" Go˚te-moi ça. qu'est-ce que tu en penses? Pas mauvais, hein ? - Pas mauvais du tout.

- Je sais cuisiner les haricots, les p‚tes, les lentilles et tout ce genre de trucs, parce que c'est pas cher. "

Il a eu un sourire.

" J'ai un peu d'argent à moi de côté. Pas énormément, mais ça va. Cela me vient de ma grand-mère.

- Tu as de la chance.

- C'est un bienfait tout relatif ", a-t-il ajouté, mais sans s'étendre sur le sujet.

Nous avons apporté les assiettes à soupe, et aussi des assiettes plates.

Elles étaient toutes différentes, de bric et de broc, à première vue des rebuts en provenance de boutiques de soldeurs, certaines avec des motifs de cannage, deux Clarice Cliff orange et jaune, une Denmark, une Doulton avec un motif d'embruns tout blancs sur fond vert, et une Wedgwood avec un bandeau doré sur tout le pourtour. Ce n'est pas que j'en aie gardé le souvenir, mais c'est que je conserve encore quelques-unes de ces assiettes.

Pour des raisons sentimentales ? Oui et non. Premièrement, je n'ai jamais compris pourquoi, alors qu'on ne songerait pas une seconde à accrocher au mur la même gravure en plusieurs exemplaires ou à garnir une série de cadres de la même photo de famille, on aurait envie de manger dans un service assorti. Des assiettes, des tasses et des saucières dépareillées, c'est bien plus amusant.

Chez Silver, les repas ne se prenaient jamais à table, on mangeait toujours sur les genoux. Je passais la soupière. Le joint pourtant écrasé que s'étaient partagé Morna, Liv et Jonny embaumait encore la pièce à l'arrivée de Wim.

Cet homme avait une allure tellement extraordinaire que je crois justifié

de le décrire un peu mieux. J'ai déjà évoqué sa tête d'un roi de Siam, son cr‚ne rasé et sa peau, toujours p‚le et cireuse. Mais peut-être devrais-je insister sur l'uniformité de ce hale, ce jaune tirant sur le brun, car ses mains, ses longs doigts effilés, ses bras, son cou et ce que j'avais vu de ses jambes possédaient cette même teinte parcheminée. ¿ A le regarder, on pouvait se demander si, en cas de coupure ou d'écorchure, il n'allait pas s'échapper de la blessure une substance plus semblable à du miel qu'à du sang. Eh bien non, et nous aurions tous des motifs de le découvrir ultérieurement.

Il était grand, mince, musclé, il dégageait une véritable impression de force. Ce soir-là, il portait une tunique à col Mao, sans boutons mais fermée par des brandebourgs avec des broderies de paons, de fleurs et de papillons dans les tons bordeaux. Il est allé droit vers Silver, qui ne s'était pas encore assis, pour l'étreindre dans ses bras, et cela m'a surprise.

Jonny a l‚ché un sifflement dans les graves, comme il aurait sifflé une femme dans la rue, sans que ni Wim ni Silver n'y accordent la moindre attention.

D'ailleurs, après cette étreinte, Wim a fait mine de ne pas remarquer notre présence, se contentant de nous saluer d'un hochement de tête à la cantonade. Liv, ça ne m'a pas échappé, faisait bien attention à ne pas croiser son regard, ou plutôt que Jonny ne surprenne pas le sien, mais c'était plus fort qu'elle.

L'expression " fixer les yeux sur " évoque toujours une paire de globes oculaires que l'on irait punaiser sur l'objet observé, et Liv quittait si peu Wim du regard qu'en l'occurrence cela rendait cette image plausible.

Wim ne lui prêtait pas particulièrement attention. Il avait rapporté du jus d'orange, s'en était servi un peu et nous l'avait tendu, nous invitant à le partager avec lui. Personne n'en avait voulu. Liv regardait avec envie une bouteille de vodka pas encore ouverte qui appartenait à Jonny. Elle n'était pas si jolie que ça, tout juste mignonne. Son principal atout, c'était sa silhouette fine avec sa grosse poitrine. Elle fait partie de ces femmes que la bonne coupe de cheveux, le bon maquillage et la bonne tenue suffisent à

transformer totalement, sans parler d'un bon orthodontiste. Sans maquillage, son visage était p‚le, mais pas de la p‚leur de Wim, non, d'une p‚leur ros‚tre et marbrée, les dents et les doigts constamment tachés de brun à cause de la cigarette, et de longs cheveux d'un blond filasse et sans volume, car elle ne les lavait pas assez souvent. Plus tard, elle m'a raconté qu'elle était tiraillée entre la nécessité de se négliger pour continuer d'attirer l'attention de Jonny et son envie de se donner meilleure allure pour séduire Wim. Ce soir-là, elle n'avait rien tenté.

Nous fumions tous trop. Si les fenêtres avaient été fermées, l'atmosphère de la pièce aurait été irrespirable. Mais elles étaient grandes ouvertes, et les voilages voletaient dans la brise légère qui s'était levée au coucher du soleil. Silver et Wim discutaient de savoir si Morna devait les accompagner sur les toits, Morna restant pour sa part extrêmement perplexe.

Elle avait la " tête qui tournait ", elle n'aurait pas d˚ prendre de joint, et puis, de toute façon, c'était un peu de la folie, non ? Pourquoi se lancer là-dedans ? " Parce que ça nous plaît ", lui a expliqué Silver.

Wim se taisait. Ses yeux jaune clair semblaient se consumer. Je me demandais quelle était la couleur de ses cheveux.

Ch‚tain clair? Blond? Noir? " Mais ce n'est pas pour les gens de notre ‚ge.

On ferait mieux de sortir en boîte, ou d'aller au cinéma, ou dans un pub, je sais pas, moi. - Si tu ne te lances pas à ton ‚ge, est intervenu Wim de sa voix plutôt haut perchée, avec un léger accent, tu ne le feras jamais. "

¿ cet instant, une expression de tristesse ou de crainte lui a traversé le visage.

" ¿ trente ans, tu es lessivé. "

Il en parlait comme s'il s'agissait d'un sport de compétition, de course à

pied ou de saut en longueur.

" Avant d'embarquer à bord du "char ailé du Temps", a repris Silver, et je crois que cette formule visait à dissiper la menace ou la crainte qui pesait sur Wim, je vais conseiller à Morna de déclarer forfait. Pour cette fois-ci. Nous refusons de prendre des risques, cela ne vous a pas échappé, non? Allons, Morna, sois une jeune fille bien sage, c'est l'heure de rentrer à la maison. Je te raccompagne. "

Il avait pour coutume d'escorter les visiteurs, surtout les femmes. Je ne crois pas avoir jamais quitté cet endroit sans qu'il m'ait raccompagnée à

la porte d'entrée et jusqu'en bas sur le trottoir. Mais à l'époque, bien s˚r, je n'étais pas la même. Il remontait les marches au pas de course, deux par deux, nous percevions ses pas, il avait le pied léger. C'était le crépuscule, et le ciel était du même rouge sombre que la tunique de Wim.

L'un après l'autre, nous avons grimpé sur le toit en passant par la fenêtre.

Liv et moi avions les mains vides, mais Silver et Wim s'étaient chargés d'un rouleau de corde chacun, ce dernier en plus portait des grappins, et Jonny son sac à dos. J'ai appris par la suite que Jonny ne prenait aucun plaisir à monter sur les toits, car il considérait cela uniquement comme un moyen de parvenir à ses fins. S'extraire de la fenêtre était facile, le seul passage délicat étant celui o˘ il fallait se hisser sur le sommet arrondi de la lucarne, et après ça il n'y avait plus qu'à escalader sur un mètre ou deux. Silver était expert en la matière, mais Wim y ajoutait une merveilleuse élégance.

Nous avons traversé le toit en direction de la façade, nous nous sommes tapis sur la corniche plate du toit mansardé, sur ces ardoises grises et lisses, et nous avons contemplé la vue, Russia Road, des alignements de voitures en stationnement, pas de circulation, personne dans la rue immobile, déserte et silencieuse. Les réverbères étaient allumés, mais bien plus bas. Au-dessus de nous, c'était la demi-obscurité, le crépuscule nocturne de Londres qui nappait tout d'une brillance mordorée, les ombres enchevêtrées du feuillage tremblant dans la brise. Le toit o˘ nous étions était peu pentu, presque plat.

Nous l'avons traversé, Silver me tenait par la main. J'avais peur de déplacer des ardoises, mais j'ai vite acquis la technique pour éviter ce genre de bévue. Marcher sur les toits demande de la légèreté et de la précision, cela ne convient pas aux marcheurs solides, lents et lourds.

Nous nous sommes assis et nous avons contemplé le panorama côté cour, là o˘

aucun rempart symétrique de hautes maisons ne venait obstruer la vue de façon trop immédiate.

Notre regard s'est porté sur l'arrière des maisons, sur les façades, les rues dans l'intervalle, le faîte sombre du feuillage des arbres et leurs troncs dorés de lumière, des jardins plantés d'arbres à feuilles persistantes et de p‚les arbustes, la corolle des fleurs, blanche et frémissante, les murs, les pots et les urnes en pierre, les statues et, dans une petite enclave, un bassin noir et miroitant sillonné de poissons rouges, des piliers géorgiens et des porches victoriens, des toits d'ardoises luisantes comme de l'anthracite et des toits de tuiles, mates et tachetées. Il y avait là des puits d'obscurité aux profondeurs cachées, des ruelles pavées courant entre d'anciennes écuries tels des serpents déroulant leurs anneaux. La flèche de St. Mark, à Hamilton Terrace, pointait comme un doigt dans le ciel pourpre, et celle de St. Augustine comme une aiguille.

Plus près de nous, d'une proximité amicale à mesure que nous nous rapprochions de son niveau, la longue hampe de St. Saviour, hideuse le jour, était devenue belle de nuit. Les arbres me laissaient interdite, il y en avait des milliers, par avenues entières, bouquets de feuillages couleur d'encre bordant les rues. Et partout des touches et des flaques d'or, là o˘

le peu de lumière ricochait sur le métal ou le verre, sans rien de l'intensité aveuglante du soleil, mais d'infimes lueurs de clarté, disséminées par petites coupelles, laissant des rais lumineux sur les balustrades et des reflets de lueurs fruitées sur les vitres.

Londres se déroulait à l'infini sous nos pieds, jusqu'au Heath et Highgate, jusqu'aux tours de Somers Town et Euston, jusqu'aux rubans étroits des rues d'Edgware et Harrowon-the-Hill, telle une pyramide trapue. Regent's Park s'étirait sur des hectares, à l'image des p‚turages campagnards ou du terrain des chasses royales qu'il fut jadis, avec son lac tel un éclat de miroir brisé. Sur le moment, j'ai reconnu peu de choses, c'est après coup que je les ai cherchées sur un plan afin d'identifier les flèches et les coupoles de mon souvenir, les tours et les palais, des espaces libres, paisibles et sombres, des rues o˘ les voitures alignées ressemblaient à des pions brillants et ovales. On suivait très distinctement le tracé du canal noir et luisant comme du pétrole, de Portobello Lock à Paddington Basin et Little Venice, un cours d'eau large et immobile, brièvement masqué par le tunnel de Maida Hill et qui pénétrait dans le parc comme une rivière. Nous pouvions apercevoir le zoo. Nous étions couchés au bord du toit, à nous signaler mutuellement l'animal que nous avions vu, ceux qu'on n'enfermait pas la nuit, un loup, un bison, deux chameaux. Liv prétendait avoir repéré

un paon blanc, la queue en éventail, mais nous avons tous conclu qu'il n'existait que dans son imagination.

Nous nous sommes remis en route, et notre groupe s'est scindé. Jonny s'en est allé de son côté, d'une démarche de grimpeur un peu gauche. Il est parti en longues foulées, comme un singe sur une piste périlleuse et inusitée, d'ailleurs il avançait même à quatre pattes. Et pourtant, il progressait assez rapidement, il a traversé le toit du 11, Russia Road et s'est laissé descendre le long du bord opposé. Notre dernière vision de lui a été celle de son visage sévère. Il ne nous a adressé aucun signe de la main. Wim est resté avec nous, plus promeneur que marcheur, sans jamais regarder o˘ il posait les pieds. Un vrai chat, c'était la comparaison qui s'imposait aussitôt, et sur les toits, Wim se déplaçait avec l'élégance nonchalante, la négligence innée et l'aisance instinctive d'une Mabel sur la corde raide d'une rambarde de balcon. La seule concession à laquelle il était tenu, par souci de discrétion - après tout, nous n'avions rien à

faire là-haut, sur la propriété d'autrui -, c'était de troquer sa tunique brodée contre un pull noir tout simple. Il avait jeté son rouleau de corde sur son épaule comme un sac à main de femme à longue bandoulière.

quand nous avons atteint l'extrémité des toits de Russia Road, l'endroit o˘

Jonny avait disparu, je me suis aperçue que la configuration du terrain changeait. Russia Road formait un angle aigu avec Torrington Gardens. Les deux rues proprement dites se séparaient en formant un triangle dont le sommet était occupé par une grande maison, un hôtel particulier que j'avais souvent observé d'en bas. Sa construction avait d˚ précéder d'une vingtaine d'années celle des maisons auxquelles il se rattachait, c'était une demeure palladienne qui contrastait avec leur style victorien tardif, et leurs toits se touchaient, mais avec près de deux mètres de décalage du côté de Russia Road, et plus de trois vers Torrington Gardens. Il faisait noir, mais j'ai tout de même pu voir que, sur le mur qui fermait l'alignement de maisons de Torrington Gardens, une entreprise de b‚timent prévenante avait posé sur le briquetage quatre bandeaux de pierre, à une soixantaine de centimètres d'intervalle, taillés en pointes de diamant, sans aucun doute pour des motifs esthétiques, et s˚rement pas pour nous servir de marches.

Et cette paroi-ci ne présentait aucune difficulté. Deux descentes de gouttières couvertes de lierre y serpentaient.

" Dans cette maison, il n'y a que des appartements, a expliqué Silver.

quelqu'un habite dans celui du dernier étage. Ces gens sont probablement sortis, ils sortent beaucoup le soir, mais mieux vaut ne pas courir le risque. Donc, là en bas, on ne saute pas. "

D'o˘ lui venait sa connaissance des habitants des lieux? Il paraissait tout savoir, qui vivait o˘, les habitudes et les emplois du temps.

" Franchement, nous n'avons aucune envie qu'ils aillent raconter à la police : "Nous entendons sans arrêt des cognements sourds, en pleine nuit."

"

Wim a éclaté de rire. Il avait un rire étrange, staccato, comme un moteur qui refuse de démarrer. Sans avoir à poser la question, je sentais avec quelle facilité il escaladerait ces murs, tel un vainqueur de l'Eiger confronté à un modeste mont Ben Ne vis. C'était une question d'habitude, pas plus compliqué que de monter à l'échelle. Il s'est accroupi sur le chaperon, a placé les mains sur la pierre à sa droite, sans s'aider ni des tuyaux ni du lierre, et il a sauté, d'un bond de danseur.

Dans les pièces situées sous la toiture, on n'aura perçu qu'un bruit étouffé, on aura cru à un écureuil atterrissant sur les tuiles, et rien d'autre. Au pas de course, il a effacé le toit presque plat. Ce n'était pas la nuit noire. Dans le centre de Londres, il ne fait jamais noir. Mais quand il eut atteint l'autre extrémité, sa silhouette était devenue imprécise. C'est une véritable ombre chinoise que nous avons vue grimper le mur pignon, mais " grimper " n'est pas le mot. Nous étions tous des grimpeurs, et Silver en était un excellent. Wim, lui, marchait sur les murs, dansait dessus, les gravissait au pas de course, valsait nonchalamment sur les toits à double pente et n'avait pas du tout peur de sauter, même sur les plus pentus.

Il a disparu de notre champ de vision. Silver m'a promis en riant : " Un jour, je te raconterai certains de ses hauts faits. "

Silver nous a pris par la main, Liv et moi. Elle faisait une triste mine à

cause du départ de Wim.

" Bon, maintenant, nous allons nous laisser descendre. Pour Liv, ce n'est pas la première fois. Le pignon fournit une bonne prise. "

Je suis passée la première, je me suis retenue à la surface lisse du tuyau, j'ai choisi des appuis pour les pieds dans les pitons du lierre dans l'espoir de me recevoir sur le toit en silence. C'était une construction en dalles de béton, avec une antenne de télévision, une espèce de grande citerne calorifugée, et une cheminée comprenant trois conduits. Je marchais aussi légèrement que possible, mais sans parvenir à rivaliser avec Wim.

Ensuite, c'a été le tour de Liv, qui hésitait un peu, avec des airs de nageuse craintive en haut d'un plongeoir, et puis celui de Silver. Nous sommes montés sur le mur pignon, jusqu'aux saillies taillées en pointes de diamant, juste assez profondes pour servir d'appuis aux pieds et aux mains : à défaut de marches, on n'aurait pu trouver mieux. Ce mur pignon était large, le toit de Torrington Gardens était en pente douce, mais plus pentu que celui de Russia Road, couvert des mêmes ardoises grises. Je me suis demandé combien de carrières d'ardoise il existait dans le monde. En restait-il encore, ou les avait-on toutes pillées pour couvrir, isoler et protéger Maida Vale, dans le confort et la chaleur? Les toits, simplement séparés par des cheminées, un peu comme des épis rocheux entre deux plages, s'étiraient droit devant nous, aussi rectilignes qu'une voie romaine. Dans la pénombre, sous le ciel pourpre et dégagé, ils paraissaient s'étirer à

l'infini, et leur extrémité se perdre dans la brume et l'obscurité. Après cette première, je suis remontée quantité de fois sur les toits, mais, dans mon souvenir, aucune n'égale la crainte mêlée d'admiration, l'étonnement et la peur que j'ai ressentis cette nuit-là. Pas la peur de la chute ou de la découverte, mais mon effroi devant l'étrangeté de la chose, de découvrir ce que peu de gens avaient vu ou verraient jamais, cette longue avenue d'ardoise, sombre, sans ombre et sans bruit, fragmentée par le miroitement p‚le et discret des parois des cheminées. Sans bruit, mais pas silencieuse, car la circulation sur Edgware Road demeurait constamment présente, un ronronnement sourd qui, lorsque j'étais là-haut, me faisait toujours l'effet de la mer, des vagues se brisant sur un rivage désert.

Il n'y avait pas trace de Wim. Il avait disparu derrière une crête, en s'aidant de sa corde ou peut-être de son seul génie.

" Dans ses rêves, crois-tu qu'il vole ? ai-je demandé à Silver, en chuchotant pour ne pas rompre le silence.

- J'espère que non. Le réveil serait trop frustrant. ¿ quoi rêves-tu, toi, Clodagh ? "

Je le lui confierai, ai-je songé. Mais pas tout de suite, pas encore.

