'endroit du verre o˘ se trouvait la bouche de Daniel.

Avec encore au coin de l'úil quelques larmes contenues, je me suis demandé

quand je trouverais quelqu'un à qui confier mon chagrin.

La coÔncidence a voulu que, en sortant dans la cour intérieure pour grimper l'escalier et polluer l'agréable fraîcheur de l'air avec une autre cigarette, j'ai aperçu les parents de Silver qui chargeaient leur voiture pour retourner à la campagne. Ils étaient venus passer à Londres l'un de leurs rares week-ends - et pourtant j'ignorais encore tout de leur maison de campagne et de la rareté de leurs week-ends londoniens. Les jambes de Jack Silverman, couvertes d'épais poils blonds, presque de la fourrure, avaient été ma première vision de lui. ¿ présent, ses jambes étaient moulées dans un Jean, mais je dois reconnaître que je ne trouvais plus ça de son ‚ge. La mère de Silver était en jean elle aussi, le genre jean de créateur, j'imagine, et elle portait aussi, sur une très élégante veste en tweed, un carré (Hermès, je crois) avec un motif de cordes et de núuds.

Elle était aussi brune qu'il était blond, l'air d'une belle Juive (mais il l'était tout autant qu'elle), avec son nez aquilin et ses lèvres pleines.

Il est retourné dans la maison pour en ressortir avec deux autres valises qu'il a rangées dans le coffre, avant de le refermer. C'est Béryl qui m'a raconté qu'ils possédaient une maison de campagne, dans le Hertfordshire, qu'ils avaient achetée quand l'affaire de Jack Silverman s'était transplantée de Londres à St. Albans. Erica Silverman préférait franchement résider là-bas plutôt qu'à Russia Road, et ils passaient le moins de temps possible dans la capitale. Je les ai observés, elle s'est installée côté

passager et lui au volant, et ils se sont éloignés en direction de Sutherland Avenue et d'Edgware Road.

Je suis sortie dans le jardin côté rue (deux massifs de groseilliers, un rosier de NoÎl et deux ou trois chardons), et puis, je ne sais pas pourquoi, j'ai levé les yeux sur la maison qu'ils désertaient. Peut-être une prémonition ? Sur le moment, je n'ai rien ressenti de cet ordre. Je me suis figuré voir de la lumière à une fenêtre du tout dernier étage, à la lucarne d'une mansarde, mais ce n'était qu'un rayon de soleil oblique qui se reflétait sur la vitre. Autant que je sache, les Silverman avaient laissé derrière eux une maison vide.

Alors o˘ est la coÔncidence dans tout cela? Je vais vous le dire. J'avais souhaité trouver quelqu'un à qui raconter mon histoire, et durant tout ce temps, ce quelqu'un se trouvait làhaut. Il était là-haut, et avec sa propre histoire.

CE N'EST PLUS TROP mon genre d'embrasser des visages à travers le verre.

Mais je possède encore cette photographie de Daniel, toujours dans son cadre en argent, que j'ai emporté à mon départ de chez la vieille Mme Fisherton. J'ai d˚ le voler, j'imagine. Après tout, j'avais déjà dérobé la photographie. Après mon autorisation de sortie de l'hôpital, j'étais allée voir Mme Fleetwood, et là, sur la table, il y en avait plein d'autres, pareilles à celle-ci. En réalité, je devrais préciser que c'était la fois o˘ elle m'avait convoquée pour me signifier ce qu'elle pensait de moi, moi qui avais envoyé à la mort un garçon de seize ans, son fils unique. Elle pleurait tellement qu'elle était sortie de la pièce, et j'avais profité de cette brève absence pour lui subtiliser l'une de ces photos, je l'avais roulée et glissée sous mon blouson. La pauvre, elle aurait préféré déchirer tous ces tirages jusqu'au dernier plutôt que m'en donner un seul.

Ce portrait se trouve à présent dans notre salon, à côté d'un autre de papa et maman. Il devrait y en avoir un de mon mari, mais la seule et unique fois qu'il s'est fait prendre en photo, c'était le jour de notre mariage.

Notre photo de noces occupe une place de choix. Mais Daniel est là, lui aussi, et le seul homme qui pourrait se montrer jaloux de lui n'a rien contre sa présence. quand les gens me demandent qui est ce garçon au regard perçant et au sourire joyeux, je ne leur réponds pas, je leur explique en citant les paroles de la chanson d'Emmylou Harris qu'il s'agit simplement de quelqu'un avec qui j'ai passé un petit bout de temps.

Les journées, les semaines postérieures à cet entretien avec Max se sont brouillées dans mon souvenir. J'avais abandonné mon journal intime depuis belle lurette. Il s'était produit toutes sortes de choses, sans que je me souvienne dans quel ordre.

J'avais entamé mon année à l'Institut d'études supérieures de Grand Union dans un brouillard, tout ça me perturbait, mais au moins, au cours de mon trajet pour arriver là-bas, j'échappais au métro et aux passages souterrains et, pour les jours o˘ je n'avais pas envie de marcher jusqu'à

la gare de Paddington, j'avais découvert le bus. quant aux lieux eux-mêmes, à Grand Union, ce que j'étais censée y faire m'intéressait si peu, et j'étais dans une telle incapacité de m'y repérer, que j'avais passé des semaines entières pour ainsi dire dans un état second. Les b‚timents se situant de part et d'autre d'une rue assez passante, beaucoup de salles n'étaient accessibles qu'au moyen d'une passerelle et oui, bien entendu, d'un passage souterrain. Je ne l'empruntais jamais, mais d'un pas lourd je montais l'escalier de la passerelle, j'arrivais en retard à mes cours, parfois je me perdais pour de bon. Je n'adressais pour ainsi dire la parole à personne et, au bout d'un certain temps, les gens se sont lassés de m'aborder. Dès ce premier trimestre, j'ai manqué des cours, j'ai séché, ou je n'ai même pas pris la peine de me déranger. Beaucoup de gens sont sujets à de mauvais rêves précisément liés à ce genre de situation, ils se retrouvent de nouveau à l'école ou à la faculté sans avoir assisté à un seul cours, sans avoir rédigé un seul devoir, sans avoir pris la moindre note, avec des contrôles, des partiels ou des examens de fin d'études qui se profilent à l'horizon et, possédant à peine les bases de leur sujet, soit ils battent en retraite, soit ils s'enfuient, en proie à la panique.

Mais ce n'est qu'un rêve, il suffit de se réveiller. Or, pour moi, ce rêve, c'était la vraie vie.

Je n'en avais fait part à personne. Max aurait pu m'aider, mais il était le dernier interlocuteur à qui je me serais confiée.

Un dimanche soir, alors que j'étais sur le point d'aller téléphoner à ma mère, je l'ai croisé qui sortait du salon de réception.

Il s'est arrêté et m'a demandé comment avançaient mes études à Grand Union, du ton qu'emploient certaines personnes pour demander aux enfants comment ça marche à l'école. Je lui ai répondu que tout allait bien et il n'a rien ajouté, se contentant d'une moue et d'un froncement de sourcils, ce qui lui donnait l'air d'un pékinois en colère.

J'étais désespérément seule. Alors, j'ai commencé à m'entretenir avec la vieille Mme Fisherton. Je ne dis pas que je crois aux fantômes ou que j'y ai jamais cru, je n'ai jamais vraiment cru en sa présence, mais il y a des individus à qui nous nous adressons en pensée, des personnes aimées, en général, et dont nous ne recevons pas plus de réponses que je n'en ai reçu de Mme Fisherton. Je lui ai raconté l'Institut d'études supérieures de Grand Union, que c'était terrible, et il m'est arrivé de lui demander ce que j'allais devenir si je ne travaillais pas, si je n'obtenais pas de diplôme, en ajoutant que je n'aurais aucun autre recours que celui de retourner chez mes parents, dans le Suffolk. Je ne pouvais m'adresser à

Daniel dans son cadre en argent, car étrangement il me paraissait plus mort qu'elle, peut-être à cause de ma culpabilité toujours vivace.

Un matin o˘ j'aurais d˚ assister à un cours et à un exposé sur le marketing, o˘, à la place, j'étais restée au lit à observer le fragment de ciel p‚le au-dessus du mur, quelque chose a fait cliqueter les cintres dans la penderie et, quand je me suis retournée, j'ai vu une petite vieille debout sur le seuil de la porte. Je n'ai pas crié, j'étais paralysée de terreur. Il n'est pas nécessaire de croire aux fantômes pour en voir un.

L'apparition d'un spectre serait un miracle, et les lois de la nature s'en trouveraient chamboulées. Je me suis dit que, à force de bavarder avec elle, je l'avais fait revenir. Comme un médium, j'avais provoqué son apparition.

" Désolée de cette intrusion, mon cúur, s'est-elle excusée.

Mais c'est la matinée o˘ je m'occupe du ménage, par ici. "

Les fantômes n'existaient pas, bien s˚r que non, et la vieille Mme Fisherton était morte et enterrée, naturellement. Je me suis levée, je lui ai demandé cinq minutes pour m'habiller.

