Pourquoi ne montes-tu pas vers l'heure du déjeuner? quand il prend son café? Il est toujours mieux luné quand il a le ventre plein, n'est-ce pas?

Enfin, c'est mon avis, et je sais de quoi je parle. "

Après son départ, j'ai ouvert la lettre de Guy. Il m'écrivait qu'il était désolé de m'avoir manquée quand j'étais à la maison, à P‚ques. Il serait à

Londres à une certaine date début juillet, voudrais-je dîner avec lui? Il vivait dans un autre monde, très différent du mien. Ce monde-là me faisait-il envie, f˚t-ce occasionnellement? J'allais de nouveau devoir emprunter la jupe noire de la fille de Béryl. On dînerait encore dans un restaurant élégant, et je craignais de ne m'intéresser qu'aux toits de cet endroit et à leur accessibilité.

J'ai emporté mon linge à la laverie et j'y ai retrouvé Morna, en train de lire Harpers & queen et de surveiller deux ou trois T-shirts et un tas de sous-vêtements masculins qui tournaient dans la sécheuse. Je lui ai demandé

ce qu'elle fabriquait à Maida Vale à cette heure-ci, car personne ne rendait jamais visite à Silver avant midi, et elle m'a répondu que son frère habitait sur Elgin Avenue. Il s'était foulé la cheville et il était incapable de marcher, donc elle s'occupait de sa lessive.

" Je crois que je viens d'apercevoir Andrew Lane, m'at-elle confié.

- qui? ai-je fait, ce qui était inexcusable, puisque Béryl m'en avait parlé

la veille.

- Ce type qui a emmené le petit garçon alors que les services sociaux s'y étaient opposés. Ils ont osé, sa femme et lui. "

Je lui ai demandé ce qu'elle entendait par " apercevoir ".

" Je l'ai reconnu d'après sa photo. Un type brun avec une espèce de visage carré et d'épais sourcils. C'était dans Elgin Avenue, dans la partie des boutiques. Il sortait du supermarché avec deux sacs de commissions.

- Des centaines de personnes ont le visage carré, des sourcils épais et le cheveu brun, ai-je objecté. Des milliers. C'est une apparence physique très courante. "

J'ai failli ajouter que c'était à ça qu'elle ressemblait elle aussi, mais je m'en suis abstenue, car elle aurait pu juger ma remarque assez peu flatteuse.

" Cela aurait pu être n'importe qui.

- Non, c'était lui. Je le sais. ¿ ton avis, qu'est-ce que je devrais faire ? "

Morna n'arrêtait pas de reconnaître des gens dans la rue.

En général, des gens célèbres. La semaine précédente, elle avait prétendu voir Margaret Thatcher à Whitechapel, et elle avait insisté. Mais si je ne pensais pas qu'elle ait réellement vu Andrew Lane, à mon grand étonnement, j'ai éprouvé le besoin de l'empêcher de le déclarer à la police.

Jusqu'alors, cet homme et cette Alison Barrie ne m'avaient guère occupé

l'esprit, je n'avais pas pris position par rapport à eux, pas mesuré non plus le sens de leur acte, mais, à cet instant, je me sentais de leur côté, peut-être uniquement parce qu'on se sent généralement du côté des gens traqués.

" ¿ ton avis, qu'est-ce que je dois faire ? - qu'est-ce que tu peux faire ?

Il suffit de jeter un úil dans les journaux pour constater que la police a été obligée d'enregistrer des centaines de témoignages de ce genre. Ils ont été vus dans un train en Ecosse, sur un ferry pour la Hollande, et dans un village de vacances Butlin, mais en réalité, aucun de ces témoins ne les a vus. qu'est-ce qui te fait croire que tu es différente ? - Parce que je l'ai vu de mes yeux vu.

- ¿ mon avis, c'est ce qu'ils disent tous.

- Il était nerveux. Il n'arrêtait pas de regarder par-dessus son épaule.

- Par peur de se faire agresser, je suppose, ai-je insisté. Le coin peut être un peu dangereux, par ici. "

Morna n'était pas convaincue. Elle m'a demandé si nous montions encore sur les toits et, quand je lui ai dit que oui, elle m'a répliqué que nous étions tous dingues. Sur le chemin du retour, avec ma lessive, j'ai pensé à

Lane, Barrie et Jason, et je les ai imaginés habitant dans une caravane sur un terrain quelque part le long des côtes de l'Essex. Andrew Lane parcourait des kilomètres en voiture, peut-être quatre-vingts, à peu près la distance depuis le South End jusqu'à Maida Vale, pour s'occuper des courses de la famille. On aurait d'autant plus de mal à me convaincre : quitte à conduire quatre-vingts kilomètres, il se serait rendu dans une grande surface plus importante et mieux approvisionnée qu'un banal supermarché d'Elgin Avenue. Mais de toute façon, ce n'était pas Andrew Lane que Morna avait vu, n'est-ce pas ? J'ai calculé que Max aurait terminé son déjeuner vers une heure et demie et qu'il en serait tout juste au café, aussi suisje montée à deux heures moins vingt-cinq. Selina était postée devant la porte de la salle à manger, avec un plateau d'assiettes sales qu'elle emportait à la cuisine. Elle faisait le genre de tête qu'ont les gens quand une conspiration se mijote, les lèvres pincées, le sourcil en accent circonflexe. Pourtant, nous n'avions rien conspiré ensemble. C'est alors qu'il m'est venu à l'esprit qu'elle avait peur de Max.

Il était dans la même posture que lors de notre précédente entrevue, assis à la table, sa tasse de café posée devant lui, mais cette fois avec un livre adossé contre un grand poivrier et ouvert à une page de statistiques.

Comme à son habitude, il a poursuivi sa lecture quelques instants avant de tourner les yeux vers moi. Son allure m'a surprise. Apparemment, il avait abandonné ses lunettes. Il avait l'air en forme, bien portant, rajeuni. Ses yeux à fleur de tête étaient vifs, le blanc de l'úil clair, d'un éclat de porcelaine, et ses m‚choires paraissaient plus fermes. L'inévitable survêtement était neuf, en tout cas selon mes critères, dans un tissu chenille d'aspect velouté, d'un bleu sombre des plus élégants.

" Je sais ce qui t'amène à moi, Clodagh, m'a-t-il prévenue.

J'ai un temps d'avance sur toi.

- Grand Union t'a averti? - Oh oui, avant-hier ! Et j'ai été heureux de leur initiative.

Cela m'a donné un peu de temps pour réfléchir. "

Je n'étais pas trop ravie de la chose. Après tout, j'étais majeure depuis deux ans, j'étais une adulte, une femme de vingt ans. Max n'était pas mon tuteur, il n'était en aucune façon responsable de moi. De mon point de vue, je n'étais que sa locataire - mais une locataire qui ne versait aucun loyer.

C'est ce facteur qui m'a poussée à me taire, alors qu'en réalité j'avais envie de lui demander en quoi cela le regardait. Grand Union n'avait pas perdu de temps. Le proviseur avait d˚ lui téléphoner directement.

" Naturellement, on t'a prévenue. MoÔse et les prophètes se sont adressés à

toi, mais tu as refusé de les entendre. "

Je n'avais pas la moindre idée de ce que cela signifiait, pas plus qu'aujourd'hui, mais la formule m'est restée en tête.

" Allons, franchement, je ne crois pas que l'Institut d'études supérieures de Grand Union serait très content de te voir revenir, même si tu optais pour un autre cursus. En un mot comme en cent, ils ne veulent plus te voir, même en peinture. "

Max a éclaté de rire, admirant son propre trait d'esprit.

" Je dois admettre que j'ai révisé mon opinion sur cet établissement, il me semble admirablement dirigé, avec d'excellents éléments au sein de l'équipe académique. Mais venonsen à ton avenir. Histoire ? Anglais ? …conomie ? Il me semble me souvenir que tu n'étais pas mauvaise du tout en histoire quand tu étais petite. Donc, dois-je me livrer à quelques recherches et voir quels genres de cursus te sont accessibles ? "

J'aurais d˚ lui en être reconnaissante. En un sens, je l'étais.

Mais en réalité, je ne pensais qu'à une chose : manifestement, il n'allait pas m'expulser de chez la vieille Mme Fisherton.

Pourvu que je m'accorde avec lui et que j'acquiesce à ces projets d'éducation, je pourrais rester. Bien entendu, jamais je n'irais étudier les matières que Max venait d'évoquer. Ce serait la même histoire qui allait recommencer. Et alors que nous en discutions dans sa salle à manger, je savais que j'avais envie d'abandonner l'université sous quelque forme que ce soit, et de travailler dans le b‚timent. Je vous ai expliqué que monter sur les toits et me retrouver seule là-haut dans le silence m'avait aidée à mieux me connaître et à tirer au clair ce que j'attendais de la vie. Ce dont j'avais envie, je commençais à le comprendre clairement, c'était travailler de mes mains, avec le maximum de connaissances et de compétences possible.

Si je faisais part de tout cela à Max, je savais ce qui en résulterait. Il a eu beau ne pas l'évoquer à cette occasion, ma réplique concernant mon avenir de réparatrice de clochers lui restait en travers de la gorge, et il m'a demandé si j'avais averti mes parents.

" Pas encore, ai-je admis.

- Préviens-les, Clodagh. Préviens-les. Un aveu formulé en toute franchise, cela forme le caractère. "

Il avait l'air soudain très enjoué.

" Et il vaudrait mieux leur toucher un mot de l'idée de passer au moins une semaine avec eux pendant les grandes vacances. Je sais combien vous êtes fanas de Londres, vous les jeunes, mais tes parents, tu leur manques.

Souviens-t'en. "

qui aurait cru que, deux semaines plus tard, il m'aurait chassée ? UNE

LETTRE DE mon mari est arrivée ce matin. Il me raconte la canicule et les réalités d'un pays autrefois verdoyant qui s'assèche et se transforme en désert. Et il s'inquiète, comme cela lui arrive parfois, quand ce n'est pas en permanence, de la différence entre les assistants des équipes humanitaires qui ont, eux, de quoi se nourrir, alors que la population qu'ils sont censés soutenir meurt de faim, car elle n'a pratiquement rien à

manger. Naturellement, il sait que les travailleurs de Famaid doivent être correctement nourris si l'on veut qu'ils accomplissent leur t‚che, et que leur nourriture est très élémentaire et peu abondante, mais, néanmoins, cela le perturbe de manger pendant que des enfants du camp pleurent de faim. Du coup, il mange moins, car chaque bouchée lui est un reproche. Il m'écrit qu'il perd du poids et plaisante sur la rapidité avec laquelle il retrouve le nombre de kilos qui était le sien lors de notre rencontre.

Il sera de retour à la fin juillet. Je ne peux pas attendre, mais je vais devoir. quand il me manque trop, cela m'aide d'écrire ça. Et je me dis - je m'adresse à Mabel - que je ne dois pas me conduire comme une idiote, il ne court aucun danger, il a trop de vaccins pour attraper quoi que ce soit, et il ne se fera pas kidnapper. Ces pauvres gens sont trop affaiblis pour tenter une prise d'otages. Et moi, j'ai mon travail, de bons amis, et cet endroit là-haut en plein ciel.

Au fait, que je clarifie tout de suite un point. Si vous pensez que Mabel est le chat de chez la vieille Mme Fisherton, je crains, hélas, que vous ne vous trompiez. Ce n'est pas la même. Cette chatte est elle aussi écaille de tortue, mais elle n'a que trois ans, et c'est la seconde Mabel du nom. Elle ressemble beaucoup à la première, et elle n'est pas moins affectueuse, mais sa personnalité est tout autre et, bien entendu, elle ne peut pas sortir chasser. Je dois admettre qu'elle n'en a jamais manifesté le désir. quand mes parents viennent ici, maman répète toujours : " La première Mabel que tu as eue, souvent, je songe qu'elle serait encore en vie si seulement ton père ne s'était pas montré si obstiné. "

Et moi, je lui réponds invariablement : " C'est du passé, et ça ne sert à

rien de regretter. "

Il n'est plus question du pylône. Ils ne mentionnent jamais le nom de Daniel. Il y a peu, quand je suis allée passer une journée chez eux, maman n'a pas arrêté de parler des articles qu'elle avait lus dans le journal au sujet de deux garçons qui s'étaient tués en escaladant un pylône au pays de Galles. Elle m'a raconté ça avec naturel, comme si cela ne présentait aucun parallèle avec ma propre expérience. ¿ mon avis, elle a même oublié que cela s'est produit. Papa et elle sont fiers de moi, désormais. Comprenez-vous, je gagne beaucoup d'argent, je suis mariée et j'ai un foyer à moi. En dépit de leur opinion de jadis, ils apprécient énormément leur gendre, qu'ils considèrent comme totalement désintéressé, une sorte de saint. ¿ A leurs amis, ils parlent de moi comme une " experte en électronique ". Mon renvoi de l'Institut d'études supérieures de Grand Union, ma disparition consécutive à mon bannissement de la maison de Max, mes escapades sur les toits et le reste, tout cela s'est effacé comme le pylône, dans l'oubli.

Il y a de ça onze ans, il en allait autrement. quand j'ai suivi le conseil de Max, téléphoner à maman pour lui avouer que l'on m'avait priée de ne plus revenir à Grand Union à la rentrée d'octobre, j'ai d'abord entendu un silence redoutable.

Puis des larmes. Elle hoquetait, elle geignait, et je ne sais vraiment pas ce qui m'a retenue de tout simplement raccrocher pour m'enfuir et me cacher. Papa a pris le combiné pour me déclarer que j'avais brisé le cúur de ma mère, et il ne comprenait pas pourquoi les gens faisaient des enfants, s'ils avaient la moindre idée de ce qui les attendait, ils s'abstiendraient, rien que du malheur, de l'amertume et du désespoir depuis le berceau jusqu'à... - bon, il n'a pas dit jusqu'à " la tombe ", et donc il a laissé sa phrase en suspens. Ils m'ont suggéré de les rappeler quand ils auraient eu le temps de digérer ce que je venais de leur annoncer, une fois qu'ils seraient moins bouleversés. Je me suis exécutée, le lendemain, et maman m'a signifié qu'à son avis je ferais mieux de rentrer à la maison, que ça ne servait à rien de rester à Londres si je n'allais pas à la faculté. Je lui ai rapporté les idées de Max sur la question et, prenant le taureau par les cornes, je lui ai demandé si elle me garderait mon chat au cas o˘ je devrais quitter Londres. Un autre silence, puis une sorte d'acquiescement à contrecúur, abrégé par une explosion de papa à l'arrière-plan, un beuglement à peu près indéchiffrable, " Je veux pas de son foutu matou ici ". Je me suis résignée à laisser tomber pour le moment. Après tout, je disposais encore de mon toit chez la vieille Mme Fisherton, j'avais encore un foyer pour Mabel, et ce jusqu'en ao˚t ou en septembre, en principe.

Silver et moi avions toujours su que notre période d'escapades sur les toits serait forcément éphémère, une aventure destinée à durer quelques mois, pas des années, avant de devoir un jour céder le pas, au seuil ultime de l'‚ge adulte.

Dès notre première rencontre, j'étais persuadée que Wim et lui s'y adonnaient depuis des années, et j'avais eu la surprise de découvrir qu'il n'y était monté pour la première fois qu'au mois de juillet. Une journée dure tellement plus longtemps à vingt ans qu'à trente, huit mois égalent une vie, et pourtant cette idée recèle un paradoxe : les nuits, elles, passent vite dans la prime jeunesse et s'écoulent beaucoup plus lentement maintenant. quand je m'asseyais sur un toit avec Silver, nous parlions, nous fumions, nous pique-niquions et nous parlions, nous parlions, les heures filaient. Cet été-là, à peine les derniers rougeoiements s'étaient-ils effacés du ciel à perte de vue devant nous que pointaient les p‚les et froides lueurs de l'aube. Et tout ce temps, nous savions que cela aurait forcément une fin, qu'il ne restait plus beaucoup de ces longues journées et de ces nuits courtes et rapides, avant que le monde réel ne reprenne ses droits et qu'il nous faille vivre la vraie vie.

Car c'était un rêve que nous vivions, et si nous ne l'évoquions pas en ces termes, c'était la vérité, nous le savions.

Nous le savions, mais pas Wim. Il est la seule personne que j'aie jamais connue qui ait vécu la vie comme un songe, le seul d'entre nous qui semblait n'avoir ni passé ni futur, n'investir que le présent, et un présent de son invention. Les conventions ne signifiaient rien à ses yeux, ni les usages, ni les bonnes manières. Je doute qu'il ait jamais accordé

une seule de ses pensées à Liv, ou qu'il l'ait jamais tenue pour un être humain doté de sentiments, de fierté et d'une capacité de souffrir. Peut-

être ne considérait-il personne ainsi. Dès qu'il était loin d'elle, et c'était souvent le cas, il oubliait son existence. En sa présence, c'est-àdire dans la même pièce qu'elle, il se changeait en paresseux animal de sexe masculin, assez complaisant, que seule la femelle en chaleur incitait à l'activité en s'approchant de lui.

Il paraissait surgi de nulle part. Il était impossible de l'imaginer différent ou vivant une autre existence, par exemple enfant, avec des parents, ou étudiant. Je parvenais sans peine à m'imaginer Liv en petite fille, là-haut dans le Grand Nord, se rendant à l'école avant le lever du jour et rentrant à la nuit tombée, dans un univers recouvert de neige la moitié de l'année, la mère, femme avisée, maîtresse de maison fière de son intérieur, le père, ingénieur des mines, avec des couettes en plume sur le lit de Liv, dans une maison bien chauffée, des parquets cirés, peut-être un psaume luthérien accroché au mur, brodé au point de croix par une grandmère. Je comprenais son désir de s'échapper, de fuir le caractère étriqué, monotone de cette vie-là, d'abord pour Stockholm, puis encore plus loin.