" De tout et de rien. J'imagine, grosso modo, que mes rêves sont ceux de tout le monde. "

Liv s'est plainte d'avoir froid. Elle marchait épaules rentrées et bras croisés. quand je pense à la Liv d'alors, pas à celle de maintenant, c'est dans cette posture que je la vois, les bras croisés sur la poitrine, les mains agrippées aux épaules, posant sur le monde des regards obliques et craintifs. Ou recroquevillée dans un coin, la tête enfouie, les genoux ramenés dans le creux des bras, une enfant aspirant à retourner dans le ventre maternel.

" En général, ici, la nuit, il fait froid, a admis Silver. Je parie qu'en Suède aussi, la nuit, il fait froid, non? - Uniquement l'hiver ", a répondu Liv, et elle a laissé échapper un profond sanglot.

Nous nous sommes assis en nous adossant à une cheminée.

Silver nous a offert des cigarettes et il a réconforté Liv en lui passant un bras autour de l'épaule.

" Raconte-nous un peu la vie dans le Grand Nord, au milieu des rennes. "

Mais elle ne savait évoquer que son accident de voiture, James, Claudia et sa fuite. Elle parlait aussi de se cacher, et puis de ce qu'elle regardait.

Elle avait consacré une grande partie de ses journées à observer la rue par la fenêtre. La salle à manger et la chambre de Silver donnaient de ce côté-là. Au temps o˘ elle était jeune fille au pair, elle était souvent passée par Russia Road pour se rendre dans les boutiques de Formosa Street, avec le bébé dans la poussette et Marcus qui lui tenait la main à contrecúur. La personne désormais chargée de les garder devait emprunter le même chemin, ou pourquoi pas James et Claudia, un week-end ? Nous l'avons rassurée, ou du moins nous avons essayé. Nous lui avons expliqué que, à l'heure qu'il était, les Hinde l'avaient oubliée, et qu'elle n'avait aucun souci à se faire. Ensuite, nous sommes allés à l'extrémité de l'avenue d'ardoise, tout au bout de Torrington Gardens, et nous avons jeté un úil par-dessus le mur pignon, sur un jardin tout en bas, un mystérieux endroit planté de grands cyprès, de sombres chênes verts avec, ça et là dans les profondeurs, la corolle p‚le et tremblante d'un narcisse. De l'autre côté de ce gouffre, le mur d'en face, en stuc, se dressait tel un pignon gothique, lisse, sans fenêtres, liseré de festons de grès rouge. Dans cette quasi-obscurité, lisant la déception sur mon visage, Silver s'est voulu rassurant : " D'ici une semaine ou deux, ils vont monter un échafaudage, ici. «a va énormément nous aider. "

Après quoi, nous sommes revenus sur nos pas, en reprenant les appuis en pointes de diamant, dans le sens de la descente cette fois, avant de remonter de l'autre côté en nous aidant des gouttières et du lierre.

" Avez-vous remarqué, nous a-t-il demandé, le nombre de fenêtres qui restent ouvertes aux derniers étages ? "

Moi qui me targuais d'être observatrice, je n'avais rien vu.

" Pour Jonny, c'est une bonne chose, a commenté Liv, d'une voix amère.

- Au quatrième ou au cinquième étage, les gens s'imaginent être à l'abri des voleurs, a renchéri Silver, du coup, ils laissent leurs fenêtres ouvertes, n'y font même pas poser de barreaux. "

Nous sommes repassés par notre fenêtre à nous, ouverte elle aussi. Ni Wim ni Jonny n'étaient de retour. Liv s'est rendue dans la chambre de Jonny, o˘

elle a allumé la télévision.

Je me suis installée avec Silver sur le canapé en cuir tout cassé, toute paisible et joyeuse, et il m'a embrassée, très doucement, très délicatement, mais pas comme cette première fois, à la porte du jardin, pas du tout. Il fallait que j'y aille, ai-je dit, que je rentre chez la vieille Mme Fisherton.

" Ne pars pas, m'a-t-il priée. Reste, cette nuit. Reste avec moi. "

LAISSER LES FEN TRES ouvertes au dernier étage présente peu de risques. En faire autant en sous-sol, c'est de l'imprudence. Mais en laissant la fenêtre de ma chambre ouverte, je n'avais pas été si mal inspirée : pendant la nuit, Mabel était venue et s'était endormie sur mon lit. quand elle a senti son petit déjeuner posé devant elle, elle s'est réveillée, et je lui ai raconté mon escapade sur les toits. Peut-être la croiserais-je là-haut, une nuit, mais je l'ai avertie d'être prudente. Après tout, il était peu vraisemblable que, moi, je bondisse d'un comble de mansarde à la poursuite d'un papillon.

J'en raconterai peu sur cette nuit-là, ma première nuit avec Silver, si ce n'est que ce fut charmant et que j'étais heureuse.

J'étais heureuse pour la première fois depuis que Daniel s'était tué sur le pylône. J'ai un peu parlé de Daniel à Silver, simplement pour lui confier que j'avais été amoureuse de quelqu'un, et que ce quelqu'un était mort, et Silver, lui, m'a fait part de ses idées sur la vie. Il avait entamé ses études au queen Mary Collège, à l'université de Londres, mais il avait laissé tomber, cela ne lui correspondait pas. Au contraire de moi et sans tergiverser, il était parti conformément aux usages, en informant l'administration qu'il en avait assez et qu'il s'en allait.

¿ seize ans, Silver avait hérité suffisamment d'argent de sa grand-mère pour s'assurer un revenu. Il avait refusé de déposer une demande de bourse, et il payait tout par ses propres moyens, versant même un loyer à ses parents pour l'appartement. Jack et Erica Silverman désespéraient de lui.

Leur fille et leur autre fils étaient si conventionnels, si normaux. Erica se demandait parfois, même en reconnaissant que c'était absurde, elle le savait, elle le disait, si, durant ce week-end oublié, dont il me restait encore à entendre le récit, il ne lui serait pas arrivé quelque chose qui lui aurait causé un traumatisme dont il se ressentirait toujours.

Silver et moi sommes devenus amants, et nous formions ce que Jonny appelait

" un sacré couple ". Nous croyions alors, l'un comme l'autre, que nous n'aurions jamais personne d'autre, l'idée même d'une tierce personne avait presque quelque chose de risible. Il citait tout le temps un poème o˘ il était question de ton visage reflété dans mon úil, du mien se reflétant dans le tien. Et le plus drôle, sachant que j'avais tout juste vingt ans et qu'il les aurait d'ici un mois, c'était que notre amour était un amour adulte, celui que les gens d'‚ge m˚r br˚lent d'atteindre après une vie d'erreurs et de pénibles ruptures. Enfin, c'était ce que nous pensions et ce que nous nous racontions. quelle présomption, non ? Amoureux et fiers de l'être. …merveillés de tout, assis enlacés sur les toits, nous nous déclarions solennellement que le coup de foudre avait été mutuel. Je pouvais même prétendre à mieux encore, car je l'avais aimé avant de le rencontrer.

Si j'étais adulte en amour, j'aurais eu du mal à en affirmer autant des autres aspects de mon existence. Dès la semaine suivante, les problèmes ont commencé à Grand Union. NaÔvement, j'avais cru me fondre dans l'anonymat du 19, Russia Road. En octobre, lors de mon inscription, c'était l'adresse que j'avais fournie, à défaut de numéro de téléphone. Le responsable des inscriptions possédait aussi celle de mes parents.

C'était auprès d'eux qu'il avait obtenu le numéro de Max, et ma directrice de mémoire avait appelé trois fois en deux jours.

Je n'avais pas soupçonné une seconde que Caroline Bodmer était une femme si persévérante et si obstinée. Elle m'avait donné une impression toute différente, celle d'une créature inquiète, floue. Chaque fois, Selina était venue me chercher - moi, bien s˚r, j'étais soit chez Silver, soit sur les toits -, mais le troisième coup de téléphone était tombé à neuf heures du matin et, entrant sans frapper comme à son habitude, elle m'avait trouvée au sortir de la salle de bains, enveloppée dans des serviettes. Chez Silver, la salle de bains était toujours difficile d'accès, trop de gens se la disputaient. Heureusement, Mabel était partie cinq minutes plus tôt, non sans avoir croqué son petit déjeuner.

" Elle est au bout du fil, darling. Elle a l'air... enfin, assez furieuse.

"

158 Devant mon accoutrement, Selina a eu un hochement de tête, un geste emprunté à Max. Pour sa part, elle était impeccable, en robe de lin jaune.

" Tu ne peux pas monter dans cette tenue. Max risque de te voir. Oh, mon Dieu, et maintenant, qu'est-ce que je fais? Je dis à cette dame que tu arrives dans deux minutes ou bien c'est toi qui la rappelles? Oui, je vais la prévenir que tu la rappelles, darling, mais il ne faut pas que tu oublies. Il faut me le promettre. Sinon elle va m'en vouloir, n'est-ce pas?

(C'était exactement cette espèce d'agitation sans motif qui navrait Silver.) Autrement, est-ce que je peux lui promettre que tu passeras la voir au collège ? «a ne serait pas mieux ? - Je la rappelle. (Accorde-moi simplement cinq minutes, le temps d'inventer une histoire.) Oh, au fait, merci, Selina.

- Je t'en prie, darling, seulement cette femme a appelé trois fois, et les deux autres, c'est Max qui a d˚ répondre. Tu sais qu'il trouve très fastidieux d'avoir à répondre au téléphone.

Enfin, il a quand même eu l'occasion de s'entretenir longuement avec elle.

quand tu monteras, tu n'oublieras pas qu'il vient de se mettre au travail, hein? Il est plongé dans son index, et c'est effrayant ce que ça peut être prenant, alors il faut que tu te fasses toute petite, une vraie petite souris.

- Je ne ferai pas de bruit.

- Ah, autre chose, darling. J'imagine que tu ne descends jamais sur les bords du canal, non ? Non, bien s˚r que non, mais si jamais tu étais tentée, rappelle-toi cette pauvre créature qu'on vient d'assassiner, là-bas, il y a deux semaines ou quelque chose comme ça. On l'a frappée à mort avec un bout de bois. Tout ça figure dans le journal d'aujourd'hui, c'est ce qui ressort de l'enquête. Autrefois, c'était vraiment s˚r, par ici. "

Comment pouvait-elle le savoir? Avant d'épouser Max, elle avait un appartement à Baron's Court. Je me suis habillée et je suis montée. Le salon jaune était rempli de fleurs. Je suppose que Selina les avait soigneusement choisies en harmonie avec le mobilier, dans des tons jaune et brun-rouge exclusivement, avec des feuilles et de la fougère vert émeraude, et c'est elle-même qui les avait disposées dans deux grands vases et dans une urne. L'urne reposait sur une jardinière, il me semble que c'est le nom, une imposante construction en fer, tout en spirales et en volutes.

L'effet d'ensemble était moins celui d'une pièce à vivre que d'un morceau de décor destiné à figurer en photo dans un magazine d'intérieurs de charme. Il y régnait une puissante odeur, pas de fleurs, plutôt de ces aérosols qui ne sentent pas la fraîcheur des prés mais l'aprèsrasage à deux sous. Je suis entrée à pas feutrés, en regardant autour de moi, pas trop rassurée. Je me demande si je me suis jamais sentie aussi mal à l'aise quelque part, à l'exception, bien s˚r, des tunnels et des passages souterrains.

Durant les cinq minutes que l'on m'a accordées, j'ai surtout pensé à Max.

C'était lui qui avait répondu au téléphone les deux fois précédentes. La nouvelle de cette longue conversation téléphonique qu'il avait eue avec Caroline Bodmer ne me plaisait pas trop. Lui avait-elle demandé o˘ j'étais?

Si j'étais malade ? Voilà qui méritait réflexion. ¿ cet instant même, dans le désordre de son nid d'aigle, Max était peut-être moins habité par l'index de son ouvrage que par son désir de ch‚timent et son envie de se défouler de sa colère sur l'ingrate que j'étais. La forme qu'allait revêtir cette colère était assez évidente. Enfin, il s'était écoulé cinq minutes au moins, près de sept. J'ai composé le numéro.

C'est elle que j'ai eue. Si je n'avais pas rencontré Silver et si je n'étais pas devenue sa maîtresse, si je n'avais pas eu envie de rester avec lui, de retourner sur les toits et d'en découvrir davantage, si je n'avais pas souhaité garder le logement de la vieille Mme Fisherton, car la perte de cet appartement m'aurait contrainte à retourner chez moi ou à suivre l'exemple de Liv, si tout cela n'avait pas été vrai, j'aurais avoué à

Caroline Bodmer que, pour le cours, j'avais changé d'avis et que je laissais tomber. Au lieu de ça, je lui ai raconté que je souffrais d'un calcul.

" Vous êtes un peu jeune pour avoir des calculs.

- Je sais, ai-je admis. Mon médecin généraliste m'a expliqué, il n'a jamais vu ça. "

J'ignore si ma réflexion suivante était exacte, mais je l'ai exhumée d'une conversation de village dont je me souvenais à moitié.

" ¿ mon ‚ge, il se serait attendu à des symptômes de varicelle. "

Pour mentir, il faut toujours fournir des détails circonstanciés. C'est plus convaincant. Elle m'a exprimé toute sa compréhension. quand allais-je revenir? La semaine prochaine, ai-je avancé. Oui, enfin, ça pourrait aller.

M'étais-je aperçue que j'avais manqué plusieurs leçons, le séminaire de sciences sociales et le stage de gestion ? Je ferais de mon mieux pour rattraper, ai-je assuré.

" Vous vous rendez bien compte, Chloé, que nous sommes en pleine session d'évaluation des résultats de tous nos étudiants et qu'à la fin de l'année, qui n'est plus très loin, plus éloignée du tout, il se pourrait que l'on vous prie purement et simplement... eh bien, je ne m‚cherai pas mes mots, de ne pas revenir en octobre ? "

Une image m'est venue, guère plaisante, de mots m‚chés, un long bandeau de chair, pourquoi pas du filet de porc, enfourné dans un mixeur. Rien ne me ramènerait une deuxième année à Grand Union, mais le mois d'octobre était loin, d'ici là, tout pouvait arriver. Et tout est arrivé, même si cela devait fort peu ressembler à l'avenir vaguement entrevu ce matin-là dans le salon jaune de Selina. Et puis, surtout, j'ai pensé à la longue semaine qui allait s'écouler avant que je ne doive retourner là-bas.

Je m'attendais plus ou moins à une convocation de la part de Max, qui m'est bien parvenue, transmise par Selina, naturellement, juste au moment o˘ je partais rejoindre Silver au café de Maida Hill sur le pont. Au lieu de son bureau, Max se trouvait dans la salle à manger, là o˘ j'avais dîné le premier soir en leur compagnie. Depuis lors, comme l'avait prévu Béryl, ils avaient refait la décoration. De mon repaire, au soussol, j'avais à peine remarqué les allées et venues des ouvriers.

Mais ils étaient bien passés par là, et ils avaient repeint la pièce dans les couleurs des boîtes de haricots Heinz à la sauce tomate (c'était la formule de Béryl), papier mural bleu canard et noir et laque d'un blanc aveuglant. Le vieux tapis noir avait l'air plus profond et plus foncé

qu'auparavant. Encore assis à la table d'o˘ l'on avait débarrassé tout le déjeuner, sauf la petite tasse de café posée devant lui, Max m'a lancé un regard par-dessus la monture de ses lunettes cerclées d'or qui lui étaient descendues sur le nez, le menton rentré, les bajoues rondes et proéminentes. Une fois acquis la certitude que c'était bien moi et pas une intruse, un fantôme ou une hallucination, il a rajusté ses lunettes sur son nez, d'un geste des deux mains, les y a maintenues tout en me dévisageant avec une moue. Il portait un de ses survêtements, un pantalon couleur chocolat clair, un haut chocolat et des bandes chocolat amer.

C'est une technique fructueuse quand on veut prendre l'ascendant sur plus jeune, plus faible ou plus vulnérable que soi : le dévisager quelques secondes en se taisant, en affichant une expression de profonde désapprobation, en repoussant le plus longtemps possible le moment de prendre la parole. J'avais déjà souvent d˚ endurer ce manège au cours de ma brève existence, et en général je restais là, sous ce regard sévère et scrutateur, l'air rebelle, en gardant le silence. Mais à vingt ans, on change vite et, en effet, depuis mon arrivée à Russia Road, j'avais changé.

" Je t'en prie, Max, ne me regarde pas comme ça. Je sais que tu es en colère contre moi et je suis désolée, mais est-ce que tu pourrais me le reprocher franchement ? "

Il aurait pu me répondre en me demandant comment j'osais lui parler sur ce ton, ou même en me priant de revenir quand je serais plus docile, mais il s'en est abstenu. Résister au tyran est payant, dit-on, et c'est parfois vrai. J'ai ravalé ma salive avec difficulté, mais discrètement, je pense.

Il a tourné la tête vers la fenêtre, comme s'il avait aperçu quelque chose de très intéressant dans le jardin (Mabel s'exerçant à la corde raide sur le treillage, pourquoi pas?), et m'a interrogée : " Pourquoi cet absentéisme ? "

Je ne pouvais pas lui répondre que je souffrais d'un calcul.

J'ai opté pour la vérité, ou pour une demi-vérité.

" Le cours ne me plaît pas. Je n'ai pas envie de ça. Je ne le savais pas avant de commencer. Le commerce, ça ne m'intéresse pas. "

Les hochements de tête ont commencé. Selina avait beau être actrice, jamais elle n'égalerait Max. C'était un mouvement si ténu, si imperceptible, peut-

être pas plus de vingt degrés sur le compas, un simple tremblement, mais parfaitement contrôlé, vertèbre par vertèbre. Il signifiait beaucoup plus que la désapprobation : la sidération devant pareille folie, la tristesse devant ce g‚chis de mon temps, l'expression de sa stupéfaction devant la jeunesse actuelle.

" Je me demande si tu te rends compte, Clodagh, de la chance que tu as de compter parmi celles et ceux qui ont l'opportunité de recevoir une éducation supérieure... je devrais appeler cela un supplément d'éducation... totalement gratuit.

Il n'en sera peut-être pas toujours ainsi, le temps viendra sans aucun doute o˘ les étudiants paieront de nouveau leurs frais de scolarité, comme j'y ai été contraint, comme ma pauvre grand-mère, dont tu occupes actuellement le domicile ultime, a d˚ s'y astreindre pour moi en se tuant à

la t‚che. "

Max censurait volontiers les clichés qui franchissaient les lèvres d'autrui, mais ne répugnait jamais à en user lui-même.

" Non, ce temps n'est pas encore venu, mais il viendra sous un gouvernement futur. Des étudiants arrivent du monde entier pour profiter gratuitement de notre système éducatifle savais-tu? Crois-tu qu'ils abandonnent un cours au simple motif que leur discipline n'est momentanément plus de leur go˚t?

Crois-tu qu'ils ne sachent pas que dans cette vie il faut prendre les choses comme elles se présentent ? "

Je n'étais pas certaine de savoir si Max entendait le mot " discipline "

dans son sens de maîtrise de soi ou de méthode d'instruction. Peu importait.

" Je n'ai pas envie de travailler dans un bureau, ai-je insisté, et je refuse de devenir assistante sociale, dans un bureau.