J'allais me préparer et lui faire une tasse de thé. Elle se prénommait Béryl, et je ne lui ai jamais connu d'autre nom, même si, bien entendu, quand par la suite elle m'a offert un foyer et s'est occupée de moi, j'ai su qu'elle s'appelait Mme Collet. Aujourd'hui encore, elle demeure l'une de mes meilleures amies.

La vieille Mme Fisherton était morte à plus de quatre-vingtdix ans, mais Béryl, elle, n'était pas vraiment ‚gée, même si à l'époque j'avais eu l'impression du contraire. J'imagine qu'elle n'avait pas encore la soixantaine. Elle portait un pantalon, qu'elle appelait son falzar, et des pulls de couleurs vives.

Le visage était celui d'une vieille, le cheveu fin et gris, mais la silhouette celle d'une jeune fille, ce qu'elle attribuait, je l'ai su ultérieurement, au fait de n'avoir jamais ni pris ni perdu de poids. Elle considérait la nourriture comme l'une des nuisances de l'existence et mangeait peu, ne se nourrissant que pour vivre. Elle ne s'est montrée nullement surprise de ma présence, et surtout de ma présence au lit à dix heures et demie du matin. C'était l'idée qu'elle se faisait des " jeunes ", en ayant mis plusieurs au monde.

" Odeur agréable, a-t-elle commenté tandis que nous prenions le thé. J'aime bien qu'un endroit sente la cigarette, cela me rappelle mon défunt mari.

Moi, je ne fume pas, et les deux que je garde encore avec moi à la maison non plus. J'ai essayé, remarquez, mais ça ne me réussissait pas. "

Elle a humé l'air avec une expression de gratitude.

" Ne vous faites pas prendre par le professeur. "

C'était Max qu'elle appelait toujours " le professeur ". Probablement à sa demande, ou à celle de Selina.

" Dès qu'on touche au tabac, il s'emballe, un vrai fanatique.

- Je sais, ai-je répondu. Il m'a précisé qu'ici, je ne devais pas fumer.

- Il faut que jeunesse se passe, et c'est aussi vrai pour les filles, comme je dis toujours. "

C'est peut-être cette fois-là, ou lors de sa visite suivante, qu'elle a remarqué la faiblesse des éclairages.

" Pas très gai, ici, non, mon cúur ? Tu vas t'abîmer les yeux à force de lire tes livres de classe. "

Je les consultais rarement, ce que je n'allais pas lui avouer.

Je lui ai demandé comment je pouvais arranger ces lumières et elle m'a considérée d'un air méfiant, comme on regarde une personne qui gesticule ou qui parle toute seule dans la rue.

" Il te faut des ampoules plus fortes, non ? Du cent watts, pas du quarante. «a va t'occasionner une dépense, mais ça en vaut la peine, j'estime. "

Je pourrais en trouver au coin de la rue, m'a-t-elle précisé, dans un magasin qui portait un drôle de nom, mais que tout le monde appelait "

Superglu " - une dénomination dont l'initiative devenait provenir de Béryl, à l'origine, j'imagine -, et j'y suis allée le jour même. Elle m'a montré

comment les fixer sur les douilles. Il y a de ça deux mois, je lui ai témoigné ma gratitude (pour cela et mille et un autres motifs) en refaisant l'électricité de son appartement qu'elle venait de racheter à la municipalité. Dans celui de la vieille Mme Fisherton, les ampoules de cent watts ont fait une grosse différence, et j'avais beau m'y sentir encore enfermée et oppressée, le côté étouffant des lieux et la sensation que le plafond me descendait dessus et qu'il allait m'écraser étaient moins présents.

Béryl habitait dans une tour sur Harrow Road, avec un fils et une fille.

Rien ne pourrait les convaincre de se mettre à fumer, ni l'un ni l'autre, car, comme à leur mère, cela ne leur réussissait guère. Son fils était électricien et sa fille vendait des cosmétiques dans une boutique d'Oxford Street. Béryl s'était creusé son trou dans Russia Road, en s'occupant du ménage chez Max et Selina et chez les voisins des numéros 13, 15 et 17.

" Ces Silverman, m'expliqua-t-elle, ils ne viennent que le week-end, et encore, pas beaucoup de week-ends dans l'année. L'endroit est un vrai palais, jamais la moindre trace de doigt, je ne sais pas pourquoi ils le gardent, franchement. "

Je lui ai demandé o˘ ils habitaient à la campagne et elle me l'a expliqué.

Entendait-elle par là que le numéro 15 était presque toujours inoccupé ? "

Mis à part le tout dernier étage, mon cúur. Leur fils vit là-haut, lui et je ne sais qui encore. Si tu me poses la question, à mon avis, ils sont une demi-douzaine. Dès l'arrivée de papa et maman, il se débarrasse d'eux, ou alors peut-être bien qu'il les cache sous les lits, mais ça se présente une fois tous les trente-six du mois. "

Les gens du 17 et du 13 étaient moins intéressants, le couple de la porte à

côté, c'était un vieux médecin et son épouse, tandis que le 13 était séparé

en deux appartements, dont Béryl voyait rarement les occupants, car ils étaient sortis toute la journée et elle détenait les clés. Avec un joli mépris de la très " politiquement correcte " défense des minorités, elle avait baptisé l'un de ces couples " les Indiens, mais alors vraiment très foncés ". Les autres n'avaient pour ainsi dire aucun mobilier, rien que des matelas par terre et des chaises en acier.

C'était peut-être du minimalisme (ce mot n'était pas de Béryl), ou peut-

être n'avaient-ils pas les moyens de se procurer mieux.

Lors de ma sortie suivante, probablement ce même aprèsmidi, je suis allée me poster de l'autre côté de la rue, et j'ai regardé au-delà des moulures à

motifs floraux et de l'homme au turban, au dernier étage du 15. Trois croisées étaient encastrées dans la partie mansardée du toit, logées à

l'intérieur de lucarnes en forme de hottes, comme dans toutes les autres maisons de la rangée. On était en novembre et toutes les fenêtres étaient fermées, mais celle du milieu l'avait été avec négligence, un coin de voilage était resté pris entre le battant et le ch‚ssis. Il battait dans le vent, telle une loque diaphane et grise. C'était la fenêtre o˘ s'était reflété un rayon de soleil couchant, l'autre soir, quand j'avais suivi le départ en voiture de Jack et Erica Silverman. Je me suis demandé ce que Béryl avait voulu dire en parlant de cette " demi-douzaine " de personnages qui vivraient là-haut dans l'appartement du dernier étage, mais, quand je l'avais interrogée, elle m'avait répondu, comme souvent à mes questions : "

Je ne sais pas, mon cúur.

Je t'ai raconté tout ce que je savais et maintenant tu en sais autant que moi. "

Certains jours, au lieu de me rendre à Grand Union, je partais pour de longues promenades, en particulier quand mes nouveaux éclairages me semblaient impuissants à dissiper la sensation oppressante de ce plafond qui paraissait en permanence sur le point de m'enfoncer le cr‚ne. Dans ces moments- là, j'avais besoin de sortir un moment. Je traversais Maida Vale jusqu'à Kilburn et je restais en arrêt devant St. Augustine, une vraie cathédrale, sa haute flèche visible à des kilomètres. Comme j'aurais aimé

l'escalader, cette flèche ! Je suis passée par St. John's Wood, Primrose Hill et Camden Town, sans cesser de lever les yeux vers les toits, puis j'ai longé le canal, de Camden Lock à Portobello Road, étant un peu obligée, bien s˚r (mais nullement à contrecúur), d'emprunter la rue à

hauteur du tunnel de Maida Hill. J'admirais l'église gothique élancée des Holy Catholic Apostolics sur Maida Avenue, et St. Mary Magdalene à

Woodchester Square, avec encore une autre flèche possible à escalader et des tours d'habitation qui se dressaient tout autour. Je crois que, un jour ou l'autre, j'aurais fini par grimper au sommet d'une de ces flèches si je n'avais pas rencontré Silver.

Je me promenais le jour, mais avec l'arrivée de l'hiver, la soirée commençant de plus en plus tôt, j'étais souvent dehors après la tombée de la nuit. Les rues éclairées et la lueur mordorée des lampes derrière ces fenêtres, bien au chaud, ont de quoi donner des envies de compagnie, d'avoir quelqu'un avec qui s'asseoir quelque part dans les restaurants, les pubs et les cafés. La boîte de nuit, alpha et oméga de l'existence pour les jeunes, commençait alors tout juste à devenir à la mode, mais des endroits o˘ se réunissent les adolescents et les jeunes de vingt ans, ça ne manque jamais.

Les jeunes, en l'occurrence, étaient à Grand Union. En fait, hormis quelques étudiants d'‚ge adulte repassant un diplôme à mi-carrière, il n'y avait là que des jeunes. Mais moi, j'avais pris l'habitude d'aller assister à un cours ou à un séminaire et, dès que c'était fini, je sortais me promener. Nous étions censés prendre part aux séances du groupe de marketing, mais personne ne me demandait jamais rien, ni de répondre à un questionnaire ni de rédiger un mémoire. Je faisais de moins en moins souvent le détour, et je me suis à peine aperçue que le trimestre touchait à sa fin. Cela faisait deux semaines qu'on ne m'avait pas vue à l'Institut d'études supérieures de Grand Union.