Il n'était guère plus difficile d'imaginer la vie, bien moins plaisante, de Jonny : le père et ses amis si bestiaux, leurs agissements à faire frémir, l'appartement sordide au point que même les agents immobiliers redoutent de passer devant. Mais Wim existait bel et bien dans le présent, me semblait-il. Seulement, il était lui aussi farouche et secret, un silencieux mystère.

Silver l'avait rencontré sur les toits du 15, Russia Road avec sa petite amie d'alors, Judy (ses parents, selon leur habitude, étaient partis à la campagne). Il était tard, minuit passé. Judy avait été la première à

entendre du bruit au-dessus de leurs têtes. Après coup, Wim avait raconté

ce qui lui était arrivé sur ce toit : pour la première et unique fois, il avait descellé une ardoise en glissant. Judy avait entendu son pied riper, et tous deux avaient suivi le bruit de l'ardoise ricochant en bas du toit mansardé jusque dans la gouttière. Elle souhaitait appeler la police, mais Silver n'appréciait pas trop l'idée, et il était allé vérifier. Il avait ouvert la fenêtre et regardé en l'air. Cet incident avait sonné le glas de sa relation avec Judy. Elle l'avait prévenu que, s'il continuait encore avec ses folies - sur le moment, Silver ne m'a pas précisé de quelles folies il s'agissait -, ce serait terminé, elle rentrerait chez elle, elle en avait assez. Silver n'appréciait pas les menaces et il avait trouvé ses avertissements ridicules (en montant là-haut, il allait se tuer) et, fidèle à lui-même, il lui avait simplement répondu de ne pas s'en faire, tout irait bien - et pourquoi ne pas ouvrir la bouteille de vin qu'ils avaient achetée? Judy lui avait hurlé qu'il était fou. Silver n'avait pas relevé, mais il s'était hissé sur le toit mansardé, puis sur la partie plate. Un homme, son aîné de quelques années, était assis sur le faîte d'une lucarne, une ardoise dans la main.

" Désolé, s'était-il excusé. Je vais vous la remettre en place.

Jamais une chose pareille ne m'était arrivée. "

Silver avait éclaté de rire.

" Vous venez souvent par ici ? - En fait, c'est la première fois que je dépasse Torrington Gardens.

- Venez prendre un verre ", lui avait proposé Silver.

Wim était entré, mais sans boire de vin. Il avait accepté un verre d'eau.

Il avait évoqué les toits et l'endroit d'o˘ il était venu cette nuit-là, ajoutant qu'à son avis, moyennant une corde et un peu de persévérance, rares étaient les toits qui ne pouvaient être escaladés. Judy avait claqué

la porte de la chambre derrière elle. Silver avait avoué qu'il aimerait bien monter là-haut avec lui, et Wim avait répondu d'accord, parfait, une autre nuit, quand Silver n'aurait pas bu. Demain, avait insisté Silver, allons-y demain, et je promets d'être à jeun. Donc, la nuit suivante, Wim était entré par la fenêtre, il avait emmené Silver sur les toits et, à leur retour vers trois heures du matin, il avait couché au 15, Russia Road.

Fidèle à sa parole, Judy était partie, mais ils étaient restés amis.

Et c'avait été le début de l'escalade des toits et de l'amitié avec Wim, deux coÔncidences. ¿ la surprise de Silver, dès sa troisième visite, Wim l'avait salué en le prenant dans ses bras, une curieuse étreinte, et il s'était instauré entre eux une espèce d'intimité. Wim ne confiait jamais ce qu'il ressentait, mais il était facile de voir que, s'il avait jamais aimé

quelqu'un d'amour, c'était bien Silver. Parfois, son coup d'úil furtif restait sur lui dans une sorte de regard tendre teinté d'ironie. Ce n'était pas le regard que Liv posait sur lui, car il recelait davantage d'affection et d'attention. Pourtant, depuis leur rencontre, tous ces mois, pas loin d'une année, il serrait Silver dans ses bras, le traitait comme on traite son meilleur ami, lui apportait quotidiennement du chocolat et des cigarettes en cadeau, mais jamais il ne s'était confié à lui, jamais il ne lui avait révélé un seul détail de son passé.

Silver s'était senti on ne peut plus flatté quand Wim lui avait raconté

qu'il avait décroché un job dans un bar et dégotté une chambre vers " le sud-ouest de Londres, mais quand même rive nord de la Tamise ". De ses parents, frères, súurs, petites amies, amis, il ne parlait jamais. Si l'idée n'avait pas été trop ridicule, on aurait pu avancer qu'il était né

et qu'il avait grandi sur les toits. Et que ce serait quand son corps aurait perdu sa souplesse, et son úil son acuité, qu'il mourrait.

Ce soir-là, Morna est passée chez Silver répéter son histoire, elle avait aperçu Andrew Lane. Dans le capharna¸mm de la cuisine, Silver avait trouvé

un vieux journal et lui avait montré la dernière photographie parue de Lane et Barrie. Cela n'a fait que conforter Morna dans sa conviction.

" Dessine-lui une barbe ", lui avait demandé Silver.

Pendant qu'elle s'exécutait, laborieusement, au stylo à bille à pointe fine, le téléphone a sonné. Nous avons tous sursauté.

Cela ne fait pas beaucoup de bruit, la sonnerie du téléphone.

Dans la vie de tout le monde ou presque, j'imagine, le téléphone n'arrête pas de sonner, surtout à notre époque. Si ce n'est pas au domicile ou au bureau, c'est le portable. Mais personne n'avait jamais l'occasion d'appeler Silver. Le téléphone de sa chambre n'était qu'un poste supplémentaire sur la ligne de ses parents, et ceux qui avaient besoin de les joindre composaient leur numéro à la campagne. quant aux amis et connaissances de Silver, ils passaient sur place et téléphonaient rarement avant. Mais voilà, le téléphone sonnait, et avec cette sonnerie péremptoire qu'il a toujours quand l'appel est aussi inattendu qu'indésirable.

Silver a répondu, puis il est revenu nous avertir que c'était la mère de Liv. Son anglais n'était pas très bon, mais cela la servait plutôt, car de la sorte Silver avait immédiatement deviné qui elle était. Et ce qu'elle voulait, naturellement.

" Je n'ai pas envie de lui parler, a l‚ché Liv. Tu n'as qu'à lui expliquer, je ne suis pas là, je suis sortie. "

Silver l'a regardée, il a haussé les épaules. Ce haussement d'épaules signifiait tout, qu'il ne mentirait pas pour elle. Elle a regardé Wim et Wim, à l'idée qu'il puisse expliquer quoi que ce soit à la mère de Liv, a eu un sourire distant, ce qui n'avait rien d'étonnant. Morna a fait mine d'être plongée dans l'article du journal illustré par la photo d'Andrew Lane.

" Clo ?" a imploré Liv d'une voix pitoyable de petite fille.

Je me suis levée, je suis entrée dans la chambre et j'ai indiqué à sa mère que Liv ne pouvait pas lui parler pour l'instant (ce qui n'était pas exactement un mensonge), mais qu'elle la rappellerait dans une heure.

J'avais l'impression de servir tout le temps d'intermédiaire entre Liv et ses parents, or, il e˚t été difficile de trouver quelqu'un de moins adapté

à ce rôle.

Elsie Almquist a refusé de s'en tenir là. Elle voulait savoir, et c'était bien naturel, pourquoi Liv n'était pas revenue au domicile familial deux jours plus tôt. Ensuite, le père de Liv a pris l'appareil. Son anglais était bien meilleur. L'argent du billet de Liv était-il arrivé sur le compte en banque de Silver? J'ai renoncé à toute idée de mensonge et j'ai répondu que je l'ignorais. Liv avait intérêt à le rappeler dans la demiheure, a-t-il martelé. Sinon, ce serait lui qui prendrait l'avion pour Londres dans le but de la ramener, et je pouvais le lui répéter.

Je le lui ai répété. Elle était assise sur le canapé à côté de Wim, c'est-

à-dire qu'elle était assise à un bout et lui à l'autre.

Elle a laissé échapper une espèce de sanglot, s'est rapprochée doucement de Wim, a posé sa tête sur sa poitrine et lui a entouré le cou de ses bras. Je ne pouvais discerner le visage de Wim. Au moins, il ne l'a pas envoyée paître. Peut-être cela aurait-il mieux valu, car à cet instant on a entendu la clé de Jonny tourner dans la serrure et il est entré dans la pièce. Liv est restée dans la position o˘ elle était, en tournant simplement sa figure baignée de larmes dans la direction de Jonny.

" qu'est-ce qui se passe, bordel? " s'est-il exclamé.

Liv lui a répondu qu'elle devait rentrer chez elle. Son père allait venir la chercher. Gr‚ce à Clodagh - elle m'a jeté un regard mécontent -, Far et Mor savaient o˘ elle était et, ils allaient venir, ils allaient l'emmener.

Elle allait être obligée de rentrer, elle n'avait pas le choix. Jonny a lancé un regard à Wim.

" L‚che-la.

- Tu ferais mieux de le lui demander, à elle, de me l‚cher ", a rétorqué

Wim.

Jonny a empoigné Liv par les épaules et l'a tirée. Elle s'est agenouillée, penchée en arrière, les yeux levés vers lui, la bouche tremblante. Ses cheveux pendaient, longs et lisses. La chevelure de Liv avait toujours l'air d'être en lambeaux, les pointes arrachées au lieu d'être coupées.

" Si je découvre que tu l'as baisée, je te tue ", a menacé Jonny, en ajoutant à l'intention de Liv : " Tu ne vas pas rentrer chez tes parents et tu ne vas pas rester ici. Tu vas rentrer avec moi, chez moi. "

Liv s'est mise à hurler en agitant les bras et en s'arrachant les cheveux à

deux mains. J'ai compris pourquoi ils finissaient par avoir cet aspect.

Jonny l'a giflée, pas si fort que ça, pas aussi fort que je m'y serais attendue. C'est efficace de gifler une hystérique, si j'en jugeais par mon souvenir de l'épisode du lavage de voiture. Liv est retombée sur le canapé, pleurant en silence.

Là-dessus, Silver est intervenu : " Jonny, Liv peut rester ici si elle veut. J'estime qu'elle devrait retourner chez elle, mais si elle n'en a pas envie, c'est son choix.

- Non, ce n'est pas son choix. Elle n'a pas le choix. Les choix, c'est moi qui les fais. Je l'ai sauvée de la justice, je suis allé au trou, j'ai versé une putain d'amende, alors maintenant elle est à moi. Vu? Elle m'appartient. "

Pour Jonny, c'était là se lancer dans un long discours dont je ne l'aurais pas cru capable.

" «a ne regarde personne d'autre. Elle est à moi. Si je dis qu'elle rentre chez moi, elle rentre chez moi. Et si je dis qu'elle reste ici, elle reste ici. "

Pendant ce monologue, Wim s'est levé et, malgré la pluie, il a enjambé la fenêtre avant de grimper sur le toit. Les pleurs de Liv se sont mués en hurlements plaintifs. Silver, je le voyais bien, avait envie de répliquer à

Jonny que le choix de Liv, s'en aller ou rester, ne lui appartenait pas, qu'on était dans son appartement et que c'était à lui que revenaient les décisions concernant ses occupants. Il s'en est abstenu, car il se retenait toujours d'affirmer ses droits, ou de ce qu'il appelait " abuser de son rang ".

Une fois encore, Jonny s'est saisi de Liv, mais cette fois plus délicatement. Il s'est assis à côté d'elle et l'a tournée vers lui pour qu'elle le regarde. Son visage rouge et gonflé donnait l'impression d'avoir mariné dans l'eau.

" Il va y avoir du changement, par ici, a-t-il affirmé. Premièrement, il va falloir que tu rendes cet argent que tu as volé. "

Pour l'occasion, il a entonné sa comptine, ce qui ne lui arrivait pas fréquemment : " Tu me dois cinq sous, sonnent les cloches de St. Martin...

"

J'ai retenu mon souffle, et je me suis tenue coite. La pluie entrait par la fenêtre ouverte. Silver est allé la rabattre, laissant entre la croisée et l'encadrement un entreb‚illement juste assez large pour que Wim puisse la rouvrir à son retour. Morna, qui était restée assise par terre, s'est levée lentement.

" Je ferais mieux d'y aller.

- Tu ne peux pas sortir par ce temps. Il pleut à verse.

Attends que ça se calme.

- Je t'ai dit que je voulais l'argent, a répété Jonny. Je sais que tu le caches quelque part. Si t'as cru que j'allais me faire avoir, tu t'es trompée. "

Laissant Liv, c'est vers nous qu'il s'est tourné.

" Elle a cru qu'elle allait m'avoir. "

Le ton de sa voix trahissait l'étonnement, l'incrédulité. Une femme avait réellement cru pouvoir le rouler.

" O˘ il est ? " a-t-il insisté.

Liv a parlé, la voix tremblante. Elle a placé une main devant sa bouche, comme si cela allait empêcher ce tremblement, mais la main s'est mise à

trembler elle aussi.

" Il est à la banque. Je l'ai déposé à la banque.

- Jamais de la vie. Tu n'as pas de compte en banque.

- Sur le compte de Silver ", est-elle parvenue à ajouter.

Silver est intervenu : " Retire tes mains de ses épaules, tu lui fais mal.

"

Jonny s'est exécuté, bon gré mal gré. Ses mains sont redescendues à hauteur de ses avant-bras. En général, on obéissait aux injonctions de Silver.

" Tout ce que j'ai sur mon compte, c'est l'argent que son papa lui a envoyé

pour son billet d'avion.

- Espèce de sale petite menteuse, a lancé Jonny à Liv.

- Ne lui parle pas sur ce ton ! "

Morna s'est dressée devant lui, Morna, si grande, si forte, si musclée. Il ne lui a pas accordé la moindre attention. Le téléphone s'est remis à

sonner. Il s'était écoulé largement plus d'une demi-heure depuis le premier appel des Almquist, lorsqu'ils avaient exigé que Liv les rappelle. Personne ne répondrait, bien s˚r, mais la sonnerie, dont elle connaissait la source aussi bien que nous tous, a paru redonner du courage à Liv.

" Je l'ai monté sur les toits, a-t-elle affirmé.

- Tu quoi? - Je l'emballe dans un sac, le sac en plastique o˘ on met à

manger, et je le cache sur les toits. quand je suis là-haut, je le cache.

- Tu es cinglée. "

Liv a haussé les épaules.

" Alors je suis cinglée. Je le cache o˘ personne ne va le trouver jamais. "

La sonnerie s'est interrompue. Silver et moi avons échangé un regard. Il a proposé : " Donne-moi le numéro de tes parents. Je vais les rappeler et leur expliquer que tu es malade. que tu rentreras chez toi quand tu iras mieux. D'accord? "

C'est à peine si Liv s'est donné la peine de tourner la tête.

" D'accord. "

Connaissant le numéro par cúur, bien entendu, elle l'a débité d'un trait.

Je suis passée dans la chambre avec Silver et Morna nous a accompagnés.

Nous nous sommes assis sur le lit, tous les trois, nous nous sommes serrés les uns contre les autres, et ensuite Silver a appelé les Almquist. Je pouvais entendre Liv et Jonny se disputer, puis un bruit de coups, et un cri de Liv.

Je suis ressortie en trombe et je l'ai découverte étendue par terre, une main contre la bouche. Du sang lui coulait entre les doigts. Pas trace de Jonny.

" qu'est-ce qu'il t'a fait? - Rien. C'est moi toute seule ", a-t-elle prétendu, un peu à l'image d'une Desdémone.

Cela étant, je ne comprenais pas ce qui la poussait à mentir, mais par la suite j'en ai déduit qu'elle craignait que Silver, s'il avait su que Jonny l'avait frappée, ne les mette tous deux à la porte. Elle aurait été obligée de regagner la chambre de Jonny et d'y demeurer, seule avec lui. Elle s'y voyait pour l'éternité.

Elle perdrait son pécule et l'argent du billet d'avion, et elle deviendrait son esclave. Elle n'aurait pas le choix, car elle était encore terrorisée à

l'idée de sortir dans la rue. Elle s'est mise à quatre pattes, puis s'est relevée et a craché quelque chose dans le creux de sa paume. C'était une dent, une molaire, que Jonny lui avait fait sauter d'un coup de poing.

" Liv, ai-je dit, il va falloir que tu ailles voir un dentiste. Il va falloir que tu sortes, maintenant, consulter un dentiste. "

Elle a marmonné qu'il était trop tard, que pourrait faire un dentiste ? "

C'est dans le fond. «a ne se verra pas. "

CosÔfan lutte. Le premier sujet de préoccupation concerne toujours l'allure, l'apparence. que va-t-il en penser? que vont en penser les autres femmes? ¿ cet instant-là, en allant lui chercher un verre d'eau et une poignée de mouchoirs en papier, j'ai résolu de ne pas me ranger dans cette famille de femmes-là, résolution à laquelle je me suis plus ou moins tenue.

Si je perds une dent, c'est à ma santé et aux aliments que je serai capable ou non de m‚cher que je songe, pas à ma beauté - de toute façon, je n'ai jamais été très belle. Et pourtant, Mme Clarkson possède aujourd'hui une ravissante rangée de molaires, toutes avec couronne à en juger leur aspect, sans compter celle qu'elle porte autour du cou. Je me demande quel motif elle a invoqué auprès de l'orthodontiste pour en justifier la perte ? Morna est revenue au moment o˘ je donnais à Liv un peu d'eau. Je lui ai essuyé la figure et lui ai proposé d'emporter sa dent et de la jeter. Elle a refusé, elle avait envie de la garder, peut-être simplement parce que c'était une partie d'ellemême. Morna l'a questionnée, en toute innocence : " Ta dent est tombée ? "

Nous menons presque tous des vies à ce point exemptes de violence (la seule violence à laquelle nous assistons, c'est celle de la télévision ou du cinéma) que nous hésitons à croire que quiconque puisse réellement frapper quelqu'un à coups de pied ou de poing, en tout cas dans le cercle de nos connaissances. Les dents des jeunes gens en bonne santé ne tombent pas de la sorte, mais à tout prendre, dans le cas de Liv, Morna aurait encore préféré ça plutôt que d'apprendre que Jonny la lui avait fait sauter. Liv a confirmé d'un hochement de tête.