- Non, tu veux devenir réparatrice de clochers. Je n'ai jamais oublié

quelle était ton ambition, Clodagh, et je crois que je ne l'oublierai jamais. "

Max a baissé les yeux sur sa tasse de café, l'a soulevée et, se ravisant, l'a reposée sans la vider.

" Inutile de préciser que je ne t'ai pas du tout prise au sérieux. Cela posé, que comptes-tu faire à présent? "

J'y avais réfléchi entre deux portes.

" Retourner à Grand Union et demander au professeur Bodmer l'autorisation de changer de cours.

- ¿ cette faculté, ils proposent des doctorats, vraiment? Cela me surprend.

Changer pour quoi ? - Je ne sais pas, ai-je admis. Je te le ferai savoir.

Je vais... "

J'ai cherché le bon terme, et je n'aurais pu en trouver de pire.

"... Je te ferai un tableau de la situation.

- Ce qui conviendrait le mieux à une jeune femme qui emploie ce genre de métaphores usées jusqu'à la corde, ce seraient... des études de journalisme, ou alors sur les médias, c'est bien ainsi qu'on appelle ça? "

Autant que je sache, " faire un tableau de la situation ", ce n'était pas pire que " se tuer à la t‚che ".

La tête encore animée de cette oscillation, de ce tremblement maîtrisé, Max m'a signifié que je pouvais aller, m'a rappelée quand je suis arrivée à la porte pour ajouter qu'il espérait que j'en avais discuté avec mes parents.

Je me suis sauvée.

Silver m'attendait au café devant un express et des croissants.

Il avait trouvé une boutique o˘ l'on vendait des colliers pour chat en strass et il m'en a offert un en velours vert, étincelant de brillants, pour Mabel.

" Suppose que Max me mette dehors avant la fin du trimestre ", ai-je dit.

Nous nous tenions main dans la main, assis de part et d'autre de la table.

Pouvez-vous imaginer des yeux d'un gris d'eau très p‚le, et néanmoins pleins de chaleur et d'amour? " Il n'y a aucun problème. Tu peux venir vivre avec moi. "

Nous avons échafaudé des projets. J'allais abandonner Grand Union et trouver autre chose ailleurs, o˘ je pourrais apprendre ce qui me faisait vraiment envie. Si Max me mettait à la porte, j'irais chez Silver et j'emmènerais ma chatte avec moi. Dans cette perspective, je suis retournée au 19, j'ai attrapé Mabel et je lui ai enfilé son nouveau collier. Je lui ai montré l'appartement de Silver et je lui ai présenté Wim, allongé sur le sofa. Il a eu beau professer l'indifférence à son égard, elle s'est immédiatement prise d'affection pour lui et s'est enroulée à ses chevilles, s'est faufilée entre, en se frottant le museau contre ses jambes. Nous étions là depuis à peine cinq minutes lorsque Liv est sortie de la chambre de Jonny.

Je n'en avais pas la certitude, c'était une intuition, mais je pense qu'elle et Wim avaient fait l'amour, et que c'était la première fois. En tout cas, elle venait de faire l'amour, et pas avec Jonny. Jonny était à

son travail, au parking. ¿ son entrée dans la pièce, elle a adressé un regard à Wim, avec un sourire hésitant. Elle tenait si peu compte de notre présence que c'était comme si nous n'étions pas là. Wim lui a fait signe d'approcher, et lorsqu'elle s'est trouvée debout devant lui avec une expression d'adoration si peu déguisée et si intense que c'en était gênant, il a soulevé la tête pour l'embrasser sur la bouche.

Il souriait. Je jure qu'il a souri tout au long de ce baiser. Il lui a effleuré l'épaule, est allé ouvrir une fenêtre, puis s'est mis à grimper.

Un instant plus tard, son visage est apparu par la fenêtre close, tête en bas, pour nous signifier qu'on se reverrait plus tard. Parfois, quand je repense à Wim, je me l'imagine ainsi, d'abord ce cr‚ne rasé, puis ces yeux jaunes et impénétrables, et enfin, au-dessus, la bouche.

Mabel, qui avait tout " marqué " dans la pièce en y frottant sa joue soyeuse, s'est approchée de la fenêtre pour sauter sur le rebord. Depuis que le monde est monde, ou depuis l'invention des fenêtres, je suppose qu'aucun chat, dès qu'il en voit une ouverte, ne manque de s'en servir comme d'une porte pour aller fureter au-dehors. Mabel s'est retrouvée sur le toit mansardé avant que j'aie pu l'arrêter.

" On sait bien que la curiosité, c'est la mort des chats ", a rappelé

Silver.

Il a grimpé à son tour, l'a rattrapée au moment o˘ elle atteignait la cheminée et l'a ramenée en la tenant dans ses bras.

Avec sa bouche, il a frictionné cette tête de félin au poil lisse et brillant.

" «a peut paraître curieux, ai-je observé, que là-haut nous soyons plus en sécurité qu'une chatte, alors qu'elle est bien meilleure grimpeuse.

- Elle ne sait pas ce que nous savons, m'a expliqué Silver, et elle ne le peut pas. Toute la différence est là.

- Une fois que Max m'aura expulsée, il faudra que j'emmène Mabel chez mes parents. Ma mère adore les chats. Elle sera mieux dans les champs, plus en sécurité. Elle pourra sortir chasser des proies plus excitantes que les écureuils. "

Liv, qui s'était tue et s'était jetée à plat ventre sur le sofa, s'est subitement redressée pour déclarer : " Tu veux dire que l'appartement du 19

va être à louer? "

Simultanément, Silver et moi, nous avons saisi ce qu'elle avait en tête. Ce que nous avons compris en confrontant nos journaux intimes, après coup.

Tant qu'elle demeurait chez Silver, elle restait avec Jonny, elle y était contrainte. Si elle habitait quelques numéros plus bas dans la même rue, elle serait libre de devenir la petite amie de Wim. Il y avait autant de chances que Max et Selina acceptent de louer l'appartement de la vieille Mme Fisherton à Liv qu'à une famille de sansabri. Je n'ai pas émis de commentaire, Liv avait l'air si confiante, si pitoyable, mais je lui ai tout de même expliqué qu'étant une parente, en quelque sorte, j'étais la seule à pouvoir occuper cet endroit. Liv a haussé les épaules.

" qu'est-ce que je vais faire? - Tu vas rester ici et clarifier la situation, je l'espère, lui a lancé Silver. Tu n'as pas à partager cette chambre avec Jonny.

Pas si tu n'en as pas envie. Tu peux quand même rester ici, on te trouvera un coin. Il n'y a pas à s'en faire, a-t-il ajouté d'un ton bienveillant.

- Tu répètes ça sans arrêt, a répliqué Liv avec vivacité.

Bien s˚r que j'ai envie d'être avec Jonny. C'est mon amant. "

Elle a jeté un coup d'úil sur Mabel. Voulant repérer une fois encore chaque meuble et chaque centimètre carré du tapis passablement effiloché, Mabel s'était roulée en boule sur un coussin de velours que quelqu'un avait laissé tomber par terre.

" Est-ce que ce chat va habiter ici ? - Tu m'as entendue, j'ai expliqué

pourquoi c'était impossible, suis-je intervenue. Elle dégringolerait du toit.

- Allons, les chats, ça ne tombe jamais. (Liv savait se montrer à la fois dogmatique et dédaigneuse.) Un chat, ça peut sauter d'une hauteur de cinquante mètres sans se faire aucun mal. J'ai déjà vu ça.

- J'aimerais mieux ne pas courir ce risque.

- Bien. Tu dis qu'elle est chasseuse. Elle va chasser ma souris. "

Liv est la seule femme que j'aie jamais rencontrée qui aime sincèrement les souris. Une fois, je lui ai demandé s'il y en avait beaucoup à Kiruna, mais elle m'a répondu n'en avoir jamais vu avant son arrivée ici. J'ai promis d'emmener Mabel ailleurs. Même si je préférais de loin les chats aux souris, j'ai compris le point de vue de Liv et, pour une raison qui m'échappe - certainement pas parce qu'elle était amatrice de ces rongeurs

-, à partir de ce moment-là, je me suis mise à bien l'aimer. Je l'ai déjà

souligné, elle était assez peu attirante.

J'ai souvent remarqué, et je suis navrée d'avoir à le souligner ici, car ce constat me déplaît plutôt, que les femmes qui vivent avec un homme qu'elles n'aiment pas, envers qui elles sont redevables, ou qui tout simplement ne savent pas comment lui échapper, deviennent ternes et quelconques. Dès qu'elles dégottent un nouvel homme, qu'elles ne choisissent pas forcément pour remplacer le premier mais comme un à-côté, elles s'épanouissent, deviennent plus jolies, et même quelquefois ravissantes. L'amour triomphe de tout, j'imagine. Enfin, non, je le sais, j'ai de bonnes raisons de le savoir.

Silver, qui connaît la Bible et aime assez en citer certains passages, répétait toujours que Liv était comme Léa, la première femme de Jacob, "

fragile et le regard douloureux ", et cela la décrit très bien, avec ses yeux cernés de rose et sa figure toute gercée. Ses cheveux avaient toujours besoin d'être lavés. Elle ne se rongeait pas les ongles, mais elle en rognait les peaux et se mordillait les lèvres. Or, après avoir pris possession de Wim, ou une fois qu'elle y a cru, en tout cas après avoir couché avec lui et avec l'intention de recommencer, sa peau est devenue lumineuse, ses cheveux brillants, et elle s'est laissé pousser les ongles les plus longs que j'aie jamais vus chez une femme. Elle a cessé de se m

‚chonner les peaux, s'est tenue droite et s'est mise à laver ses vêtements.

J'ignore si Wim a rien remarqué de tout ça. J'en sais si peu sur lui, hormis sa passion pour les sommets des grands immeubles.

" Enfin, si Liv était une tour, a ironisé Silver quand nous nous sommes retrouvés seuls sur les toits ce soir-là, Wim lui grimperait tout le temps dessus. "

Comme l'avait prédit Silver, on avait planté l'échafaudage dans le jardin situé entre le bout du p‚té de maisons de Torrington Gardens et le premier de Peterborough Avenue. Il y avait très peu de différence de hauteur, quatre étages de chaque côté, sans compter le sous-sol. Nous l'avons facilement franchi et nous sommes hissés sur les couvertures en zinc. Une longue rangée de petits piliers trapus en forme de pied de chaise projetait sur la surface blanch‚tre du toit comme l'ombre d'une échelle.

Une lune brillante semblait suspendue juste au-dessus de nos têtes. Sa lumière claire et verd‚tre nous dévoilait un monde jamais vu, ou presque, le toit encombré d'antennes, de paraboles, de citernes et de capuchons de conduits, de fines cheminées avec seulement deux poteries chacune. Vues d'ici, les tours de Westminster, vers l'ouest sur le canal, qui paraissent si hautes vues du sol, se réduisaient à des immeubles ordinaires. Le clair de lune parait leurs toitures en pagode d'un givre argenté. Pour je ne sais quelle raison, le canal demeurait noir, l'eau était si calme qu'elle scintillait à peine. L'île de Robert Browning s'étendait, paisible et plantée d'arbres sombres, sur le bras principal du canal, en amont de Paddington Basin.

Liv et Jonny sont partis ensemble, elle de mauvaise gr‚ce mais acceptant l'inévitable, après que Wim eut disparu au loin, sans lui laisser l'espoir de le suivre. La nuit, sur les toits, il s'habillait en noir, et nous portions tous des couleurs sombres, mais ce soir-là, avec ce rayonnement lunaire, nous aurions été plus avisés de choisir des couleurs plus claires.

N'importe quel passant un peu observateur aurait pu nous voir. Mais peu de gens sont observateurs, ils lèvent rarement le nez vers les toits et, quoi qu'il en soit, les rues étaient désertes. La peur les avait vidées, bien que je n'aie jamais compris de quoi les gens avaient peur, au juste. Des agresseurs ? D'hommes comme Jonny? De là-haut, on voyait toujours des centaines d'écrans de télévision, lueurs lunaires et laiteuses derrière des fenêtres aux rideaux ouverts, dans chaque p‚té, chaque rangée de maisons.

Jonny se dirigeait vers l'immeuble qui occupait l'extrémité de Peterborough Avenue, quatre étages à parements rouges et blancs, avec des rambardes en fer forgé, sauf au dernier étage.

Ces balcons fournissaient un accès facile aux appartements et, de fait, presque tous leurs occupants avaient équipé leurs fenêtres de barreaux.

Mais les fenêtres du quatrième étage, Silver me l'avait signalé, étaient dépourvues de barreaux. De là o˘ nous étions assis, lui et moi, sur le parapet, nous pouvions voir les dômes de cuivre des hôtels particuliers et la coupole, avec sa tour d'…ole qui s'élevait, majestueuse, en plein milieu de l'avant-toit.

Je devais être naÔve, voire innocente, mais c'est seulement à ce moment-là

que j'ai compris ce que fabriquait Jonny.

" Il s'est sacrement enrichi, tu sais, m'a expliqué Silver, rien qu'en revendant de la drogue et en volant. "

La drogue, cela ne me surprenait pas. Chez Silver, cela sentait souvent le cannabis, et j'avais déjà vu Jonny et Liv sniffer une ligne de cocaÔne.

Mais voler? " Je t'ai expliqué que les gens qui habitent dans les appartements des derniers étages laissaient leurs fenêtres ouvertes.

Surtout en été. Jonny passe par une fenêtre ouverte. Il n'emmène pas Liv avec lui. Pas pour la protéger, mais parce qu'elle lui ferait courir trop de risques.

- Et toi, ça ne t'ennuie pas? "

Silver m'a prise par l'épaule et nous sommes restés assis, les jambes pendantes, une dizaine de centimètres à peine audessus du linteau des fenêtres de l'étage inférieur.

" Faut-il que je le flanque à la porte ? - Je ne sais pas. Tu es chez toi.

(J'ai cherché une réponse.)

Essaies-tu de le rendre meilleur? Fais-tu en sorte de... disons, qu'il se rachète? "

Silver a éclaté de rire. Son rire a retenti sur ce toit nu éclairé par la lune. Les occupants de l'appartement du dernier étage, juste au-dessous de nous, auraient fort bien pu l'entendre.

Peut-être ont-ils confondu ce rire avec celui d'un ange ou, plus vraisemblablement, avec le bruit de la télévision des voisins.

" Je n'ai rien d'un rédempteur, Clo. Je pense que je l'aime bien. Je n'ai jamais rencontré personne qui l'aime comme moi.

- Il ne te verse pas de loyer ? - Personne ne m'en verse. J'estime que je ne suis pasenfin, je ne participe pas à du recel, c'est-à-dire... je n'offre pas de protection à un voleur. Il a sa chambre à lui, à

Cricklewood. "

Mais il a accès aux toits gr‚ce au fait qu'il vit chez toi. Je n'ai pas formulé ça à haute voix. Je n'en ai pas eu besoin.

" Je sais à quoi tu penses, a ajouté Silver.

- Comme toujours.

- Je suis moi-même entré dans un ou deux appartements.

Depuis les toits, j'entends. Je n'ai pu m'en empêcher, rien que pour aller jeter un úil.

- Mais tu n'as rien volé.

- Non. C'était de la simple curiosité. Comme pour ta Mabel. Allez, on continue. "

Cette nuit-là, nous nous sommes aventurés jusqu'au deuxième dôme. Tous les immeubles de Peterborough Avenue étaient de la même hauteur, mais ils étaient séparés par un intervalle d'environ un mètre, soit deux gouffres à

franchir.

Nous avons sauté. Aujourd'hui, je ne crois pas que je pourrais, je n'aurais plus ce cran. Rien qu'à repenser à nous deux sautant au-dessus d'un canyon d'une quinzaine de mètres d'altitude dont les tréfonds se perdaient dans la pénombre, sans rien pour nous sauver en cas de chute, pas même une brindille dépassant d'une branche, pas un c‚ble, pas un mince tuyau, j'en ai des frissons. Si j'ai eu peur sur le moment, je ne m'en souviens pas.

Tout dépendait de la réussite du bond, le plus silencieux possible. Nous riions bêtement de la présence de ces gens sous nos pieds, qui nous écoutaient et attribuaient le bruit mat de nos pas à celui d'un oiseau qui se pose lourdement. Une fois, j'ai aperçu un héron de Regent's Park sur un toit de Russia Road. Un oiseau de cette taille atterrit sur ces ardoises avec un cognement sourd. Nous nous sommes agrippés l'un à l'autre avec un rire triomphal dans la nuit douce, au clair de lune qui coulait sa lumière feutrée jusqu'à nos pieds, et nous nous sommes étreints, fiévreusement embrassés, aussi heureux que possible.

" Pas ici, m'a arrêtée Silver, dans un rire. Il y a des limites.

- Je parie que Wim, lui, ferait ça sur un toit.

- Je parierais que Wim l'a déjà fait. "

Et donc, la tour d'…ole à peine dépassée, nous avons rebroussé chemin, en laissant les autres à leurs plaisirs pour retourner aux nôtres.

Nous MONTIONS sur les toits tous les cinq, parfois avec d'autres, Morna et une fille qui s'appelait Lucy, avec Tom, son petit ami, Judy, l'amie de Morna, et un garçon plus ‚gé (nous le trouvions trop vieux), Owen. Mais la vraie bande des toits, c'était nous cinq, le Fameux Groupe des Cinq, comme nous avait baptisés Lucy. Là-haut, les autres avaient peur, à des degrés divers. Fondamentalement, pour se plaire sur les toits, il fallait aimer l'altitude, être ce que Silver appelait un " acrophile ". Morna et les autres n'étaient pas du nombre. quant à Judy, c'était presque l'inverse, cette fille avait déjà du mal à regarder par la fenêtre du dernier étage, mais elle est venue une fois ou deux sur les toits dans l'intention de se mettre à l'épreuve, de surmonter une phobie en s'y exposant. «a n'a pas marché. La deuxième fois qu'elle est passée par la fenêtre de chez Silver pour monter sur le toit du n∞ 15, elle est restée là, accroupie, dans une étreinte à la Liv, en fermant les yeux très fort. Silver a d˚ la ramener en bas.

Elle était menue, mesurait à peine un mètre soixante, et toute mince avec ça. Silver l'a portée, d'abord dans les bras, puis en la soulevant sur ses épaules, à la manière des pompiers. Et moi qui n'ai jamais eu peur là-haut, j'étais terrorisée à l'idée de le voir tomber et de perdre une fois encore un amoureux dans les hauteurs.

Tous les autres se déplaçaient sur les ardoises avec précaution, en progressant sur la pointe des pieds ou en pas chassés.

Devant les abîmes qui s'ouvraient entre les immeubles, ils reculaient comme à la vision du sang ou des ruines. Owen était incapable d'affronter l'escalade de la façade à pignons, avec ses " échelles " de pointes de diamant. Pourtant, au pire, en cas de chute il serait tombé sur le toit de la maison individuelle. La meilleure, c'était Morna, assez hardie une fois làhaut, mais qui se plaignait tout le temps de notre conception de l'amusement, quand sortir en pub ou en boîte aurait été beaucoup plus à son go˚t.

