- Non, c'est non. "
Elle s'est mise à pleurer, à brailler comme une sauvage.
Wim avait de nouveau disparu. Il n'y avait pas trace de Jonny.
J'ai attendu qu'elle se remette, qu'elle ne fasse plus que pleurnicher, et je l'ai accompagnée en bas, jusqu'au perron. Elle a posé un pied dans l'allée, a levé la tête et contemplé la rue illuminée de soleil. C'était encore une belle et chaude journée.
Le soleil brillait sur son visage tout gonflé, sillonné de larmes, elle était éblouie. Mais j'estimais vraiment qu'elle accomplissait des progrès, que d'ici une semaine, à peu près, elle réussirait à traverser le trottoir et à monter dans un taxi - si la police n'avait pas débarqué. Mais la police, ce serait pour plus tard.
Pas avant l'après-midi.
¿ cet instant, j'étais optimiste, même si, durant notre montée de l'escalier, ma gaieté s'est assombrie, quand elle m'a raconté ce qui s'était produit la nuit précédente.
" Jonny m'a prise de force. "
Elle avait d˚ chercher l'expression dans le dictionnaire.
" Viol ", mot qu'elle connaissait s˚rement, ne lui convenait pas, elle le jugeait trop modéré, et peut-être trop rebattu. Je lui ai demandé quand, et elle m'a répondu que c'était peu après notre départ.
" Personne ne fait attention à moi. Wim ne veut pas en entendre parler.
Pour Jonny, je suis une prostituée. "
Elle a ajouté, comme si elle se souvenait que l'on ne s'attendait pas à
autre chose de sa part : " Mon argent a disparu, volé par mon propre père.
"
Elle m'a regardée, sa bouche se tordait comme celle d'une enfant qui pleure.
" Je pense que je dois me tuer.
- Il ne faut pas dire ça, ai-je protesté. Moi, je fais attention à toi, et Silver aussi. Oh, Liv, tu ne vas pas te remettre à pleurer.
- Je ne passe en premier pour personne ", s'est-elle lamentée au milieu de ses larmes et de ses sanglots.
Nous nous sommes assises sur les marches, entre le troisième et le quatrième étage. Mes pensées sont remontées un an en arrière, et je me suis souvenue d'avoir éprouvé la même chose, de n'occuper la première place dans le cúur de personne. Daniel disparu, reniée par mes parents, j'étais convaincue que tout le monde avait mieux à faire que de m'aimer moi. Même s'agissant de Guy Wharton, pourtant si gentil à mon égard, je n'aurais jamais pu affirmer que j'occupais la première place dans ses pensées et dans son cúur. J'ai pris Liv dans mes bras et je l'ai serrée contre moi.
Peu après, nous avons repris notre ascension de l'escalier et, une fois dans l'appartement, elle s'est éclipsée dans sa chambre, et j'ai informé
Silver des agissements de Jonny le violeur. Il a frappé à la porte de Liv.
" Je ne peux pas l'empêcher de revenir ici, Liv, a-t-il regretté. Il a une clé. Et s'il n'en avait pas, il passerait par la fenêtre. Je suis désolé, je comprends ce qui t'est arrivé. "
Il était inutile de lui conseiller d'appeler la police et de porter plainte, m'avait-il expliqué. Les policiers demanderaient à Liv de les accompagner au commissariat, de se présenter au centre des femmes violées.
" Je vais faire venir un serrurier pour qu'il pose un verrou sur ta porte.
Je ne crois pas que Jonny fracturerait une porte. "
Depuis, en y repensant, je me suis aperçue que Liv avait rejeté presque toutes les suggestions utiles qu'on lui soumettait. Oh ! non ! elle ne pourrait pas fermer sa porte à clé. Et si un incendie se déclarait. Et si elle perdait la clé. Mon avis, que j'ai confié plus tard à Silver, c'est que, en fermant sa porte à Jonny, elle était contrainte également de la fermer à Wim.