Il s'écoulait des journées entières sans que j'adresse la parole à

quiconque. J'attendais les jours o˘ Béryl venait, rien que pour entendre le son d'une voix me parler, à moi et à personne d'autre. ¿ l'approche de l'hiver, je sortais moins me promener. Il pleuvait tout le temps et il faisait froid. Au 19, Russia Road, dans l'appartement, comme dans tout le reste de la maison, on avait très chaud. Il faisait sombre jusque tard dans la matinée, et presque tout l'après-midi. Je m'adressais à la vieille Mme Fisherton, je lui demandais comment elle avait supporté ça, de vivre ici, en bas, durant toutes ces années. Elle ne me répondait jamais, sinon je sais que je serais devenue folle, non, c'était moi qui formulais les questions et les réponses. Et je me répondais qu'elle se sentait vieille et fatiguée, que marcher n'était guère commode, et monter les marches encore moins, qu'elle aimait rester bien tranquillement au chaud, qu'elle appréciait le confort de cet endroit. En plus, son Max bien-aimé descendait régulièrement lui causer, quelquefois le soir il s'asseyait avec elle et il leur arrivait même de regarder Streetwise ensemble à la télévision en noir et blanc.

Des semaines ont passé sans que je les voie, ni lui ni Selina.

En fait, quand il ne pleuvait pas, et parfois même sous la pluie, il partait courir, boucler le tour de Régent's Park à huit heures du matin.

¿ l'heure de son retour, je n'étais presque jamais levée, mais à une ou deux reprises, en montant mon sac-poubelle par l'escalier en fer, je l'ai aperçu qui trottait dans Russia Road avant de tourner pour franchir le portail de la maison.

quand Selina s'absentait pour une journée de tournage, une voiture avec chauffeur venait la prendre encore plus tôt, et donc je ne la croisais que le dimanche soir, quand je montais téléphoner à mes parents, et encore, pas à chaque fois. Elle me gratifiait alors de son petit sourire pincé, avant que sa bouche ne recompose bien vite sa moue en forme de cúur, et elle me questionnait : " «a ne va pas durer trop longtemps, ton coup de fil, au moins, darling? "

Si j'avais fait ce que l'on attendait de moi, me concentrer sur mes études et mon programme scolaire, si je m'étais fait des amis parmi mes camarades, j'aurais pu considérer le 19, Russia Road pour ce que c'était, un logement, et Max et Selina mes propriétaires. Par conséquent, tout cela était ma faute, mais le savoir n'adoucissait en rien ma solitude. Hormis Béryl, il y avait une personne, et une seule, qui prenait contact avec moi et que je voyais de temps en temps. Il s'appelait Guy Wharton, c'était notre voisin, dans le Suffolk. Enfin, il habitait, ou plutôt ses parents, dans une maison située en face de chez nous, de l'autre côté de la rivière, et quand il ne s'y trouvait pas, il occupait un appartement à Londres dont il était propriétaire, dans South Kensington. J'étais chez la vieille Mme Fisherton depuis à peu près deux mois quand il m'a écrit. Toute personne souhaitant me contacter devait m'écrire, puisqu'il était impossible de me téléphoner.

Ce n'était pas la première lettre que je recevais de lui. Il m'avait écrit à l'hôpital, après le pylône, et puis de nouveau quand j'étais rentrée à la maison pour traverser cette longue et lamentable période de dépression. Et il était venu me voir, bien entendu. Guy était la seule personne qui ne me jugeait pas responsable de ce qui s'était passé, qui ne me faisait pas la leçon et ne me demandait pas sans arrêt : pourquoi, pourquoi, pourquoi? Il n'en parlait jamais, absolument jamais, à moins que je n'évoque le sujet.

quand c'était le cas, il s'arrangeait pour suggérer que cette aventure qui avait viré au désastre n'était qu'un épisode malheureux de mon existence, d'o˘ j'avais eu la chance de sortir indemne, du moins physiquement, et que je n'étais pour rien dans la mort de Daniel, car c'était sa faute à lui.

Disons que je n'ai jamais osé adopter cette interprétation.

Si je refusais d'en assumer toute la responsabilité, j'avais le sentiment étrange, la superstition, qu'il allait mourir une seconde fois, et en me le reprochant. Mais il était réconfortant d'entendre ces propos de la bouche de Guy, il était le seul à me parler de la sorte. Et puis c'était bon d'avoir un ami qui me traitait comme un être humain normal et pas comme un monstre.

La lettre que j'ai reçue en novembre me posait toutes sortes de questions : est-ce que je m'acclimatais? est-ce que je me portais bien? le cours me plaisait-il? Guy était plus ‚gé que moi, il avait à peu près l'‚ge que j'ai maintenant, et il avait déjà dépassé ce stade de l'existence o˘ les gens ne se préoccupent guère de prendre des nouvelles d'autrui, de remarquer que l'autre a bonne mine ou, en l'occurrence, de s'inquiéter de savoir s'il s'acclimate à sa nouvelle vie. En somme, Guy était devenu un adulte. Nulle part dans sa lettre, il ne me demandait de sortir avec lui, je n'étais jamais sortie nulle part avec lui, mais il me rappelait que je savais o˘ le trouver en cas de besoin et me priait de lui passer un coup de fil, un jour.

Pouvait-il avoir mon numéro? Ce serait sympathique de se retrouver avant NoÎl.

Ma mère aimait beaucoup Guy. Elle éprouvait envers lui cette forme particulière de respect que les femmes dans sa situation - c'est-à-dire habitant une maison, sorte de pavillon de banlieue aux abords d'un village, avec un mari travailleur indépendant, mais gagnant mal sa vie, elle-même sans profession, et sans aucun statut dans sa région - témoignent à l'égard d'un jeune homme qu'elles ont connu enfant, qui a de l'éducation et du bien, un futur propriétaire foncier par héritage. Guy était tout cela.

C'était aussi un homme qui aurait tenté de sauver la vie de Daniel s'il avait été en position de le tenter, et qui pouvait se vanter d'avoir sauvé

la mienne. En tout cas, je ne sais si j'aurais agi comme je l'avais fait s'il n'était pas apparu dans le champ en venant de la rivière, à l'instant crucial.

S'il était arrivé dix minutes plus tard (et il s'en était fallu de peu), je ne serais pas en train d'écrire cette histoire.

MON PREMIER OBJET d'escalade, ce fut un arbre. Les ormes sont parfaits pour ça, m'avait expliqué un vieillard de notre village, ils offrent des prises, des branches et des pousses à intervalles réguliers tout le long du tronc et jusqu'au faîte.

Mais les ormes ont commencé de mourir avant ma naissance, et quand j'ai eu dix ans, la graphiose les avait tous tués. Le premier arbre auquel j'ai grimpé était un chêne, et ensuite est venu le tour des marronniers, des tilleuls et encore des chênes.

Les frênes sont difficiles à escalader parce que, à l'inverse de l'orme, ils n'ont ni petites branches ni pousses sur leur tronc.

Il en va de même des hêtres et des platanes que j'avais baptisés, lors de ma première visite à Londres, les " arbres camouflage ".

quand j'ai escaladé mon premier pylône, j'avais à peu près douze ans.

Pour cette fois-là, je ne suis pas montée bien haut, seulement à la première traverse. La clôture dressée en surplomb m'en a découragée.

C'était avant que je ne me déplace en permanence munie d'une paire de cisailles. Je m'étais juchée sur la barre et j'avais lu le petit écriteau rectangulaire sur lequel était imprimé en noir sur fond jaune : ACC»S

INTERDIT.

DANGER DE MORT. ¿ douze ans, vous ne croyez pas à la mort, ou alors vous l'imaginez réservée aux vieux, pas à vous et à vos amis.

Mais j'y songe, tout à coup, vous avez sans aucun doute déjà vu des pylônes, probablement sans jamais les avoir examinés de trop près. Vous trouvez peut-être que ce sont des horreurs. Presque tout le monde est de cet avis, et beaucoup de gens sont passés experts dans l'art de les "

ignorer ", en d'autres termes de faire comme s'ils n'étaient pas là. Je vais donc en décrire un exemplaire typique et, en abusant de votre indulgence, vous raconter un peu leur histoire et t‚cher de ne pas me montrer trop technique. Car il est vrai que je suis électricienne, après tout.

En Angleterre, les pylônes sont apparus avec la construction des lignes à

haute tension, à la fin des années vingt et au début des années trente, mais, étant reliés à un réseau de cent trente-deux mille volts, ils étaient bien plus petits que ceux d'aujourd'hui. Je me les imagine pareils à ceux que Stephen Spender décrit dans le seul autre poème que je connaisse (nous devions l'apprendre à l'école) : Sur ces petites collines à présent, ils ont coulé le béton qui trace la piste du c‚ble noir; Pylônes, ces piliers Dénudés comme des filles, géantes et nues, qui n'ont plus de secret.