Nous, le groupe des cinq, nous avions différentes raisons de monter sur les toits. Liv s'y sentait libre et en sécurité. Cela semble une contradiction dans les termes, car, hormis Liv, nous avions tous conscience d'un danger, que pourtant nous aimions. Sur les toits, Liv se sentait en sécurité, car pour elle le danger résidait dans la rue. Là-haut personne ne pouvait la retrouver, s'emparer d'elle, la traîner en justice.

Elle s'est laissé gagner par une paranoÔa dont l'emprise s'est renforcée avec le temps. Elle continuait de garder l'argent, qu'elle avait apporté

avec elle, dans un endroit secret de l'appartement. Personne ne savait o˘, pas même Jonny. ¿ A cette époque, ne mettant jamais le nez dehors, elle n'avait encore rien dépensé. Pas une fois elle n'avait demandé à l'un d'entre nous de sortir lui acheter quelque chose. Elle utilisait le savon de Silver et son dentifrice, son shampooing et sa lessive. Il ne lui serait jamais venu à l'idée de puiser dans son magot pour le dédommager.

Une fois, elle m'a confié qu'elle conservait cette somme pour le jour o˘

Claudia et James, ou la police, la retrouveraient et exigeraient sa restitution. Cela ne manquerait pas d'arriver, croyait-elle. Elle était convaincue qu'on la recherchait avec autant de zèle et de détermination qu'Andrew Lane, Alison Barrie et leur petit garçon. Si tel était vraiment son sentiment, je lui ai conseillé de renvoyer cet argent, de l'empaqueter, l'un d'entre nous le porterait au bureau de poste de Formosa Street.

Elle s'y est opposée d'un hochement de tête.

" Je ne peux pas.

- Si tu as l'intention de ne jamais le dépenser, et si tu es si convaincue d'avoir à le restituer un jour ou l'autre, alors pourquoi pas tout de suite ? - Je ne pourrais pas, Clodagh. J'en suis incapable, je ne sais pas si c'est le mot, mais je ne pourrais pas, c'est physique.

Mes mains s'y refuseraient. "

Il n'y avait rien à ajouter à cela. ¿ mon avis, elle perdait la tête, et j'en ai touché un mot à Silver, qui s'est contenté de me répondre : " Ne t'inquiète pas pour elle. Avec le temps, elle finira par comprendre que personne n'en a après elle, elle ressortira dans la rue et tout ira bien. "

Au cours de ces mois-là, elle a rompu tout contact avec ses parents, à

Kiruna. N'allaient-ils pas s'inquiéter? Et qu'en était-il de l'agence qui lui avait trouvé ce boulot chez Claudia et James? Le plus vraisemblable, d'après moi, c'était qu'on l'avait portée disparue, et je me demandais pourquoi on n'avait pas déclenché de recherches. ¿ en croire ce que je lisais dans les journaux, ce que je voyais à la télévision ou ce que j'entendais à la " TSF ", il suffisait qu'une jeune fille ne rentre pas à

la maison immédiatement après une soirée, ou qu'elle s'absente plus de deux heures de chez elle, pour déclencher des recherches policières, et donc il me semblait étrange que la disparition de Liv n'ait suscité aucun émoi.

" Cela n'a rien d'étrange, m'a assuré Silver. Les circonstances de sa disparition sont tout autres. Elle s'est saoulée, elle a embouti une voiture et elle s'est enfuie. Tout ça, ils le savent. ¿ mon avis, ils l'imaginent repartie pour la Suède. Ce couple d'abrutis n'a pas remarqué

que Liv planquait leur argent, déjà sur ce plan, ce sont des insouciants, donc ils ignorent que c'est elle qui détient leurs deux mille livres. Cela ne leur déplairait s˚rement pas de la voir passer en justice pour excès de vitesse, mais pour ce qui est de l'argent, s'ils apprenaient sa frousse qu'ils la trouvent, ils n'y croiraient pas. "

C'était la position la plus raisonnable, et pourtant je n'étais pas convaincue. Kiruna faisait partie du monde civilisé - même si c'était un trou perdu. Les parents de Liv auraient mené des investigations, auraient contacté l'agence, Claudia et James, la police de leur pays, à coup s˚r, et la nôtre. Donc, si vraiment elle ne souhaitait pas qu'on la retrouve, elle avait raison de préférer les rues d'en haut à celle d'en bas. Parfois, en sortant du 19 pour me rendre au 15, je levais les yeux làhaut, au dernier étage, et j'apercevais son visage tout blanc à la fenêtre de chez Silver, en train de guetter le passage éventuel de Claudia et James, ou de leur nouvelle jeune fille au pair avec les trois enfants. Si seulement elle avait pu accompagner Wim dans ses périples, s'il l'avait emmenée avec elle, son bonheur aurait été complet. Au lieu de quoi, elle était coincée avec Jonny, qui la cantonnait dans un rôle d'aidemonte-en-l'air.

Son attitude concernant les toits était simple. Il n'en retirait aucun plaisir. ¿ tout prendre, Jonny ne trouvait dans l'escalade que désagrément, et jugeait fastidieux d'utiliser des cordes, voire, à l'occasion, une échelle. Tout cela, ce n'était que des moyens de parvenir à ses fins. Ces vues de Londres étalées à ses pieds, cette sorte de grande carte en relief, le laissaient froid. D'ailleurs, il trouvait bel et bien qu'il faisait froid là-haut, au sens propre, et, pour peu qu'il pleuve la nuit o˘ il avait prévu un " coup ", il se répandait en jurons.

Silver avait rencontré Jonny quand, se penchant au-dessus d'un parapet, il l'avait vu sortir d'une fenêtre du quatrième étage, et prendre pied sur un balcon. Il savait déjà s'introduire adroitement à l'intérieur des maisons.

Mais il restait toujours tributaire des échafaudages, des embranchements de descentes de gouttière, des troncs de plantes grimpantes enracinées dans la terre d'une cour en sous-sol, leur faîte pointant souvent à sept ou dix mètres de hauteur, tributaire des toits des vérandas et des balcons. Au 15, Russia Road, les fenêtres du dernier étage représentaient une véritable aubaine, un moyen facile de poursuivre son activité.

Silver était le seul de nous tous à qui Jonny parlait - au sens de la confidence, j'entends. Il n'aurait pas songé une seconde à se confier à

Liv, si ce n'est pour lui délivrer ses instructions, qu'elle lui cuise quelque chose, lui lave ses vêtements ou vienne au lit. Wim n'était guère disposé à lui prêter une oreille attentive, et quant à moi, Jonny ne semblait presque jamais remarquer mon existence. Donc, de temps à autre, quand il avait bu quelques verres, il s'entretenait avec Silver et lui exposait l'horreur de son enfance. Sa mère était morte d'une overdose d'héroÔne quand il avait deux ans. Dès qu'il avait eu quatre ans, son père lui avait infligé des sévices sexuels et, plus tard, il avait invité ses amis à en profiter. Pour s'assurer de sa docilité sans avoir à le frapper -

ce que son père ne s'interdisait pas non plus -, il le forçait à absorber du cognac, ou de l'alcool à br˚ler, en période de vaches maigres, afin de rendre le garçon insensible lorsqu'on passait aux sévices.

Jonny ne mesurait pas plus d'un mètre soixante et, à tort ou à raison, je n'en sais rien, il attribuait toujours sa petite taille aux quantités d'alcool qu'on l'avait contraint d'absorber enfant. Sa mère était grande, se souvenait-il, et son père aussi, alors pour quelle autre raison serait-il resté " un nain " ? Tout cela avait d˚ accentuer sa manie de citer les paroles des comptines. quoique sachant fort bien compter, et très rapide en calcul mental quand d'autres auraient eu besoin d'une calculette, il ne savait écrire que son nom. Il prétendait savoir lire le journal, mais, à

mon avis, il faisait allusion aux gros titres uniquement. Ce n'étaient donc pas des mots imprimés qu'il citait, mais des paroles, et de mémoire. Au vu de ce qu'il avait subi enfant, je trouvais cela atroce.

¿ sa manière, il était aussi obsessionnel que Wim. Son ambition était de devenir millionnaire.

" L'argent ne fait pas le bonheur? quelles conneries, répétait-il souvent.

L'argent, c'est le bonheur. C'est la vie. Sans argent, autant crever. "

Le vol était le moyen le plus évident d'en gagner. S'il avait été grand et robuste, il aurait très vraisemblablement choisi une autre forme de vol, qui ne l'aurait pas contraint de grimper aux gouttières. Mais Jonny était taillé pour être un monte-enl'air. Il grimpait avec l'agilité d'un singe, et il en avait l'allure, surtout quand il se déplaçait en longues foulées sur les toits, en survêtement noir et moulant. Bien s˚r, il tablait aussi sur son escroquerie du parking, mais les revenus qu'il en tirait, ajoutés à

son salaire, n'étaient rien en comparaison de ce que lui rapportaient ses vols de bijoux et la revente de drogue.

Davantage que ces vols ou ce trafic, c'est une tentative de meurtre, ou quelque chose d'approchant, qui l'avait conduit en prison. Je crois qu'on l'avait inculpé pour coups et blessures. S'il ne confiait les horreurs de son enfance qu'à Silver, il parlait librement à tout le monde de sa détention, et tout l'y poussait. Cela lui plaisait de décrire cet épisode de son existence. quand Liv, pour la " énième fois ", selon sa formule, entamait l'histoire de James, Claudia, les enfants et l'accident de la Range Rover, il la priait de la boucler. Mais pour sa part, il répétait son propre récit aussi fréquemment que ça lui chantait. ¿ mon avis, il devait considérer que cela prouvait son courage et sa débrouillardise, et qu'il était une force avec laquelle il fallait compter.

" Celui-là, il n'approche pas de moi ", c'était l'une des phrases qu'il prononçait fréquemment.

Il avait dix-neuf ans et travaillait comme portier dans un hôtel de Bayswater. L'adresse était à Bayswater même, mais l'hôtel se trouvait plutôt à Paddington, non loin de la gare. Il ne s'agissait pas d'une maison individuelle reconvertie, mais d'un véritable hôtel, et ce depuis des décennies, probablement depuis le début du vingtième siècle. Hormis l'étroit escalier en colimaçon, le seul moyen de gagner les étages supérieurs était un petit ascenseur. En 1906 ou je ne sais quand, la direction de l'hôtel était vraisemblablement très fière de cet engin, capable d'accueillir quatre personnes pour un poids maximal de deux cent quatre-vingt-dix kilos, équipé d'un portillon intérieur coulissant en grillage, qui se fermait avec un claquement métallique, et d'une porte extérieure en bois. En d'autres termes, cet ascenseur se résumait à une boîte mobile, logée dans un puits, munie aux cinq étages d'une porte en acajou couverte de rayures et d'éraflures.

quelques heures à peine après son arrivée, Jonny n'avait pas tardé à

découvrir la faille du système, sans même s'être donné la peine, disait-il, de lire les affichettes punaisées sur la porte en acajou à l'étage de la réception. Ce qu'il entendait par là, c'est qu'il était incapable de les lire. On les aurait crues rédigées en plusieurs langues. Pour Jonny, même libellées en une centaine de versions différentes, elles auraient toutes été d'une égale inutilité. Une fois qu'il eut acquis l'expérience de l'ascenseur, quelqu'un lui avait expliqué que ces affichettes indiquaient : PRI»RE DE FERMER LA GRILLE INT…RIEURE EN SORTANT.

Bien entendu, à peu près la moitié des gens oubliait de refermer ladite grille. Laissée ouverte, elle empêchait d'appeler l'ascenseur d'un autre étage, et la porte en acajou demeurait bloquée. Disons, par exemple, que l'on se trouve à l'étage de la réception et que l'on veuille monter, il serait inutile d'appuyer sur le bouton, puisque au troisième étage quelqu'un avait oublié de refermer la grille intérieure en quittant l'ascenseur avant de regagner sa chambre. Le seul moyen de remettre en marche ce foutoir (c'était le terme de Jonny), c'était de monter au troisième par l'escalier et de refermer la grille. Ce n'était là qu'un exemple, il pouvait aussi bien s'agir du quatrième ou du cinquième.

Jonny avait vite trouvé que sa t‚che, qui consistait à se coltiner les bagages des clients, n'était rien comparée à la plaie qu'était cette grille d'ascenseur. C'était presque toujours à lui d'aller la refermer en passant par l'escalier. Il avait compté les marches : au total soixante-sept, jusqu'en haut. Admettons qu'un client arrivant avec deux lourdes valises se voie attribuer la chambre 52. La mission de Jonny consistait à y conduire le client et ses bagages par l'ascenseur. Il appuyait sur le bouton, mais rien ne se produisait. On ne pouvait exiger du client qu'il emprunte l'escalier, Jonny devait donc monter au pas de course en vérifiant à chaque palier si l'ascenseur n'était pas resté bloqué là, grille ouverte, pour finalement le découvrir éventuellement au quatrième étage. Il redescendait par l'ascenseur, chargeait le client et ses bagages pour s'apercevoir, une fois ressorti de la chambre, que la cabine était repartie. Et là-dessus, au rez-de-chaussée, il se présentait devant le réceptionniste, au téléphone avec un client du deuxième courroucé de ne pouvoir appeler l'ascenseur que Jonny, en remontant, retrouvait bloqué au troisième, grille coulissante ouverte.

Il avait fini par comprendre pourquoi il avait décroché le poste aussi facilement, sans compter qu'aucun des portiers précédents n'avait jamais tenu plus d'un mois. Un jour, il avait d˚ monter cet escalier quarante-sept fois en huit heures de présence, dont vingt-deux fois jusqu'en haut. Mais tout cela restait encore plus ou moins supportable. Les gens oubliaient de refermer la grille, mais, dans la plupart des cas, c'était là un simple défaut dont il suffisait de se souvenir. Or, il y avait eu un client qui laissait cette grille ouverte exprès.

C'était un Américain. que fabriquait un homme d'affaires de Chicago, Rolex au poignet, chargé de valises en vachette (ou plutôt, dont Jonny se chargeait) dans un endroit aussi minable que le Gilmore Hôtel, je ne me hasarderais pas à l'expliquer, et Jonny non plus. Il s'appelait Tudorlap, Clarence Tudorlap. Il est assez curieux que j'aie conservé ce détail en mémoire, car je n'ai rien consigné de l'histoire de Jonny dans mon journal.

Dans les parties communes de l'hôtel, Tudorlap proférait à voix haute des condamnations véhémentes contre tout ce qui était britannique. Le Royaume-Uni était inefficace, vieux jeu, en fait relégué dans un pli temporel froid et sale o˘ il pleuvait toujours. Le chauffage ne fonctionnait pas, les trains n'étaient pas à l'heure, les " employés " des magasins étaient grossiers et les fonctionnaires ignorants.

Subitement, Jonny, qui ne m'avait jamais fait l'effet d'être très patriote, et qui ne s'était probablement jamais considéré comme tel, ne l'avait plus supporté. Il venait juste de monter l'escalier pour la dixième fois ce jour-là, et, une fois redescendu, il avait entendu Tudorlap expliquer au réceptionniste que, la meilleure chose qui pourrait arriver à ce pays, ce serait que les …tats-Unis l'" atomisent " accidentellement, et qu'il "

coule sans laisser de traces ".

" Mais putain, ferme-la, ta gueule ! ", s'était exclamé Jonny.

Il y avait là plein de monde, qui avait tendu l'oreille, et deux ou trois personnes avaient ri d'un air choqué. Une très jolie jeune fille, que Jonny avait décrite comme " une belle dame, une vraie ", s'était écriée : " Je suis entièrement d'accord. Je ne comprends pas ce que les gens de votre espèce viennent fabriquer ici. Nous nous passerions fort bien de vous. "

Pour une raison que j'ignore, cet épisode n'était pas parvenu aux oreilles de la direction. Il se trouve que ni le réceptionniste ni Tudorlap n'en avaient référé. Ce dernier avait pris une revanche à sa façon. Sa chambre portait le numéro 54.

Chaque fois qu'il y montait, à savoir beaucoup plus souvent que nécessaire, il laissait la grille ouverte. Jonny devait monter l'escalier au pas de course jusqu'en haut et la refermer. Il était persuadé que Tudorlap l'observait par le judas de la porte de sa chambre et, une fois que la cabine et Jonny étaient redescendus, il rappelait l'ascenseur. Pas pour s'en servir, mais pour le simple plaisir de laisser cette grille ouverte.

L'un des réceptionnistes avait donc suggéré qu'on rédige des affichettes en plus grosses lettres d'imprimerie pour les apposer aux portes en acajou.

Jonny n'y croyait guère. Il avait la certitude que, en ce qui concernait Tudorlap, ça ne changerait rien, car, il en était s˚r maintenant, l'Américain le faisait exprès, poussé par une diabolique envie de vengeance. Et il restait encore quatre jours avant que cet homme ne reparte pour Chicago. Malgré tout, Jonny avait pris ces nouvelles affichettes qu'il pouvait à peine lire, et les avait lui-même apposées aux portes. Il devait monter poser celle du cinquième étage, et il avait essayé d'appeler l'ascenseur. Bien s˚r, il n'y avait pas eu de réponse. Tudorlap l'avait précédé cinq minutes plus tôt, en laissant la grille ouverte. Jonny avait grimpé l'escalier, emportant avec lui l'affichette, un sac en papier qui contenait des punaises et un petit marteau.

Il avait fixé l'affichette à la porte. Au lieu de redescendre tout en bas par l'ascenseur, il n'était descendu que d'un niveau, était sorti, avait refermé la porte coulissante et, empruntant l'escalier, il était remonté au cinquième, o˘ il s'était dissimulé derrière la porte des toilettes à moitié

ouverte. Tudorlap était sorti de sa chambre, avait traversé le palier à pas de loup et appuyé sur le bouton d'appel, sans pouvoir réprimer un large sourire. L'ascenseur était arrivé, il avait ouvert la porte en acajou, puis la porte coulissante. Il s'était retourné, face aux toilettes, quand Jonny en était sorti, marteau en main.

Si Jonny avait mesuré quelques centimètres de plus, Tudorlap serait probablement mort. En fait, il avait pu assener un coup à la tempe de l'Américain (le rendant ainsi définitivement sourd d'une oreille) et deux à

la poitrine, lui fracturant le sternum et la clavicule, avant qu'un homme ne débouche à point nommé de la chambre 52 et ne le ceinture. Il y avait du sang partout, et Tudorlap gisait sur le sol, gémissant et vomissant. La police était venue et elle avait emmené Jonny. Ironie du sort, lorsqu'ils avaient voulu le faire descendre par l'ascenseur, ils n'avaient pu l'appeler, car quelqu'un, à l'étage en dessous, avait laissé la grille ouverte.