Le pauvre Silver commençait à trouver que ses locataires à titre gratuit lui causaient bien des soucis. Les jeunes gens le prennent très mal quand s'insinue en eux le soupçon que, dès le départ, leurs aînés étaient dans le vrai. Apparemment, en lui laissant la jouissance de l'appartement, son père l'avait prévenu : accueillir une petite amie, c'était très bien (Jack Silverman, quoique grincheux, était un homme éclairé), mais y amener des copains douteux et sans domicile serait une erreur.
" J'ai récolté ce que j'ai semé, a reconnu Silver, mais je ne vois pas pourquoi il faudrait que cela tourne à l'épreuve.
J'avais cru que chacun apprécierait de se retrouver chez soi, les poules auraient été bien gardées, sans pondre leurs úufs dans le poulailler du voisin.
- Tes poules ne pondent pas d'úufs, ai-je rectifié. Elles se dépècent à
coups de bec. "
Il a ri et puis il a dit à Liv, qui avait écouté cet échange avec suspicion et colère, que la meilleure solution pour elle serait de persévérer dans sa thérapie afin de pouvoir regagner le monde extérieur. Même si les deux mille livres étaient perdues, il conservait sur son compte en banque le montant de son billet d'avion, et il fallait qu'elle rentre en Suède dès que possible.
" Mon argent n'est pas perdu. Mon argent va revenir à moi. "
Cela paraissait douteux.
" Vous ne voulez plus de moi ici ", s'est-elle écriée avec tristesse.
Il ne pouvait le nier. Il n'a rien ajouté. Liv, de nouveau en pleurs, a séché ses larmes et annoncé qu'elle aimerait bien descendre tout en bas au sous-sol, puis essayer de remonter par l'escalier de la cour de l'entresol.
Elle a présenté cela comme s'il s'agissait d'une inspiration émanant d'elle, et non d'une idée de Silver. Nous étions un samedi, et je n'étais pas obligée de travailler, donc nous l'avons tous deux accompagnée en bas, jusqu'à l'entresol. Ce n'était pas du tout comme chez la vieille Mme Fisherton, car l'endroit ne comprenait aucun meuble, et toutes les cloisons étaient peintes d'un blanc mat qui les faisait paraître très claires. Tout de même, je ressentais le poids oppressant de ces murs et la masse de la maison au-dessus de nous, et l'absence de toute vue sur le ciel m'étouffait. Mais je n'en ai rien dit à Liv, de peur qu'elle ne décide de devenir la seule agoraphobe-claustrophobe du monde. La porte de la cour de l'entresol n'était pas fermée à clé. Nous l'avons conduite dehors, dans ce puits couvert de mousse (ces endroits-là sont toujours humides, même par grande chaleur), et nous avons gravi les marches de l'escalier, lentement.
Il y avait une porte, tout en haut, exactement la même que chez Max, une porte en métal ouvragé encastrée dans une rambarde en fer forgé. Je suis passée la première, avec Liv derrière moi, Silver fermant la marche. La situation se présentait sous un aspect très prometteur quand nous sommes arrivés sur le palier, le visage baigné de chaleur sous le soleil, et nous avons regardé dans la rue par-dessus la petite haie. Alors il est arrivé
exactement ce que nous redoutions le plus, Silver et moi.
Deux personnes sont apparues à l'autre bout de Russia Road, sur notre droite, et elles se sont approchées, un homme et une femme, la trentaine, elle trop bien habillée pour une promenade de samedi après-midi, dans un élégant tailleurpantalon en soie bleu, lui en Jean et veste sport. En les voyant, Liv a poussé un cri. Elle s'est couvert la bouche de la main, mais c'était trop tard, comme toujours avec ce genre de geste.
Son cri les a amenés à regarder dans notre direction, mais ils ne m'ont pas du tout donné l'impression de reconnaître quelqu'un, ils vérifiaient simplement, j'imagine, que personne n'avait d'ennuis.