Nos modernes pylônes n'ont pas l'air de jeunes filles nues, et je doute qu'ils aient jamais eu cette allure. Ils ressemblent à des insectes, et pas n'importe lesquels, des cigales ou des criquets.

" Un insecte, ça possède six pattes, disait Daniel, comme un pylône. C'est une sauterelle qui bondit à travers champs. "

¿ strictement parler, les pylônes sont équipés de six " bras ", avec des isolateurs suspendus à leurs extrémités qui se balancent et supportent les conducteurs, et en effet ils sont là, dressés, on les dirait prêts à bondir à pas de géants. Les isolateurs qui pendent ressemblent aux griffes d'une créature, et la petite tête du pylône, elle aussi, rappelle celle d'un insecte.

Aux yeux de certains, ils sont monstrueux, mais pas pour moi.

J'ai adoré les pylônes. Je les ai aimés davantage que les arbres ou les clochers ou que n'importe quoi de très haut, j'aimais cette force en eux, leur puissance électrique et leur danger.

Leurs fondations peuvent plonger à trois mètres sous terre, elles sont en béton, et les pylônes, eux, sont en métal, un treillage de barres d'acier largement espacé à la base et qui se termine en pointe, la forme de la tour Eiffel. Les plus grands, qui transportent quatre cent mille volts, mesurent plus de cinquante mètres de hauteur. La ligne qui traverse à grandes enjambées le champ en face de chez nous a été installée à la fin des années cinquante pour acheminer le courant électrique de la centrale nucléaire de Sizewell - visible, justement, je l'ai découvert plus tard, depuis la maison de campagne des Silverman - vers la côte est, dans l'Essex et le Hertfordshire.

Ceux-là, ce sont les grands pylônes, qui supportent le voltage maximal.

Pour les implanter à cet endroit, l'entreprise nationale a versé au propriétaire de ce champ une belle somme d'argent, et on raconte qu'il l'a mise à profit pour quitter sa femme et élire domicile avec un homme dont il était amoureux depuis des années.

Le courant électrique est acheminé par les c‚bles, ou les conducteurs, accrochés au-dessous du pylône, en formation quadruple ou couplée - à

savoir deux ou quatre c‚bles suspendus à chaque bras et séparés par des écarteurs disposés à intervalles réguliers sur la distance entre chaque pylône. Les céramiques ou les disques de verre suspendus à chaque bras, ce sont les isolateurs, qui empêchent le courant de circuler dans le reste du pylône et dans la terre. Tout cela, maintenant, je le sais, mais sur le moment je l'ignorais. J'avais à peu près quatorze ans quand j'ai lu un livre sur la formation des électriciens qui s'occupent des lignes sous tension. Cela paraissait facile, apparemment, il suffisait d'être assez prudent. On rapportait dans ce livre une anecdote sur un homme, un pionnier du travail sur les lignes de transport d'énergie, que l'on avait hissé

jusqu'aux c‚bles dans une cage grillagée. La cage, vous allez voir, tout est là. Il s'était penché au-dehors et il avait allumé son cigare gr‚ce au courant. S'il y était arrivé, j'y arriverais aussi. L'ennui, m'étais-je dit en plaisantant, c'était que je ne fumais pas. Je me suis mise à fumer l'année suivante.

Presque tous les pylônes sont entourés de clôtures, qui se dressent à peu près à hauteur d'homme, pour empêcher les gens d'y grimper. Certaines forment une sorte de radeau, un entrelacs de fils de fer barbelés, et d'autres sont plutôt comme un volant autour de chaque pilier. Daniel les voyait comme des porte-jarretelles en fil de fer barbelé sur les jambes du pylône, preuve qu'il s'agissait bien de la jeune fille du poème, mais j'ignorais o˘ il avait eu l'occasion de voir de vrais portejarretelles. Les clôtures n'arrêteraient pas celui qui avait vraiment l'intention d'y grimper.

Les plus gros pylônes sont équipés de quatre traverses, renforcées de montants en croisillons. Au-dessus, et jusqu'au sommet, ce n'est plus qu'un treillis métallique, triangulaire ou en forme de pentaèdre. Les six bras sont plantés entre la mihauteur de ce treillage et le sommet. quand j'ai rencontré Daniel, j'avais déjà escaladé tous les pylônes du champ jusqu'aux bras inférieurs, soit en coupant le fil de fer barbelé avec des cisailles, soit, par la suite, une fois plus aguerrie, en grimpant par l'intérieur de la clôture. ¿ plusieurs reprises, j'avais vu les ingénieurs du réseau national arriver dans leur camionnette blanche et réparer les clôtures que j'avais endommagées. Papa et maman disaient ne pas comprendre pareil vandalisme, se demandaient quel genre d'individu pouvait avoir envie d'abîmer une clôture de pylône, ce ne pouvait être que par volonté de destruction, le geste irréfléchi, gratuit, d'un quelconque imbécile qui prenait ainsi sa revanche sur la société. ¿ ma connaissance, personne n'a jamais su que c'était moi, personne ne m'a jamais vue sur ces pylônes. Le fait est qu'en général les gens ne les voient même pas, inconsciemment ils se sont habitués à ne pas les voir, car presque tout le monde les trouve aussi monstrueux que dans la description de Spengler, défigurant, profanant le paysage. Il semblait donc, en montant dessus, que je devenais aussi invisible que la tour d'acier que j'escaladais.

Daniel était à l'école avec moi, à la grande école, une sorte d'établissement d'enseignement secondaire que je fréquentais depuis l'‚ge de onze ans. Il était arrivé là à treize ans, quand ses parents avaient quitté l'endroit o˘ ils habitaient, du côté de Norfolk. Il était plus jeune que moi, sans l'énorme différence d'‚ge que les gens nous avaient inventée après sa mort.

J'avais eu dix-sept ans en février, et il aurait fêté son dixseptième anniversaire en novembre s'il avait survécu. C'est en octobre que nous sommes montés sur le pylône.

En Angleterre, à seize ans, on a le droit de rouler à moto.

Daniel et moi, nous avons sillonné toute la périphérie de Londres et les comtés de l'agglomération londonienne sur sa Motoguzzi. Nos parents n'appréciaient guère cette moto. M. et Mme Fleetwood répétaient sans arrêt qu'ils auraient mieux fait de la lui interdire tout de suite, car maintenant il était trop tard. Chaque fois que je faisais une sortie sur cette machine, mes parents m'avertissaient que c'était la dernière, papa allait y mettre le holà, il fallait que ça cesse. Tous, ils nous prévenaient, nous rab‚chaient que sur cette moto nous allions nous tuer, quand ils étaient jeunes c'était une chose, mais maintenant, il y avait trop de monde sur les routes, et surtout trop de poids lourds pour que la moto soit encore un engin s˚r. Nous allions nous tuer et ce n'était pas juste de leur causer tant de soucis. quelle ironie, n'est-ce pas? Jamais nous n'avons connu le moindre accrochage en moto, jamais aucun accident, même pas frôlé la collision. C'est sur le pylône que le malheur est arrivé.

Cet été-là, nous avions fait l'amour dans les champs. Parfois, quand ses parents ou les miens étaient sortis, nous avions la chance de trouver un lit. De telles occasions se présentaient très rarement. Je connaissais une fille dont les parents avaient autorisé le petit ami à rester dormir dans la même chambre qu'elle, dans le même lit. J'en avais parlé chez moi, j'avais raconté ça à maman et elle en avait touché deux mots à papa.

quelque part au fond de moi-même, je savais qu'à la maison ce ne serait jamais permis, mais il n'empêche, ce n'était pas un mal de les tenir au courant, d'ouvrir la voie, de préparer le terrain. Je ne m'attendais certes pas à ce qu'ils nous considèrent désormais comme des amants, mais dans les temps à venir, d'ici un an ou deux, peut-être... Je m'imaginais, naturellement, qu'il y aurait des temps à venir.

L'attitude de cette fille à qui ses parents avaient permis de partager un lit avec son petit ami les avait énormément choqués. Maman et papa avaient vécu leur jeunesse dans les années soixante, et nous avions toujours entendu raconter que c'était le temps de la licence et de la promiscuité, la révolution sexuelle. Si c'était le cas, ils étaient passés à côté. Ou alors c'était loin, et ils avaient oublié. J'ai également remarqué qu'une attitude jugée acceptable par des parents du temps de leur jeunesse ne l'était plus pour leurs enfants. Ce qui vaut pour les grands ne vaut pas pour les petits. quand je leur ai parlé de Daniel et moi, quand je leur ai confié que nous nous aimions et que nous étions amants, il était déjà mort, et je ne pense pas qu'ils m'aient crue. Pour eux, il valait mieux ne jamais ajouter foi à ce que je leur racontais, puisque j'étais une irresponsable.