Jonny avait écopé de trois ans, peine qu'il avait purgée en totalité. Avec son casier judiciaire, il avait mis du temps à retrouver du travail, mais il avait fini par y arriver, un emploi de laveur de voitures dans un garage pour véhicules haut de gamme, à Hamptsead, o˘ les clients aimaient bien qu'on lave et qu'on astique leur Jaguar à la main, et qu'on brique les chromes à la brosse à dents. Après cela, il y avait eu ce poste du parking, les cambriolages et ses relations avec les trafiquants de drogue, qui opéraient, semblait-il, à partir d'une boutique d'antiquités d'une rue voisine d'Edgware Road. Il s'était mis à rêver d'avoir de l'argent.

Il avait peu de dépenses. Il possédait sa voiture, bien s˚r, et il était gros fumeur. Enfin, comme nous tous. On aurait pu s'attendre à ce que, exposé à l'alcool comme il l'avait été, cela l'en ait dégo˚té à vie, mais non, et il arrivait presque tous les jours avec une bouteille de whisky ou de vodka. ¿ ma connaissance, cependant, il n'apportait rien d'autre.

Toutefois, il y avait une dépense qu'il assumait et dont seul Silver était informé.

Un jour, il tuerait son père. Le vieil homme - presque ‚gé de cinquante ans à la naissance de Jonny - avait encore bon pied bon úil. Jonny ne le voyait jamais, il ne l'avait pas revu depuis ses quinze ans et, à l'époque o˘ se situe ce que j'écris, il en avait vingt-six. Mais il l'avait fait surveiller. Depuis des années, il payait un clochard pour que celui-ci ait l'úil sur George Rathbone, de sorte qu'il savait exactement o˘ se trouvait le vieux, le genre de vie qu'il menait et qui il fréquentait.

Le moment venu, et il savait quand viendrait ce moment, il irait le trouver, lui annoncerait qu'il allait le tuer, et comment, et il passerait à l'acte. S'il n'avait pas tout à fait occis Tudorlap, en revanche, il s'agissait bel et bien d'une tentative de meurtre. La prochaine fois, ce serait plus facile, et il saurait mieux s'y prendre. Même Silver ignorait quelle forme revêtirait ce meurtre. Il n'y croyait d'ailleurs pas, il prenait ça pour des paroles en l'air.

Mais je ne sais pour quelle raison, avant même de commettre ce geste, Jonny avait éprouvé le besoin de devenir riche. D'o˘ les cambriolages et les vagabondages sur les toits de Maida Vale. Il était extrêmement fier d'une coupure de presse, prélevée dans le Ham and High, qui avait publié un article en le baptisant le Bandit de Vale, assorti d'une description de lui totalement fantaisiste en grand barbu. D'après cet article, il avait perpétré plus de cinquante cambriolages dans Maida Vale et Little Venice.

" «a me plairait ", avait commenté Jonny.

J'aimerais pouvoir vous exprimer ce qui nous charmait tant dans le fait de monter sur les toits, Silver et moi, mais j'en suis incapable. Aujourd'hui, je n'ai pas plus envie de grimper sur les toits en passant par les fenêtres que de m'imaginer, sur le modèle de la Heidi des livres de Johanna Spyri, dans une campagne du Suffolk doucement vallonnée transformée en Alpes suisses, comme quand j'avais sept ans. Aucune envie non plus d'escalader les pylônes de mon adolescence. Je ne comprends plus ni ma motivation ni mon plaisir d'alors. Tout ce que je peux affirmer, c'est que c'était devenu une pulsion et que cela me plaisait énormément. Ce qui me poussait était aussi ce qui poussait Silver. Et, par la suite, c'est aussi au même moment que cela a cessé de nous intéresser.

Assis là-haut par les chaudes nuits de ce long et magnifique été à marcher sur les toits en zinc ou à tenter de nouveaux exploits, ascensions, descentes en rappel et montées à la corde, nous avons appris à nous aimer.

La plupart du temps nous étions seuls, à nous parler, nous embrasser, à

rire, ou silencieux, blottis l'un contre l'autre dans la quiétude des altitudes.

Parfois, nous pique-niquions adossés à un parapet, nous mangions des ailes de poulet, du Boursin et de la ciabatta, la dernière nouveauté dans les boutiques, en buvant du lait ou du Coca, mais jamais de vin. Les occupants des quatre ou cinq étages au-dessous de nous se mettaient au lit, et nous apercevions la lueur p‚le et vaporeuse de leurs lampes qui se fondaient dans le noir lorsqu'ils les éteignaient les unes après les autres.

Là-haut, personne n'achetait ni ne vendait rien, personne ne faisait de publicité. Il n'existait pas de pancartes pour vous enjoindre de faire ci ou de ne pas faire ça, pas de sonneries de téléphone, pas d'écrans de télévision - rien que leurs antennes -, pas de musique de fond, pas de lois et, étrangement, pas de temps. Avant de monter sur les toits, Silver retirait sa montre, et j'avais suivi son exemple. Une nuit, début juillet, nous avons dormi là-haut, Silver et moi. Nous avons choisi le toit plat d'une des maisons mitoyennes de Torrington Gardens, emportant des sacs de couchage et un futon, deux coussins du canapé en cuir et une couverture de chez la vieille Mme Fisherton. Ce soir-là, il faisait noir, malgré un mince croissant de lune, et au-dessus du niveau des lampes d'intérieur, on trouvait l'atmosphère caractéristique des nuits londoniennes, une fumée rouge‚tre. Nous n'avions aucun moyen de savoir à quelle heure l'aube se lèverait, mais nous l'avons vue arriver. Nous avons vu un soleil rond et rouge s'élever audessus de la City, laquer les tours de verre de sa phosphorescence et, de plus en plus lumineux, perdant sa forme première, arroser les plumets rose et lilas qui zébraient le ciel. Il faisait froid en ce petit matin, un froid aussi vif qu'en décembre.

Nous nous sommes emmitouflés dans les sacs de couchage et nous avons bu notre café au lait chaud dans le Thermos que nous avions apporté avec nous.

Le soleil montait dans le ciel, il était de plus en plus chaud, tout en bas dans la rue la circulation commençait, et les gens se pressaient en direction du métro de Warwick Avenue. Un chien a fait son apparition dans Torrington Gardens, et il s'est planté sur le trottoir, à aboyer en direction de quelque chose qui nous restait invisible, derrière une vitre.

Le jardin de la maison sur le toit de laquelle nous avions dormi était rempli de roses, rosiers grimpants, roses plantées et roses thé, et nous nous sommes dit que nous pourrions les respirer dans le frais soleil du matin.

Je me suis déclarée incapable de vous expliquer pourquoi nous aimions les toits, mais je vois que je me trompais, car je viens de vous le raconter.

" Il y a de quoi devenir mordus, m'a prévenue Silver en me tenant dans ses bras, quand on l'est, on n'a plus jamais envie de descendre. "

Wim était un mordu. Il n'avait aucune raison d'aller sur les toits, en dehors des toits eux-mêmes, de les conquérir, de se les approprier, de s'y identifier. J'ignorais tout de ce qu'il était avant d'arriver chez Silver, o˘ il avait vécu, ce qu'il avait fait, je ne savais rien de son milieu d'origine. Wim est un nom néerlandais, mais il insistait sur son nom de famille, Smith, ou, en riant, Van de Smith, quand les gens l'interrogeaient à propos de ses ascendances hollandaises.

" Si Clodagh s'appelle Brown, je peux bien m'appeler Smith ", avait-il lancé une fois.

Silver m'avait raconté qu'il avait un métier, sans trop savoir exactement lequel, un poste de larbin dans la restauration, d'après lui. C'est plus tard que j'ai découvert que c'était vrai.

On ne sait rien d'un être presque toujours silencieux, secret, réservé. Les gens normaux n'ont aucune envie de passer leur vie, leur moindre moment de liberté, à vagabonder sur les toits, et cela suffisait à interdire toute compréhension du personnage. On prend ces individus-là pour des fous. Peut-

être Wim était-il fou. quand il se vantait auprès de Silver de pouvoir circuler de Maida Vale à Notting Hill en passant par les toits, il n'exagérait probablement pas, car il utilisait les cordes et tout l'équipement d'un alpiniste. Le peu d'argent qu'il dépensait y passait, ainsi que dans les survêtements sombres et les baskets spéciales qu'il portait là-haut. ¿ une ou deux reprises, je l'ai vu sniffer une ligne de cocaÔne, mais il ne prenait pas d'autre drogue et ne buvait jamais.

Si aguerris que nous soyons à notre étrange exercice, nous ne pouvions rivaliser avec Wim, et il ne nous a jamais emmenés avec lui. Si elle a espéré l'accompagner, si elle a caressé l'espoir qu'il finisse par l'aimer, Liv n'a nourri que son propre malheur. Il n'aimait rien ni personne, sauf les toits, à l'exception peut-être de Silver, le seul d'entre nous auquel il manifestait un quelconque sentiment lorsqu'il l'étreignait avec un détachement rigide, presque asexué, chaque fois qu'il arrivait à

l'appartement. Il possédait plusieurs tuniques brodées en soie, la rouge, une blanche et une jaune, mais, à y regarder de plus près, on voyait bien qu'elles étaient vieilles et usées, les manchettes effilochées, les coutures des broderies abîmées. Parfois, il dormait chez Silver dans un sac de couchage, sous une grande table en bois de rose qu'il transformait ainsi en une espèce de lit à baldaquin. Une fois, je suis entrée par hasard dans la salle de bains alors qu'il y était, et je l'ai surpris en train de se raser le cr‚ne au rasoir électrique. Il s'est retourné et m'a lancé un regard étrange, ni indigné, ni surpris, mais plutôt troublé, comme s'il ne m'avait jamais vue et se demandait qui j'étais.

¿ part escalader les toits de Londres à l'infini, il n'avait envie de rien.

¿ en croire Silver, une seule chose le perturbait, et ce n'était pas rien.

Il devait avoir vingt-huit ans. Comme tout sportif, ses facultés, son sens impeccable de l'équilibre, sa maîtrise corporelle et, surtout, sa résistance ne tarderaient pas à décliner. Le tournant se situerait à trente ans, peut-être à trente-cinq. Son cauchemar, un vrai cauchemar, un authentique mauvais rêve récurrent, ce n'était pas la chute, mais l'échec d'un geste difficile avec sa corde ou son grappin qui aurait été jadis un jeu d'enfant pour lui, le déclin de sa force et son énergie enfuie.

" Si je ne peux plus monter sur les toits, avait-il avoué à Silver, j'en mourrai. "

Il avait formulé ça calmement, et même sur le ton de la conversation, comme quelqu'un d'autre aurait dit, faute de trouver l'article voulu dans une boutique, qu'il allait tenter sa chance dans une autre. Un soir, en me rendant dans la cuisine pour chercher un verre d'eau dans la cuisine, je suis tombée sur lui. Il était en train de nourrir la tribu des souris de Liv de biscuits au chocolat. Il a levé les yeux vers moi, avec un sourire.

CE MATIN, Darren, Lysander et moi sommes partis travailler dans trois maisons mitoyennes de Sussex Gardens.

Avant leur transformation en petits hôtels de luxe à la mode, seuls leurs quatre murs extérieurs subsistaient. L'intéressant pour moi, c'est que la maison du milieu était en fait l'hôtel o˘ Jonny, rendu fou par l'ascenseur, avait à moitié occis Tudorlap.

Si je ne m'étais fiée qu'au récit de Jonny et non à ma propre expérience ultérieure, je n'aurais jamais reconnu l'endroit. Le jour de notre arrivée, l'ascenseur avait disparu depuis belle lurette, de même que l'écriteau annonçant à la clientèle le Gilmore Hôtel. Notre contrat comportait l'installation électrique complète des douze suites, des vingt-six chambres, des salons, des restaurants et des cuisines. C'était ce que l'on appelait la " première transformation ", le travail sur la charpente, avant l'étape des pl‚tres et des enduits. Nous avions devant nous des murs nus, des planchers parquetés à neuf, de vastes pièces s'ouvraient là o˘, anciennement, on dénombrait deux ou trois chambrettes. Les salons et les salles à manger devaient tous recevoir des lustres, et les équipements afférents, bien entendu, devaient être installés par en haut.

Dans les suites, les rideaux des fenêtres seraient à télécommande électronique, mais cela s'inscrirait dans le cadre de la " deuxième transformation ", quand nous poserions les interrupteurs. Il y aurait également une télévision en circuit fermé.

C'était un gros contrat, extrêmement lucratif, exactement ce qu'il me fallait pour meubler mon temps avant d'entamer les travaux de Paddington Basin.

" Je suis déjà venue ici. J'ai pris une chambre pour une soirée ", ai-je raconté, sachant comme Darren le prendrait.

Il ne m'a pas déçue.

" Un bref interlude avec M. Mystère, j'imagine, a-t-il ironisé. Le type aux yeux étincelants avec qui tu sortais. "

Lysander a ricané. Je lui ai adressé un grand sourire.

" Tu te trompes. C'était quelqu'un d'autre. Et nous n'avions pas besoin d'une chambre pour ce que tu penses, nous en avions une à nous. "

J'ai envisagé de lui révéler toute la vérité, pour écarter aussitôt cette tentation.

" Nous étions en exploration. "

Darren m'a répliqué qu'il n'avait jamais entendu évoquer la chose en ces termes, Lysander a complété le tout de quelques allusions grivoises, puis nous nous sommes mis au travail.

Lorsqu'on est électricienne et qu'on travaille avec des hommes, il faut s'attendre à ce genre d'épisode. Cela étant, ne l'avaisje pas cherché?

C'était bien s˚r avec Silver que j'étais descendue au Gilmore et, en un sens, nous l'avions bel et bien exploré. Avec une corde et le reste de son équipement tout simple, Wim aurait pu escalader à peu près n'importe quoi, en revanche, nous, nous avions besoin d'aide, en l'occurrence d'autres fenêtres par o˘ grimper. Les maisons de Sussex Gardens ne sont pas très hautes et leurs toits ne présentent rien de particulièrement merveilleux.

L'attrait du Gilmore tenait au fait qu'il s'agissait d'un hôtel, à ses chambres et à son ascenseur.

Et puis, ce n'était pas cher. Silver et moi, nous avions réservé par téléphone une chambre pour une nuit, et nous étions arrivés vers six heures. C'était au début du mois de juin. Silver avait annoncé son intention de payer d'avance, car nous ne resterions pas toute la nuit, et l'homme à la réception n'avait absolument pas bronché. Je suppose qu'il avait l'habitude de ce genre de situation, même si j'aurais cru, à la fin des années quatre-vingt, que les gens n'en étaient plus à recourir à des hôtels de passe. Or, je m'en suis bientôt aperçue, j'étais naÔve.

Nous avions une chambre simple, au cinquième étage, sur l'arrière.

¿ l'évidence, le réceptionniste en avait conclu que nous prenions une chambre simple avec un lit d'une personne parce que nous ne pouvions nous permettre mieux, mais la vérité, c'était que nous n'avions pas besoin de lit du tout. Nous n'avions ni l'intention d'y coucher, ni celle d'y faire l'amour.

Une chambre située sur l'arrière réduisait les risques d'être vus en train d'escalader par la fenêtre. Si le Gilmore nous l'avait permis, nous aurions pris un placard, pour peu que cela nous e˚t offert l'accès au toit.

Je reconnais que l'histoire d'ascenseur de Jonny n'était pas vraiment drôle, pas du tout, même, mais le rire a moins souvent l'amusement que l'étonnement pour cause, et quand nous avons appelé l'ascenseur, qui n'est pas arrivé, nous nous sommes mis à rire. Il n'y avait apparemment pas un portier en vue. Silver m'avait chuchoté que probablement personne n'avait voulu du poste après l'agression de Jonny contre Tudorlap. Nous avons appuyé sur le bouton une seconde fois.

D'un air las, le réceptionniste s'était levé de son tabouret pour gagner les étages. Il n'avait rien dit, mais nous savions o˘ il allait.

L'ascenseur était arrivé si vite, avec le réceptionniste dedans, qu'il avait d˚ le trouver au premier étage.

" Fermez la grille en sortant, voulez-vous? " nous avaitil recommandé.

Après tout ce qui s'était produit, il était sidérant qu'ils n'aient rien modifié. Mais peut-être la direction savait-elle déjà à l'époque que, le b

‚timent devant être mis en vente, il n'en subsisterait que les quatre murs, tout son vieil équipement finissant dans la benne à ordures. Nous avions soigneusement refermé la grille en sortant et, une fois sur le palier, nous avions lu l'écriteau, peut-être celui-là même que Jonny avait monté pour le fixer à la porte en acajou, lors de son ultime entrevue avec Tudorlap. Les lettres étaient immenses, de la taille des gros titres du Sun, mais apparemment toujours aussi inefficaces.

Nous avons grimpé sur le toit par la petite fenêtre à guillotine. C'était une belle soirée ensoleillée et là-haut, à six heures et demie, il faisait encore chaud. ¿ travers les semelles de mes baskets, je sentais la chaleur monter du toit et, au contact des ardoises, mes doigts m'avaient picotée, comme si je les avais trop rapprochés d'une flamme. Nous avions l'intention, à l'aller, d'atteindre Edgware Road par les toits de zinc et d'ardoise, puis de rentrer par la rue qui mène à Paddington Station. Mais des jardins sur les toits et de petites palissades très bucoliques installées pour séparer les parcelles avaient gêné notre progression. Nous ne pouvions progresser plus loin que l'immeuble voisin de l'hôtel, et là, il s'est produit un très curieux événement. Nous étions allongés sur le toit, à considérer les gouttières de là-haut, envisageant de regagner notre chambre et de rentrer chez nous. J'ai changé un peu de position, afin de jeter un úil par le carreau du haut d'une petite fenêtre aux rideaux tirés.

¿ l'intérieur de la chambre, sur un grand lit, un homme et une femme étaient endormis. J'ai reconnu la femme, bien que ne l'ayant vue qu'une seule fois. C'était la créatrice de coussins. Je l'avais rencontrée lors du déjeu- ner d'anniversaire que Max et Selina avaient donné en mon honneur.

Je m'étais donc trompée : les gens avaient encore recours à des hôtels de passe. Les découvrir ainsi m'avait déprimée, je m'étais sentie voyeuse. Je l'ai dit à Silver et il m'a rassurée : " Très bien, nous ne regarderons plus jamais par les fenêtres.

- Nous n'avons pas vraiment d'excuses, non? Même si l'on est uniquement motivé par l'intérêt que l'on porte aux autres, ça reste une atteinte à la vie privée.

- On t‚chera d'agir au mieux, a insisté Silver. Non seulement on va éviter de causer du mal, mais on va s'efforcer de faire le bien. qu'en dis-tu? "

Je n'ai jamais aucune peine à me remémorer ces mots, et ce dont ils étaient porteurs. Mais sur le moment, je ne crois pas que nous ayons prévu le moins du monde le bien que nous ferions. Nous n'avons plus jamais regardé dans les chambres, sauf une seule et unique fois. Et cette seule et unique foislà a suffi à engendrer le désastre. Je me souviens tout particulièrement de cette nuit-là à l'hôtel, pas seulement à cause de notre visite au Gilmore et de ce que j'avais vu par cette fenêtre, mais parce qu'à notre retour chez Silver nous avons trouvé Liv seule, tétanisée de terreur.