J'ignore absolument s'il s'agissait de James et Claudia Hinde, mais Liv a cru que c'était eux. Elle a fait volte-face, a filé en bas de l'escalier, a trébuché sur la dernière marche et s'est étalée à plat ventre.
Heureusement, elle ne s'est pas blessée, mis à part des égratignures aux mains. Nous l'avons relevée et portée jusqu'au deuxième étage, et là, nous l'avons l‚chée, en lui demandant de marcher. Elle s'est assise, refusant de bouger. Il fallait qu'elle se cache, répétait-elle, il fallait qu'elle se cache quelque part dans la maison, dans un endroit secret. D'une minute à
l'autre, James et Claudia allaient sonner à la porte, ou revenir avec un policier. Silver lui a rétorqué qu'il n'y avait aucun endroit secret dans la maison et qu'il ne la cacherait pas. Nous sommes restés assis là une dizaine de minutes environ, et c'est long, quand on ne fait rien et quand on ne sait que dire. Liv n'arrêtait pas d'examiner ses égratignures sur ses paumes d'o˘ perlait un peu de sang. Et en effet, au terme de ces dix minutes, la sonnette de la rue a retenti.
J'ai vu quantité de gens sursauter, mais à la manière de Liv, jamais : elle a bondi de sa marche d'escalier comme sous l'effet d'une décharge électrique, tous les muscles bandés, les mains crispées comme deux serres.
Elle a l‚ché un hurlement de loup.
Silver est descendu. Telle une horrible infirmière d'autrefois dans un hôpital psychiatrique, j'ai ordonné à Liv de se lever, de se ressaisir, de monter cet escalier. «a a marché, j'ignore pourquoi, et elle s'est mise à
courir, à une vitesse surprenante pour une personne privée d'exercice depuis des mois. ¿ la porte d'entrée, ce n'était que Morna et Judy. Silver les a conduites en haut. Leur arrivée était une aubaine, car, après ce qui s'était passé, nous n'aurions jamais pu laisser Liv toute seule et sortir faire nos courses, or, apparemment, elles acceptaient de rester avec elle.
Si seulement Wim était un peu plus fiable. Nous l'avons pensé tous deux mais sans le formuler à haute voix. Nous commencions à nous sentir comme les parents d'un enfant de deux ans, à ceci près qu'en général les parents aiment leur enfant et supportent volontiers cette limite qui s'impose à
leur liberté, tandis que nous ressentions la nôtre comme un fardeau insupportable.
Nous ne pouvions pas demander à Morna de rester là pendant que nous sortions tous déjeuner. En outre, cela ne me plaisait guère de former un trio avec Judy. Elle était très jolie.
Maintenant que je savais qu'elle avait été la petite amie de Silver, elle me paraissait beaucoup plus jolie qu'au premier abord. J'ai pris la ferme résolution, comme précédemment, de ne pas devenir jalouse, mais c'était une vraie lutte. Nous avons déjeuné à la maison, en improvisant à partir de quelques restes. Des miettes comme dit Silver. Autrement dit, deux bouts de pain, des rogatons de fromage, deux úufs périmés et la moitié d'un cake aux fruits tout sec. Nous avions fait des courses pour Andrew et Alison en oubliant de rapporter quelque chose pour nous. Une demi-heure après le départ de Morna et Judy, la police est arrivée.
Silver et moi étions au lit. Le désir s'était emparé de nous, simultanément. J'espérais que, de son côté, il n'avait pas été provoqué par le fait de revoir Judy, mais je ne le croyais pas sérieusement. Liv était dans sa chambre, et nous étions couchés l'un contre l'autre en train de fumer la cigarette d'après l'amour quand la sonnette a retenti. ¿ ma connaissance, personne ne sait se rhabiller plus vite que Silver. Il a enfilé un T-shirt et a pointé la tête à la fenêtre. Je l'ai entendu répondre : " Je descends tout de suite. "
Je l'ai suivi, boutonnant mon jean et en me passant les mains dans les cheveux. Franchement, il ne croyait pas que cela puisse avoir un rapport avec James et Claudia, non ? lui ai-je demandé alors que nous nous précipitions en bas.