Et pourtant, oui, nous nous aimions. Nous étions amoureux, autant qu'eux au début de leur mariage. Ils estimaient que notre amour n'aurait pas duré, et c'était probablement vrai. Et le leur, durait-il encore? Je n'en percevais plus aucun signe. Mais au fond, que sais-je, si ce n'est que je l'ai envoyé

à la mort? En effet. Il ne sert pas à grand-chose d'ajouter que cela n'avait rien d'intentionnel. Je pouvais tout à fait lire ces mots imprimés en noir sur cet écriteau jaune : DANGER DE MORT.

J'avais escaladé tous les pylônes de ce champ - et je m'étais toujours arrêtée avant le premier bras qui porte les conducteurs. Alors, pourquoi?

Parce que je l'aimais. Parce qu'il m'aimait et désirait que je l'admire plus encore que je ne l'admirais. Spiderwoman, comme il m'appelait. quand il me regardait grimper, il me lançait : " Je t'aime drôlement, Spiderwoman. "

Le texte que j'ai écrit à ce propos débutait par ces mots : Arpentant le champ o˘ Daniel et Clodagh sont couchés, marchant en couples, à grandes enjambées, la procession des pylônes supportait son lourd chargement de c

‚bles noirs. Elle traversait la terre, vert clair et gris-brun, la petite rivière avec sa double lisière d'aulnes, elle remontait de l'autre côté, une grappe de maisons blanches se nichait là, une route blanche serpentait et disparaissait derrière le sommet de la colline...

Plutôt médiocre, non ? Cela ressemble vraiment trop à une rédaction prometteuse de classe de première. Une psychothérapeute saurait peut-être s'en contenter, mais certainement pas la femme que je suis devenue, ni vous non plus d'ailleurs. ¿ mon avis, sous ces descriptions de prés verts et de maisons nichées, ce sont mes sentiments véritables, ma douleur et mes remords que je dissimulais. La réalité était tout autre. La voici.

Il voulait monter en haut du pylône. Je ne l'ai pas mis au défi d'y grimper, je ne lui ai pas demandé de me prouver je ne sais quoi en l'escaladant, et je ne lui ai pas raconté non plus, comme certaines filles, j'imagine, que s'il montait tout là-haut je saurais s'il m'aimait vraiment.

Mais je lui ai rapporté, oui, l'histoire de l'homme allumant son cigare à

la ligne sous tension, et après l'avoir entendue il mourait d'envie d'essayer, sauf que dans son cas ce serait une cigarette.

" Je pourrais l'allumer au conducteur à mi-hauteur, m'avaitil expliqué, et la fumer tout en haut.

- Je vais monter derrière toi. "

Cela a provoqué chez lui un vague frisson, ai-je écrit. Ce n'était pas seulement qu'il aurait préféré qu'elle l'attende en bas, les yeux levés, pour le voir allumer sa cigarette au contact du conducteur, mais c'était que, pour la première fois, il se sentait responsable d'elle. Elle lui avait déclaré qu'elle l'aimait et cela, étrangement, l'obligeait à veiller sur elle et faisait de lui son protecteur.

Vraiment? Ou alors était-ce simplement que je me défaussais ? Le soleil venait à peine de disparaître. Il croyait n'avoir jamais vu un ciel rouge pareil, à présent les nuages étaient pourpres, les grands espaces limpides et bleus avaient viré au feu et à l'or.

" On ferait bien d'attaquer avant qu'il n'y ait plus de lumière ", a-t-il dit.

Il a posé la main droite sur l'une des diagonales d'acier.

C'était la toute première fois qu'il touchait un pylône. Il s'attendait à

le trouver chaud, mais il était froid. Une fois encore, il a levé les yeux.

" Il y a des appuis pour les pieds. "

Les degrés. Ils saillent à angle droit de l'un des quatre piliers, espacés d'une quinzaine de centimètres, et à quoi peuvent-ils servir, sinon à

faciliter l'ascension du pylône. Je ne me souviens pas si Daniel a réellement parlé des appuis et de commencer avant la tombée du jour, mais je sais qu'à ce moment-là il a dit : " Tu vois, qu'il y a des gens qui montent.

Ils s'aident avec ces appuis, c'est comme de monter à une échelle. "

J'aurais d˚ lui expliquer, car je le savais fort bien, qu'ils ne montaient qu'une fois le courant coupé. Je me suis tue. Je ne lui ai pas rappelé que l'homme de l'anecdote à la cigarette se trouvait dans une cage, et non debout sur le pylône. Les pylônes se dressent dans les champs, droits, forts et propres, l'air inoffensif. Vous vous dites, si seulement cette idée vous vient à l'esprit, que, s'ils étaient vraiment dangereux, on n'autoriserait pas leur présence à cet endroit, les gouvernements ne le toléreraient pas. Daniel et moi, nous serions tout à fait en sécurité, pourvu que nous soyons prudents. Une fois redescendus, nous aurions prouvé

que c'était tout à fait sans danger et que les gens qui avaient placardé

ces avertissements s'étaient montrés, eux, d'une prudence excessive. Je lui ai tendu les cisailles.

" Tu as tes cigarettes ? lui ai-je demandé.

- Dans ma poche. "

Je vais cesser de citer ce passage que j'ai écrit. Il attribue à Daniel des pensées et des sensations dont je ne sais absolument pas si elles ont été

les siennes. Par exemple, j'ignore complètement si, en escaladant le pylône, il croyait me prouver son amour ou se prouver à lui-même qu'il n'avait pas peur. Peut-être, ou peut-être pas. Mais ce dont j'étais certaine alors, et j'en suis certaine encore aujourd'hui, c'est qu'il avait envie d'essayer. Il ne subissait pas non plus je ne sais quelle influence maléfique et pernicieuse que j'aurais exercée sur lui, car je n'ai jamais été ce que Guy (en se référant à quelqu'un d'autre) appelle une "femme fatale ". Mais j'aurais pu l'arrêter, et je ne l'ai pas fait.

Les clôtures de ce pylône appartenaient à l'espèce portejarretelles, selon la dénomination de Daniel, c'étaient des clayettes, des volants en fil de fer barbelé entourant chaque pilier juste au-dessous de la traverse. Comme les degrés ne commençaient qu'au-dessus, Daniel avait d˚ se balancer à la barre transversale la plus basse, trouver une prise pour ses pieds avant de se hisser et de se rétablir. En cet après-midi, ce début de soirée, le pylône était tout scintillant, chaque barre et chaque montant luisait dans les rayons obliques du soleil. quand l'air est humide, les pylônes chantent, les c‚bles bruissent et ronflent d'humidité, mais ce jour-là le nôtre était bien sec et tout brillant. Daniel s'est calé debout sur la barre transversale et a entrepris de cisailler le fil de fer, il faisait ça avec davantage de méthode que je n'en avais jamais eu, coupant chaque brin un par un avant de le recourber et de l'écarter du pilier. J'ai grimpé à

côté de lui et je l'ai laissé aller devant, une fois qu'il eut facilité le franchissement de la clôture. Au passage, j'ai lu l'écriteau DANGER DE

MORT, et lui aussi, mais il n'a fait aucun commentaire. quand je suis passée devant, le soleil se couchait. Je l'ai regardé s'enfoncer et disparaître derrière l'horizon ou, comme le formulerait tout bon scientifique soucieux de rendre hommage à Galilée, j'ai regardé la terre se détourner du soleil pour entrer dans l'obscurité.

Même à si faible hauteur sur ce pylône, nous profitions d'un joli panorama sur les champs et les bois, la vallée de la rivière et les collines en pente douce sur l'autre rive. Dès que le soleil s'en était allé, les longues ombres avaient disparu, une demiobscurité s'était étendue sur la terre, et à l'ouest le ciel était d'un rouge terne, zébré de nuages diaphanes et noirs. Notre maison était la seule visible à la ronde. Une lumière s'était allumée dans le salon et l'une des chambres. ¿ présent, le pylône devait avoir quasi disparu du champ de vision de mes parents, comme en général ses congénères, même en plein jour. Mes parents étaient de ces gens qui " ignoraient " les pylônes, s'arrangeant pour voir le champ tel que Constable l'avait peint, voici près de deux cents ans, une vaste prairie toute plate encadrée de haies foisonnantes et dominée par des arbres broussailleux.

Daniel escaladait les degrés et moi je suivais, j'ai dépassé la troisième barre horizontale, là o˘ le pylône devenait nettement plus étroit. Dans ce fragment de journal, j'ai écrit que le ciel était devenu violet et qu'une seule étoile brillante était apparue, une tête d'épingle d'un blanc éclatant très loin audessus de la colline. ¿ moi, maintenant, cela me fait l'effet d'être de la " belle écriture ", et j'ignore si j'éprouvais ce sentiment-là, je ne me souviens pas. J'ai vu Daniel dépasser la quatrième barre transversale, grimper les degrés en se tenant au treillage métallique. Moi, je grimpais par ce treillage avec agilité, en ignorant les degrés. Nous étions tous deux assez haut, à dix mètres au moins.