La nuit était déjà tombée. Liv demandait toujours à Jonny de lui acheter des bougies et il s'exécutait à contrecúur, mais, fait exceptionnel, elle n'en avait pas allumé, pas la moindre lumière. La maison tout entière était plongée dans le noir. Je pouvais entendre les souris s'agiter en tous sens dans la cuisine. Liv était recroquevillée dans un coin du sofa, dans la position du fútus, les genoux ramenés entre les bras, et la tête contre. Le seul éclairage provenait de l'extérieur, et l'appartement de Silver était situé trop en hauteur pour que cela donne beaucoup de lumière. ¿ notre entrée, elle a relevé la tête et nous a dévisagés, les yeux brillants de peur. C'est curieux comme les yeux peuvent briller dans une pièce obscure, et demeurer la dernière partie visible du visage. Sans un mot, elle s'est levée et s'est jetée dans mes bras. Silver a craqué une allumette et commencé d'allumer les moignons de bougies de la nuit précédente.

" On sonne à la porte, a marmonné Liv au creux de mon épaule, je vais dans la chambre de Silver, je regarde par la fenêtre, là, côté rue, et il y a un policier en bas, devant la porte d'entrée.

- Je ne pense pas qu'il soit venu pour toi, lui a affirmé Silver de cette voix que j'avais toujours trouvée si complètement rassurante. Il était peut-être à la recherche de Jonny, mais le plus vraisemblable, c'est que cela concernait la voiture de mon père. "

Jack Silverman laissait, à ce qu'il m'avait semblé, l'une de ses voitures garée en permanence dans Russia Road.

" Beaucoup de portières de voiture ont été forcées la semaine dernière. Ce policier voulait probablement s'assurer que l'autoradio était encore là. "

En effet, c'était exactement le motif de la visite du policier, ainsi que Silver le découvrirait dès le lendemain. Mais Liv refusait d'y croire. Elle était persuadée que Claudia et James avaient retrouvé sa trace.

" Je me fie à toi, Clodagh, a-t-elle souligné. Je ne me fie pas à Jonny. "

Elle n'avait fait mention ni de Silver ni de Wim.

" Tu me garderais cet argent, tu me le cacherais chez toi ? - Je croyais que tu n'y touchais pas pour le leur rendre quand ils t'auraient démasquée, lui a rappelé Silver.

- Démasquée? C'est quoi, "démasquer"? - T'attraper. Te traduire en justice.

- Je te l'ai dit, je ne peux pas. Mes mains refuseraient. Ma cervelle, oui, mes mains, non. "

Liv s'est mise à pleurer.

" Il faut que j'aie cet argent. Pour vivre. Pour m'échapper. "

Je ne sais pas ce qui m'a poussée à prendre une position que j'aurais plutôt associée à des gens deux fois plus ‚gés que moi. Peut-être était-ce parce que j'étais heureuse, parce que j'avais des amis, Silver surtout, parce que je ne serais jamais ni directrice commerciale, ni secrétaire, ni mariée à Guy Wharton, et puis parce que j'avais fini par comprendre le souci que papa et maman avaient d˚ se faire à mon sujet après le pylône et quand j'avais été si malade, en proie à une apathie et à une atonie totales.

" Je vais veiller sur ton argent, lui ai-je promis, à condition que tu ailles tout de suite téléphoner à tes parents, leur signaler que tu es ici et que tu vas bien. "

Silver m'a dévisagée.

" Tu n'as pas à te charger de ça, Clo.

- Je sais. Je sais aussi qu'ici on est parfaitement en sécurité, qu'elle y est en sécurité, mais elle n'y croit pas. "

Liv a eu cette réflexion incongrue : " Il est trop tard, à la maison il est plus de onze heures. Par rapport à ici, la Suède est en avance d'une heure.

- Et à Kiruna, il fait plein jour, a précisé Silver. Ils ont la chance d'avoir le soleil de minuit. "

Il s'était rangé à mon point de vue. Il avait beau ne jamais s'inquiéter de rien, il était attentif aux inquiétudes des autres, et s'il aurait aimé

guérir le monde de l'anxiété, il n'ignorait pas qu'en alimenter les peurs l'interdirait.

" Allez, ménage-leur une bonne surprise, a-t-il conclu, et quand tu seras revenue, nous t'aurons allumé des bougies toutes neuves. "

Dès que j'ai actionné l'interrupteur dans la cuisine, les souris se sont carapatées. L'évier était plein d'assiettes et de tasses sales, la table et le bar étaient couverts d'un fatras d'emballages et de boîtes de conserve mêlés à des paquets vides et des récipients utilisés, pas lavés, des cendriers qui contenaient des pyramides de cendre et de mégots, des verres à vin maculés, des tasses avec un dépôt de thé dans le fond. On avait renversé tant de choses sur le sol que seul un nettoyage à fond aurait permis de le rendre vraiment propre. J'ai trouvé quelques bougies, nous les avons sorties et Silver les a allumées. Une fois la lumière éteinte dans la cuisine et la porte fermée, les souris sont revenues. Impossible de ne pas les entendre chaque fois qu'elles sortaient de leurs trous à toute vitesse.

Liv les nourrissait régulièrement, mais c'était inutile, car il y avait tant à manger qu'il leur suffisait de se servir.

Elle a utilisé le téléphone de la chambre de Silver. Nous n'entendions que sa voix, et nous étions convaincus qu'elle parlait réellement à ses parents, non pas d'après ses propos, car évidemment nous ne comprenions rien, mais à en juger par son ton apaisant, destiné à rassurer, qui nous était tout à fait familier. Nous l'employions nous-mêmes. Elle n'a pas tardé à nous rejoindre.

" Ils me demandent de rentrer à la maison.

- Rien ne te retient, ai-je souligné. Il te suffit d'acheter un billet d'avion, or tu possèdes l'argent.

- Mon père va m'envoyer l'argent. Si j'avais un compte en banque, il me le transmettrait par mandat télé-quelque chose, mais je n'en ai pas.

- Mandat télégraphique, a précisé Silver. Tu peux te servir de mon compte, si tu veux. "

Liv n'avait aucune raison de ne pas se fier à Silver, c'était plutôt l'inverse. Elle habitait depuis plus de deux mois dans son appartement sans lui verser de loyer, elle mangeait et buvait ce qu'il lui servait, fumait ses cigarettes, utilisait son eau et son électricité, le tout pour rien. En retour, elle lui avait apporté une invasion de souris. Mais elle ne se fiait à aucun homme, et, au plan pratique, elle conservait contre le sexe masculin des préjugés profondément enracinés. Elle m'a adressé un regard en coin on ne peut plus éloquent.

" Tu veux te servir du mien? ai-je proposé. D'accord, mais attends une minute. Si tu as l'argent, pourquoi ton père doitil t'expédier le montant de ton billet d'avion? "

Liv s'est assise. Elle m'a regardée droit dans les yeux. Elle a porté les mains à son visage afin de dégager ses longs cheveux fins et blonds.

" Je ne me servirai pas de cet argent, Clodagh. C'est mes économies...

c'est juste, économies?... pour le futur. C'est pour débuter. Ensuite, j'en rajouterai encore et encore, et un jour je serai riche. "

Il n'était plus question de garder cet argent pour le restituer à Claudia et James. Ou de le proposer à la police comme monnaie d'échange afin de se dégager de toute inculpation pour conduite en état d'ivresse. Elle avait retenu la leçon que lui avait enseignée Jonny. J'avais la curieuse impression qu'elle ne dépenserait jamais cette somme, qu'elle ne puiserait jamais dedans. Et sur le moment j'ai senti, pour la première fois peut-

être, que l'attitude des gens vis-à-vis de l'argent ne se dessine que lorsqu'ils gagnent, acquièrent ou peut-être même dérobent leur premier gros pécule. C'est là que l'on voit se développer la générosité ou la prodigalité, l'avarice, ou ce que les psychiatres appellent la rétention anale. Liv appartenait à cette dernière catégorie. Elle avait amassé de l'argent et elle éprouvait passionnément le besoin de le conserver, jusqu'au dernier penny, il n'était pas question d'y puiser, d'entamer ou même de toucher à cette somme inviolable. Il fallait la préserver intacte, dans son intégralité, comme une sorte d'héritage.

Elle n'avait pas rangé l'argent dans un endroit évident, un emballage en plastique flottant dans le réservoir de la chasse d'eau ou un paquet coincé

sous le matelas. Il se trouvait dans la chambre qu'elle partageait avec Jonny, sans aucun emballage, dans l'interstice entre la télévision et le magnétoscope qui était posé dessus. Même à courte distance, les billets tous alignés bord à bord et coin contre coin étaient invisibles. On ne les discernait que si l'on y jetait un úil de près, en introduisant ou en éjectant une cassette, et comme Jonny ne s'intéressait pas aux cassettes, ne suivant que le sport, il n'avait jamais regardé dans cette direction.

Silver a soulevé la télévision et Liv a sorti les billets. Elle a commencé

à les compter.

J'ai compté avec elle. La somme s'élevait précisément à deux mille livres.

Rétrospectivement, il n'est pas crédible que Liv ait pu s'approprier exactement ce montant, à moins de s'être arrêtée une fois atteint ce chiffre - démarche hautement improbable. Le plus probable, c'était que, le jour o˘ elle s'était enfuie de la Range Rover accidentée, la somme devait se situer tout juste en dessous des deux mille livres - j'avais écarté

l'idée que ce puisse être juste au-dessus -, et elle avait donc d˚ se procurer la différence par un biais ou un autre.

C'était typique de son caractère compulsif, de ne se satisfaire que d'un compte rond. Je me demandais o˘ elle s'était procuré le reste, puisqu'elle n'était jamais sortie de la maison des Silverman. Elle avait d˚ le voler, et le voler à Jonny - un geste dangereux, à mon avis, mais je ne me suis pas prononcée.

Silver s'est abstenu lui aussi de commenter cet aspect de la question, mais, en revanche, il a tranché de façon catégorique.

" Je sais que tu ne me fais pas confiance, Liv, mais il faudra bien que tu te fies à moi en ce qui concerne le mandat télégraphique. Clo ne va pas le réceptionner sur son compte en banque, en plus de veiller sur tes deux mille balles. "

Liv a d˚ s'y résoudre. Peut-être s'est-elle imaginé que nous avions arrangé

cela entre nous pendant qu'elle était au téléphone, mais en réalité, avant ce refus formulé en mon nom par Silver, je n'étais pas au courant. Elle n'a pas discuté. Elle m'a tendu l'argent. La liasse n'était pas très épaisse, mais je me suis pourtant aperçue que je n'avais jamais vu autant de billets empilés. J'ai divisé la pile en deux, j'en ai glissé une moitié dans la poche de mon blouson côté gauche, et l'autre dans la poche droite. Liv ne quittait pas son argent des yeux, avec une expression d'angoisse. Je ne sais pas si c'était à cause de ma manière apparemment cavalière de manipuler son trésor, ou du fait de le manipuler tout court.

Je ne dormais pas toutes les nuits avec Silver. En réalité, nous avions beau rester généralement tous les deux dans sa chambre jusqu'à minuit ou un peu au-delà, j'avais alors rarement passé des nuits complètes dans son appartement. Premièrement, je devrais m'occuper de Mabel, et depuis sa sortie trop aventureuse sur le toit, je ne l'avais jamais ramenée chez Silver. Je sentais aussi que, par un moyen ou un autre, Max et Selina allaient s'apercevoir de mes absences, en conclure que je ne voulais pas vraiment du logis de la vieille Mme Fisherton, et me jeter dehors. Un week-end, Jack et Erica Silverman étaient venus passer les nuits de samedi et dimanche, le signal, pour tous les amis de Silver, de rester à l'écart ou, dans le cas de Liv, d'observer un profil encore plus bas que d'habitude.

En fait, j'aurais pu rester toutes les nuits chez Silver sans que Max s'en aperçoive jamais. C'était l'argent de Liv qui allait sceller ma perte. Mais nous en étions encore loin. En ce soir du mois de juin, je me sentais parfaitement en sécurité, surtout que j'étais retournée à plusieurs reprises au collège depuis ma conversation avec Caroline Bodmer, la berge du canal ayant été rouverte quelques jours après le meurtre, et j'avais la sensation, qui s'est vérifiée par la suite, que le professeur Bodmer tenait Max informé de mes faits et gestes.

Afin de trouver une cachette pour l'argent, je me suis aventurée dans l'horrible salle à manger verte de la vieille Mme Fisherton. Elle n'était pas plus sinistre de nuit que de jour, car il y entrait presque aussi peu de lumière à midi qu'à minuit. Le papier peint et la moquette verts donnaient l'impression d'un monde sous-marin, comme si la pièce faisait partie d'une épave de navire. On s'y sentait très mal à l'aise.

J'avais non seulement l'impression d'être prise au piège, mais aussi que l'endroit rapetissait pendant que je cherchais o˘ planquer les billets. Ma première idée, c'avait été la desserte à roulettes, dans une espèce de plaque chauffante munie d'un couvercle, et puis je me suis imaginé Béryl allumant ce machin par erreur en passant l'aspirateur.

¿ peine avais-je tourné mon attention sur le reste du mobilier que Mabel est entrée de son pas dansant. Elle a eu l'air on ne peut plus surprise de découvrir la porte de la salle à manger ouverte et de me trouver à

l'intérieur, et du coup, enchantée, elle a bondi sur le buffet et s'est frotté le museau contre mon bras.

¿ ma grande surprise, les tiroirs du buffet n'étaient pas remplis d'argenterie et de nappes damassées. L'espace d'un instant, j'avais oublié

que la vieille Mme Fisherton avait vécu le plus clair de son existence dans la pauvreté, et il était peu vraisemblable qu'elle ait eu de quoi accumuler ce genre d'objets. Ceux qu'elle avait apportés avec elle quand Max l'avait installée au sous-sol du 19, Russia Road étaient de l'espèce que l'on voit sur les étalages des foires dans les brocantes à la campagne. Une fois, j'y étais allée avec ma mère, avant le pylône, et j'ai reconnu là ce qui, dans son langage, correspondait à " l'attirail de la vieille dame " : des ronds de serviette pyrogravés, des étuis d'allumettes au point de croix, un diffuseur de parfum, quantité de cendriers en verre et en terre cuite, une pelote d'épingles, des peignes pour relever les chevelures, une cloche à

úufs à la coque, un porte-toasts en porcelaine en forme de rangée de papillons, un pot à confiture en faÔence avec une anse en argent et une cuiller suspendue à cette dernière, et ainsi de suite, à n'en plus finir.

Bien s˚r, Mabel s'est faufilée dans le tiroir du haut et s'est mise à

lécher la cloche, en extase. Je l'ai sortie de là et j'ai essayé le tiroir du milieu.

Il ne contenait que trois assiettes, du genre de celles que l'on accroche au mur, l'une avec un motif bleu foncé, rouge et or, une verte en forme de feuilles de chou, et la troisième, bleu et blanc, avec un motif qui m'évoque maintenant un saule. Le tiroir du bas était rempli de serviettes de table bleu et blanc à rayures soigneusement pliées. J'ai logé l'argent de Liv dans le fond.

quand je travaille sur une maison que l'on a reconvertie, je songe toujours aux métamorphoses des b‚timents, à leurs débuts voici peut-être cent cinquante ans, à leur mutation vingt ans plus tard, suivie d'une autre transformation au début du siècle dernier, à leurs ajouts, à leur partage, à leur fractionnement en appartements, aux autres changements radicaux qu'on leur a fait subir avant finalement de quasiment les reconstruire (à

ceci près que cela n'aura rien de définitif), comme c'était le cas du Gilmore. Je m'imagine parfois que tous les avatars de ces édifices sont encore présents, leurs versions victoriennes, edwardiennes, leurs appartements des années trente, cinquante, puis de grand standing, réapparaissant à l'occasion, tels des fantômes, ou qu'ils réinvestissent les lieux en rêve. Or, en effet, une version antérieure de la maison de Max m'est apparue en songe la nuit o˘ j'ai caché l'argent. Le salon jaune était divisé par des portes vitrées, et les trois pièces issues de cette séparation étaient exiguÎs et encombrées. Dans la plus petite, qui donnait sur un jardin de ténèbres planté de houx et de chênes verts, un petit garçon en larmes était assis sur un cheval à bascule. Je ne l'avais jamais vu auparavant, je ne le connaissais ni d'Eve ni d'Adam, un petit garçon à

la peau brun foncé avec des cheveux noirs et frisés, des larmes sur les joues comme des perles. Avant que j'aie pu m'approcher de lui et lui demander ce qui n'allait pas, je me suis réveillée, j'ai tendu la main et j'ai t‚té la fourrure humide de Mabel, des gouttes de pluie sur ses moustaches. Il avait plu à verse durant la nuit, et il pleuvait encore.

Je n'ai plus jamais refait ce rêve. C'est Daniel qui se manifeste encore à

moi. Alors, ce garçon, était-ce Jason Patel ? Le voir en larmes, était-ce une prémonition ? Guère. Jason avait l'allure d'un petit garçon blanc, une peau de lait, des cheveux bruns et raides. Seuls ses yeux trahissaient ses origines asiatiques du côté maternel, des iris brun foncé flottant dans un blanc bleu‚tre de nacre.

Ce rêve était tombé dans l'oubli avant de refaire surface dans ma mémoire un mois ou deux plus tard, quand j'ai rencontré Jason en chair et en os.

Premièrement, j'avais d'autres préoccupations en tête. Me rendre à

l'Institut universitaire sans nécessité particulière me donnait le sentiment d'être vertueuse, puisque la conférence o˘ l'on comptait, peut-

être, sur ma présence et les travaux dirigés de Caroline Bodmer ne débutaient que dans l'après-midi. En fait, je ne me suis rendue ni à l'une ni aux autres. Un message du proviseur m'attendait, que l'on m'a tendu, assorti d'une úillade humiliante, à la minute de mon arrivée dans ce que Grand Union avait baptisé, avec une effarante prétention, le Foyer des étudiants.

Chacun était sur des charbons ardents, attendant les résultats des évaluations et de savoir si son niveau serait jugé suffisant pour l'année suivante. Il m'arrivait quelquefois de penser que mon renvoi serait la réponse à mes problèmes, et d'autres fois qu'il ne pourrait rien m'arriver de pire. quand le proviseur m'a indiqué, dans des termes extrêmement secs, que l'on ne pouvait guère évaluer mon travail puisque je n'avais rien fait, et que je ne serais pas la bienvenue en ces lieux au mois d'octobre, j'ai ressenti une merveilleuse légèreté d'être.

Ils avaient décidé pour moi, je n'avais pas besoin de m'en charger. Je ne reverrais plus cet endroit, c'était terminé. J'ai même pris un malin plaisir à contempler une dernière fois l'horrible spectacle depuis cette passerelle, les vieux entrepôts encore noircis par la suie, les nouveaux blocs vaguement cubiques des HLM, l'ancienne tour servant à la fabrication de munitions, les cheminées, les places de parking devant les immeubles, les chantiers de construction et les tas de gravats, l'herbe grise et éparse entre les briques de ces ruines galeuses.