" Je me demande si ça ne pourrait pas concerner le père de Liv ", m'a-t-il glissé.
Il avait raison. Le directeur de l'hôtel avait informé la police. Les policiers ne nous ont pas expliqué comment ils avaient découvert o˘ nous habitions, mais, selon Silver, le directeur avait d˚ me repérer dans le jardin de Mme Houghton, tout proche de l'hôtel, et lui avait demandé o˘
j'habitais.
C'était bien cela, en effet, Mme Houghton me l'a avoué le lundi suivant, non sans appréhension. Avait-elle agi correctement? Elle n'avait pas su quel parti prendre. Pour ma part, j'étais heureuse de savoir qu'elle n'avait aucune envie de perdre son jardinier.
Silver a introduit les policiers dans le salon de ses parents, meublé avec tant de charme, tout propre et bien ciré par les mains de Béryl, et, à
l'évidence, l'allure respectable des lieux les avait impressionnés. Il y avait de nombreux faits dont nous aurions aimé connaître les réponses, mais ils ne nous les ont pas révélées. Comme toujours, j'imagine. Par exemple, il nous a fallu un bon moment avant de comprendre pourquoi le directeur avait prévenu la police. Il m'avait prise, fort légitimement, pour la fille de H‚kan Almquist. Ce que j'ai nié aussitôt. Silver et moi ne savions pas trop quelle position adopter, comment agir. Pourquoi voulaient-ils parler à
la fille de M. Almquist? " Son père est au Royal Free Hospital, nous a informés le plus ‚gé des policiers. Il s'est fait agresser. Frapper à la tête.
Il souffre d'une fracture du cr‚ne, mais ça va. Sa femme est venue le rejoindre, et elle est à ses côtés. "
Au moins un début d'explication.
" Nous connaissons sa fille, a indiqué Silver. Nous allons la prévenir. "
Apparemment, la responsabilité de la police s'arrêtait là. En regardant autour de lui, le plus jeune a remarqué que c'était de la belle peinture, il appréciait énormément les paysages.
Silver a ajouté : " On lui a volé quelque chose ? "
Ils ont eu l'air méfiant. Puis le plus vieux a repris la parole : " Un portefeuille, peut-être. quand on l'a retrouvé, il n'en avait pas sur lui.
Il avait de la petite monnaie dans la poche de son jean, une carte d'identité et un permis de conduire suédois dans la poche de poitrine de son blouson. C'est ce qui nous a permis de savoir à qui nous avions affaire.
- Vous allez tenir sa fille informée, n'est-ce pas? "
C'était le plus jeune. Il a jeté un regard nostalgique derrière lui, sur le tableau d'Erica Silverman, une gorge montagneuse en Ecosse.
«a n'avait plus l'air de les préoccuper outre mesure, maintenant qu'on avait joint Elsie Almquist. Avait-on envoyé quelqu'un la chercher? Ou alors, une fois informée, avait-elle souhaité se trouver auprès de son mari? J'ai eu la méchante pensée, sans la formuler à haute voix, que tous ces coups de téléphone à Kiruna n'avaient été que du gaspillage.
" Aucune allusion à un sac à dos en cuir noir contenant deux mille livres, tu auras remarqué, a souligné Silver tandis que nous remontions à
l'appartement. Est-ce qu'on leur en parle? - J'imagine qu'il le faudra bien. Je n'en sais rien. Il faut le dire à Liv. "
Elle était encore endormie. Wim a débarqué avant son réveil, descendant avec gr‚ce par la fenêtre, malgré son chargement : un sac de boîtes de jus de fruits dans une main, et dans l'autre un second sac, rempli de biscuits au chocolat, de chips, de cakes, de p‚tisseries et de pizzas. Il n'était pas dans ses habitudes de traverser les toits en tenue d'apparat, mais, cet après-midi-là, il portait une nouvelle tunique (peut-être achetée d'occasion) en soie jaune citron brodée de motifs d'oiseaux. Je lui ai dit qu'il me rappelait un vase, celui que Max avait appelé " jaune famille ", et il a éclaté de rire, car c'était la première fois qu'on l'associait au nom d'un objet aussi fragile. Je devais garder sa remarque en mémoire -
amer souvenir.