" Jonny est sorti sur les toits. Il cherche l'argent. "

Son rire a provoqué de nouveaux saignements.

" Il entre la main dans les poteries des cheminées, je pense, et il soulève les couvercles... comment vous les appelez?...

des citernes.

- Il ne le trouvera pas ", ai-je affirmé.

En me posant la main sur le bras, elle m'a regardé droit dans les yeux.

" Il ne doit pas, Clo, tu ne vas pas le laisser trouver. "

Tout ceci dépassait l'entendement de Morna, et personne n'est venu éclairer sa lanterne. Sans tarder, elle est rentrée chez elle. Après l'avoir raccompagnée au rez-de-chaussée, Silver m'a chuchoté sur le palier, loin des oreilles indiscrètes, que Liv glisserait peut-être la molaire sous son oreiller pour la petite souris, dans l'espoir d'en recevoir encore plus d'argent. En attendant le retour de Jonny, nous nous sommes assis. J'ai proposé de ramener Liv avec moi chez la vieille Mme Fisherton, et l'idée n'a pas déplu à Silver, mais elle n'accepterait jamais. Cela supposait de descendre dehors, dans la rue, et même ce passage de quelques secondes par l'extérieur serait encore de trop. La crainte de croiser James et Claudia avait cédé la place à une agoraphobie généralisée, l'opposé de mon propre syndrome. En revanche, les toits faisaient encore figure d'exception. Elle continuait de les percevoir comme des espaces libres et s˚rs.

J'avais été élevée dans l'idée que personne n'était entièrement mauvais : selon la formule de ma mère, " il y a du bon en chacun de nous ". La nature humaine n'était pas noire ou blanche, mais entre les deux. Naturellement, au stade o˘ j'en étais, j'avais perdu foi en la plupart des croyances de mes parents, mais je m'étais encore raccrochée à celle-ci, jusqu'à ma rencontre avec Jonny. Ou plutôt, jusqu'à ce que je finisse par mieux le connaître. La bonté ne trouvait en lui aucun levain. Il était mauvais, le mal incarné. J'ai t‚ché de lui trouver des excuses, son enfance épouvantable, les premiers temps de son existence que j'avais peine à

imaginer, ces minutes terribles, tant pour un bébé que pour un enfant de quatre ou cinq ans, quand son violeur lui chantait des comptines. Et je les lui ai accordées, ces excuses, je me suis répété qu'en perdant sa mère si jeune, privé de l'amour de sa mère sans jamais en recevoir d'aucune autre source, il était voué à ne pouvoir en donner. Je me suis dit que sa rapacité et sa méchanceté lui venaient de sa pauvreté des premiers temps, et ses mauvaises manières de son manque total d'éducation. Mais on restait loin du compte. Au plan de son caractère, rien ne paraissait devoir justifier l'absence de la moindre compassion, de la moindre attention à

l'égard des autres, ou même de tout esprit de camaraderie envers son entourage amical. Une fois, je m'étais fait la réflexion qu'il devait bien être amoureux de Liv pour nourrir un désir aussi exclusif et pour éprouver une jalousie pareille, mais ce n'était pas de l'amour, il était incapable d'être amoureux. Simplement, cette femme lui appartenait, il l'avait découverte dans l'intention de se la réserver pour son usage personnel. Ce soir-là, elle nous a confié que toute relation sexuelle librement consentie avait cessé entre eux. Avec elle, Jonny n'était pas loin du viol. Elle lui cédait pour éviter d'être battue.

Enfin, nous attendions depuis trois heures lorsqu'elle est entrée dans la chambre. Selon sa propre formule, elle n'avait aucun autre endroit o˘

aller. L'intervention ferme de Silver (" Tu peux rentrer en Suède, je t'appelle un taxi, je descends avec toi et je t'accompagne à Heathrow ") était restée sans effet. Après son départ, je lui ai demandé pourquoi il aimait bien Jonny. qu'est-ce que tu lui trouves, voilà quelle a été ma question.

Il a l‚ché un soupir. Subitement, il paraissait beaucoup plus vieux. Cette p‚leur extrême qui se fane la première, la peau qui rougit, les cheveux d'un blond éclatant qui se changent en paille. Je l'ai enlacé et je l'ai serré fort. Au bout d'un moment, il m'a confié : " Tu sais, cet argent que je possède, qui me vient de ma grand-mère, c'est un capital qui rapporte dix mille livres par an. Ce n'est pas énorme, l'équivalent d'un salaire de début de carrière pour pas mal de gens, mais si tu as dix-sept ans et si tu n'as pas besoin de travailler pour les gagner, ça représente un paquet d'argent. Recevoir ça, c'est comme avoir une porte ouverte sur une liberté

sans limites. Et cet appartement dont on me laisse profiter, c'est encore une autre ouverture vers la liberté. "

Dans le silence qui a suivi, je lui ai demandé le rapport de tout cela avec Jonny.

" «a m'a permis de rencontrer des gens comme Jonny. Je veux dire, j'avais un endroit à moi et de l'argent. Je suis un idiot, Clo, mais mon excuse, c'est que j'étais jeune, que je suis jeune. quand, en sortant de cet appartement, je veux dire sur les toits, j'ai fait la connaissance de Jonny, j'ai juste pensé à l'expérience que ça représenterait de connaître un cambrioleur. Un vrai. C'était pareil avec Wim, un étrange personnage, une espèce d'araignée humaine qui s'attaquait aux toits de Londres comme d'autres s'attaquent à des sommets montagneux. La différence, c'était que Wim était un type bien, mais pas Jonny. Si je n'avais pas été en mesure de le soutenir financièrement, si je n'avais pas disposé de cet endroit et si je n'avais pas supporté de le laisser s'installer ici gratuitement quand il le voulait, si je n'avais pu me permettre d'acheter du vin et de quoi manger et d'héberger sa petite amie, si je n'avais pu assumer tout ça, on ne l'aurait vu ici qu'une seule et unique fois, je pense, une fois pour toutes. Et voilà, maintenant, avec lui, je suis coincé. Non ? S'il y a une porte de sortie, j'aimerais bien la connaître. "

J'ai remarqué pensivement : " Ce n'est pas bon, pour des gens jeunes, d'avoir de l'argent trop tôt, non ? - J'imagine que c'est très bien pour des jeunes gens qui ont de la force de caractère.

- Mais c'est ton cas.

- Non, pas du tout. C'est seulement l'impression que je donne. Ne pas m'en faire, conseiller aux autres d'agir de même, rester calme et me maîtriser, tout ça n'est qu'une façade. Je suis parvenu à me présenter sous ce jour parce que j'ai de l'argent. Et de l'argent qui ne se tarira jamais, qui continuera toujours de tomber, quoi qu'il arrive et quoi que je fasse.

Si l'on voit les choses sous cet angle, je n'aurai jamais besoin de travailler. Je ne vivrai pas sur un grand pied, je m'en tirerai tout juste, mais je mènerai la vie que mènent des milliers de gens disposant de cette somme, sauf qu'eux, ils doivent travailler pour. Je peux mener une vie d'oisif. Sans qu'il soit question d'y mettre de l'ambition, ni beaucoup d'espoir. Et j'ai aussi cet endroit. Je verse de l'argent à mes parents, mais enfin, admettons-le, je leur paie un loyer symbolique.

" Il n'y a qu'un seul moyen d'en sortir. Y renoncer. Je peux.

J'ai la possibilité de léguer le tout à quelqu'un, ou disons à une úuvre de mon choix. Je n'en ai pas le cran. La vérité, la voilà, Clo. Je sais que ça vaudrait mieux pour moi, mais je n'en ai pas la volonté. Pas encore. Je l'aurai, un jour. "

L'ai-je cru? Probablement. ¿ l'époque, je m'émerveillais de tout, j'étais une idéaliste. Et si je l'ai cru, ma foi en lui n'était pas si mal placée, car il a bel et bien fini par renoncer à ce revenu, ou presque, et à

l'appartement. Mais nous étions loin des raisons qui l'avaient amené à

laisser Jonny s'y installer. J'ai embrassé Silver et je l'ai serré un moment contre moi, mais cette nuit-là nous n'avons pas fait l'amour.

¿ trois heures du matin, je suis rentrée chez moi en me faufilant par l'escalier en fer et, naturellement, sans la moindre prémonition des événements singuliers du lendemain.

LA VISION DE SELINA m'a causé un choc. Elle était assise dans le fauteuil de la vieille Mme Fisherton, au milieu du salon de la vieille Mme Fisherton, la photo de Daniel entre les mains. ¿ mon entrée, de retour de mes courses dans Clifton Road, je l'ai trouvée là, magnifiquement vêtue comme d'habitude, cette fois d'un tailleur en soie vert jade aux manches bouffantes avec un ourlet brodé de perles, ses jambes menues et galbées croisées à hauteur des genoux, chaussée d'escarpins verts à talons aiguilles. Elle a levé les yeux, cessant d'étudier la photographie, un peu décontenancée, mais sans s'excuser d'avoir fait comme chez elle. Enfin, il est vrai que c'était un peu chez elle.

" Darling, quand je suis arrivée ici, il y avait un chat. Je l'ai chassé.

Si tu laisses les fenêtres ouvertes en bas, les chats vont entrer. Et ce n'est pas ce que tu souhaites, n'est-ce pas? Nous ne sommes pas infestés de souris, que je sache. "

Pauvre Mabel. Enfin, il ne lui était rien arrivé de mal. Le visage de Selina était peint comme une porcelaine, ou à la manière de ces concubines des films chinois, dans les blancs, les roses, les verts p‚les, les pourpres et les noirs. Ses ongles furetaient en tous sens tels des scarabées rouges. Elle était incapable de garder ses mains en place. Je lui ai retiré la photographie, que j'ai posée sur la table, et lui ai proposé

du café.

Elle a secoué la tête avec véhémence.

" Je ne m'attarde pas. Je ne sais pas pourquoi je suis venue.

Le fait est, darling... (elle a affiché un sourire enjoué) ... que j'ai tant à dire, et que je n'ai personne d'autre à qui le dire. "

Subitement, sans crier gare, elle s'est lancée dans une description par le menu de sa vie sexuelle avec Max. ¿ l'‚ge que j'avais alors, on n'envisage jamais que nos aînés ou les personnes d'‚ge m˚r aient une vie sexuelle.

Tout s'arrête à la quarantaine, nécessairement. L'hypothèse inverse serait trop grotesque.

" Au rayon chambre à coucher, il n'est pas trop formidable, darling, mais franchement, tu te serais attendue à autre chose ? Je ne suis pas certaine que tu vas me croire, mais quand nous nous sommes rencontrés, il avait presque la cinquantaine, et il n'avait encore jamais couché avec personne.

Jamais. J'étais la première. ¿ ton air, je vois que tu ne me crois pas, mais à cela je réponds : pourquoi mentirais-je ? Il n'y a pas précisément de quoi être fier, non? S'il avoue qu'il n'a jamais eu de femme avant moi, il ne ment pas. Je veux dire, je connais les jeunes, comme toi, comme ce charmant garçon de la photo, peu importe qui c'est, tu as eu des relations sexuelles à l'école, à douze, treize ans, c'est normal, et même quand j'avais ton ‚ge... eh bien, je pense que j'avais dix-huit ans. Non, dixsept. Mais à quarante-huit ! …videmment, je lui ai tout appris. "

Cette fois, je l'ai bel et bien dévisagée, absolument interloquée. Je ne savais que dire. Je n'ai rien dit. Son visage de porcelaine avait viré au rose, mais, à part ça, elle ne paraissait pas troublée le moins du monde.

" Je ne peux pas dire qu'il ait été un élève très capable. Les hommes sont de tels égoÔstes, non? Permets-moi d'insister, ce sont des égoÔstes, que tu l'aies déjà expérimenté ou non. Si seulement ils se montraient patients, si seulement ils attendaient un petit peu, s'ils repoussaient le moment de leur propre plaisir, s'ils savaient découvrir ce qui nous plaît à nous, mais non. Ils ont peur. S'ils ne touchent pas au but tout de suite, ils ont peur de ne jamais y arriver. "

Elle a marqué un temps et m'a observée d'un regard pénétrant.

" Oh, enfin, j'imagine que pour toi c'est différent. Tout est différent, à

présent, tout a changé. De nos jours, ce sont les femmes qui mènent le monde. Mais moi, j'ai loupé le coche.

Il est trop tard.

" Le pire, c'est qu'il se sert de ce que je lui ai appris. Avec d'autres.

Tu n'étais pas au courant, hein? ¿ ta figure, je vois bien que non. Nous n'étions mariés que depuis deux ans quand il s'est dégotté une maîtresse.

quand ils se lancent, même sur le tard, il n'y a plus moyen de les arrêter.

Bien s˚r, cette foislà, j'y ai mis le holà. Je l'ai prévenu que ça ne pouvait pas continuer ainsi, alors que j'avais dépensé tout ce que je possédais dans sa maison. ¿ l'embellir. En réalité, il n'avait pas un radis. Vingt mille livres, voilà ce que m'a co˚té notre salon, tu aurais d˚

voir, avant, un vrai trou à rats. Il y avait des larves de mites qui rampaient dans les capitons, je veux dire, des vers! J'ai tout fait arracher, tout fait br˚ler. Les poseurs de moquette étaient là, ils posaient cette moquette de chez Wilton, qualité supérieure, "vert émeraude", ils appellent ça, et lui, il était parti quelque part avec cette femme.

- Je suis désolée, ai-je hasardé, faute de trouver d'autres commentaires.

- Mais j'y ai mis un terme. Et depuis, il m'a été fidèle, du moins je le suppose. Oui, fidèle, si on ne compte pas celles qu'il a reluquées et ses espèces de flirts bancals, mais on va pas se mettre à compter ça, non?

C'est-à-dire, fidèle jusqu'à ce jour. Jusqu'à celle-ci. Je n'y avais pas songé un seul instant, avant que Béryl laisse entendre qu'elle les avait vus. Involontairement, je précise, en toute innocence, elle ignorait totalement que j'étais parfaitement au courant. qu'est-ce que je vais décider? C'est bien ce que je me demande. Je ne peux pas dépenser à nouveau une fortune dans sa maison, je viens à peine de faire refaire la salle à

manger en "ébène" et "feuille de papaye", comme tu l'auras remarqué, et même si je fais refaire le petit salon du matin, je ne pense pas que ça serve à grand-chose.

- Je suis désolée, ai-je répété.

- «a, tu peux, darling, a-t-elle commenté de manière sibylline. Même si c'était tout aussi involontaire de ta part que ça l'était de la part de Béryl, je n'en doute pas. "

Elle s'est levée et elle a ouvert grands les bras dans une gestuelle d'actrice qui n'était pas du très bon thé‚tre.

" L'ennui, c'est que je l'aime, sotte que je suis. Je suis son esclave. "

J'ai songé à Liv et Jonny, même si c'était sans comparaison.

" Je t‚che de me faire belle pour lui, et total, il dépasse les bornes avec je ne sais quelle universitaire débraillée. "

Un sourire attristé est venu ponctuer cette phrase. Elle était ridicule, mais je me sentais sincèrement désolée pour elle.

" Je dois filer, darling. «a m'a bien aidée de te parler. Parler, ça aide toujours, tu ne trouves pas ? Comme de pleurer. "

Ce propos m'a paru tellement pathétique que j'ai passé un bras autour de son épaule et je lui ai donné un baiser, un geste tout à fait inédit de ma part. Elle a eu un sourire ténu.

" Et par-dessus le marché, dimanche, je donne un dîner pour lui. Avec son éditeur et tout un tas de gens liés de près ou de loin à son livre minable.

Enfin, non, je n'aurais pas d˚ dire ça, je suis convaincue que c'est un merveilleux bouquin.

Mais simplement, je ne me sens pas d'humeur à recevoir des hordes de gens.

En tout cas pas elle, Dieu merci, il y a des limites. "

Je n'arrivais pas à me représenter ce qu'elle entendait par là, que j'avais de quoi être désolée, et que tout ça était involontaire de ma part. De quoi s'agissait-il? qu'avais-je fait? J'ai mis ça sur le compte de l'hystérie pure et simple. En tout cas, je n'avais aucune envie d'y réfléchir. Je suis navrée, mais je trouvais ça profondément dégo˚tant, l'idée de Max avec son cou de tortue, ses bajoues et ses touffes de cheveux blancs ébouriffés faisant l'amour avec je ne sais qui. Je songeais à Silver et moi, combien nous étions forts et beaux, et j'en ai frémi. ¿ vingt ans, on pense, on a toujours pensé et je crois qu'on pensera toujours ainsi.

Cela m'amusait et me rendait aussi un peu furieuse que Selina ait expulsé

la pauvre Mabel de son foyer. Je l'ai appelée par la fenêtre de ma chambre, je l'ai sifflée, ce sifflement inventé spécialement pour elle, et elle n'a pas tardé à se montrer. Sans que je puisse m'expliquer pourquoi, l'attitude de Selina à mon égard m'inquiétait, aussi, lorsque le moment est venu de monter chez Silver, j'ai emmené Mabel avec moi. Je l'ai portée quatre étages, jusqu'à l'appartement. Par cette journée plutôt fraîche, personne n'était sorti sur les toits - Wim s'y promenait peut-être, mais il était rare qu'on sache o˘ le trouver -, aussi, ne voulant pas risquer de voir Mabel s'échapper, j'ai fermé les fenêtres.