L'annoncer à Max, ou non? ¿ papa et maman? En fin de compte, à ce stade, la seule personne à qui je l'ai confié, c'a été Silver, et là-dessus nous avons été interrompus par Liv qui est entrée dans sa chambre sans frapper pour lui demander si l'argent de ses parents était arrivé.

" Accorde-leur un peu de temps, lui a répondu Silver.

Depuis que tu leur as communiqué mon relevé d'identité bancaire, il s'est écoulé à peine plus de douze heures. "

¿ ce moment-là, elle savait que le policier était passé, et que ce n'était pas pour elle. Elle avait des remords. Pourquoi avait-elle paniqué et téléphoné à ses parents ? " Tout ça, c'est ta faute, m'a-t-elle accusée.

Maintenant, ils savent o˘ je suis. "

Le temps était trop humide pour que l'on monte sur les toits cette nuit-là, une situation plus pénible pour Wim que pour nous tous. quand les surfaces étaient aussi glissantes que des routes verglacées et quand la pluie tombait en cataractes, il résistait à son désir de braver les toits d'ardoises et de zinc, les lucarnes et les parapets, même lui. Il était assis sur le canapé à côté de Liv et nous racontait comment, la nuit précédente, pendant que Silver et moi étions juchés sur les modestes hauteurs de Sussex Gardens, il avait escaladé les toits de cuivre vert de Whitehall, ceux que l'on aperçoit de St. James Park.

Tout le monde, je suppose, a des histoires à raconter, mais pour notre part, l'élément qui nous attirait les uns vers les autres, me semblait-il, c'était que nous avions tous de sacrées expériences à échanger. Dans le cas de Wim, il s'agissait de ses expéditions en cours sur les toits, dans celui de Jonny de sa tentative de meurtre et, pour Liv, de l'abandon des enfants après l'accident. J'ignorais alors que Silver en avait une lui aussi, et que, lorsqu'il me la révélerait, je lui confierais la mienne.

Bien entendu, Liv avait encore une nouvelle histoire à raconter - enfin, pas si nouvelle que cela, à mon avis. Il se trouvait que, la nuit précédente, Jonny avait découché et, du coup, il n'avait pas entendu le récit de Liv. Tout le monde s'imaginait qu'il était parti cambrioler, mais ce n'était peutêtre pas cela. quoi qu'il en soit, personne ne l'a questionné, et Liv s'est lancée dans l'épisode du policier venu se présenter à la porte et de son accès de terreur. Nous étions tous présents, mais en parlant, c'est Wim qu'elle regardait. Avachi dans les coussins, vêtu de sa tunique en soie jaune et d'un Jean noir, il écoutait ou paraissait écouter avec une expression calme teintée d'ironie, son air habituel tant qu'on discutait d'autre chose que de son alpinisme si particulier.

" Le flic en avait après moi, a proclamé Jonny non sans un certain contentement.

- Non, il est venu parce qu'on a forcé la voiture du père de Silver.

- C'est pas moi, s'est défendu Jonny. Je me suis jamais abaissé à ça. "

Liv ne remarquait rien. Elle dévisageait Wim, les yeux fixés sur lui avec une intensité sans fard qui n'appartenait qu'à elle.

Je ne crois pas avoir jamais vu une femme poser son regard sur un homme avec une expression de désir aussi brute que Liv, même s'il est vrai, en revanche, que c'est parfois le regard que les hommes posent sur les femmes.

On aurait cru qu'elle voulait le dévorer et, dans l'effort qu'elle déployait pour empêcher ses mains de se tendre vers lui, elle serrait les dents, et son visage se creusait de rides. L'effet était identique à celui de la douleur, mais la confusion n'était pas permise, pas devant le spectacle de cette bouche molle et de ces yeux grands ouverts. Cela n'échappait pas à Jonny, pas plus que le sens de la chose, j'en suis certaine. quand Liv a annoncé que ses parents lui envoyaient de l'argent pour son billet d'avion de retour, subitement, la main de Jonny a jailli et il l'a saisie par le menton, l'empoignant fermement pour lui tourner le visage de force.

" Tu ne rentres pas chez toi. Si tu vas quelque part, ce sera chez moi. "

Il devait entendre par là sa chambre de Chichele Road, o˘ il avait peut-

être passé la nuit précédente.

" Oui, ça, c'est une bonne idée. On va se manger un morceau et ensuite on ira direct là-bas.

- Je n'y vais pas ", a rétorqué Liv.

Avez-vous déjà vu quelqu'un taper du pied en position assise? C'est une vision incroyable. Jonny n'y a pas prêté attention. Il est allé lui chercher un verre. C'était du whisky, je pense, pur, un demi-verre. Je savais, et Silver aussi, que Jonny la cantonnait dans la docilité, en état de le servir, par le biais de l'alcool, flattant ainsi un penchant qu'elle avait déjà développé chez James et Claudia. Elle s'est mise à boire ce verre avec une avidité à proscrire, l'avidité de l'intoxiquée.

Durant toute cette scène, Wim n'a pas bronché. Si ses yeux jaunes en amande n'avaient pas été grands ouverts, on aurait pu croire qu'il dormait.

Soudain, j'ai remarqué la beauté de ses mains couleur de bois brut et clair, bois de sycomore ou d'if, avec aussi le grain du bois, des doigts longs, plus épais aux phalanges à cause de l'escalade et, oui, il oscillait. Liv a bu son whisky, s'est léché les lèvres pour ne pas en g

‚cher la moindre goutte.

" Je n'irai pas ", a-t-elle répété.

Aux yeux de Jonny, il devait être évident, si elle refusait de partir avec lui, qu'il n'aurait aucun espoir de la sortir de la maison des Silverman.

Silver, qui avait déclaré d'une voix ferme qu'elle pouvait rester chez lui jusqu'à son départ pour la Suède, n'allait certainement pas aider Jonny à

la maltraiter.

Comme d'habitude, Wim donnait l'impression que venir en aide à qui que ce soit sortait de sa conception de l'existence - or, en l'occurrence, je me trompais, ainsi que l'a prouvé un autre incident à venir, et Jonny savait que mon aversion à son égard égalait la sienne. Mais au lieu de céder sur-lechamp, il s'est tourné vers Wim.

" Si tu ne veux pas te retrouver tes deux putains de jambes en morceaux, tu n'as pas intérêt à la toucher. "

Pour Wim, se retrouver les jambes fracturées aurait été presque pire que de se rompre le cou. De nos jours, les gens parlent sans arrêt de la " qualité

de la vie ", et celle de Wim reposait sur l'usage qu'il faisait de ses jambes puissantes et longues. J'imaginais parfaitement Jonny lui logeant une balle dans chaque genou. Wim lui a répondu de sa voix traînante : " Je ne saisis pas ton allusion. "

De sa part, c'était plutôt hypocrite, puisqu'il avait déjà couché avec Liv, à ma connaissance au moins une fois, et probablement davantage. Son seul mouvement a consisté à croiser une jambe sur l'autre, peut-être pour mettre Jonny au défi d'exécuter sa menace. Ce dernier s'est levé d'un bond pour se carrer debout au-dessus de lui, ce qu'il ne pouvait faire qu'avec un Wim en position assise. Ils devaient avoir vingt-cinq ou trente centimètres de différence.

" Laisse-la tranquille. Je ne te le répéterai pas.

- «a me soulage, a l‚ché Wim. Je suis toujours content de ne pas avoir à

entendre ta saleté d'accent cockney. "

Silver s'est dressé aussitôt, et il a empoigné Jonny par-derrière. Sans cette intervention, le plus petit des deux se serait précipité sur l'autre, moulinant des poings et lui balançant des coups de botte. Mais ce qui a fait mouche, ce sont peut-être les mots de Silver, prononcés d'une voix nette et ferme : il ne saurait tolérer cela chez lui, et s'ils voulaient se battre, ils n'avaient qu'à descendre dans la rue. Jonny s'est contenté de marmonner à Liv qu'elle venait avec lui, qu'il ne supporterait pas plus longtemps son attitude de défi. Une fois qu'il avait une relation sexuelle avec une femme, il croyait réellement en être le propriétaire. Wim avait fermé les yeux avec un demisourire.

Tout le monde s'est calmé - Wim, lui, ne s'était jamais départi de sa sérénité -, et nous avons mangé. Jonny a roulé quelques joints et nous avons abordé mon propre dilemme, à savoir si et quand je devais avouer à

Max que je m'étais fait virer. Il ne s'est plus passé grand-chose d'autre cette nuit-là.

Je suis restée avec Silver, car j'avais laissé la fenêtre ouverte chez la vieille Mme Fisherton, pour Mabel. Tôt le matin, deux policiers se sont présentés, et cette fois, ce n'était pas pour la voiture du père de Silver.

A MON RETOUR à la maison, Béryl était déjà là. Elle avait nourri Mabel et l'avait laissée dormir sur mon lit pour digérer sa demi-boîte de Whiskas.

Elle m'a examinée d'un coup d'úil et m'a déclaré que j'avais d˚ prendre une cuite. Je ne suis jamais trop certaine de comprendre ce que ce mot signifie, même si je me le représente assez bien, mais je n'ai pas commenté

et je suis allée prendre une douche et me laver les cheveux. quand je suis ressortie, Béryl avait préparé du café pour nous deux. Elle avait ouvert la porte d'entrée et toutes les fenêtres. Il faisait un temps frais et radieux, la pluie avait lavé Russia Road, devenue si lumineuse que je pouvais presque me donner l'illusion de vivre au-dessus du niveau du sol.

" Le professeur s'est trouvé une petite amie ", m'a-t-elle annoncé.

Je lui ai répondu qu'elle plaisantait, je ne pouvais imaginer pareille invraisemblance. Comment avait-il même réussi à se marier, c'était déjà un mystère.

" Je l'ai vu prendre un café avec elle au snack, je passe devant en venant ici. Il venait de faire son jogging, je suppose, et elle aussi. Elle portait un survêtement. Rose pétard, il était.

- Arrête, me suis-je écriée en allumant ma première cigarette de la journée. Tu inventes. "

Béryl s'est délectée de l'odeur du tabac qu'elle appréciait tant. Elle a humé, reniflé, puis elle a souri.

" Je ne pourrais pas inventer, mon cúur. Je n'ai aucune imagination. Mes gosses me le répètent sans arrêt. Maman, tu n'as pas d'imagination, voilà

ce qu'ils me disent. "

Cela m'a convaincue davantage que toutes les protestations du monde.

" De quoi avait-elle l'air? - Petite et du genre disons... proprette. Ce que mon vieux père appelait une Vénus de poche, le pauvre vieux dégo˚tant.

Enfin, elle avait un visage soucieux, des rides autour des yeux.

Une petite bouche en cúur, aussi rose qu'un derrière de bébé. "

Béryl a reniflé une fois encore la fumée de ma cigarette avant d'avaler une gorgée de son café.

" Pas le contraire de Madame, quand on y réfléchit, sauf que plus jeune.

Madame s'est fait refaire la figure, du genre un lifting, et celle-ci non, la différence se repère toujours. Les hommes sont toujours attirés par le même type de femme, non? "

Elle s'est mise à parler des voisins d'à côté, de comment Mme Clark et le docteur étaient devenus végétariens. Ils prétendaient que c'était une question de principes, mais, selon Béryl, c'était plus une question d'économie, vu le prix honteux de la viande, aujourd'hui.

" Et la police qui les a réveillés, là, au numéro 15 ? s'estelle exclamée.

La nuit dernière et la veille. C'était quand même pas pour des voitures cambriolées les deux fois, non ? "

C'était exact, mais je n'ai pas confirmé. Bizarrement, Béryl ne semblait absolument pas subodorer que je connaissais Silver, et encore moins que je passais la moitié de ma vie chez les Silverman.

" Il a des gens là-haut chez lui qui fricotent rien de bon, a-t-elle repris. De la drogue, ça m'étonnerait pas. Tu as vu le journal de ce matin ? "

Elle m'a l‚ché un regard futé.

" Non, tu as mieux à t'occuper, hein, vilaine petite noctambule. "

C'était à de pareils moments que je songeais combien il serait agréable d'avoir Béryl pour mère, et j'enviais son fils et sa fille.

" qu'est-ce qu'il raconte, ce journal? lui ai-je demandé.

- Le couple avec le petit garçon de couleur, on les a vus dans un parc de loisirs à Ramsgate. Ils ne vont plus tarder à les alpaguer, maintenant.

- Tu ne trouves pas ça triste ? "

Béryl ne savait pas, elle n'était pas s˚re. Peut-être Jason serait-il mieux avec des gens de couleur comme lui. En tout cas, Lane et Barrie n'avaient aucun droit de se faire justice eux-mêmes.

" quand j'étais jeune, m'a raconté Béryl, je veux dire, quand j'étais gamine, n'importe qui pouvait adopter n'importe qui, à sa guise, c'était simple comme bonjour. Et comme il y avait plein de bébés, alors c'était encore plus dur de pas avoir le droit de les adopter et un vrai calvaire, terrible, pour ceux qui auraient pu mais qui étaient pas mariés. "

Je lui ai répondu qu'on ne pouvait pas appeler ça une situation très enviable, et Béryl a reconnu que non, peut-être pas, mais au moins, on savait o˘ on mettait les pieds, tout le monde savait rester à sa place et tout le monde avait la même couleur de peau. Avant que j'aie pu m'insurger avec vivacité pour prendre la défense de la société multiraciale, elle s'est levée d'un bond et s'est mise à passer vigoureusement l'aspirateur dans le salon. Je suis sortie m'asseoir sur l'escalier en fer, au soleil, j'ai observé la mousse et le lierre, et j'ai repensé à ce qui s'était produit la nuit précédente.

Comme l'avait fait remarquer Béryl, les visites des policiers chez les Silverman n'auraient guère pu concerner les seuls cambriolages de voitures.

Leur seconde visite n'avait aucun rapport avec ça, et tout à voir avec Jonny. Deux agents étaient venus s'entretenir avec lui. Silver était descendu leur ouvrir la porte, après avoir d'abord jeté un úil, depuis la fenêtre de sa chambre, sur celui qui sonnait à l'entrée et sur l'autre qui attendait dans la voiture, puis tous deux l'avaient suivi dans l'escalier.

Ils enquêtaient, lui avaient-ils exposé, sur la mort d'une femme nommée Sandra Furbank, retrouvée morte sur le chemin de halage de Paddington Basin. Elle habitait sur une péniche à quai. Son assassin lui avait dérobé

sa clé, s'était introduit à bord et lui avait volé l'argent qui s'y trouvait. Une forte somme, apparemment, mais ils ne savaient pas combien.

Heureusement, malgré la pluie, deux fenêtres étaient restées ouvertes dans la chambre de Silver, et pourtant je sentais bien l'odeur persistante des deux joints que Jonny avaient roulés.

Le plus grand des deux policiers s'est mis à renifler, sans aucune allusion à l'odeur; il n'était peut-être qu'enrhumé. Ils ont eu beau nous considérer d'un air dégo˚té, aucun d'entre nous ne semblait les intéresser. Ils n'étaient venus que pour Jonny. Ils n'avaient aucune raison de croire qu'il connaissait Sandra Furbank, et tous les motifs de penser qu'il se trouvait sur cette partie du canal cette nuit-là. Par la suite, Silver en avait déduit que quelqu'un l'ayant vu sur les lieux avait d˚ récemment les informer de sa présence là-bas. Après tout, ce meurtre remontait à plus d'un mois. Mais le point important, c'était que Jonny avait un casier judiciaire. Il avait fait de la prison pour coups et blessures. Il les avait accompagnés au commissariat, celui de Paddington Green, j'imagine.

" Je me demande comment ils ont retrouvé sa trace ", s'est interrogé

Silver, et pour la première fois depuis que je le connaissais, il avait l'air soucieux.

Il était dans l'état d'anxiété qu'il déconseillait aux autres.

" Sa propriétaire, a estimé Wim, ou la personne qui lui loue sa chambre.

Elle leur aura indiqué qu'il avait une autre adresse. "

Je l'avais rarement vu aussi ravi. " Ils vont sans doute le retenir là-bas la moitié de la nuit. "

Avec un énorme sourire, inaccoutumé chez lui, il s'est tourné vers Liv. "

Peut-être pour de bon. Peut-être qu'on en a fini avec lui. Au revoir Russia Road, salut la prison de Wormwood Scrubs. "

Liv a éclaté d'un rire perçant. Wim a tendu la main. Pas vers elle, pas pour prendre les siennes, mais pour l'attirer à lui. Il ne souriait plus.

Son long index se tendait, se recourbait, se tendait, et il haussait les sourcils, à peine. Liv l'a dévisagé, des gouttes de transpiration perlaient sur sa lèvre supérieure et son front. ¿ cet instant, elle n'était pas attirante du tout, tout son charme plutôt ordinaire avait disparu, noyé

sous les traits bouffis et l'odeur soudaine de la sueur. Mais c'est peutêtre ça, l'attirance, la véritable attirance chez une femme, et non le côté impeccable, la douceur et les vêtements élégants.

¿ cet instant, elle ne souriait pas, et lui non plus. Elle le désirait et il l'a accueillie sans un geste, la main qui faisait signe s'était immobilisée, seul son cou s'est un peu tendu lorsque Liv est venue coller sa bouche à la sienne.

Il conservait une parfaite maîtrise de lui-même - quand la perdait-il ? -, et il était bien conscient de notre présence, voire gêné par elle, mais Liv, elle, s'abandonnait, et cela lui était égal de savoir qui était là. On ne pouvait appeler ça un baiser, ce qu'elle faisait à Wim s'apparentait plus à la gloutonnerie d'une anémone de mer qui d'abord aspire sa proie, puis la dévore. Mais Wim n'était la proie de personne, plutôt le partenaire passif mais consentant qui souffrait ou jouissait de tout - difficile de trancher - tant que cela lui convenait.

¿ mon avis, les gens de mon ‚ge sont moins légers que ceux de la génération de mes parents, mais aussi moins inhibés. Je n'étais pas très vieille, mais j'avais déjà rencontré plusieurs couples indifférents à la présence des autres pendant qu'ils faisaient l'amour. Cela ne nous aurait certainement pas plu, à Silver et moi, mais nous considérions cela comme un phénomène de notre temps. Et là, passé ces quelques instants, on aurait juré que c'était ce qui allait se produire entre eux, ou plutôt que Liv, en repoussant Wim contre les coussins du canapé, allait provoquer la chose. Elle a ôté son Tshirt, laissant ses seins, plutôt pleins et en poire, se balancer tels des pis de vache, effleurer les mains de Wim, qu'il tenait croisées contre sa poitrine.

Alors Silver est intervenu. Sa voix était glaciale.

" Voudriez-vous faire ça ailleurs, s'il vous plaît. "

Liv n'avait pas réagi, c'était tout juste si elle l'avait entendu, mais Wim, lui, avait entendu, et il a obéi. S'il se souciait de quelqu'un, s'il aimait quelqu'un, c'était bien Silver. Ils ne sont pas passés dans la chambre de Wim, mais dans celle de Jonny, et ça m'a choquée. La porte s'est refermée.