Nous avons préparé le thé et l'avons informé au sujet du père de Liv.
Manifestement, il n'avait aucune envie de savoir.
Il ne la traitait jamais comme Jonny, il possédait trop de finesse pour cela. Jamais il ne se servait d'elle, et je suis certaine qu'il lui offrait un grand plaisir au plan sexuel, mais il ne souhaitait pas s'engager sérieusement, il n'en donnait pas le moindre signe. Il aurait peut-être agi de même avec n'importe quelle fille.
" Maintenant, il va bien falloir qu'elle sorte d'ici, a-t-il l‚ché, l'air contrarié. Rendre visite à son père. Reprends un biscuit, Clodagh. ¿ la noix de coco, ils sont géniaux. "
Naturellement, Liv n'a pas tardé à faire son apparition, attirée par le son de la voix de Wim. Elle s'était lavé les cheveux, les avait peignés. Elle avait éliminé toute trace de larmes et enfilé un T-shirt blanc tout propre, plutôt une espèce de débardeur qui faisait ressortir ses seins splendides et sa taille fine.
Voilà qui a dissipé la contrariété de Wim, et il a pris un air intéressé.
Revirement étrange de sa part, mais c'était un homme, après tout.
Non sans m'adresser un regard plein de rancúur, sans doute parce que j'étais assise à côté de Wim, Liv s'est installée par terre, à ses pieds, et comme sa réaction se bornait à un vague sourire, elle a appuyé la tête contre ses genoux. Silver a respiré un bon coup et lui a appris la nouvelle pour son père, hospitalisé avec une fracture du cr‚ne. Je m'attendais à une réaction violente, mais elle s'est contentée de le regarder fixement, de hocher la tête et de remarquer : " Alors c'est là qu'il était.
- Ta mère est sur place. Avec lui. Mais je ne sais pas o˘ elle réside.
- Oh, elle a une amie à Bistrée. "
C'était la première fois que nous en entendions parler.
" Mon papa ne l'aime pas beaucoup ", a-t-elle ajouté, manière d'expliquer, j'imagine, que H‚kan Almquist ait préféré séjourner à l'hôtel.
Puis est venu l'inévitable : " O˘ est mon argent ? "
Ni Silver ni moi ne le savions exactement. Nous avions seulement retenu que la police n'avait pas mentionné de sac à dos. Mais bien des éléments étaient restés dans le flou. Silver a conseillé à Liv de se rendre à
l'hôpital. Si elle voulait des réponses à cette question, il lui faudrait se rendre à la police, leur raconter toute l'histoire, ou tout au moins une partie, en occultant le fait que c'était d'abord et avant tout de l'argent dérobé.
Liv est devenue hystérique. Je ne l'avais jamais vue dans cet état. Elle pleurait et riait à la fois. Elle se balançait d'avant en arrière, éructait de brefs glapissements, des rires suraigus, le visage ruisselant de larmes.
Je savais qu'elle n'irait pas à cet hôpital. Même si son père avait été
mourant, elle n'y serait pas allée. Nous avons échangé des regards désespérés. C'est Wim qui a sauvé la situation. Il s'est emparé d'elle, l'a relevée, et lui a l‚ché : " Je ne supporte pas ce boucan. Viens au lit. «a te calmera. "
Il s'est occupé d'elle environ une heure. Silver et moi avons décidé
d'emporter notre linge à la laverie.
" Pourquoi tes parents n'ont-ils pas de machine à laver? ai-je maugréé.
- Ils en avaient une. Elle est tombée en panne et ils ont emporté la nouvelle à St. Albans. "
J'ai vidé mes poches, j'en ai retourné les doublures. Dans la poche droite du Jean que je portais deux soirs plus tôt, j'ai trouvé deux fragments du petit bouvreuil en porcelaine brisé par Silver et Andrew durant leur rixe.