J'apercevais encore d'autres maisons dans le lointain, ou je discernais leurs lumières, et une église que des projecteurs baignaient d'une lumière verd‚tre et surnaturelle. J'ai suggéré quelque chose à Daniel à propos de l'escalade de ce clocher d'église. Cela lui plairait-il? Une nuit, à la lumière des projecteurs ? Un homme remontait le champ depuis le pont sur la rivière.

Je l'ai reconnu, c'était Guy Wharton, que j'avais rencontré à une ou deux reprises. Il habitait de l'autre côté de la rivière, il était très jeune, mais plus ‚gé que nous, et toute cette terre lui appartenait. C'était son grand-père qui avait dépensé les indemnités perçues pour l'implantation de ce pylône en filant avec son amant, mais c'était son père qui avait gagné

l'argent des Wharton.

" Est-ce qu'il nous a vus? s'est inquiété Daniel.

- Je ne sais pas.

- Alors il vaudrait mieux se dépêcher. "

Daniel arrivait maintenant juste au-dessous du premier bras du pylône. Je m'attendais à ce qu'il allume sa cigarette dans cette position, en tendant la main pour aller chercher du feu sur la ligne la plus basse, suspendue au bras de métal par son chapelet d'isolateurs en verre. Mais non. Il a continué. J'aurais d˚ le lui déconseiller, j'y ai songé. quelque chose m'a arrêtée, son plaisir manifeste, je crois. Il a ri, il m'a lancé : " C'est super, là-haut, Spiderwoman.

- Je sais, ai-je répondu. Je t'avais prévenu.

- Monte un peu, et quand j'aurai allumé ma cigarette, je te la passerai.

- J'arrive.

- On va tout en haut et on se la partage. "

Je crois qu'il était en train d'accomplir ce que je n'aurais pas osé

tenter. Il a grimpé en travers des montants, s'est hissé pour se tenir debout sur le premier bras, qui supporte la barre horizontale à laquelle sont suspendues deux lignes, une de chaque côté. De la main gauche, il s'est retenu au pilier et il a tendu la main droite, la cigarette entre les doigts. " Tiens !

s'est-il exclamé, tiens ! " ou " Hein ! ", je n'ai jamais su. Mais je l'ai vu distinctement, et je le reverrai toujours, tel qu'il était dans le crépuscule en cet instant, sur fond de ciel rouge sombre, un grand garçon tout mince, avec de longues jambes dans son blue-jean, les pieds écartés, debout sur le bras du pylône, les cheveux noirs flottant au vent. Il riait, hilare, haut dans le ciel, au sommet du monde. Puis il a tendu la main vers le deuxième bras, vers l'isolateur en suspension et vers le conducteur.

quand j'ai écrit ce passage à l'intention de je ne sais qui, j'aurais été

incapable de décrire cette scène. En tout cas, je n'y connaissais rien.

J'ignorais ce qui s'était produit, au contraire de maintenant. quatre cent mille volts qui jaillissent d'une ligne à haute tension et traversent de part en part un individu debout sur un pylône, cela provoque une explosion.

Une petite explosion, certes, mais suffisamment sonore et lumineuse pour avoir de quoi terrifier. Le grimpeur que la ligne vient de frapper semble avoir été englouti par une boule de feu. quitte à être un peu technique, rien que pour cette fois, je précise que ce n'est pas le voltage qui vous traverse, mais le courant. Le dispositif automatique de protection dont est muni chaque relais aux deux bouts de la ligne détecte la modification du flux et suspend le circuit. Il a beau le suspendre en une fraction de seconde, vingt mille ampères ont tout de même le temps de traverser le corps humain.

Le corps de Daniel. Un éclair aveuglant, et puis le bruit d'une bombe qui explose. Je ne crois pas avoir crié. La puissance de l'électricité l'a éjecté du pylône, mais, au lieu de tomber, il est resté pris dans les montants. Il s'est retrouvé suspendu dans un cadre d'acier en forme de diamant, un genou replié à angle droit, à cheval sur un montant, l'autre se balançant dans le vide. Je l'ai attrapé. Je l'ai retenu par la ceinture de son jean et lui, il est resté accroché là, plus ou moins assis au milieu des croisillons métalliques, dos à moi, la tête pendante, ses bras oscillant doucement.

Je me suis mise à hurler et à appeler au secours. J'ai hurlé à pleins poumons. J'ai crié : " Aidez-moi, aidez-moi ! " Je ne sais pas combien de temps j'ai crié avant que Guy ne traverse le champ en courant. C'était bien Guy, mais, à l'époque, je le connaissais à peine. Il nous a vus, il a lancé : " Tenez bon. Je vais chercher de l'aide ", et il a couru vers la route, vers sa voiture. ¿ l'époque, il faisait partie des rares personnes disposant d'un téléphone de voiture. Je parlais à Daniel, je lui répétais que tout irait bien, que du secours arrivait, une ambulance allait venir et nous allions le descendre de là. Je répétais : " Je suis désolée, je suis désolée. " Même en un moment pareil, c'est ce que je lui ai dit. J'avais tellement besoin qu'il me parle. ¿ cet instant-là, je ne savais pas qu'il était au-delà de la parole, qu'il ne parlerait plus jamais.

Il n'était pas plus mal que je mette un certain temps à comprendre ce qui se passait quand un tel nombre d'ampères vous traverse le corps. En fait, l'organisme cuit de l'intérieur et subit de profondes et graves br˚lures, souvent jusqu'à l'os. Horrible, non? Le genre de détails sur lesquels on n'a guère envie de s'attarder. ¿ l'hôpital, un médecin sans tact qui venait me rendre visite, qui me détestait et m'en voulait, j'imagine, avait comparé cela à de la viande passée au micro-ondes.

Savoir que la victime sur son pylône ne sentait probablement rien n'apportait qu'une bien maigre consolation. La violence du choc détruisait les terminaisons nerveuses. Elle mourait après son transfert à l'hôpital, probablement de surinfection ou de défaillances organiques. Du fait de la perte de liquides causée par les br˚lures, on enregistrait une importante perte de poids. Les rares personnes à avoir survécu à ce genre de choc sont toujours restées handicapées à vie.

Daniel n'a pas survécu. Je pense qu'il devait être déjà mort quand je l'ai attrapé par la ceinture de son jean, sur le pylône.

Il semblait lourd et inerte. Je sentais la chaleur de son corps se communiquer à mes phalanges. S'il était mort, serait-il encore chaud ?

Comment l'aurais-je su ? Je ne savais rien. Puis je l'ai entendu l‚cher un geignement rauque et plaintif. Ce son que je n'allais plus cesser d'entendre durant toutes ces années à venir, je l'entends encore à mes moments de repos, dans mes rêves. quand cela allait jusqu'aux larmes et aux frissons, la nuit, mon mari m'étreignait. Je reproduis la plainte de Daniel, ce gémissement feutré, qui avait duré un moment, jusqu'à ce qu'un gargouillis parti du fond de sa gorge le réduise au silence. Je pense que c'était la vie qui s'échappait de lui.

Il faisait presque noir. Dans les maisons alentour, au flanc des collines, les lumières étaient allumées. J'imaginais les gens dans ces maisons, qui ignoraient tout de nous suspendus là-haut, de ce qui était arrivé, ces gens qui passaient une soirée ordinaire à dîner, à regarder la télévision, à

bavarder. Maman et papa étaient chez eux, la maison la plus proche, inconscients de tout, mais ils ne devaient pas rester longtemps dans l'ignorance. Ils avaient vu les voitures emprunter la route depuis le village, l'ambulance, les voitures de police, des voitures marquées "

Réseau électrique ", avec leur gyrophare allumé.

Du temps s'est écoulé - combien? Je l'ignore, je n'ai jamais posé la question et personne ne me l'a indiqué. Peutêtre seulement quelques minutes, peut-être une demi-heure.

Ma prise sur Daniel faiblissait, il glissait petit à petit, de plus en plus penché, son corps s'affaissait, toute force enfuie. Il m'entraînait avec lui, me tirait vers le bas. Ce que j'éprouvais devait ressembler au supplice du chevalet quand le bourreau serre la vis. Mes bras étaient tendus à se rompre, à se démettre de leurs cavités articulaires. Sa jambe ripait de la barre d'acier, et je ne pouvais rien tenter pour l'en empêcher. Il pendait comme un sac, une carcasse au croc du boucher. Mais ce croc, c'étaient mes mains, et je ne résistais plus. La douleur était écrasante, elle me lançait à partir des épaules, me descendait dans le dos avec de grandes secousses et des tremblements, et me br˚lait le cr‚ne. Mon propre corps était cassé en deux, ma tête plaquée contre son dos, et lui, il glissait. J'allais être forcée de le laisser échapper, je le savais. En équilibre sur une barre qui me soutenait les avant-bras, au risque de tomber moi-même, j'ai ouvert les mains. Il le fallait, je ne pouvais plus tenir.

Il est tombé, il a plongé vers le sol, une trajectoire nette, à l'écart du pylône, il est parti légèrement en vrille, les bras comme des ailes, jusqu'en bas. L'herbe a amorti sa chute en silence et il est resté là, gisant les membres écartés, tandis que sur la route les phares des voitures surgissaient du virage. Dieu merci, il n'a émis aucun bruit. Il était mort.