Jonny était à son travail, Liv dormait dans le canapé, comme souvent. Mabel n'a pas arrêté de fureter en tous sens, apposant sa marque sur tous les meubles comme si ce n'était pas déjà fait. Puis il est arrivé quelque chose de terrible. La porte de la cuisine était entrouverte, elle y a faufilé le museau, est entrée et a capturé une souris.

J'ai eu peur que Liv ne se réveille et, découvrant l'incident, ne se mette à pousser des hurlements, mais Silver m'a rassurée, on pouvait aussi bien laisser Mabel manger la souris, maintenant qu'elle l'avait attrapée. En citant l'auteur d'une histoire de fantômes o˘ figurait un chat, il l'a baptisée l'ennemie redoutable de l'espèce des mus . Liv dormait toujours.

Mabel a mangé la partie comestible de la souris, et nous avons enveloppé

les restes dans un journal et les avons jetés dans la poubelle. Ensuite, nous sommes passés dans la chambre de Silver, nous nous sommes installés sur le lit avec Mabel, assise au pied, occupée à sa toilette, et nous avons discuté de l'avenir, de ce que j'allais choisir à la place de mes études de psychologie commerciale, et de Max, s'il se renseignait réellement sur les cours susceptibles de me con- venir dans une discipline qui me plairait, à

moins qu'il n'ait été accaparé par on ne savait trop quelle " universitaire débraillée ".

" Et toi, d'ailleurs, qu'est-ce que tu vas étudier? lui aije demandé.

- Tu as des suggestions ? - Toi, il faudrait que ce soit dans les sciences sociales.

- Ah oui? Tu dois avoir raison. Mais enfin, ça ne sert à rien de s'en faire, non? ¿ rien du tout. Je sais que cela n'est bon pour personne, mais récemment, ça m'a pris. Ce matin, je me suis découvert un cheveu blanc, et je n'ai que vingt ans.

- Mais Silver, des cheveux blancs, tu n'as que ça, lui aije rappelé.

- Celui-là l'était encore plus. "

A notre retour dans le salon, Liv était réveillée. Elle était allongée, la tête enfouie dans les coussins, et c'est alors que nous avons découvert son visage couvert de bleus, avec un úil au beurre noir. Jonny était finalement passé vers trois heures et demie. Il n'était pas arrivé à dénicher l'argent. Liv racontait cela avec jubilation, même si, conséquence de cet échec, elle avait reçu une volée de coups en pleine figure.

De toute manière, il aurait eu beau fouiller, il n'aurait pas trouvé, puisque le magot était dans le tiroir du buffet de la vieille Mme Fisherton. Il avait l'intention de poursuivre ses recherches dans la soirée. Il avait accusé Liv d'avoir remis l'argent à Wim pour qu'il le cache. Ce qui supposait que les liasses de billets auraient pu se trouver à

peu près n'importe o˘, Wim ayant accès à des altitudes et à des niveaux o˘

aucun d'entre nous n'osait grimper. quand elle avait nié ce dernier point, il s'était mis à la frapper au visage.

Silver avait l'air sombre. Les hématomes et l'úil abîmé de Liv l'avaient enfin décidé. Il allait parler à Jonny. Et dès que ce dernier s'est montré, vers cinq heures et demie de l'aprèsmidi, tôt pour lui, il l'a pris à part.

Ils se sont enfermés dans la troisième chambre, et Silver l'a prévenu que, s'il recommençait à frapper Liv, il n'aurait plus qu'à vider les lieux.

Elle pourrait rester, mais lui, il devrait partir. Jonny lui a répondu qu'on l'avait provoqué au-delà du supportable, sans quoi il n'aurait jamais commis ce geste. Liv lui était infidèle, et avec Wim, il en avait la certitude, elle avait menti, et menti aussi à propos de l'argent.

" Ce n'est pas ton argent ", a objecté Silver.

Jonny s'est indigné.

" Ce n'est pas le sien non plus. …coute, j'ai autant de droits qu'elle sur ce fric. Elle l'a volé, mon pote, il faut que tu l'admettes, donc c'est pas le sien, vu? "

Si mauvais qu'il f˚t, Jonny n'était pas bête.

" Il appartient aux gens pour qui elle travaillait, mais ils ne se sont même pas aperçus qu'elle le leur a piqué, ils sont pas en train de quadriller les rues à la recherche de ce fric, c'est rien que des conneries. Alors en résumé, c'est pas le sien et c'est pas le mien, mais il est ici, ce fric, quelque part dans cet appart, ou sur le toit, et dès que je l'aurai trouvé, je le pique encore un coup, vu? Pour moi, c'est que dalle, question d'habitude, comme tu dirais. Je suis voleur depuis que je suis gamin. "Il entre il sort par la City Road, Il entre il sort par Eagle, Ainsi va l'argent, Voilà voilà toute la combine." "

Il avait tout manigancé. Silver se sentait incapable de le contredire.

L'ensemble de cette histoire avait revêtu un tour métaphysique ou éthique qui semblait excéder toute argumentation normale. Silver ne pouvait que se borner à répéter son avertissement : si Jonny frappait Liv encore une fois, il ne lui resterait plus qu'à décamper. Puis il lui a suggéré de prendre la chambre o˘ ils se trouvaient à l'instant, qui servait rarement, et de laisser Liv dans celle qu'ils avaient partagée jusque-là. Jonny est tombé

d'accord, faisant mine d'être ravi de cette idée - " que cette salope, cette pleurnicheuse me fiche un peu la paix ".

Ce soir-là, il a adopté une attitude irréprochable, enfin, aussi irréprochable que possible, en exhibant deux pizzas qu'il avait apportées pour le dîner et un vin auquel nous n'avons pas touché, ni Silver ni moi, car nous nous préparions à monter sur les toits. Sur ce point, Jonny ne respectait pas la règle de Silver. Il se vantait toujours de mieux se débrouiller là-haut quand il était " bourré ", et manifestement, ce soir-là, il avait l'intention de se débrouiller comme un chef, car il a bu une bouteille de vin entière augmentée d'une jolie quantité de whisky, et il a chanté une version obscène (de son cru ?) des " Trois souris aveugles ".

Liv avait cette comptine en horreur (même l'originale), surtout la partie o˘ il est question de couper la queue des rongeurs avec un couteau de boucher. Il n'y avait pas trace de Wim.

Liv avait lavé et briqué sa dent et nous a demandé notre avis : ne pourrait-elle pas la faire monter en sautoir sur une chaîne en or (qu'elle porterait autour du cou)? La nouvelle organisation des chambres semblait la ravir. Je crois qu'elle a accepté volontiers car (de son point de vue) non seulement elle était débarrassée de Jonny, mais elle avait plus de chances de recevoir Wim. Aucune des pièces ne fermait à clé, Jonny aurait pu entrer dans la sienne à toute heure, et dès qu'il aurait acquis la certitude que l'argent ne se trouvait nulle part sur les toits, ce ne serait certainement pas l'envie qui lui en manquerait. Le fait de l'avoir dissimulé me mettait très mal à l'aise, et quand je suis descendue pour ramener Mabel à la maison, je suis allée vérifier dans le tiroir du buffet. L'argent était là.

Bien s˚r qu'il y était. Mais j'étais mécontente de ma cachette, et j'ai envisagé d'en changer. Dimanche, deux jours plus tard, j'allais regretter de n'avoir pas suivi mon intuition. Mais en ce vendredi, l'emplacement me paraissait aussi s˚r qu'un autre, ni plus ni moins.

Silver, Liv et moi sommes montés sur les toits, nous avons remonté

Peterborough Avenue jusqu'au premier carrefour.

quand vous arpentez le zinc ou l'ardoise, arriver à un croisement, c'est comme de descendre vers le rebord d'une falaise.

Ou comme d'atteindre un précipice. La rue n'est pas seulement une voie qui joint l'utile à l'ordinaire, c'est aussi un canyon infranchissable. Nous avons fait demi-tour, nous n'avions pas le choix, et nous nous sommes assis au milieu d'un espace plan o˘ quelqu'un avait jadis essayé d'installer un jardin. Ces gens avaient probablement d˚ juger trop contraignant de grimper à l'échelle et de se faufiler par une trappe chaque fois qu'ils avaient envie d'arroser leurs plantes, car les bacs étaient remplis de petites branches et de tiges brunies aux pousses mortes, très similaires aux fleurs séchées que certains n'hésitent pas à acheter à prix d'or. Il y avait même un bouleau mort, son écorce argentée tombant en lambeaux, ses branches pendant comme des cordons. Le clair de lune rendait tout gris et noir et d'un blanc de givre, même si la nuit était douce et sans vent, aussi chaude que peut l'être une nuit londonienne.

De temps à autre, tout en bas, au-dessous de nous, une voiture empruntait la voie rapide qui mène de Harrow Road à St. John's Wood. En général, les véhicules roulaient très lentement, mais celui-là est arrivé à toute vitesse. Nous avons entendu le hurlement suraigu des freins, puis la montée en régime du moteur au redémarrage. Nous avons jeté un úil pardessus le parapet, dans la rue, o˘ des autos étaient rangées des deux côtés, et Silver nous a demandé si nous nous rendions compte que, de toute notre vie, nous n'avions jamais vu de rues sans voitures garées pare-chocs contre pare-chocs entre le bord du trottoir et la chaussée, que nous n'avions jamais vu de rues telles qu'elles avaient été lors de leur construction.

Les difficultés de la circulation dépassaient la question des embouteillages ou des troupeaux de voitures avançant au ralenti en rangs serrés. C'était aussi que les rues étaient couvertes, indéfiniment, jour et nuit, de capsules de métal luisant qui bordaient les trottoirs par millions, comme autant de balafres permanentes après une blessure.

On se sentait mieux sur les toits. Là-haut, pas de voitures, pas de danger et pas de bruit. Nous nous sommes assis près de l'arbre mort et là, nous avons fumé une cigarette. Liv m'a demandé si son argent était en s˚reté et je lui ai indiqué que j'avais vérifié plus tôt dans la soirée, en ramenant Mabel. Elle avait une idée, m'a-t-elle confié. ¿ notre avis, si elle lui donnait cet argent, la totalité moins le prix de son billet d'avion, Jonny s'en irait-il et la laisserait-il tranquille? Retournerait-il dans sa chambre de Cricklewood et l'oublierait-il ? C'était une sacrée somme, et lui, de l'argent, il en voulait toujours, toujours plus.

Je n'en savais rien, je n'arrivais pas à me figurer un dénouement aussi simple, mais Silver lui a signifié qu'il en avait plus qu'assez de cet argent, que ce n'était pas à elle de le garder ou de s'en débarrasser. Dès le début, il lui avait conseillé de le rendre à Claudia et James. Si elle le faisait, elle n'aurait plus de raison d'avoir peur. Elle pourrait ressortir dans la rue sans crainte, se trouver un boulot ou rentrer chez elle en Suède si elle en avait envie.

" Mais c'est tout ce que j'ai, a-t-elle protesté. En plus, si je le rends, ils sauront que d'abord, l'argent je le vole. "

Voilà qui semblait irréfutable. Peu après, Silver se refusant à creuser le sujet, Liv a regagné toute seule le toit du 15, Russia Road pour rentrer savourer le plaisir de posséder une chambre à elle, sans Jonny. Elle n'était partie que depuis cinq minutes lorsque Jonny est réapparu, longeant le parapet depuis la direction opposée. Il avait fouillé les toits depuis l'extrémité de Castlemaine Road qui rejoignait Russia Road, il avait traversé la maison de style italien qui se dressait à part, et parcouru la totalité de Torrington Gardens et de Peterborough Avenue, jusqu'au carrefour.

" C'est ce salopard, ce faux cul, il lui a caché. Je vais le tuer. "

Je me suis écriée : " Oh, deviens donc adulte ", mais c'est après son départ que Silver a ajouté : " Je ne vois pas comment réagir face à ça, si ce n'est en jetant Jonny dehors. Je me dis parfois que Liv va rester habiter chez moi jusqu'à ce que nous ayons tous les deux droit à la Carte vermeille.

- Ne t'en fais pas ", l'ai-je rassuré, et nous avons éclaté de rire.

La lune s'était cachée et là-haut, à minuit, il faisait noir et chaud.

Silver m'a demandé : " Parle-moi de la sauterelle. "

J'ai presque eu peur, tellement j'étais surprise.

" De la quoi ? - Tu as prononcé ce mot dans ton sommeil. ¿ plusieurs reprises. Tu dis : "Ne monte pas plus haut", et parfois : "Les sauterelles sautent dans les champs".

- Ah. Le pylône. C'était quelqu'un qui appelait les pylônes comme ça.

- Nous avons tous une grande histoire dans notre vie, a déclaré Silver. En vieillissant, je pense, nous en accumulons de plus en plus, mais cette grande histoire est peut-être la seule qui subsiste. C'est la tienne, n'est-ce pas? "

Et donc, assise sous le bouleau mort, son bras autour de ma taille, je lui ai raconté le pylône et Daniel, comment il avait tenté d'allumer sa cigarette à la couronne électrique, et la boule de feu qui l'avait englouti. J'ai décrit de quelle manière je m'étais accrochée à lui avant d'être obligée, en fin de compte, de le laisser tomber, et j'ai évoqué Guy Wharton qui nous avait vus et qui était parti chercher du secours, mais tout ça trop tard. «a m'a pris du temps. Silver a écouté en silence, scrutant mon visage un moment avant de poser les yeux sur mes mains posées au creux de mes genoux.

" Maintenant, raconte-moi la tienne, l'ai-je prié.

- Oui, mais pas avant demain. "

Puis, comme nous nous levions pour regagner ensemble le 15, Russia Road et, de là, directement l'appartement de la vieille Mme Fisherton, d'une voix si sérieuse que cela semblait l'engager pour la vie, il m'a déclaré : " Je t'aime. "

Ce fut une minute profonde, une prestation de serment, làhaut sur les toits dans la pénombre. Je crois que nous pensions tous deux avoir scellé un pacte qui ne pourrait jamais être rompu. qu'est-ce qui pourrait nous séparer dès lors que nous ne le souhaitions pas? En silence, nous sommes rentrés et nous sommes repassés par la fenêtre, nous avons descendu les quatre étages et nous sommes sortis dans la rue. Au milieu des carrosseries scintillantes des voitures en stationnement et des ordures éparses. Et là, en face, entre le pare-chocs arrière d'un minibus et la calandre d'une grosse voiture luxueuse, il y avait quelque chose de sombre et de mou étendu tout contre le trottoir. Je n'aime pas écrire " dans le caniveau ", mais c'était là qu'elle gisait.

Elle était encore tiède, la fourrure douce, lisse et brillante, le collier de velours vert était intact. C'était récent. Peut-être la voiture qui avait filé dans Peterborough Avenue et freiné avant de redémarrer étaitelle venue par ici, dans cette rue, qu'elle avait empruntée tout aussi vite, tout aussi imprudemment. J'ai recueilli son corps au creux de mes bras et Silver lui a caressé la tête. Les yeux d'or étaient ternes et vitreux.

Silver a eu un geste pour lequel je l'aurais aimé éternellement si je ne l'avais aimé déjà. Du bout des doigts, il lui a fermé les yeux.

Il n'y avait pas de sang. Je n'ai décelé sur elle aucune marque. Nous l'avons portée jusqu'au pied de l'escalier de fer et chez la vieille Mme Fisherton, et là, nous l'avons enveloppée dans un de mes sweaters, un joli sweater que j'aimais, pas un vieux truc bon à jeter, et le lendemain, nous l'avons enterrée dans le jardin du 15, Russia Road. Mais cette nuit-là, en larmes, j'ai demandé à Silver si c'était ma faute, parce que je ne l'avais pas gardée avec moi dans son appartement. Ou bien estimait-il que, en la ramenant au numéro 15, je l'avais familiarisée avec cette rue dangereuse ?

Nous ne connaîtrions jamais les réponses à ces questions, m'a-t-il dit.

Spéculer ne servait à rien. Le plus vraisemblable, c'est qu'elle était souvent sortie dans la rue. Après tout, ne serait-ce que pour me trouver, apparemment, elle était venue de Sutherland Avenue et, au contraire de nous, elle avait évité la voie s˚re des toits. Il ne m'a pas rappelé une seule fois que " ce n'était qu'une chatte ", pas plus qu'il ne m'a conseillé de m'en procurer une autre sans tarder. Nous nous sommes couchés et j'ai pleuré et il m'a serrée dans ses bras jusqu'à ce que je m'endorme.

SIL VER ET MOI sommes allés à la pépinière de Clifton acheter des plantes pour la tombe de Mabel. Le mois de juillet n'est pas la meilleure période pour planter, et c'est trop tard pour les graines que l'on sème. En ce temps-là, je ne savais encore rien de tout ça, mais Silver, si. Notre jeunesse nous poussait à désirer des résultats instantanés, à l'exemple des enfants, aussi avons-nous acheté des coléus à feuilles rayées rouge, vert, chocolat, un fuchsia rose et blanc, un géranium écarlate déjà en fleur.

Lors de ma dernière visite au 15, Russia Road, voici quelques semaines, et pour la première fois en onze ans, je suis allée voir la tombe. Les coléus étaient tous morts dès les premiers gels de l'automne, et le géranium avait flétri, à la façon des géraniums, mais le fuchsia prospérait, un grand arbuste d'un mètre de haut, couvert de boutons.