Silver m'a tendu les bras.

" C'est moi, m'a-t-il demandé, ou les choses sont-elles en train de dégénérer? - Jonny ne va pas rentrer avant des heures, non ? - Je n'en sais rien. Pose-moi une autre question. Non, ne me demande rien, mais ne rentre pas chez toi. Reste ici avec moi, cette nuit. "

Donc je suis restée, j'ai écouté la pluie tambouriner sur le toit et faire vibrer les croisées fermées, et je me suis dit que, hormis le fait de partager le lit de Silver, il était beaucoup plus agréable de coucher ici que chez la vieille Mme Fisherton.

Mais je n'ai pas franchement bien dormi. Je n'ai pas cessé de m'inquiéter à

cause de la fenêtre que j'avais laissée ouverte pour Mabel et je me demandais si, au lieu de ma chatte, ce n'était pas la pluie qui allait entrer et inonder l'endroit. J'ai eu beau ne pas en toucher un mot à

Silver, il a lu dans mes pensées et m'a rassurée dans son sommeil, ou son demisommeil : " Ne t'en fais pas, Clo, ma douce. S'en faire ne résout jamais rien. "

J'ai entendu le bruit des pas de Wim qui descendait et, beaucoup plus tard, ceux de Jonny qui montait. La police l'avait rel‚ché, après des heures et des heures, non sans lui préciser qu'on le reverrait. Les policiers avaient évoqué leur intention de fouiller la maison des Silverman, car ils n'avaient pas encore récupéré l'argent et les bijoux dérobés sur la péniche de Sandra Furbank.

" Il va leur falloir un mandat de perquisition, a observé Silver le pragmatique. Ils ne se présenteront pas ici sans. "

Je dois être une optimiste, parce que j'étais certaine qu'ils ne reviendraient pas. Ou peut-être était-ce plutôt que j'avais peine à

imaginer la police imputant la moindre malhonnêteté à Silver et à ses parents. Mais ce n'est pas le mode de raisonnement de la police. Ce n'est que dans les énigmes policières que les inspecteurs étudient le caractère humain et fondent leurs enquêtes sur la psychologie. Dans la vie, tout tient aux témoignages indirects, et ils devaient en posséder un, car ils allaient bel et bien revenir munis de ce mandat, non pas pour fouiller la totalité du 15, Russia Road, mais uniquement l'appartement de Silver. Et pour contrôler l'alibi de Jonny.

Ils étaient là quand Wim est entré par la fenêtre depuis le toit. Deux pieds chaussés de baskets noires sont apparus les premiers, bien entendu, alors qu'il se balançait au linteau de la lucarne. Il était en pantalon de survêtement noir, en sweatshirt vert foncé, il aurait aussi bien pu passer pour un couvreur, et, avec sa présence d'esprit habituelle, c'est en ces termes que Silver l'a présenté. Il déblayait les gouttières après la pluie, leur a-t-il expliqué, et aucun des deux policiers n'a paru trouver ça bizarre. Il en aurait été autrement s'il s'était agi de Jonny.

Ils voulaient savoir si, comme il le leur avait déclaré, ce dernier était là, dans l'appartement, le soir précédant la découverte du corps. Cela remontait assez loin à présent, et peut-être (ont-ils suggéré) Silver aurait-il du mal à s'en souvenir. Mais cela ne lui a posé aucun problème.

Jonny était arrivé vers sept heures, et il était resté là toute la nuit. Il était reparti le lendemain matin. Liv a confirmé, mais elle s'est exprimée l'úil fuyant, elle ne regardait jamais directement les policiers, elle les considérait de travers, avec de longs regards méfiants et, du coup, j'ai fini par me demander s'il ne lui aurait pas mieux convenu de se débarrasser de Jonny en prétendant ne pas l'avoir vu ce soir-là. Mais peut-être avaitelle simplement peur. Peur de n'importe quel policier, sans aucun rapport avec le motif de la visite. Comme nous, elle avait d˚ se demander ce qui se serait produit si elle ne m'avait pas remis l'argent des Hinde la veille au soir et s'ils l'avaient trouvé calé entre la télévision et le magnétoscope.

Lors de cette visite, ils nous avaient signalé que la somme dérobée se situait aux alentours de deux mille livres, exactement le montant que Liv avait amassé.

Après leur départ, elle est passée dans la chambre de Jonny dans l'espoir évident, à en juger par sa façon de le regarder, que Wim la suive. Il ne l'a pas suivie. Toujours dans son rôle de couvreur, il a plaisanté un peu avec Silver sur les réparations des gouttières et, tant qu'il était làhaut, sur le rejointoiement des poteries de cheminée, et puis là-dessus il est ressorti par la fenêtre. Il était seulement venu chercher un verre d'eau, a-t-il précisé. Silver m'a attirée contre lui et j'ai posé la tête sur son épaule.

" Je me souvenais de la présence de Jonny, m'a-t-il indiqué, parce que c'était la veille de notre rencontre. C'était la dernière soirée de ma vie sans toi. Tu as pris le passage souterrain parce que le corps de cette femme se trouvait sur la berge du canal, et on t'en avait interdit l'accès.

- Je me rappelle.

- Mais sais-tu ce que je me demande, Clo ? Leur aurais-je affirmé que Jonny était ici si je ne m'en étais pas souvenu? Leur aurais-je répondu ça simplement parce que c'était plus commode et parce que Jonny est un ami ? -

C'est de la pure spéculation. Tu t'en es souvenu. Il était ici.

- Pourtant, on ne peut s'empêcher de se poser la question.

Et je m'en pose une autre : ai-je fait de Jonny un ami parce que je savais que mes parents détesteraient ça ? Infantile, non ? L'adolescent attardé

rebelle. quand Liv sera partie, crois-tu que Jonny s'en ira? "

Je n'en savais rien. J'ai répondu qu'il se trouverait plus probablement une autre petite amie à amener ici. Mais Liv était encore là, et le lendemain, nous avons su qu'elle n'avait aucune intention de s'en aller.

L'argent de son père et de sa mère tardait à parvenir de Kiruna. Depuis lors, j'ai appris que l'argent tarde toujours à rentrer, qu'il s'agisse d'une facture finalement réglée, de la restitution d'un prêt ou d'un montant d'honoraires, il arrive toujours plus tard qu'on ne s'y attend.

C'est une règle dans l'existence. Mais je n'en savais encore rien, et je commençais de me dire que H‚kan Almquist avait changé d'avis. quand, par la suite, le mandat est arrivé, Silver a demandé à Liv si elle voulait qu'il l'encaisse sur son compte immédiatement.

" Tu veux que l'un de nous aille te chercher un billet d'avion? On pourrait le retirer auprès de la compagnie, c'est moins cher que si tu appelais une agence.

- Je ne vais acheter aucun billet d'avion, Silver. Je reste ici. "

Cette fois, c'est moi qui me suis vue adresser un regard, ce coup d'úil méfiant, en coulisse, si caractéristique des simagrées de Liv.

" Mor et Far ne se font aucun souci, ils savent que je suis ici. Seulement, moi, je ne rentre pas chez moi.

- Liv, si tu as peur de sortir dans la rue, ai-je insisté, l'un de nous t'accompagnera. On pourrait sortir tôt, avant qu'il n'y ait trop de monde dans les rues.

- Oh oui, j'ai peur de ça, mais là n'est pas la question. "

Dans les moments de stress, son anglais empirait naturellement.

" C'est que je vais pas acheter un billet parce que je garde l'argent. Je commence encore à économiser avec cet argent, et comme ça encore j'aurai un petit pas de laine.

- Un bas de laine, a rectifié Silver, devinant ce qu'elle entendait par là.

Très bien. Comme tu veux. "

Plus tard, il m'a avoué qu'il aurait aimé la jeter dehors, mais qu'il en était incapable. Il n'avait ni le cran ni la brutalité de jeter à la rue une fille terrorisée et de l'y laisser, même si elle possédait deux mille livres cachées dans la salle à manger de la vieille Mme Fisherton et deux cents sur le compte qu'il avait à la banque. Liv paraissait transportée de joie à l'idée de tenir là une nouvelle source d'économies. Elle a demandé à

Silver de les lui retirer et de les lui remettre. Elle a pris une douche et s'est lavé les cheveux, une opération pas si fréquente chez elle, afin de se faire belle pour l'arrivée de Wim.

Sauf que ce n'est pas lui qui est arrivé, mais Jonny. Elle a eu l'air interloquée en le voyant. Je pense qu'elle s'était faite à l'idée que, après la visite et la perquisition de la police, il garderait ses distances un bon moment. Il ne lui a pas prêté attention, mais il a ouvert une bouteille qu'il avait apportée pour boire un pur malt à la santé de Silver et à la mienne. Il a été le seul à en prendre, jusqu'à ce que Liv attrape la bouteille et se verse une solide lampée dans un verre o˘, précédemment dans la journée, elle s'était déjà versé un gin.

" Un million de mercis, mon vieux, a-t-il lancé à Silver.

T'es un pote.

- Pourquoi ? Tu étais bien ici.

- Bien s˚r que j'étais ici. Je ne la connaissais même pas, cette gonzesse, là, cette Sandra. Dans leur putain d'enquête, ils auraient d˚ chercher de l'aide chez ce Wim Machinchose, comme il se fait appeler. Il a un de ses copains qui vit sur un bateau, là-bas. "

Il a toisé Liv d'un úil furieux et brutal.

" Je pourrais leur sortir ça, la prochaine fois qu'ils viendront fourrer leur sale nez dans mes affaires. "

En fait, Wim connaissait à peine l'homme qui vivait sur ce bateau, le Cicero. C'était celui avec qui je l'avais vu en train de parler lors de notre première rencontre. Mais il le connaissait comme je connaissais Mme Clark, la voisine, juste assez pour lui dire bonjour et lui demander si elle était au courant de cette nouvelle série de cambriolages de voitures dans la rue. Il ne lui avait pas adressé la parole plus de trois fois, comme il nous l'avait expliqué ce soir-là, après que Jonny avait entraîné

Liv dans sa chambre et allumé la télévision, volume à fond, et que nous étions montés sur les toits, o˘ nous l'avions rencontré par hasard sur Peterborough Avenue.

Les Américains parlent de vivre " sur " la rue, et non pas " dans ", comme nous le disons, or nous, nous étions réellement " sur " les rues, au sommet des maisons. C'était le creux de l'été, on venait de connaître la plus longue journée de l'année, et à dix heures, ce n'était encore que le crépuscule. Nous avons vu Wim de loin, sa tête et son torse apparaissant les premiers au terme de son ascension à la corde sur un mur pignon assez distant. Le ciel conservait encore une teinte lie-de-vin persistante et, sur cet arrière-plan, sa silhouette noire d'araignée se détachait de façon saisissante. Un autre échafaudage avait été dressé au bout du dernier p‚té

de maisons de Torrington Gardens, avant même le démontage du premier, aussi nous restaitil de la marge avant d'atteindre des abîmes infranchissables.

Nous avons longé les toits en zinc de Peterborough Avenue, juste en deçà du parapet, en nous tenant par la main.

Wim nous a retrouvés à mi-chemin, nous a étreints tous les deux, à sa manière étrange et silencieuse. Il revenait de Belgravia, des toits d'Eaton Square, endroit qui est censé être l'adresse la plus élégante de Londres.

Nous nous sommes assis sur l'encorbellement en pierre au sommet d'une lucarne, dans l'ombre profonde, très au-dessus des réverbères nichés dans l'entrelacs des feuilles de platanes, et Wim nous a offert des barres de chocolat. Nous avons allumé des cigarettes et regardé en bas la carte toute pailletée du Londres nocturne, des lignes, des anneaux, des clous, des étoiles de lumière. Nos cigarettes en ajoutaient trois de plus, trois lueurs vives d'un rouge orangé dans l'obscurité.

Il devrait exister une période dans la vie de chacun o˘ le temps ne compte plus. C'est ce qui arrive dans la petite enfance, avant que l'on n'apprenne l'existence du temps. Votre mère y pense à votre place, vous dit quand faire ci et ça et veille sur vous. Mais dès que nous allons à l'école, il nous faut apprendre le temps, et c'est alors que l'on devient son esclave, toujours à surveiller la pendule, que notre destin se détermine et que l'on devient une personne invariablement ponctuelle ou éternellement en retard.

Il y a l'école, ensuite il y a une espèce de temps supplémentaire d'instruction, puis il y a un métier, et il peut ne plus jamais se présenter d'autre période o˘ le temps ne compte pas. Pour nous, notre saison hors du temps, c'était l'été, quand nous n'avions aucun besoin de nous rendre nulle part à aucun moment, de décompter les minutes nous séparant de tel ou tel instant, de régler un réveil ou même de prendre un rendez-vous. Nous n'avons plus jamais de ces plages de non-temps, car celle-ci s'était évanouie dès septembre pour ne jamais revenir et, durant ces onze dernières années, comme tout un chacun, j'ai été la bouffonne du temps (une expression de Silver, d'après Shakespeare, je crois).

Mais cette nuit-là, nous étions en plein dans notre temps hors du temps.

J'ignore combien d'heures nous sommes restés là-haut, sans beaucoup nous parler avant de nous taire tout à fait, à fumer, à croquer le chocolat de Wim, à regarder les lumières, à suivre le lever et le coucher de la lune, ou simplement à la voir disparaître derrière un nuage, avant d'être contraints à un repli par la fenêtre, à cause du froid qui s'impose sans crier gare après minuit. Pour la première fois, Silver est rentré avec moi chez la vieille Mme Fisherton, et nous nous sommes faufilés tous deux par l'escalier en fer. Le lendemain matin, ce n'était pas le jour de Béryl, et Selina ne se livrait jamais à l'une de ses apparitions surprises avant dix heures. Cela me rendait néanmoins nerveuse, je m'autorisais trop d'écarts, c'était malhonnête, et j'ai résolu de tirer au moins une question au clair dès le lendemain. J'irais dire à Max que l'on m'avait renvoyée avec perte et fracas de l'Institut d'études supérieures de Grand Union. Pendant que Silver dormait encore avec Mabel couchée de tout son long contre son dos, je suis entrée dans la salle à manger pour vérifier que l'argent de Liv s'y trouvait bien. Il était dans son tiroir, tout à fait en s˚reté, la totalité

des deux mille livres.

Par une coÔncidence qui aurait pu être désagréable, à une certaine heure de la matinée, Selina est descendue chez la vieille Mme Fisherton. Silver venait à peine de partir. Depuis la fenêtre de devant, Mabel avait surveillé son départ par l'escalier en fer avant de sortir à son tour.

J'avais ouvert une ou deux fenêtres pour dissiper l'odeur de la cigarette, si bien qu'au total j'estimais avoir réchappé de pas mal de périls.

Selina m'apportait une lettre arrivée par le courrier du matin. L'écriture sur l'enveloppe était celle de Guy, et cette fois, personne ne l'avait décachetée à la vapeur. Selina était habillée et maquillée avec autant de soin que d'habitude, le fard à paupières assorti au bleu foncé de son petit tailleur en lin bien net. J'avais l'impression qu'elle était loin d'être en forme. Pour la première fois, j'ai remarqué une série de petites stries verticales au-dessus de sa lèvre supérieure, le genre de rides que l'on associerait plutôt à une femme beaucoup plus ‚gée. Je lui ai dit que j'aimerais voir Max à un moment de la journée, voudrait-elle arranger cela, je l'en priais. N'importe quelle heure me conviendrait.

" Il n'est pas encore rentré, m'a-t-elle indiqué. Son jogging lui prend beaucoup plus de temps, en ce moment. "

Elle a regardé autour d'elle d'un air distrait.

" Tu sais, darling, les gens ne se rendent pas compte que ce n'est pas seulement mon go˚t qui a transformé cette maison en ce qu'elle est devenue.

Oh non, c'est mon argent. Je suppose que tu es comme tout le monde, tu t'imagines que c'est Max qui a payé tout ça. "

Elle a vaguement agité la main au-dessus de sa tête, sans doute pour désigner le salon jaune.

" Je veux dire, à mon arrivée ici, tout cet endroit ressemblait à son espèce de bureau, à ce taudis. C'est ce que tu as cru, n'est-ce pas, darling? Allons, sois sincère. "

J'ai répondu que, en toute sincérité, je n'y avais jamais réfléchi. J'en étais encore à me remettre du choc de l'avoir entendue critiquer Max, chose que j'aurais crue impossible.

" C'est ce que tout le monde s'imagine, mais rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. En fin de compte, il n'est jamais qu'un enseignant, un universitaire. "

Selina présentait cela comme si ces gens-là étaient légion.

" Et ce qu'ils gagnent, c'est la p‚tée du chat, du grain pour les poules. "

Elle avait l'air de rechercher d'autres métaphores dans le registre de la nourriture pour animaux, sans parvenir à en trouver.

" En tout cas, darling, il n'avait pas le sou, si tu sais, à ton ‚ge, ce que c'était qu'un sou. J'en ai même entendu certains suggérer que je l'avais épousé pour son argent, alors que la vérité, c'est que je l'ai épousé pour son esprit, et aussi parce que j'étais éperdument amoureuse de lui. Je lui ai tout donné, ma jeunesse, mon argent, mon amour et ma dévotion. Je devais être folle. Oh, ne me regarde pas comme ça, darling, simplement tu ne comprends pas. Tu es si jeune, tu n'as pas vécu, tu ne sais rien de rien. "

¿ ce stade, Selina s'est réellement mise à se tordre les mains. Je l'ai assurée que j'étais désolée, sans savoir de quoi, et je lui ai proposé

quelque chose, une tasse de thé ? " Je ne veux rien. ¿ moins que tu n'aies un peu d'arsenic. "

Elle est partie d'un éclat de rire thé‚tral.

" quand je pense que j'aurais pu m'acheter une charmante petite maison à

Chelsea, avec de la glycine sur la façade et des bacs à fleurs. J'aurais habité pile là o˘ il faut, au cúur des événements. ¿ la place, j'ai dépensé

tout ce que j'avais dans cette baraque, au diable vauvert, pratiquement à

Kilburn. Pour lui. Mais il se pourrait qu'il aille trop loin, il s'imagine que je ne sais pas ce qu'il fabrique, mais je ne le sais que trop bien.

Pendant toutes ces années terrifiantes, je n'ai pas joué de thé‚tre de répertoire en vain. J'ai vécu, darling, et Dieu sait que la vie n'a plus de surprises pour moi. "

Elle a semblé tout à coup s'apercevoir de ma présence - créature de chair et de sang devant elle - et qu'elle ne se donnait pas la réplique toute seule, mais qu'elle avait un public.

" Oh, là, là, mon Dieu, tu ne m'as pas dit que tu souhaitais un rendez-vous avec Max ? Il est très occupé, tu sais. Il a les corrections de son éditeur à intégrer dans son manuscrit, et il y en a des milliards.

- J'aimerais vraiment le voir aujourd'hui, Selina. "

Subitement lasse, elle s'est passé la main sur le front.

" Oh, j'imagine qu'on va pouvoir arranger quelque chose.