J'…TAIS ASSISE sur ma terrasse, avec Mabel sur mes genoux et mon gin-tonic à portée de main, t‚chant de deviner l'identité d'un immeuble crénelé que je discernais à peine sur la rive sud, quand Darren est passé. C'est souvent son heure, en général il est en route pour retrouver Junilla, qui vit à Crouch End, ou Campaspe, à Stroud Green. Je lui ai proposé un verre, mais il a refusé.

" Je conduis, et qui plus est, je n'aime pas que Callum flaire sur moi une haleine d'alcool.

- Alors ce soir, c'est Junilla, c'est ça? "

Mon ton de voix l'a agacé. Il s'est penché par-dessus le parapet, en marmonnant qu'il voulait vérifier ce que quelqu'un lui avait raconté, que d'ici on apercevait Harrow-onthe-Hill. Darren a eu un fils d'une première petite amie, et une fille avec une autre. Il sait que je n'approuve pas, même si ma désapprobation m'amène simplement à rire de ses arrangements domestiques. Il a beau habiter un appartement à Hendon, il dort presque toutes les nuits avec l'une ou l'autre. Pour voir ses enfants, dit-il. " En tout bien tout honneur ", avec ces filles, les Afro-trash, comme il les appelle. Je n'en crois pas un mot, mais il insiste en soulignant que le sexe, c'est du passé, complètement fini, une erreur en ce temps-là, mais maintenant c'est trop tard. C'était un bon père, attentif et inquiet, et c'était non sans héroÔsme qu'il s'occupait de Callum et d'Olympia. Son refus de boire un verre, de peur que son fils ne le décèle à son haleine, est assez éloquent.

" Je ne refuserais pas un jus d'orange ", a-t-il précisé.

Il est allé le chercher, avec beaucoup de glaçons. La journée avait été

très chaude. Je ne m'attends jamais à ce qu'il ait une raison de passer, et pourtant il en a toujours une. Cette fois, c'était pour me parler du projet de Paddington Basin, il fallait que nous engagions du personnel supplémentaire. Je ne me figurais quand même pas que nous allions pouvoir tout mener à bien à nous deux, non? Et nos clients habituels? Et supposons qu'il se présente une urgence? Darren arpentait le jardin et il levait les mains, les ouvrait toutes grandes, il hochait la tête et la remuait en tous sens. Rester assis, ce n'est pas son genre. Très grand, mince, il a cette gr‚ce singulière et féline qui n'appartient qu'aux Noirs, et, avec son maintien nonchalant et son indolence, c'est l'un des êtres les plus beaux que j'aie jamais vus. Silver ne jouait pas dans la même catégorie.

Darren a la peau très noire, de l'ébène mat, les boucles drues de ses cheveux coupés très court, une couronne au sommet du cr‚ne, sont d'un noir de charbon, les pattes et la nuque rasées de près. Mais il a renoncé à ses deux boucles d'oreilles en or depuis qu'Olympia lui a assuré que les papas n'en portaient pas.

" qu'est-ce que tu suggères? ai-je fait, sachant qu'il devait bien avoir un parent ou un ami dans sa manche.

- Le frère de Campaspe. C'est un bon type, et un bon ouvrier.

- Très bien. Convoque-le et on va le sonder, voir ce qu'il donne.

- Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je vais reprendre un jus d'orange avant d'y aller.

- Sers-toi. C'est dans le frigo. "

Mabel a filé de mes genoux et l'a suivi. Je l'ai entendu répéter " Minou, minou, minou... ", en espérant qu'il ne lui donne pas de lait. Elle adore, mais cela ne lui réussit pas.

Darren n'était jamais entré dans l'appartement par ce côté-là, jusqu'à la semaine dernière, il ne faisait pas assez chaud pour rester dehors, et quand il est ressorti avec son jus d'orange, il m'a questionnée : " C'est qui, le jeune gars dans le cadre en argent ? "

En l'entendant me poser cette question, je me suis rendu compte de l'air juvénile de Daniel sur cette photographie, et qu'il demeurerait éternellement jeune, tandis que moi je vieillissais. Bientôt, les gens me demanderaient si c'était mon neveu ou mon filleul.

" Simplement quelqu'un avec qui j'ai passé un petit bout de temps, ai-je répondu.

- D'accord, Emmylou, je vais pas me mettre à fouiner. "

Alors j'ai failli lui raconter le pylône. Je me serais lancée s'il n'avait pas consulté sa montre pour m'annoncer qu'il voulait arriver chez Junilla avant le coucher de Callum. Après son départ, j'ai songé que je n'en parlais pas, que depuis mon arrivée à Londres je n'avais raconté cette histoire à personne, sauf à Silver, peut-être parce qu'à l'époque o˘

j'habitais encore chez mes parents tout le monde était au courant, et j'avais fini par croire que tout le Suffolk le savait. ¿ Londres, je prenais un nouveau départ, même si, sur le moment, j'en avais très peu conscience.

Max et Selina étaient dans le secret, naturellement. J'avais même surpris ma mère en train d'en parler avec Max au téléphone.

" Franchement, tu crois qu'elle a besoin d'être au courant? lui avais-je dit, faisant allusion à Selina.

- Bien s˚r que oui. C'est sa femme. "

Ils ont tout raconté à quantité de gens. Aux amis et aux voisins qui sont venus à leur soirée, j'imagine. Je suis certaine qu'ils ont tenu Béryl au courant. Pendant les vacances de NoÎl, je pense, car à mon retour, lorsque je l'ai revue, elle s'est montrée tendre avec moi, très attentionnée, très prévenante. J'avais besoin qu'on me remonte le moral, me répétaitelle en briquant les meubles de la vieille Mme Fisherton et en époussetant les cadres des photos, il ne fallait pas qu'une jeune fille comme moi se sente déprimée.

Pour me remonter le moral, elle bavardait. Elle me parlait des voisins, des gens de la porte à côté et de ceux de la porte suivante, de toutes ces personnes pour qui elle travaillait. Il ne lui traversait apparemment jamais l'esprit qu'une femme de ménage disposant de la clé du domicile de ses employeurs puisse avoir un devoir de discrétion. Pour elle, il allait de soi que, en lui autorisant ce libre accès, ils lui accordaient aussi la permission de colporter ce qu'elle voyait, apprenait, dénichait et lisait quand elle se trouvait dans les lieux.

Elle n'aimait guère les Ahmed, surtout, je crois, parce qu'ils avaient oublié ses " étrennes ". Ils étaient mesquins, accumulaient les économies de bouts de chandelle. Les jours o˘ elle venait chez eux, ils fermaient le placard aux boissons et emportaient la clé avec eux. Elle avait la conviction qu'ils vidaient l'endroit de toute nourriture, car la dernière fois qu'elle s'était trouvée dans leur appartement il ne restait rien dans le frigo, sauf un demi-citron et une bouteille d'eau minérale, de la Highland Spring. quant aux minimalistes du 13, elle ne les voyait jamais, ne les avait jamais rencontrés. Sur la recommandation de Mme Clark, l'épouse du médecin, au 17, ils l'avaient engagée sans entretien et sans même lui parler au téléphone. La clé lui avait été remise par Mme Clark. Sa paie l'attendait toujours dans une " jolie petite enveloppe bien impeccable sans rien écrit dessus ", autrement dit, elle avait la possibilité de la réutiliser. L'intérieur du 13B l'émerveillait.

Si les sols étaient tapissés d'une moquette bleu vif, le mobilier était rare, avec " des formes bizarres ". Elle ne se voyait pas s'asseyant dans une de ces chaises. Une photo de femme nue allongée sur une table au milieu de morceaux de fruits et qui occupait la moitié d'un mur lui coupait toute envie de déjeuner. Les propriétaires de l'appartement s'appelaient Michael Harding et Susan Porter et n'étaient pas mariés, un fait digne d'être commenté par Béryl, sans désapprobation particulière.

" Tu en sais autant que moi, mon cúur. Je t'ai dit tout ce que je savais. "

Elle possédait une connaissance bien plus approfondie de la famille Silverman. Silverman, rappelait-elle, est un nom juif. La fille était ravissante, le portrait vivant de la princesse Diana, mais elle ne vivait plus là, elle habitait quelque part avec un type, comme les jeunes font tous de nos jours. Le garçon, l'aîné, était brun, mais le cadet était si blond, des cheveux d'une blondeur telle qu'ils paraissaient blancs, on l'aurait pris pour un albinos - avant de voir ses yeux. Ils étaient gris, pas très foncé, mais d'un gris assez soutenu, pas roses comme une certaine personne avec qui elle était à l'école à queen's Park dans les années trente.