La mort de Mabel m'avait laissée dans un état morose et dépressif. Jonny, après m'avoir informée que, tous les ans, trente mille chats se faisaient écraser sur les routes britanniques, m'avait chanté " Ding, dong la cloche, le minou au trou ", ce qui ne m'avait guère aidée. C'était un samedi, donc il ne travaillait pas, mais apparemment il avait laissé Liv tranquille. Et toujours pas trace de Wim. Personne ne l'avait revu depuis deux jours.

Morna et Judy sont passées tard dans la matinée. Nous n'avions pas projeté

de rejoindre les toits avant le soir. C'était une journée humide et chaude, il faisait lourd et l'air était chargé d'odeurs de diesel et de roses, une mixture étrange, écúurante.

Silver nous avait annoncé qu'il nous emmenait tous déjeuner dans un pub à

Blenheim Terrace o˘ l'on pouvait manger dehors. Dans son esprit, c'était un cadeau à mon intention, parce que j'étais triste. ¿ cette heure-là, Jonny était sorti quelque part et Liv, bien entendu, ne souhaitait pas nous accompagner. Morna disposait de la voiture de sa mère et Liv n'aurait eu qu'à traverser la chaussée et à monter à l'arrière, et pourtant, même cette perspective lui paraissait trop terrifiante.

Donc, nous sommes tous descendus sans elle et là, une camionnette garée derrière la voiture de la mère de Morna livrait du vin pour la soirée de Selina. Selina qui est sortie en courant hurler ses instructions au chauffeur. Elle ne m'a pas vue. ¿ cet instant, assise dans la voiture, je l'ai surveillée dans le rétroviseur, en me répétant de ne pas la haÔr parce qu'elle avait chassé Mabel de chez la vieille Mme Fisherton le dernier jour de son existence. Jamais je ne m'étais sentie aussi proche de Silver qu'en cette journée. J'avais envie d'être physiquement près de lui, et il en avait l'air heureux aussi. Au déjeuner, nous étions assis côte à côte, nos corps serrés l'un contre l'autre, et quand nous ne mangions pas, nous nous tenions par la main. J'ai bu beaucoup de vin et lui aussi, pour me tenir compagnie. Il allait nous falloir une sieste pour en cuver les effets avant de retourner sur les toits, mais cela nous convenait et, bientôt, nous mourions d'envie d'être seuls dans notre lit et de faire l'amour.

Je me suis réveillée très tard, au crépuscule, si ce n'est à la nuit. Liv était endormie sur le canapé du salon, ses cheveux en broussaille étalés sur les coussins tout autour d'elle, comme les queues de ses souris. Silver m'a appelée à la fenêtre et nous avons regardé en bas, vers l'arrière du numéro 17, o˘ les invités de Selina s'ébattaient dans le jardin. Les invités de Max, aurais-je d˚ dire, je suppose. Certains avaient pris place sur les sièges de jardin bulbeux en métal blanc, tous buvaient du vin ou du cognac - cela se repérait à la forme des verres et deux d'entre eux dansaient, un homme et une femme qui nous ont paru extrêmement ‚gés. Les échos lointains d'une musique ancienne nous parvenaient par les portes-fenêtres ouvertes, et il dansait, ce couple ‚gé, une danse passée de mode depuis belle lurette, un quickstep, d'après Silver, ou peut-être un fox-trot. La lune, qui avait disparu si tôt la nuit précédente, se montrait maintenant dans le ciel lilas, une lune en forme de quartier d'orange dont la lumière n'aurait pu rivaliser avec les lampes éclatantes de Selina et l'élément bleu circulaire aveuglant suspendu aux murs et destiné à occire les moustiques. De là-haut, j'imaginais les insectes fonçant dans l'appareil, le grésillement à la seconde de leur électrocution, de leur anéantissement, et j'en frémissais.

Sur les toits, il n'y avait pas de moustiques. Ils ne volaient jamais aussi haut. La musique nous parvenait vaguement, et les rires soigneusement feutrés, fort civilisés, de ces universitaires d'un certain ‚ge qui détestaient déranger les voisins.

Tout cela semblait lointain, un monde irréel et différent, le même endroit que celui o˘ Guy m'avait emmenée une fois, o˘ tout le monde était le contraire de ce que nous étions, Silver et moi, et o˘ rien, dans leur manière d'être et de faire, ne nous aurait tentés.

" Tu sais danser? lui ai-je demandé.

- Je n'ai jamais essayé. Si vraiment tu veux que je danse, je pense que tu pourrais m'apprendre.

- Je n'ai pas envie de danser, ai-je rectifié. J'ai envie d'entendre ton histoire. "

Il était contraint de la raconter telle que ses parents, son frère et sa súur la lui avaient répétée pendant des années, car il ne conservait aucun souvenir de ces événements. Il avait quinze ans quand sa mère, persuadée que tout ça était lié à un syndrome de refoulement de la mémoire, très attachée à cette idée, l'avait gentiment persuadé d'effectuer une série de séances avec une psychothérapeute qui se disait capable d'exhumer de l'inconscient tout ce qui était arrivé au patient, pourvu qu'on lui laisse du temps et qu'elle soit en mesure de le traiter suffisamment jeune.

S'étant pris au jeu, Silver s'était créé des expériences de toutes pièces et s'était inventé toute une série d'aventures à vous glacer le sang survenues, avaitil prétendu, dans sa prime jeunesse. Et quand, par la suite, il avait avoué que tout cela n'était qu'un canular, elle n'avait rien voulu entendre, soutenant qu'il se cherchait des excuses par peur d'affronter ses souvenirs dans toute leur redoutable ampleur.

Naturellement, il avait compris qu'il n'aurait pas le dernier mot. De toute façon, ce traitement l'ennuyait et, lors de leur prochaine séance, il avait l'intention de lui dire qu'il en avait assez, lorsque sa mère avait lu dans un magazine (et immédiatement cru ce qu'elle avait lu) qu'un éminent psychiatre avait contesté la validité du syndrome de refoulement de la mémoire, en soulignant qu'il s'agissait d'une cruelle supercherie destructrice des relations et divisant les familles.

Voilà qui avait mis un terme à toute intervention extérieure visant à

exhumer ce qui lui était arrivé. Il avait encore essayé de chercher dans sa mémoire, mais pour l'essentiel il n'avait puisé dans son inconscient qu'une falaise parsemée de fleurs roses, une herbe très verte, sa súur qui courait, des mouettes blanches qui tournoyaient et plongeaient en piqué.

" Maintenant, quand je vois des mouettes, a-t-il expliqué, de celles qu'on voit sur le canal, c'est toujours ces images qui me reviennent, les fleurs sur la falaise et Rachel qui dévale la pente en courant. Des oiseaux et un bateau entrent aussi dans le cadre. Mais pas grand-chose d'autre. "

Il avait trois ans. Son frère et sa súur étaient beaucoup plus ‚gés, Rachel avait neuf ans et Julian onze. La famille, les parents et les trois enfants, était en vacances dans un hôtel de la côte des Cornouailles.

C'était le plein été, la mi-ao˚t. Silver ne s'appelait pas Silver, ce sobriquet lui était venu plus tard, à l'école, non, à cet ‚ge-là, il portait encore son prénom, Michael. Toute la famille était sortie se promener le long des falaises avant de descendre à la plage.

¿ cet endroit, les falaises étaient très hautes, des escarpements calcaires envahis de p‚querettes à cette période de l'année et, à leur sommet, de buissons de myrtilles et d'ajoncs.

Le pied de ces falaises est très accidenté, avec des saillies aussi pointues et effilées que des griffes de reptiles, mais, à marée basse, le sable de couleur ocre est lisse et dur. quelle hauteur, j'avais envie de savoir? ¿ peu près celle des maisons de Russia Road, m'a-t-il répondu.

Il était sous la responsabilité de son frère et de sa súur, sans que cela ait été clairement formulé par ses parents. Simplement, il était entendu, si les enfants couraient devant, et ils couraient toujours devant, que Julian et Rachel veilleraient sur Silver. Après coup, aucun des deux aînés ne s'était rappelé s'être éloigné de lui. Ils avaient soutenu ne l'avoir jamais quitté des yeux, et puis Rachel s'était souvenue du papillon.

Elle l'avait vu se poser sur le capitule d'un chardon pourpre et elle avait appelé Julian pour qu'il vienne voir, car elle s'intéressait aux papillons et elle n'en avait jamais vu de semblable. Il était très grand, d'une intense couleur mandarine, avec le dessous des ailes vert, à motifs noirs, et Silver, toujours préoccupé par sa recherche, pensait, d'après la description de sa súur, qu'il devait s'agir d'un nymphalidé vert foncé.

Cet insecte se nourrit de chardons et sa préférence va aux régions côtières, mais il est très rare, ce qui expliquerait que Rachel ne le connaissait pas. Julian, qui ne s'intéressait guère aux Argynnis aglaia, avait jeté un coup d'úil. Rachel et lui avaient soutenu n'avoir quitté

Silver des yeux qu'une trentaine de secondes. Le papillon, n'appréciant guère leur surveillance, s'était envolé, et lorsqu'ils s'étaient retournés, leur petit frère avait disparu.

Il n'était pas du tout près du bord, avaient-ils affirmé. Il se trouvait à

moins d'une dizaine de mètres d'eux, dans le pré entre la falaise et la langue de terrain boisé qui la séparait de la route. Leurs parents et eux avaient couru en tous sens en l'appelant. Bien s˚r, ils s'étaient d'abord précipités vers le bord de la falaise. Pour l'atteindre, Silver aurait d˚

enjamber ou se faufiler sous une clôture en fil de fer, peu solide il est vrai, se frayer un passage à travers la masse épaisse d'un buisson de myrtilles, d'ajoncs piquants et de ronces. Mais ils avaient regardé audessus de l'à-pic, après avoir appelé en vain, sans rien découvrir, pas de petite silhouette gisant face contre terre sur le sable jaune et lisse.

C'était une belle journée lumineuse, le soleil brillait, une visibilité

parfaite, une mer calme. Personne alentour, en dehors d'eux. Ils avaient traversé en courant le pré o˘ Rachel avait aperçu le papillon et ils avaient fouillé le petit bois. Ils avaient appelé Silver par son prénom. "

Michael, Michael, o˘ es-tu? " Julian était reparti dans la direction de l'hôtel au cas o˘ Silver aurait décidé d'y retourner tout seul, geste très improbable de sa part, mais néanmoins possible. Rachel courait devant en l'appelant. Jack Silverman avait trouvé un accès vers le pied de la falaise, l'un de ces sentiers en zigzag qui serpentent entre les buissons et les tapis de p‚querettes roses et blanches, mais Erica avait décidé

qu'on avait perdu trop de temps et regagné l'hôtel afin d'appeler la police et, pour ne rien laisser au hasard, les gardes-côtes. Pas encore de téléphones portables, en tout cas pas pour un usage personnel.

Tous les clients de l'hôtel, ou tous ceux qui n'étaient pas sortis pour la journée, s'étaient joints aux recherches. Un groupe s'était chargé des trois kilomètres et demi de plage, un autre avait pris par le haut de la falaise, et un troisième par l'arrière-pays boisé et la route côtière.

Cette route, à l'autre extrémité du bois, pas très loin, c'était ce qui terrorisait le plus Erica, davantage encore que la mer. Les voitures y roulaient vite, car il n'existait alors pas de limitation de vitesse.

Cette pointe comptait quatre maisons. Elles ne jouissaient d'aucune vue sur la mer, barrée par le bois. Au bout de ce p‚té de maisons, une boutique vendait des journaux, de l'épicerie de base, des glaces et des jouets de plage. Personne n'avait vu Silver, ni dans ces maisons ni dans la boutique.

Personne n'était tombé sur un petit corps dans le bas-côté, dans le sable, ou pris dans la masse dense de la végétation qui recouvrait la falaise. Il était avec son frère et sa súur qui, l'espace de quelques secondes, avaient regardé ailleurs, et, dans ce bref laps de temps, il avait disparu. Cela avait d˚ naturellement durer plus longtemps, mais, dans ces situations, les gens minimisent toujours le temps écoulé. Toute la famille Silverman était bouleversée, les parents désespérés, le frère et la súur se sentaient apeurés, coupables. Ils avaient tous vécu une journée terrible et une nuit plus épouvantable encore. La disparition de Silver avait été évoquée à la télévision, des journalistes avaient fait leur apparition, il y avait des caméras partout. Le temps restait radieux, encore plus chaud que le jour o˘

il s'était volatilisé. Une sorte de régate était prévue le lendemain, et s'était bien déroulée, mais au milieu des protestations. La mère de Silver avait déclaré que, après ça, elle ne pourrait plus jamais voir un voilier, pas un yacht en photo, ni même un trois-m‚ts en peinture, sans que tout ce terrible week-end ne lui revienne dans ses moindres détails.

¿ ce stade, la police avait compris que Silver avait été enlevé. C'était la seule explication possible. Les enquêteurs avaient interrogé les pédophiles locaux, entamé une enquête au porte-à-porte dans la bourgade voisine. Le lundi matin - Silver était porté disparu depuis le vendredi -, une femme du nom de Diana Lomax l'avait retrouvé sur la plage, dans une petite anse à

environ un kilomètre et demi de l'endroit de sa disparition. Il semblait aller bien, ni désemparé ni même décontenancé - il faut dire qu'il avait toujours été un enfant réservé et pondéré. Il était habillé comme le vendredi, exactement les mêmes vêtements, mais propres, lavés. Il tenait en main une petite pelle en plastique avec laquelle il avait creusé un petit trou dans le sable, et quand Mme Lomax l'avait trouvé, il regardait l'eau le remplir, là, debout, en suivant attentivement la montée du niveau.

Elle savait quelle interprétation on donnerait de sa réapparition à ses côtés, mais elle craignait de le laisser là-bas. Peu importaient les questions et les mises en cause, elle ne pouvait laisser seul un enfant sur cette plage pendant qu'elle remontait en haut de la falaise appeler la police. En outre, le ravisseur pouvait être dans les parages. Il avait fallu un peu de persuasion pour qu'il abandonne son trou à peine creusé, et donc elle l'avait amadoué au moyen d'une barre de chocolat qu'elle avait dans son sac de plage avec ses affaires de bain. Il avait refusé de marcher, naturellement, comme tous les petits, aussi l'avait-elle porté

dans toute la montée par le sentier en zigzag, dans la traversée du pré et jusqu'à l'hôtel, o˘ elle l'avait assis sur le comptoir de la réception le temps d'appeler la chambre des Silverman. Le père de Silver était descendu.

Dès qu'il l'avait vu, Silver avait éclaté de rire et s'était écrié : "

Voilà mon papa ! "

Jack Silverman avait baptisé Diana Lomax " une Juste parmi les Nations ".

Il lui vouait apparemment une véritable adoration. Il avait tenté de lui remettre une somme d'argent et, devant son refus, de lui offrir un cadeau de prix, une voiture ou un meuble de valeur. Ce qu'elle avait également refusé.

Chaque NoÎl, il lui écrivait et la remerciait à nouveau d'avoir sauvé la vie de son fils, parce que tel avait été son geste, il en était convaincu.

Il n'arrêtait pas de l'inviter chez eux, car il savait qu'elle aimait bien visiter Londres. Elle semblait préférer résider chez ses amis qui habitaient non loin de chez les Silverman, tout en réussissant à ne jamais préciser à Jack exactement o˘. ¿ en croire Silver, n'importe qui aurait saisi que Diana Lomax ne souhaitait plus entretenir aucune relation avec les Silverman - n'importe qui, sauf son père. ¿ contrecúur, quand elle s'était trouvée à Londres, elle avait accepté qu'Erica et Jack l'emmènent dîner et, au moment de retourner chez elle, elle avait laissé Jack lui payer le taxi jusqu'à la gare de Paddington, non sans protestations. Elle était partie sans dire au revoir, et pourtant, même cette impolitesse avait laissé Jack indifférent.

Deux ans plus tard, Diana Lomax avait subi une première opération d'un cancer. Un an après, elle était décédée. En apprenant la nouvelle, Jack avait pleuré, ainsi qu'il l'avait fait ce lundi matin en descendant de sa chambre quand elle avait soulevé Silver du comptoir de la réception pour le lui mettre dans les bras.

" Je n'aime pas trop insinuer cela, ai-je remarqué, mais n'as-tu jamais songé que c'était peut-être Diana Lomax qui t'avait enlevé? - Bien s˚r.

Souvent. quand j'avais quinze ans, je tenais à savoir. quand je l'ai suggéré, j'ai cru que mon père allait me frapper. Hypothèse que je retiens encore. Mais si c'est le cas, que me voulait-elle ? "

C'était là une autre question que je n'aimais guère poser, et je m'en suis abstenue.

" Deux ou trois médecins m'ont examiné, si c'est à cela que tu penses.

Rien. Et pas une marque. Diana n'avait aucune envie d'un enfant, elle en avait trois, tous déjà grands. Elle avait deux petits-enfants qu'elle voyait beaucoup. Elle avait un métier, un ami dans le même village, elle n'était ni seule, ni frustrée, ni psychologiquement dérangée. La police l'a interrogée des heures, elle a enquêté sur son passé, son milieu.

Cela n'a rien donné. "

Je lui ai demandé ce qu'il pensait personnellement de ce qui lui était arrivé.

" Je ne sais pas. Je n'en ai pas la moindre idée. J'aimerais le savoir, mais je ne le saurai jamais. Parfois, il me semble me souvenir d'un bateau, je suis à bord, ou alors je l'ai devant les yeux, un voilier, et parfois je vois une pièce avec un fauteuil vert et des oiseaux sur un manteau de cheminée, mais ce n'est que ce que je crois. J'ai pu inventer. Trois journées de ma vie sont portées disparues, une espèce de week-end en blanc, comme une gueule de bois. Une amnésie d'alcoolique, à ceci près que je ne buvais que du lait et du jus d'orange. "

Nos deux histoires - difficile de les appeler de " formidables expériences

", car ces événements n'étaient ni bons ni agréables - concernaient les hauteurs. J'ai demandé à Silver s'il trouvait cela significatif, et il m'a répondu que c'était probable. Après ça, nous avons un peu sillonné les toits dans l'autre direction, vers Castlemaine Road, en sautant les gouffres entre les maisons presque aussi bien que Wim. Apparemment, nous avions tous deux reçu notre baptême du feu, et nous en conservions un désir éternel de nous situer audessus du monde.