Silver a observé ces morceaux au creux de ma main avec une expression étrange.
Si j'avais ignoré qu'il ne s'en faisait jamais pour rien et qu'il s'effrayait rarement, j'aurais juré avoir lu sur son visage de l'anxiété, ou même de la peur.
" Crois-tu qu'on puisse le recoller? ai-je demandé.
- Non, non, ce n'est pas réparable. "
On e˚t dit qu'il évoquait tout autre chose, dans un tout autre ordre d'idée, ce qui m'a fait naître un frisson fugitif au fond du cúur. Puis il m'a souri et m'a donné un rapide baiser, et tout allait bien de nouveau.
EN PARCOURANT ce journal vieux de onze ans, j'ai constaté que Silver et moi avions rendu visite à Andrew et Alison ce samedi-là dans la soirée, et à trois reprises la semaine suivante. Wim nous a accompagnés une fois, en commençant par les terroriser de façon impardonnable. Ils s'étaient crus trahis, convaincus que nous avions rameuté la police, quand il aurait été
difficile de trouver le moindre policier dans les parages.
Apparemment, ils avaient confondu sa tunique jaune avec un déguisement.
Puis Alison a reconnu notre ami, celui qui nous avait déjà accompagnés lors de notre première apparition.
Une fois résolu ce quiproquo au sujet de Wim, nous sommes officiellement devenus leurs commissionnaires. Tant que l'heure de vider les lieux n'aurait pas sonné, ils n'auraient plus jamais besoin de ressortir.
J'allais ajouter que nous n'espérions aucune marque de gratitude - et pourtant si, bien s˚r, mais en notre for intérieur. Toutefois, s'attendre à
la gratitude d'autrui est une attitude si vile que Silver et moi nous sommes gardés d'exprimer le moindre sentiment de cet ordre, même entre nous. Alison n'était jamais avare de remerciements, elle ignorait ce qu'ils seraient devenus sans nous, nous étions leurs " sauveteurs ", et chaque fois que nous lui apportions du chocolat ou de la glace à moitié fondue, le visage de Jason s'illuminait. Ses témoignages d'affection comportaient toujours quelque chose de pathétique et, plus encore, de bouleversant, il était toujours à m'embrasser et à se pendre à mon cou, non pas, j'en suis certaine, en raison de nos personnalités, de ce qu'il y trouvait d'attirant et de séduisant, mais uniquement à cause de ce que nous lui apportions de délicieux à manger.
Avec Andrew, il en allait autrement. Au début, il avait activement manifesté son aversion à notre égard, tout en me témoignant un intérêt sexuel des plus mal venus. Progressivement, il a baissé sa garde - sans excès. Je doute qu'il ait jamais fini par nous accorder sincèrement sa confiance. Et c'est peutêtre pour cela, la méfiance engendrant la méfiance, que, lorsque Alison nous a demandé nos noms de famille, je lui ai donné le nom de Brown, pour tous les deux. Je n'avais pas envie qu'ils recherchent Silverman dans l'annuaire, qu'ils trouvent notre adresse, notre numéro de téléphone. Ni l'un ni l'autre n'ont eu l'air de trouver ça bizarre, ou alors, ils ont cru que nous étions mariés.
Andrew admettait, mais à contrecúur, que les courses dont nous nous chargions pour eux à seule fin d'éviter à la petite famille de se faire repérer s'assimilaient à de l'assistance. Si étrange que cela paraisse, je crois que pour une part il se rebellait mentalement contre ce que nous faisions pour eux. Sortir représentait pour lui un danger et, néanmoins, il aimait ça, cela lui procurait un avant-go˚t fugitif de liberté et le tirait de cet appartement, à l'air libre. Cela lui permettait de voir d'autres gens, d'autres têtes que celles d'Alison et de Jason.