" Je crois que maintenant, on ne laisse plus ces pépins-là arriver, disaitelle. On intervient. Dans l'utérus. "

M. Silverman avait une affaire, une usine près de St. Albans " ou quelque part par là-bas ", qui fabriquait de la colle. Enfin, pas exactement de la colle, mais quel est le terme ? Des adhésifs? C'était ça, des adhésifs, des étiquettes autocollantes, du ruban adhésif et tout. Madame et lui, ils habitaient dans une grande maison à la campagne, comme celles qu'on voyait dans les séries à la télé. Ils ne venaient à Londres qu'une fois tous les trente-six du mois. Les lieux n'avaient jamais l'occasion de se salir, elle y donnait simplement un petit coup une fois par quinzaine, mais ils lui envoyaient son chèque comme si elle se lançait dans un grand nettoyage de printemps tous les deux jours. Tant que le fils très blond poursuivait ses études dans elle ne savait quel collège, ils le laissaient occuper l'appartement du dernier étage. Son prénom était tout à fait commun, elle était incapable de s'en souvenir, mais tout le monde l'appelait Silver.

¿ cause de sa blondeur et de son nom de famille, Silverman. Même ses parents l'appelaient Silver.

" Je ne crois pas que M. Silverman et Madame sachent qui il accueille, ni combien ils sont là-haut. «a va, ça vient, mais la dernière fois que j'étais là, il y avait un gars et une fille, et un autre gars, on pourrait considérer qu'ils font partie du décor eux aussi, comme Silver et deux autres que j'avais jamais vus avant. Remarque, il ne me permet pas d'entrer. J'ai proposé, mais il me répond toujours que ça lui convient comme c'est, il n'apprécie pas que ça soit propre. "

Je lui ai demandé comment elle pouvait savoir que tous ces gens étaient là, si elle n'entrait jamais.

" Il y a une porte d'entrée à cet appartement du haut et elle a, comme qui dirait, un panneau vitré. "

Elle m'exposait ça sans le moindre soupçon de vergogne.

" quand j'ai fini les chambres du haut, je lorgne un coup par là. Lundi, il y en avait sept avec lui là-dedans.

- Ceux qui font partie du décor vivent là tout le temps? - Ils dorment sur place, ça, je le sais. Celui qui ressemble à Yul Brynner et la fille, et le petit brun.

- Yul Brynner? ai-je relevé.

- Tu es jeune, a repris Béryl, mais tu dois bien savoir qui c'est. Tu n'as jamais vu Le Roi et Moi à la télé? "

On l'avait diffusé la semaine précédente. D'habitude, c'est autour de NoÎl et du jour de l'an. J'étais encore chez mes parents, qui avaient une immense télévision en couleurs. Pour Le Roi et Moi, il faut de la couleur, sur le poste en noir et blanc de la vieille Mme Fisherton, ça n'aurait pas donné grand-chose. Le plus curieux, c'est que quelques jours plus tard, je l'ai vu, " celui qui ressemble à Yul Brynner ", je veux dire. Je l'ai reconnu à la description de Béryl, aucun doute n'était permis. C'était le premier jour de mon retour à l'école de Grand Union et je marchais le long du canal à Paddington Basin, l'itinéraire que j'empruntais invariablement pour m'éviter le métro, quand je l'ai aperçu, là-bas, sur la rive opposée, en train de discuter avec quelqu'un sur le toit d'une péniche aménagée. Je veux dire que son interlocuteur se trouvait sur le toit de cette péniche.

Lui, il était sur le chemin de halage. C'aurait pu être le roi de Siam, grand et mince, avec ce même visage mongol, brun p‚le, les pommettes saillantes, le cr‚ne rasé. C'était par un froid matin de janvier, et il aurait très bien pu porter une veste de satin brodé - plus tard, j ai découvert qu'il lui arrivait effectivement de porter ce genre de vêtements

-, mais en fait il était habillé d'un énorme manteau en peau de mouton, très sale, qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Il parlait en mangeant, et il proposait à l'autre homme des carrés de chocolat qu'il cassait d'une tablette.

Souvent, quand j'attends les choses, je découvre que je suis déçue, et lorsque je redoute un événement, il se révèle moins néfaste que je ne le craignais. Ceci ne s'applique pas à mon retour à Grand Union, que je redoutais réellement et qui, en l'occurrence, a dépassé mes pires craintes.

Ce trimestre, dans le cadre du cours de psychologie, des groupes étaient programmés, et quelqu'un m'a expliqué que groupe était synonyme de thérapie : dix ou douze d'entre nous devaient s'asseoir en cercle et raconter aux autres ce qui leur passait par la tête. On attendait de nous que nous évoquions notre enfance, notre rapport avec nos parents et, pire que tout, les événements traumatisants de notre existence.

J'ai manqué la première séance. C'était par une de ces journées o˘ me rendre là-bas était tout bonnement au-dessus de mes forces. Des journées de ce genre, il y en a eu beaucoup avant mon vingtième anniversaire, en février. Je ne les ai pas planifiées, seulement j'ouvrais un úil le matin, je regardais le réveil et je décidais que je n'irais pas. Je me levais tard et, au lieu de traîner entre quatre murs à batailler contre la claustrophobie, je m'aventurais dans Maida Vale et Paddington, j'observais les immeubles, surtout leur sommet, en suivant le cours du canal, en m'arrêtant dans des bars pour prendre un café, un milk-shake ou un sandwich. Une fois, je me suis risquée seule dans un pub et j'ai demandé un verre de vin blanc.

Personne ne m'a dévisagée, personne ne m'a trouvée bizarre, et après ça je suis souvent retournée boire des verres dans des pubs, que j'accompagnais d'un petit pain ou d'une tourte, à l'heure du déjeuner.

Parfois, en février, nous avions une semaine de soleil.

Ce fut le cas cette année-là, il a fait chaud pendant cinq jours, avec un ciel lumineux, et jamais on ne m'a vue à Grand Union, pendant toute cette période. En plein milieu du trimestre, je me suis offert des vacances. Chez la vieille Mme Fisherton, j'ai ouvert la fenêtre de la chambre, aussi grand que le ch‚ssis de la guillotine le permettait, et l'air vif et frais s'est engouffré. Une visiteuse en a profité, et elle était la bienvenue, la chatte au pelage écaille de tortue. Je ne sais pas si elle appartenait à

quelqu'un, ni si, son propriétaire ayant déménagé, elle revenait à son ancien domicile comme le font les chats, ou encore s'il s'agissait d'un animal errant. Mais elle paraissait bien nourrie et, lorsque je l'ai trouvée recroquevillée sur mon lit, que je l'ai caressée, elle avait le poil lisse, chatoyant et l'air bien dodue. J'avais accompli de grands progrès dans la tenue d'une maison et j'étais capable de cuisiner toute seule des plats élaborés, comme des haricots sur toast, des úufs à la coque et des p‚tes toutes prêtes dans leur paquet.

Ce soir-là, j'allais me préparer des sardines, mais je les ai données à la chatte et je me suis rabattue sur des spaghettis en boîte. Ces sardines ont fait mouche, et la chatte m'a été tout acquise. Tous les jours elle sortait, et il lui arrivait parfois de rester dehors un long moment, mais je lui laissais la fenêtre ouverte, même quand il a refait un froid mordant, et elle revenait toujours. Je l'ai appelée Mabel, du nom de mon hôtesse fantôme.

¿ ce moment-là, j'avais enfreint deux des règles de conduite en vigueur chez la vieille Mme Fisherton, la règle " non-fumeurs " et la règle " pas d'animaux domestiques ".

Personne ne m'avait signalé que les animaux n'étaient pas autorisés. Avec Max et Selina, cela allait de soi, de même qu'on pouvait supposer l'existence d'autres règles, par exemple " ne pas laisser de fenêtre ouverte ", " pas de souslocataire ", " pas d'amoureux " et " pas de visite après dix heures du soir ". Le jour de mon anniversaire, Selina m'a invitée à déjeuner, le samedi. Cela allait de soi, en semaine, Max et elle m'imaginaient travaillant sans répit à Grand Union.

Je ne possédais aucune tenue de fête. Je portais tout le temps des jeans, j'en mets encore, même si ce sont maintenant des jeans couture, lavés chaque fois que je les porte. Mon mari ne remarque pas mes tenues. Une fois, il m'a avoué qu'il ne faisait plus attention à mon allure, et j'ai pris cela comme un compliment. Laver, chez la vieille Mme Fisherton, c'était un problème. J'ignorais tout des laveries automatiques, on ne connaît pas ça, à la campagne. C'est Béryl qui m'en a indiqué une dans Clifton Road, et une autre dans Harrow Road. Mais ce conseil utile était encore à venir, et en attendant je lavais mes affaires à la main, en les suspendant au-dessus de l'évier de la cuisine ou dans la salle de bains.

Donc, le Jean que j'avais enfilé pour déjeuner avec Max et Selina avait été

porté au moins quatre fois depuis le dernier lavage, et mon polo (rouge, avec Grand Union inscrit en lettres rouges) était propre, mais tout fripé.

quand j'avais essayé d'utiliser le fer de la vieille Mme Fisherton, il avait grésillé et lancé des éclairs avant de rendre l'‚me, et je ne connaissais encore rien à l'électricité.