La fête de Max et Selina était finie. Nous avons observé le jardin désert, les verres vides ou à moitié vides qui se dressaient autour des meubles blancs, vaguement scintillants dans la demi-obscurité. Toutes les lumières étaient éteintes ainsi que l'appareil destructeur de moustiques. Les arbres se balançaient légèrement dans le vent, qui s'était levé pendant que nous étions là-haut, et leurs feuilles frémissaient et tremblaient. Je me suis dit que si je fermais les yeux et si je le désirais assez fort, en les rouvrant, je verrais Mabel traverser la pelouse de sa démarche délicate et sauter sur le mur devant ma fenêtre. J'ai fermé les yeux, j'ai formulé un vúu, et il ne s'est rien passé. Silver m'a enlacée et m'a serrée fort.

Après quoi nous avons regardé du côté rue et nous avons vu tous les convives qui rentraient chez eux, ils embrassaient Selina, certains embrassaient Max, des portières de voitures claquaient et ces universitaires civilisés tressaillaient, car le bruit pouvait réveiller les voisins.

" Bonne nuit, mesdames, gentes dames, bonne nuit, bonne nuit ", a ironisé

Silver.

Il n'était pas très tard, à peine onze heures passées. L'appartement semblait vide. C'est d'y penser rétrospectivement, j'imagine, qui m'a amenée à trouver ce silence et ce calme lourd d'expectative, comme dans l'attente de quelque chose, et pourtant, je crois que c'est réellement ce que j'ai ressenti sur le moment. Peut-être tous les intérieurs donnent-ils cette impression quand y règne l'inactivité, pas de vent pour faire vibrer les fenêtres, pas de pluie pour fouetter les vitres. La tranquillité, le calme, le silence. La circulation sur la Westway émettait un bourdonnement lointain, assez proche du ressac.

Nous étions dans le salon depuis dix minutes, nous nous sommes préparé du thé et nous avons mis la radio très bas, et je parlais de retourner chez la vieille Mme Fisherton quand Wim est entré par la fenêtre. Je suis allée lui chercher un mug de thé, noir et fort, comme il l'aimait. Liv avait d˚

l'entendre arriver, peut-être le guettait-elle depuis ces trois derniers jours, car elle est sortie de la chambre, et il a eu beau se contenter d'un hochement de tête, avec un " salut ", elle s'est assise par terre à ses pieds. Sa position paraissait conçue pour qu'elle pose la tête contre ses jambes, et si elle n'a pas osé, c'est probablement par crainte d'une rebuffade.

Les silences de Wim semblaient souvent énigmatiques ou profonds, mais peut-

être ne signalaient-ils qu'un esprit vide.

Pourtant, il possédait une certaine faculté d'être avec les autres, sociable sans prendre part à la conversation. quand il parlait, il s'exprimait bien, avec facilité. Il ne débitait jamais de banalités, n'aurait jamais daigné demander comment on allait, commenter le temps ou la température. Ce soir-là, il a bu son thé, reposé le mug et il a prononcé la phrase qui devait transformer nos vies.

" J'ai vu Andrew Lane et Alison Barrie ", a-t-il annoncé.

Silver a eu un sourire.

" Toi et Morna, l'un comme l'autre.

- qui est Morna? - La fille avec qui j'étais au collège queen Mary. Tu l'as vue deux ou trois fois. Morna, tu te rappelles? Une grande brune, un beau visage. "

C'était la première pointe de jalousie que j'éprouvais à l'égard de Silver, un trait effilé qui m'a percé le côté comme une longue aiguille, et que j'ai résolu d'extraire si elle se présentait de nouveau.

" Peu importe, a ajouté Silver. Ce qui compte, c'est que Morna nous a déclaré l'avoir vu, Andrew Lane, je veux dire.

Il sortait d'un magasin à Elgin.

- quand je l'ai vu, il ne sortait pas d'un magasin ", a précisé Wim.

Il a allumé une cigarette et il a fait passer le paquet.

" Il se trouvait dans une chambre, dans un appartement, et elle était là, elle aussi. Pas le garçon, en revanche. J'imagine qu'il était au lit. "

Venant de Wim, jamais je ne me serais attendue à un intérêt pour les autres, et d'ailleurs peut-être le sien était-il en l'occurrence davantage de nature anthropologique que sociale. Il aimait observer leur comportement quand ils ne se savaient pas surveillés. Il voulait scruter leurs visages quand ils se croyaient seuls. Jonny, lui, dont la préférence allait à un autre aspect des appartements et de leurs occupants, et qui était surtout ravi par leur absence, effectuait sa reconnaissance depuis les balcons.

Wim, pour sa part, s'allongeait sur la partie mansardée du toit, la tête en bas, et jetait un úil par-dessus le rebord supérieur de la lucarne. Aux derniers étages, peu de gens prenaient la précaution de tirer leurs rideaux ou d'abaisser leurs stores, ce qui servait ses desseins.

Il rentrait chez Silver après une nuit, une journée et encore la moitié

d'une nuit sur les toits. ¿ dormir là-haut, à boire du jus d'orange, à

manger de la pizza froide au sommet des grandes maisons de Bayswater Road, après avoir escaladé les hauteurs asymétriques de Park Lane. Il avait longé

Paddington Basin jusqu'au pont au niveau de Paddington Stop, et puis il avait grimpé sur le toit d'une maison de Formosa Street, un maçon ayant obligeamment laissé là une échelle à son intention. Wim n'admettait jamais la fatigue physique, d'ailleurs il n'admettait jamais rien, mais après avoir escaladé l'échafaudage accolé au mur pignon de Torrington Gardens, il s'était arrêté pour boire de l'eau qu'il avait emportée avec lui et croquer une barre de chocolat Cadbury aux noisettes entières.

Puis il s'était couché contre la pente du toit mansardé et il avait progressé peu à peu. Chaque fois qu'il atteignait une lucarne, il se laissait pendre la tête en bas au-dessus du linteau et regardait par la vitre du haut. Dehors, il faisait noir, une lune faiblarde et orangée dérivant entre les masses de nuages, mais à l'intérieur c'était éclairé, sauf dans les appartements dont les occupants étaient déjà au lit. Il arrivait que certaines pièces mansardées servent de chambre à coucher, mais, en l'occurrence, les rideaux étaient tirés à toutes les fenêtres, sauf une. Par cette unique fenêtre différente des autres, o˘ il n'y avait pas de rideaux à tirer, il avait aperçu un vieux Chinois solitaire en pyjama rayé dormant sur un futon, couché sur le dos, les bras en croix. Il était tout juste onze heures et demie.

Apparemment, Wim avait observé tout ceci avec intérêt.

C'était depuis la cinquième fenêtre, du côté de Peterborough Avenue, qu'il avait entrevu le couple disparu. Ils étaient assis l'un en face de l'autre, à une table, ils se tenaient par les mains et ils se parlaient. La fenêtre était fermée et leurs propos étaient inaudibles. Ils étaient assis de telle sorte que, pour voir ce visage à la fenêtre, l'homme aurait d˚ orienter la tête vers la gauche, et la femme aurait d˚ tourner complètement la sienne sur la droite. Encore aurait-il fallu qu'un bruit à la fenêtre les alerte, et Wim ne faisait jamais aucun bruit.

Il les avait observés quelques minutes, s'attendant plus ou moins à voir le garçon, Jason, entrer dans la pièce. Mais il était trop tard pour qu'un enfant soit encore debout. L'homme était habillé, mais la femme portait une robe de chambre pardessus une longue chemise de nuit. Elle avait les cheveux blonds, d'aspect sec et cassant, le visage tiré et sillonné de rides. Andrew Lane était moins facile à identifier car, avant sa disparition en compagnie d'Alison Barrie et de l'enfant, il portait une barbe. Mais le front carré et les épais sourcils en accents circonflexes ne prêtaient à aucune équivoque.

" Ils ont passé tout ce temps là-bas ? a demandé Silver. «a fait des mois.

Depuis le mois de mars, non ? - Février, ai-je rectifié. Ils se sont enfuis de chez eux quelques jours avant mon anniversaire. "

Lors du déjeuner de fête que Max et Selina avaient donné pour moi, tous ces gens en avaient parlé, dont les parents de Silver, qui se trouvaient là, sauf que j'ignorais alors de qui ils étaient les parents, ou ce que Silver signifierait pour moi.

Wim a haussé les épaules. qui savait depuis combien de temps ils habitaient là? L'important, c'était qu'ils s'y trouvaient maintenant.

" Es-tu absolument certain que c'était eux? a insisté Silver.

- Si tu entends par là, est-ce que je le jurerais devant un tribunal, non.

Mais n'empêche, c'était eux.

- Bon, pour le moment, ils sont là-bas et ils y restent, non ? Et ils y sont en sécurité. On n'a pas de souci à se faire. On ira jeter un úil demain. Pas ce soir, demain.

- Avant mon départ, ils ont éteint la lumière, a précisé Wim. Ils se sont tous les deux rapprochés de la porte et le type a éteint la lumière. "

C'est à cet instant que Jonny est arrivé. Nous avons entendu ses pas dans l'escalier et sa clé dans la porte, mais, avant même qu'il apparaisse, nous savions tous, par une silencieuse transmission de pensées, que mieux valait qu'il ne sache rien de tout ça. Comme généralement en pareil cas, personne ne savait trop quoi dire. Jonny sentait l'alcool. Il avait le visage rougeaud, et monter l'escalier l'avait mis en nage. Il a posé un úil méprisant sur Liv, qui était finalement parvenue à se caler contre les jambes de Wim.

" Polly, allume la bouilloire, s'est-il mis à chanter d'une voix inarticulée. On va tous prendre le thé. "

Liv n'a pas bougé.

" Ne crois pas, lui a lancé Jonny, qu'en dormant dans cette chambre toute seule, tu vas t'en tirer. Je peux entrer là-dedans quand je veux. Si tu colles la commode devant la porte, je te la fracasse en morceaux, ta putain de commode.

- Prépare-toi donc un thé toi-même, Jonny, lui a conseillé Silver. Tu es ivre mort.

- Ivre de rage, a admis Jonny en jouant finement sur la distinction, pas ivre mort. J'ai la tête claire. Je sais ce que je fais. "

Wim a b‚illé. J'ai cru pouvoir lire dans ses pensées : " Pour un peu, j'entrerais bien là-dedans avec elle, et d'ici à ce que tu mettes le meuble en pièces, tu me trouveras prêt à me battre. " Mais Jonny a oublié son thé

et il est allé se coucher.

L'escalier l'avait essoufflé et il a titubé, en se rattrapant à la poignée de la porte pour ne pas tomber. J'ai annoncé à Silver que je rentrais chez moi. Il m'a accompagnée au rez-de-chaussée, en laissant les deux autres -

en les laissant à quoi ? ¿ rien, probablement. Et le lendemain, il s'est produit trop de choses pour que je puisse jamais le découvrir.

Il était une heure du matin et le 19, Russia Road était tout entier plongé

dans le noir. Je me suis faufilée au bas de l'escalier de fer, les frondes froides du lierre me heurtant le visage, et je me suis glissée à

l'intérieur. En d'autres temps, Mabel aurait été là pour me saluer, ou alors elle se serait étirée de tout son long et, roulant sur le dos en agitant les pattes, elle m'aurait accueillie au lit. L'endroit m'a paru d'un silence et d'une obscurité abyssaux. Ayant passé presque toute la journée au grand air, et la moitié de la nuit là-haut dans le ciel, je me sentais encore plus oppressée qu'à mon habitude, dans ma triste et misérable existence en sous-sol. On était en pleine nuit, au seuil de l'aube, mais on aurait aussi bien pu être un matin au printemps ou à midi en plein été, car, tout en bas, on ne voyait rien du ciel et rien de la lumière du jour. Je me suis allongée sur le lit, la lumière allumée, et j'ai réfléchi à Lane et Barrie pour cesser de pleurer Mabel. Depuis combien de temps nichaient-ils dans un appartement sous les toits de Torrington Gardens ? Le petit garçon les accompagnait-il ? Dans laquelle de ces maisons au juste se trouvait l'appartement? Wim avait-il relevé le numéro de la rue ou simplement compté les lucarnes ? Et comment vivaient-ils là ?

Avec quel argent ? En avaient-ils? Morna avait vu Andrew Lane faire des courses, donc ils possédaient sans doute de quoi.

En pensant à l'argent, je me suis rappelé. J'avais omis de vérifier les deux mille livres de Liv, ce que je faisais presque tous les jours. Je me suis levée. En traversant le logement de la vieille Mme Fisherton jusqu'à

la salle à manger, j'ai senti sur moi tout le poids de cette haute et grande maison, et subitement il m'a semblé sidérant qu'une b‚tisse comme celle-ci tienne debout et continue de résister cent ans ou plus. Elle était s˚rement très fragile, briques sur poutres et briques sur briques, avec de fines couches de mortier, et certainement mal équilibrée. L'espace d'un instant, j'ai presque redouté son écroulement soudain, tout d'abord un bruit feutré, un glissement qui enfle, se mue en grondement, en rugissement, et tout l'édifice s'écroulait, m'engloutissait sous les briques concassées, sous les débris et les éclats de bois. Naturellement, ce délire, je le savais, que je puisse être ensevelie sous les décombres de la maison, étouffer dessous, la bouche remplie de poussière de pl‚tre et de toiles d'araignée poisseuses, n'était que le fruit de ma claustrophobie, mais j'ai réellement éprouvé cette terreur l'espace de quelques secondes.

Il m'a fallu demeurer immobile et respirer profondément avant d'ouvrir la porte, qui d'habitude était fermée, et de m'introduire dans la vilaine salle à manger de la vieille Mme Fisherton.

J'ai allumé la lumière et, immédiatement, j'ai vu que les choses avaient changé. Les objets n'étaient pas dans l'état o˘ je les avais laissés lors de ma dernière visite, deux jours auparavant. Le chariot avait été écarté

du mur de quelques dizaines de centimètres, un plateau vert foncé avec des motifs de diverses espèces d'oiseaux tropicaux était posé sur la table.

Le plus troublant, le plus sinistre, c'était la lampe torche posée verticalement sur le buffet, ampoule vers le bas.

J'ai vivement ouvert le tiroir de la table, le tiroir aux serviettes.

L'argent de Liv avait disparu.

C'EST UNE …TRANGE sensation que de découvrir la perte d'une somme d'argent, un vide soudain à l'intérieur, comme si quelque chose s'était détaché de votre corps. Cela ne se limite pas à l'argent, d'ailleurs. ¿ mon avis, c'est ce qu'on ressent face à la perte de tout objet de valeur, bijou, objet de prix que l'on vient d'acquérir, Hier soir, en quittant l'ancien Gilmore Hôtel, à Sussex Gardons, je suis allée chercher ma voiture qui était garée très loin, sur une place payante dans Praed Street. Ce jour-là, j'étais plusieurs fois retournée à la voiture mettre des pièces dans le parcmètre (pendant qu'aucun agent de la circulation ne regardait), garer la voiture à une autre place et remettre de l'argent dans un parcmètre (quand il y en avait). quelqu'un avait d˚ me surveiller et me voir t‚ter la poche de ma veste en quête de monnaie car, à mon retour à la voiture, juste avant six heures, non seulement ma monnaie mais mon portefeuille aussi avaient disparu.

Jamais je n'avais subi la moindre agression et je n'aimais pas ça, même si, en l'occurrence, il ne s'agissait que de trente livres et de quelques cartes de crédit rapidement remplaç‚bles.

Ce que je détestais dans cette forme d'agression, j'imagine, c'est que cela trahissait mon manque de jugeote, mon incapacité à rester suffisamment sur mes gardes.

quand j'avais compris que les deux mille livres de Liv avaient disparu, je n'avais rien ressenti de tel, rien à voir avec une sensation de vide ou d'être privée de mon bien-être et de mon bonheur, non, là, c'était de la pure panique. quoique sachant fort bien o˘ j'avais laissé cette liasse de billets, j'ai fouillé dans tous les tiroirs de la pièce. Mais on n'agit jamais autrement en pareille circonstance, cela ne provient pas d'un manque de confiance en soi, d'une mise en cause de sa propre mémoire. Je regrettais vraiment de ne pas avoir prié Silver de rester cette nuit-là, rien que pour sa présence réconfortante.

J'ai songé à retourner auprès de lui. Si je m'étais écoutée, j'aurais pu trouver Liv encore debout, dans cette pièce, la tête contre les genoux de Wim. Certes, tôt ou tard, j'allais devoir l'affronter, mais pas pour l'heure, pas à cet instant. En fin de compte, je me suis simplement recouchée. J'ai même réussi à m'endormir, réveillée tôt par un tambourinement à la porte située au pied de l'escalier intérieur.

Cela m'a davantage effrayée que l'apparition de Béryl dans ma chambre ou que les irruptions de Selina, lorsqu'elle entrait dans l'appartement à sa guise ou quand je la découvrais dans un de mes fauteuils. Cette fois, ce ne pouvait être Selina, car elle ne frappait jamais, ce devait être un porteur de message, mon père ou ma mère était malade, ou alors un voisin venu m'annoncer que Silver avait eu un accident. Je me suis levée d'un coup, faute de robe de chambre je me suis enveloppée du couvre-lit et me suis exclamée : " Entrez, entrez ", et : " J'arrive ".