Je n'arrêtais pas de m'interroger (à en croire mon journal) : lorsqu'il passait prudemment de boutique en boutique sur Elgin Avenue ou Clifton Road, l'idée folle de ne jamais rentrer, de se remplir les poches de l'argent qu'ils avaient emporté avec eux et de s'enfuir, ne lui avait-elle jamais traversé l'esprit? Car eux aussi, tout comme Liv, ils possédaient un magot secret. Longtemps, ni l'un ni l'autre ne nous en ont révélé la cachette. Mais il était peu probable qu'ils aient retiré une latte du plancher pour le dissimuler dessous. Après tout, c'était leur bien légitime. Il devait nécessairement s'agir d'une somme substantielle, car avant de partir ils avaient vidé leur compte joint, cédé leurs actifs, et, depuis leurs séjours dans un hôtel puis dans un bed & breakfast, ils avaient très peu dépensé.
Mais l'absence de tout revenu en dehors de ce capital les inquiétait fort.
Ils le voyaient diminuer. Leur cauchemar, Alison me l'avait confié, c'était qu'il ne leur reste plus rien et qu'ils soient contraints de se rendre.
Entre-temps, Liv demeurait la proie de ses obsessions. Il fallait que quelqu'un découvre ce qu'était devenu le sac à dos en cuir noir. D'après nous, une compagnie d'assurances la rembourserait-elle de la somme perdue ?
Je trouve extraordinaire de voir le nombre de personnes, titulaires ou non d'une police, prêtes à s'imaginer que les compagnies d'assurances vont compenser toutes leurs pertes, que c'est là leur raison d'être, permettre aux individus dépensiers, aux irresponsables, de continuer de vivre dans la béatitude. Liv n'avait aucune police d'aucune sorte, et pourtant elle estimait pouvoir déposer une demande de dédommagement auprès de je ne sais qui.
quand nous lui avons signifié que c'était impossible, elle a haussé les épaules et souri, comme si elle détenait une secrète connaissance de ces domaines, et toute son attention s'est tournée vers son père. Il fallait lui rendre visite, quelqu'un devait se rendre à l'hôpital. Elle en était incapable, elle était encore souffrante, depuis qu'elle avait vu James et Claudia, son état était pire encore qu'au début de sa " thérapie "
contre l'agoraphobie.
Le serrurier est venu le jour o˘ Silver et moi sommes allés à l'hôpital rendre visite à H‚kan Almquist. Nous avons d˚ demander à Morna d'être là, que quelqu'un soit là pour le recevoir. Le père de Liv se rétablissait, il était habillé, assis dans un fauteuil, mais avec un gros bandage autour de la tête.
Il ne conservait aucun souvenir de son agression, et très peu à propos de ce qui avait précédé. Il ne s'était remémoré le nom de l'hôtel que lorsque la police le lui avait rappelé, mais il avait oublié o˘ habitait sa fille et, de sa rencontre avec une certaine Elsie Almquist, il avait seulement retenu qu'elle avait eu lieu à Londres. Tout ce qui avait trait au sac à
dos et à son contenu était enfoui dans les profondeurs béantes de sa mémoire. Les enquêteurs n'avaient eu vent de l'existence de ce sac que lorsque Elsie leur avait demandé o˘ il était passé.
Son mari, avait-elle insisté, était parti pour Londres avec, et elle avait laissé entendre que c'était l'hôtel qui le lui avait dérobé.
Marchant sur des úufs, Silver et moi nous sommes présentés comme des amis de Liv, venus nous inquiéter de l'état de santé de M. Almquist, car sa fille en était incapable. Naturellement, Elsie a voulu savoir ce qui l'en empêchait. O˘ étaitelle? Ignorait-elle l'état de son père? …tait-elle malade elle aussi ? L'anglais d'Elsie était moins bon que celui de son mari, mais elle est parvenue à nous faire comprendre que, s'étant précipitée à Londres par le premier vol, elle devait subir de surcroît l'attitude irresponsable de sa fille.