Ce ne pouvait être Selina, et pourtant c'était elle. Elle avait la gueule de bois, des poches sous les yeux et des veinules toutes rouges striaient ses joues rebondies. Mais elle était aussi somptueusement vêtue que d'habitude, avec des perles roses autour du cou et aux oreilles. Elle m'a dévisagée avec un mélange d'incrédulité, de stupéfaction et de douleur, comme si, sans raison aucune, je lui avais flanqué un violent coup de pied dans le tibia.

" Oh, Clodagh. "

Je n'ai pas fait le rapprochement entre le ton de sa voix et l'argent disparu. Pas sur le moment. J'ai simplement supposé que j'avais commis je ne sais quel geste épouvantable à ses yeux ou aux yeux de Max, un de leurs amis m'avait vue fumer dans la rue, main dans la main avec Silver, ou enterrer ma pauvre chatte.

" qu'y a-t-il? ai-je demandé, préparant déjà ma défense.

- Max veut te voir. Tout de suite. Il n'a pas encore pris son petit déjeuner, il était incapable de manger, à ce qu'il m'a dit. "

Je n'avais pas pris le mien non plus. Il n'était que huit heures du matin.

" C'était bien la moindre des choses de recevoir nos invités hier soir. Et il y avait tant à manger qu'un peu plus on étouffait. …videmment, j'ai trop bu. J'en avais besoin. "

Jamais elle ne m'avait débité autant de phrases sans y caser son " darling

".

" Il est au salon. Je t'en prie, monte immédiatement, veux-tu ? "

Depuis octobre dernier, j'avais accompli un certain chemin.

" Je vais commencer par prendre un bain et par m'habiller ", lui ai-je répondu.

Ce que j'ai fait, en prenant mon temps. Non sans une grande anxiété, bien entendu, et non sans m'adresser des reproches.

Il fallait constamment que je me remémore (je me le répétais tous les jours) que Max m'avait permis d'occuper cet endroit à titre gratuit.

C'était parce que j'habitais là que j'avais rencontré Silver, et Silver était mon trésor, la personne la plus importante de ma vie, le seul à

pouvoir prendre la place de Daniel, voire davantage. Tout cela m'était arrivé par l'intermédiaire de Max. Il se souciait de mon bien-être, il faisait même de son mieux, ou du moins je le supposais, pour me trouver un cursus universitaire qui me tente et que j'aie envie de suivre. Je devais lui en être reconnaissante, et je l'étais.

Mais j'estimais aussi qu'il n'y avait aucune raison pour qu'on me traite comme une sale gosse présentant des symptômes précoces de psychopathie.

Après la fête, personne n'avait nettoyé le salon. Des verres poisseux étaient posés un peu partout, un cendrier plein débordait sur une table noire et dorée en chrysocale, et quelqu'un avait renversé sur la moquette émeraude un liquide orange et sirupeux qui avait laissé une p‚le auréole, une tache apparemment indélébile. Max, en survêtement noir funéraire -

auraitil en quelque sorte pris le deuil pour moi ? -, était assis dans un fauteuil, un de ces sièges inconfortables tapissés de satin luisant. Devant lui, une table ronde, et sur cette table, l'argent de Liv, disposé en dix tas de billets bien rangés, un peu comme des cartes dans une réussite. Il avait l'air enchanté, content de lui, rajeuni de quelques années, depuis notre dernière entrevue. Mais la voix qu'il a eue pour s'adresser à moi était grave, profonde et lourde de menaces.

" Assieds-toi, Clodagh, s'il te plaît. Assieds-toi là-bas. "

" Là-bas ", c'était un autre fauteuil en satin, mais marron au lieu de jaune. J'ai senti un objet me rentrer dans la hanche et j'ai sorti de làdessous un étui à cigarettes en argent. Un mince filet de goudron noir m'a dégouliné au creux de la main.

" Oh, l‚che donc ça, l‚che donc ça ", a fait Max.

J'ai posé l'objet sur la table, à quelques centimètres des billets de banque et, à défaut d'autre chose, je me suis essuyé la main sur mon jean.

Max m'a dévisagée comme s'il n'avait jamais vu de geste aussi dégo˚tant. Il s'était instauré désormais cette sorte de silence toujours destiné à

intimider les accusés, à les contraindre à s'inquiéter de ce qui se passe.

J'ai regardé Max, j'ai regardé l'argent, j'ai fait ce que ce silence attendait de moi.

" qu'y a-t-il? - Peux-tu m'avancer un motif, n'importe lequel, qui pourrait m'empêcher d'appeler la police? "

J'en étais incapable.

" J'aimerais t'expliquer quelque chose ", ai-je hasardé. Je parlais lentement car intérieurement je tremblais, et si mes mains se mettaient à

trembler, je ne voulais pas qu'il s'en aperçoive. J'ai serré les poings, un geste forcément agressif, en apparence, qui peut aussi tenir lieu de mesure défensive.

" Tu m'as très gentiment laissée disposer de ton appartement, et gratuitement, mais je ne crois pas que ça m'interdise tout droit à une vie privée. Je suis majeure, je suis adulte, je dois avoir la latitude de détenir certaines choses là o˘ j'habite sans que les autres viennent (j'allais dire " fouiner ") regarder dans mes affaires et me les... me les embarquent. "

Voilà qui n'était pas très correctement formulé. Les lèvres de Max en ont tressailli. Intérieurement, il riait de mon inaptitude à m'exprimer, à

trouver la phrase convaincante. Mais, du même ton froid, il m'a expliqué

que, du fait de mon comportement, j'avais abdiqué - c'est le terme qu'il a employé - mon droit à toute vie privée. Au lieu de me demander d'o˘

provenait l'argent, il me l'a signifié lui-même, avant d'en écarter aussitôt les implications : " Il ne m'a pas échappé que cela correspondait exactement à la somme dérobée sur la péniche quand cette pauvre femme a été

assassinée. Toutefois, je ne suis pas un seul instant en train de suggérer que tu sois impliquée dans cette affaire atterrante. "

qu'était-il en train de suggérer, alors? que c'était le genre d'acte auquel j'aurais pu m'associer? Maintenant, je comprenais. Je comprenais de quelle manière ils me percevaient, Selina et lui. Comme une criminelle. Le premier exemple de mon comportement criminel ne s'était pas borné à ma seule escalade du pylône, j'avais en outre entraîné un ami plus jeune que moi, et je l'avais tué. Je fumais, en dépit de leur interdiction. J'avais pratiqué

l'école buissonnière et menti jusqu'à mon exclusion de l'Institut d'études supérieures. Et à présent, j'étais une voleuse, ou tout du moins une receleuse.

" Alors? a-t-il insisté. qu'as-tu à dire pour ta défense? - Je veille sur cet argent pour le compte d'une amie. "

C'était vrai, mais l'argument paraissait bien mince. C'est parfois le propre de la vérité.

" Elle m'a demandé de veiller dessus parce que chez elle ce n'est pas s˚r, et elle ne dispose pas d'un compte en banque.

- Il va te falloir trouver mieux.

- Je ne peux pas trouver mieux que de dire la vérité ", aije protesté.

Somme toute, ce n'était pas une mauvaise réponse. Elle l'a mis en colère.

" Oh, balivernes, balivernes. Maintenant, écoute-moi. Tu as transformé les vingt premières années de ta vie en une jolie pagaille. As-tu la moindre idée de ce que tu as envie de faire dans le futur? Ou as-tu l'intention de rejoindre ces sans domicile fixe qu'on voit dormir dans les rues ? Mais non, tu es une femme. Tu épouseras le premier homme qui voudra de toi et tu le rendras malheureux, et toi avec par la même occasion. "

Ce tableau était tellement à l'opposé de moi que je ne pouvais le prendre au sérieux. En tout cas pas dans sa dernière partie. Cela n'a même pas provoqué ma colère.

" Je veux devenir couvreur, ai-je affirmé. Je vais passer un certificat d'aptitude professionnelle, et ensuite je vais effectuer un apprentissage.

- Vraiment? "

Max a repoussé la table vers moi, dans l'intention de se lever. De sa part, c'était là une erreur.

" J'espère que tu ne t'imagines pas pouvoir rester ici pendant que tu suis une formation d'artisan. Je réserve l'appartement de grand-mère Mabel à

d'autres usages. J'aimerais que tu vides les lieux dans la semaine. "

Il mourait d'envie que je le supplie de ne pas appeler la police.

" Dans la semaine, Clodagh.

- Je vais m'en aller dès aujourd'hui, ai-je annoncé. Merci de m'avoir accueillie ici. Je te suis vraiment reconnaissante, même si tu ne me crois pas. "

Là-dessus, avant qu'il ait pu m'arrêter, je me suis emparée des billets, deux poignées, et je me suis précipitée vers la porte. Max était athlétique pour son ‚ge et il portait un survêtement et des baskets, mais il avait soixante ans et moi vingt.

Il a poussé un rugissement terrible, le genre de r‚le auquel on s'attend chez un bison blessé. J'ai claqué la porte derrière moi, je suis descendue au rez-de-chaussée en courant et je suis sortie de la maison par la porte côté rue. Heureusement, comme d'habitude, j'avais ma clé dans ma poche. Il était tôt, et il se pouvait que personne ne soit debout, mais j'ai sonné

chez Silver, et Wim est descendu m'ouvrir. Il est arrivé étonnamment vite, mais enfin, Wim était un personnage étonnant. Le plus formidable, c'était qu'on n'avait jamais besoin de rien lui expliquer, pas plus qu'il n'expliquait sa propre conduite à personne. J'ai monté l'escalier à toute vitesse, les mains pleines d'argent, j'ai fait irruption dans l'appartement et dans la chambre de Liv. J'étais incapable de déterminer si elle avait passé la nuit seule, mais pour l'heure, elle était seule. Et endormie.

Je l'ai secouée. Ce n'était pas très gentil de ma part, mais il fallait que je la réveille. Elle était de ces gens qui sont lents à refaire surface et qui mettent des siècles à se réveiller. Malgré tout, pendant qu'elle b

‚illait et s'étirait en bredouillant des quoi-quoi-qu'est-ce-qu'il-y-a, je lui ai tendu l'argent, qu'elle le voie, avant de le lui fourrer sous son oreiller.

Je me sentais étrangement grisée. On m'avait jetée hors de chez moi, on m'avait insultée - n'importe qui, même sans mon amour-propre, aurait perçu les propos de Max comme une insulte -, et puis les sirènes de police pouvaient retentir d'une minute à l'autre, mais je me sentais remplie de bonheur et d'énergie. Je suppose que c'était l'effet de la décharge d'adrénaline après m'être emparée de l'argent et avoir couru.

Je me suis ruée dans la chambre de Silver. Il ne dormait pas.

Il m'a prise dans ses bras et je l'ai rejoint au lit. C'est bien plus tard que je lui ai rapporté les propos de Max et mon expulsion. Apparemment, cela devenait une habitude chez moi de me faire jeter dehors, et je me demandais quelle serait la prochaine institution ou entité à se mettre sur les rangs.

" Pas celle-ci, m'a rassurée Silver. Je vais y retourner avec toi rassembler tes affaires. "

Non, j'ai refusé. Ce ne serait pas prudent. Je vais agir à la Liv, ai-je songé, et garder mon refuge secret vis-à-vis de Max et Selina. Mais d'abord, j'allais leur parler.

Max est mort, à présent. Il est mort depuis trois ans. Après que Selina l'eut quitté, contrainte et forcée, devrais-je dire, après qu'il eut introduit sa maîtresse dans leur maison, après ce qu'on appelle généralement un divorce " acrimonieux ", le 19, Russia Road a été vendu, et le produit de la cession réparti entre eux. Max s'est acheté une petite maison dans une ruelle de Bayswater, il a épousé la femme avec laquelle il vivait, et c'est là que je suis allée dîner un soir. Nous étions alors dans des termes amicaux, quoique un peu sur nos gardes. J'étais présente quand un circuit principal a sauté au rez-de-chaussée et, à mon grand plaisir, secrètement triomphante, j'ai pu trouver le problème et y remédier. Max était sidéré. En me remerciant, il m'a assuré que j'avais manifestement une certaine intelligence et qu'il était dommage que je l'aie si peu sollicitée au plan intellectuel. Six mois plus tard, il était mort.

quant à Selina, elle ne s'est jamais remariée. Parfois, j'ai de ses nouvelles par les journaux, dans les rubriques de potins mondains ou dans les carnets. Le portrait qu'un journaliste a donné d'elle dans le Times l'an dernier évoquait un compagnon, donc elle ne vit pas seule dans son appartement hightech ultramoderne du quartier des docks. La série Streetwise continue, naturellement, et va probablement se prolonger des années.

quand je suis retournée chez eux ce matin-là, j'ai non seulement pensé que je descendais l'escalier de fer et que j'entrais chez la vieille Mme Fisherton pour la dernière fois, mais que ce serait aussi ma dernière occasion d'adresser la parole à Max et Selina. Je n'ai pas imaginé une seconde - comment l'auraisje pu ? - que je me rendrais au nouveau domicile de Max et, finalement, que j'irais lui rendre visite à l'hôpital sur son lit de mort. Non plus que Selina et moi allions régulièrement échanger des cartes de NoÎl et que, n'étant pas en mesure d'accepter l'invitation à mon mariage, elle m'enverrait un beau cadeau, un mixeur de cuisine, le modèle le plus cher.

Non, ce matin-là, je me disais que j'allais leur tourner le dos pour toujours, ainsi qu'à cette maison.

N'éprouvant aucune animosité envers Mabel Fisherton (même si j'aurais apprécié qu'elle meuble plus gaiement son intérieur), je lui ai dit au revoir et, après en avoir décroché mes vêtements, j'ai agité une dernière fois les cintres en fil de fer de la penderie. Si son homonyme avait survécu, qu'en aurais-je fait? J'aurais trouvé un moyen, je crois, et puis j'aurais tant aimé avoir une gentille chatte à emmener avec moi.

Après avoir bouclé ma valise et la malle de papa, je suis montée voir mes propriétaires, si tant est que le terme soit adapté s'agissant de gens que je ne payais pas.

Ils étaient tous deux dans la cuisine. Je n'y étais jamais entrée, et j'avais peine à imaginer Max à l'aise en ces lieux.

Il avait l'air plutôt déplacé, gauchement assis à table, avec une tasse de café devant lui. Trop en colère pour le boire solitairement dans le petit salon du matin, ai-je supposé.

Selina s'affairait devant l'évier. Elle lavait, entre autres objets, l'un de ses grands vases chinois. Par-dessus sa jupe et son sweater lilas très mignons, elle portait un tablier avec les visages imprimés des héros locaux, Robert Browning et Elizabeth Barrett. Tous deux se sont tournés vers moi, et Selina a lentement retiré ses gants jaunes en caoutchouc.

Tous, nous sommes incohérents dans nos attentes et nos préjugés. Je n'avais jamais attendu des jeunes messieurs qu'ils se lèvent à mon entrée dans une pièce, j'en aurais été stupéfaite, mais je savais que des hommes de la génération de mon père et de celle de Max se levaient pour accueillir les femmes, et j'estimais que cela faisait partie des bonnes manières. Max s'était levé pour Selina, Erica Silverman et la créatrice de coussins, je l'avais vu faire, et je suis certaine qu'il en faisait autant pour sa mystérieuse maîtresse, mais jamais il ne s'était levé pour moi, pas une fois. Je n'en attendais pas moins de lui, cela m'était égal, mais je savais qu'il ne se levait pas de sa place parce qu'il me méprisait et considérait que je ne méritais guère de politesses. Il est resté assis sans bouger, me détaillant d'un air fermé et rempli d'animosité.

Je n'avais plus peur de lui. Pas le moins du monde. L'euphorie me donnait envie de me montrer grossière envers eux, mais je savais que je devais me retenir.

" qu'y a-t-il encore? " m'a lancé Max, comme si je n'arrêtais pas d'entrer et de sortir de leur cuisine depuis des heures.

" Puisque tu es partie, j'ai décidé de ne pas avertir la police. "

Selina m'a regardée comme si elle allait fondre en larmes.

" Oh, Clodagh, comment as-tu pu faire ça? - Je suis venue vous dire au revoir, ai-je répondu. Je m'en vais tout de suite.

- C'est tout ce que tu as à déclarer? "

¿ l'école, mes maîtres s'étaient adressés à moi de temps à autre en ces termes, mais plus poliment.

" J'aimerais bien savoir comment vous avez découvert l'argent de mon amie.

"

L'air exaspéré, Max a secoué la tête avant de se détourner, mais Selina m'a tout expliqué.

" Je cherchais des serviettes de table. "

Elle a lancé à son mari un regard meurtri.

" Les seules que nous avons sont en papier, mais Max en voulait des vraies, et m'a rappelé que sa grand-maman en avait.

- Ma grand-mère ", l'a corrigée Max.

Cela m'a donné envie de rire, mais j'ai conservé un visage grave. J'avais aussi envie de lui répliquer que j'espérais que les serviettes étaient amidonnées et pliées en forme de nénuphars.

" Eh bien, au revoir ", voilà ce que je leur ai dit, finalement.

" Et merci beaucoup pour tout.

- Je téléphonerai à tes parents ce soir ", m'a avertie Max.

J'ai quitté la cuisine et me suis dirigée vers l'escalier. Selina m'a suivie en vacillant sur ses talons aiguilles. Je me suis arrêtée et nous nous sommes fait face, chacune à un bout du couloir.

" Pourquoi ne t'es-tu pas défendue, darling? " m'a-t-elle demandé dans un chuchotement de thé‚tre, un truc auquel elle était probablement rodée.

J'ai compris que je remontais dans son estime.

" Pourquoi n'as-tu pas expliqué que tu souhaitais garder l'appartement? -

Parce que je ne le souhaite pas.

- Il veut le récupérer pour sa maîtresse. Elle n'a nulle part o˘ aller, et il va l'installer là. «a ne tardera pas. Tu vas voir.

- Au revoir, Selina ", ai-je lancé, et une fois encore j'ai franchi la porte du 19, Russia Road au pas de course.

Dans la rue, remarquant pour la première fois que c'était une belle journée, je suis restée là, debout, à respirer ce qui passe pour l'air pur de Maida Vale et à admirer les géraniums et le visage en pl‚tre de la femme au diadème au-dessus de la fenêtre en triptyque. Autre réflexion plus importante encore, que je me suis faite pour la première fois, j'ai compris que plus jamais je ne devais habiter en sous-sol. Ma période troglodyte appartenait au passé. J'ai ouvert le portail du 15 et j'avais avancé d'un pas, un seul, dans le chemin pavé quand une voix derrière moi m'a interpellée.

" Excusez-moi ! "

Je me suis retournée. L'homme qui venait de parler n'avait pas besoin de se présenter. Liv avait exactement son allure.

" Vous êtes monsieur Almquist? - Comment le savez-vous ? - Vous avez un fort air de famille.

- Vous êtes son amie ? Elle habite ici ? "

J'ai hoché la tête.

" Je vous en prie, conduisez-moi à ma fille. "

J'aurais aimé disposer d'une demi-heure de répit, d'une chance de faire se lever Liv, qu'elle s'habille, et que Jonny et Wim s'éclipsent. Silver, ça allait, il donnait toujours une impression de respectabilité. Mais je ne disposais d'aucun temps de répit, et il était trop tard pour mentir.

L'arrivée de M. Almquist ressemblait fort à une complication inutile, et pour le moins indésirable. J'ignore pourquoi au juste, arrivée à mi-hauteur de la première volée de marches, j'ai songé à Max téléphonant à mes parents. Je ne serai pas là pour leur parler, bien entendu. …tais-je sur le point de me transformer en portée disparue, moi aussi, comme Liv ? Monter cet escalier avec une personne du monde extérieur, un " adulte " (se pense-t-on jamais comme adulte? et moi? et Max?), c'était là une expérience inédite. Du coup, à chaque palier, j'ai regardé autour de moi, et cette fois peut-être avec les yeux de H‚kan Almquist. Je n'avais jamais regardé

autour de moi auparavant, j'étais toujours trop pressée d'arriver en haut, mais à cet instant j'ai vu des corridors tendus de tapis, meublés de petits guéridons ou d'une chaise, des portes ouvertes sur des chambres joliment meublées mais presque toujours désertes, impeccablement nettoyées par Béryl, un vase de fleurs avec des herbes séchées sur une table à dorures, un canapé rayé rouge et blanc garni de coussins parfaitement rebondis, o˘

aucune tête ne s'était jamais posée, une coupe en verre pleine de fruits -

pourtant, même à cette distance, on voyait bien que les pommes et les oranges étaient faites de cire.

Si H‚kan Almquist comptait trouver sa fille dans une chambre pareille à

celles-ci, ses attentes ont été vite réduites à néant. Cela étant, j'imagine qu'il a eu très peu le temps de remarquer le cadre o˘ vivait Liv : dès qu'elle l'a vu, elle a poussé un hurlement. Pour un père, une réaction pareille de la part de son enfant, cela doit être déconcertant, et le père de Liv, c'est certain, a eu l'air bouleversé. Il s'est lourdement assis à un bout du canapé. Wim était à l'autre bout, vêtu de sa tunique prune, en train d'avaler un petit déjeuner à base d'une plaquette de chocolat Cadbury fourrée aux fruits et aux noisettes et de ce qui ressemblait à un milk-shake à la banane.

Les cris de Liv se sont mués en pleurs, les larmes dégoulinaient, et elle hurlait : " Je ne rentre pas à la maison, non, non ! "

Il existe un dicton selon lequel le foyer est l'endroit o˘ l'on doit vous recueillir, ce qui sous-entend, selon moi, un côté dernière demeure. On n'a aucune envie de s'y rendre, personne ne veut de vous, mais on n'a pas vraiment le choix. Je n'avais pas atteint ce stade (que j'atteindrais par la suite), et si Liv en était là, elle luttait encore. M. Almquist s'est adressé à elle en suédois, et elle lui a répondu dans cette langue, jusqu'à

subitement lui affirmer, à haute et intelligible voix, en parlant très fort : " Je suis britannique, maintenant. Je reste ici et je deviens une Britannique. "

La Suède n'avait pas encore intégré l'Union européenne et, pour rester, Liv aurait eu besoin d'une carte de travail, qu'elle devait posséder lorsqu'elle travaillait pour James et Claudia.

M. Almquist a mentionné leurs noms, toujours en suédois, et Liv s'est remise à hurler.

" Ils ne vont jamais me fournir de références. Je te dis, ils me détestent.

Ils aimeraient me voir morte. C'est pour ça que je ne peux jamais sortir dans la rue. Tu comprends maintenant? Je ne peux jamais descendre dans la rue. "

Manifestement, le pauvre vieux ne comprenait rien. Silver s'est efforcé de lui expliquer la situation, en se gardant bien, naturellement, d'évoquer l'argent ou l'accident de voiture, aussi, cela laissait H‚kan Almquist de plus en plus perplexe.

Durant tout ce temps, Wim n'a pas bougé, finissant son milkshake et son dernier carré de chocolat. Je ne dirais pas que je ne l'ai jamais vu manger autre chose que du chocolat, mais c'était son aliment de base, son riz et ses patates, pourrait-on dire, dont à l'occasion une part de pizza ou un paquet de chips ne constituaient que la garniture. Liv paraissait adresser ses sanglots et ses cris autant à lui qu'à son père, peut-être s'imaginait-elle que cela la rendait attirante. quant à lui, il l'ignorait. Il aurait pu être complètement seul dans la pièce. Moi, cela ne m'aurait pas surprise qu'il se lève et sorte par la fenêtre, mais le père de Liv, si.

Silver m'a chuchoté de venir dans la chambre et de les laisser se dépêtrer.

Nous nous sommes assis sur le lit, et je lui ai raconté mon entrevue avec Max et Selina, après quoi il a de nouveau attiré mon attention sur ce que Wim avait entrevu par cette lucarne. ¿ la lumière des derniers événements, il était assez naturel que cela me soit quasi sorti de la tête. Silver m'a demandé si j'avais la moindre idée à ce sujet. Et notamment sur le parti que nous allions prendre.

" J'aimerais m'en assurer par moi-même ", ai-je répondu.

Silver avait demandé à Wim des indications précises, et il s'était rendu à

Torrington Gardens ce matin pour localiser la maison. La cinquième fenêtre du dernier étage se trouvait dans la deuxième maison en partant du bout, à

partir de Peterborough Avenue, et à ce niveau, elle comptait trois lucarnes.

Juste au-dessus, là o˘ s'achevait le toit mansardé, un balcon courait le long de l'étage, et il était bordé d'un parapet peu élevé orné de colonnettes au galbe de bouteilles. Si nous suspendre la tête en bas depuis le toit mansardé dépassait nos compétences, nous pourrions marcher le long de ce balcon.

La maison était en briques gris foncé, avec un revêtement couleur crème, et des briques rouges serpentaient tout le long de la façade, juste sous le parapet, de même qu'entre les bowwindows du rez-de-chaussée et les fenêtres à guillotine du premier étage. Depuis le toit, il serait facile de se laisser glisser en bas jusqu'au balcon.

Cette maison-là, située au 4, Torrington Gardens, était subdivisée comme ses voisines en cinq appartements. Silver avait emprunté la petite allée jusqu'au perron pour relever les noms à côté de la rangée de sonnettes. La sonnette du haut et celle en dessous correspondaient aux appartements D et E, tous deux apparemment occupés par un certain Robinson. Ni caractères particuliers, ni initiales, rien que Robinson. Des gens du nom de Nyland habitaient l'appartement C et un certain S. Francis au rez-de-chaussée.

" Si ce sont eux, ai-je remarqué, qu'allons-nous faire? D'ailleurs, allons-nous faire quelque chose? - Il faut d'abord vérifier.

- Oui, mais allons-nous nous faufiler là-haut en douce ou...

eh bien, carrément nous présenter à découvert ? - Nous sommes du côté du gibier, pas du chasseur, non? "

m'a rappelé Silver, et j'ai approuvé de la tête.

" Donc, se mettre de leur côté, c'est les dénoncer ou préserver leur cachette ? Préserver leur cachette, je suppose, car s'ils avaient envie de se livrer, rien ne les en empêcherait. En tout cas, c'est mal de faire le bien des gens contre leur volonté.

- Ah oui ? "

J'ai réfléchi et, au bout du compte, j'étais loin d'en être certaine. Il serait certainement juste de forcer quelqu'un à suivre un programme de désintoxication, même si ce quelqu'un voulait continuer à se piquer à

l'héroÔne, ou d'installer une famille dans une maison neuve, avec de bonnes conditions d'hygiène, même si ladite famille préférait rester dans son pavillon insalubre. J'en ai fait part à Silver, et il m'a répondu qu'il ne savait pas, mais l'analogie de la famille n'était pas bonne, car les parents seraient probablement les seuls à prendre cette décision, tandis que les enfants, qui en profitaient ou qui en souffraient autant qu'eux, n'avaient pas leur mot à dire.

" Tu penses à Jason, le petit garçon ", ai-je relevé.

Mais non. Il avait oublié Jason, et m'a affirmé qu'il n'y croirait que quand il le verrait. Il se perdait en conjectures sur ce que Lane et Barrie faisaient là, s'ils y logeaient depuis le début ou s'ils n'auraient pas récemment quitté une autre cachette qui se serait révélée peu s˚re, si seulement il s'agissait bien d'eux, quand un cri déchirant est venu du salon. Nous sommes sortis précipitamment de la chambre pour découvrir H‚kan Almquist qui tentait d'entraîner Liv manu militari hors de l'appartement.

Il était chargé de deux sacs en plastique dans lesquels il avait sans doute emballé ses affaires, qu'il poussait du pied, très lentement, forcément, tout en traînant Liv, en la tirant par la bordure côtelée de son sweater, bordure côtelée qui s'étirait comme un élastique, et Liv, penchée en arrière, t‚chait de s'arc-bouter des deux pieds sur le vieux tapis r‚pé, qui m'évoquait un chien à longs poils tirant sur sa laisse.

En nous voyant, M. Almquist s'est arrêté de tirer et Liv s'est libérée. Une violente dispute s'est déclenchée, incompréhensible pour nous, mais nous savions fort bien qu'elle lui tenait tête, qu'elle ne repartirait pas avec lui, et qu'il lui soutenait le contraire.

" Je vais appeler la police, a-t-il hurlé à Silver, et ils vont la forcer à

rentrer à la maison avec moi. "

¿ cette idée de la police, Liv a paru sur le point de défaillir.

Elle a rampé jusqu'au canapé et s'est pelotonnée à l'extrémité en étreignant ses genoux. Silver était quelqu'un de très poli, mais ce qu'il a dit n'était vraisemblablement pas de nature à plaire au père de Liv. Il serait inutile d'appeler la police. Liv était majeure, une adulte, une femme, et personne ne pouvait emmener quiconque nulle part contre son consentement.

" Mais c'est ma fille. Elle vit chez moi.

- Je pense, vous le découvrirez, que la loi est identique en Suède ", a insisté Silver.

En réaction, H‚kan Almquist a giflé Liv. La pauvre, elle n'arrêtait pas de prendre des coups. Alors qu'elle poussait des cris, il l'a saisie par l'épaule et s'est mis à la tirer hors du canapé. Elle a hurlé. Mis à part des gosses de trois ans au supermarché, je n'ai jamais croisé personne qui soit capable de crier si fort et de façon si perçante. Ce bruit ondulatoire, pareil à une sirène de police, a réveillé Wim, qui s'était retiré dans une autre pièce. ¿ peine sorti, il a rapidement pris la mesure de la situation, et il m'a surprise quand il a agrippé le vieil homme par-derrière et l'a repoussé vers la porte. Silver et moi l'avons retenu, l'attrapant chacun par un bras. Je n'ai pas aimé ce geste, il me faisait l'effet d'une violence, quand ce n'était qu'une tentative de modération.

Wim a soulevé Liv dans ses bras et, sans un mot, l'a portée dans sa chambre. Il est aussitôt revenu en fermant la porte derrière lui.

" qu'est-ce que je dois faire? " s'est lamenté M. Almquist.

Il s'était calmé. Il a regardé Silver d'un air désespéré. Nous avons rel

‚ché notre étreinte, et il s'est laissé tomber dans un fauteuil.

" Elle n'a pas envie de repartir, lui a gentiment expliqué Silver. Il faut l'accepter. Elle peut rester ici, elle est très bien, ici.

- Mais qu'est-ce qui ne va pas, chez elle? C'est dans sa tête?"

Nous avons répondu que nous n'en savions rien. Personne n'a évoqué son refus de sortir dans la rue et personne n'a mentionné Jonny. H‚kan Almquist est resté assis là quelques minutes, sans quitter des yeux la porte de la chambre de Liv, et non sans lancer des regards en coin à Wim. Puis il s'est levé, a soupiré et annoncé qu'il s'en allait. Pas chez lui, pas en Suède, mais qu'il se trouverait un hôtel et reviendrait le lendemain pour essayer de la faire changer d'avis.

Tout ceci me rappelait que, faute de réagir, j'allais me trouver moi aussi dans la situation de Liv, une portée disparue dont les parents ne savaient plus o˘ elle était depuis des mois.

Mais réagir en quel sens ? Il était peu probable que papa se comporte à

l'exemple de M. Almquist, mais pouvais-je courir ce risque ? Maman et lui, ils étaient déjà suffisamment furieux de mon exclusion de l'Institut d'études supérieures, et nous ne nous étions parlé qu'une seule fois depuis que cette nouvelle leur était parvenue. J'ai proposé au père de Liv de l'accompagner pour l'aider à trouver un hôtel, et Silver, lui et moi sommes descendus ensemble.

Le Gilmore était le seul hôtel que je connaissais. Nous pouvions difficilement le lui recommander, après avoir nousmêmes essayé son ascenseur, et nous avons fini par lui en dénicher un dans Elgin Avenue, du côté d'Edgware Road. ¿ A ce moment-là, il nous a parlé du montant du billet d'avion qu'il avait expédié à Liv, somme qu'il entendait récupérer. Sur le plan de l'argent, on ne pouvait lui faire confiance, affirmaitil, nous mettant subitement dans la confidence. Toute petite, elle en avait dérobé

dans le porte-monnaie de sa mère, et à l'école elle avait connu des problèmes pour une histoire de vol à l'étalage. Silver lui a raconté qu'il détenait l'argent sur son compte en banque, en s˚reté, puis nous l'avons quitté - en ce qui me concernait, ne me fiant pas à l'anonymat d'un appel effectué depuis l'appartement de Silver, il me fallait chercher une cabine téléphonique d'o˘ appeler mes parents.

Il s'en est suivi un imbroglio plus grave encore que je ne m'y serais attendue. Assez curieusement, Max et Selina ont essuyé autant de critiques et de bl‚mes que moi. Papa allait appeler Max dès que j'aurais raccroché.

Il allait lui dire ses quatre vérités. Maman voulait savoir ce que j'avais pu commettre de si scandaleux (c'était son terme) pour mériter une expulsion sans autre forme de procès. O˘ étais-je à présent ? quand allais-je rentrer à la maison ? " Je ne rentre pas ", ai-je répliqué, et la bouffée de colère a été si violente que j'ai d˚ m'écarter du combiné.

Silver n'arrêtait pas d'alimenter le téléphone en pièce de vingt pence.

quand à mon tour on m'a menacée de la police, j'ai dit au revoir et j'ai reposé le combiné, mais soigneusement, et sans fracas. Main dans la main, nous sommes retournés au 15, Russia Road. C'était désormais mon foyer, un endroit o˘ l'on n'était pas dans l'obligation de me recueillir. Mais o˘ on me voulait.

L'ARRIV…E de H‚kan Almquist, sa violence à son égard et, plus encore, sa menace d'appeler la police, avaient aggravé l'attitude de Liv vis-à-vis du monde extérieur. ¿ présent, non seulement James et Claudia s'étaient lancés à sa recherche, mais son père aussi. Elle restait dans sa chambre, ne sortant qu'au coucher du soleil. Par cette belle journée, la lumière solaire se déversait dans le salon de Silver, et tout se passait comme si elle avait peur que ses rayons ne la débusquent, à l'image d'un aviateur en temps de guerre redoutant le faisceau d'un projecteur de DCA. Même quand les rayons du soleil avaient viré au rouge terne, elle s'en détournait en tressaillant, en se couvrant le visage à deux mains.

Jonny est rentré à l'heure o˘ cette lumière rouge s'estompait sur les murs.

Il apportait une bouteille de whisky et deux de vin, mais Liv a refusé de boire, expliquant qu'elle se sentait mal. Elle lui a raconté la visite de son père, en faisant constamment appel à nous pour que nous confirmions telle ou telle des menaces paternelles. Jonny a noirci le tableau en lui rappelant qu'elle avait commis un délit. Une fois que son père se serait rendu à la police, et il ne s'en priverait certainement pas, les policiers sauraient o˘ la trouver et seraient en mesure de l'inculper pour excès de vitesse, délit de fuite et mise en danger de la vie de trois jeunes enfants. Cette dernière infraction n'était, je crois, qu'une invention du moment. Liv était terrorisée. Jonny a ajouté que le seul moyen pour elle d'éviter la prison, une forte amende ou une expulsion vers la Suède, serait de rentrer à Cricklewood avec lui. Elle gisait par terre, en larmes.