H‚kan Almquist était assis là, dans son fauteuil, à côté du haut lit blanc, un homme parmi tant d'autres dans cette salle.
Certains patients se déplaçaient au moyen d'un déambulateur, d'autres en s'appuyant sur une épouse ou une petite amie, le temps de quelques pas, mais deux ou trois autres, en revanche, étaient couchés dans leur lit, des cages métalliques leur évitant tout contact des draps avec les jambes. Son visage, semblable à celui de Liv, était plutôt p‚le, mais à part ça il avait l'air bien portant. Ses trous de mémoire ne paraissaient pas le déranger. En observant sa main gauche, j'ai remarqué que son alliance avait disparu.
" J'oublie tout, a-t-il admis en se redressant dans son siège et en étirant les jambes. qu'est-ce que j'y peux? Au début, j'essaie de me souvenir...
pour la police, vous savez... mais c'est sans espoir. Les quatre, cinq journées précédant mon agression, tout s'est effacé. "
Elsie lui a fait une réflexion en suédois et, en nous priant de les excuser, il lui a répondu dans cette langue. Silver et moi étions confrontés à un dilemme. Si nous leur apprenions o˘ était Liv, ils le signaleraient à la police, elle en était certaine, et elle considérerait aussi que nous l'avions trahie. Mais la position inverse était encore pire.
Elsie nous a acculés en nous posant cette question sans ambiguÔté : "
Alors, o˘ est ma fille ? "
Silver a répondu. Après coup, il m'a avoué qu'il s'était senti obligé de dire la vérité. Nous n'étions pas tenus de protéger Liv au point de mentir à ses parents.
" Son adresse est au 15, Russia Road, Londres W 9. "
Il a couché le tout par écrit, ainsi que le numéro de téléphone. Cela lui a donné la sensation inconfortable de livrer son sanctuaire personnel à
toutes sortes d'investigations et d'explorations indésirables. Avec Liv, comment s'en sortiraitil si la police se présentait et demandait à lui parler? Supposons qu'elle s'enferme et qu'elle jette la clé par la fenêtre?
Supposons qu'elle tente de se supprimer? Durant cette conversation, alors qu'il trahissait Liv contre son gré, le serrurier était à Russia Road, en train de rendre la porte de sa chambre inviolable.
Elsie voulait savoir si elle y vivait seule, si elle était encore jeune fille au pair, et, une fois encore, ce qui lui interdisait de venir rendre visite à ses parents en les contraignant à aller jusqu'à elle? " Il faut le lui demander vous-même ", lui a répondu Silver, qui en avait assez de tout ça.
Apparemment, le seul point positif, ce serait qu'Elsie passe ce soir, ainsi qu'elle l'avait proposé; elle jouerait les babysitters avec Liv pendant que nous sortirions. Nous en avons discuté dans le bus du retour, ainsi que du sac à dos en cuir noir. Il n'était guère rassurant de penser qu'à part le voleur, et en dehors de Silver, Liv et moi, personne ne savait ce qu'il renfermait. Si nous en informions les enquêteurs, si Liv ne nous en empêchait pas, nous croiraient-ils? Nous avons passé en revue son probable contenu. Entre autres, l'adresse et le numéro de téléphone de Russia Road.
Le portefeuille de H‚kan Almquist, s'il en possédait un. Des traveller's chèques et des cartes de crédit, certainement. La clé de sa chambre d'hôtel et la clé de chez lui, sauf que sa maison se situait un peu trop loin sur le cercle arctique pour que la disparition de cette clé présente une quelconque menace. Et son alliance, s'y trouvait-elle aussi ? " Je ne vois pas pourquoi il aurait trimballé son alliance dans un sac à dos, a observé
Silver. D'ailleurs, je croyais que seules les femmes en avaient une. Tu es certaine qu'il en possédait une ? - Absolument. Bon, il a pu la ranger dans le tiroir de son placard à l'hôpital. quant à la trimballer dans son sac à
dos...
Il se peut qu'il ait l'habitude de draguer des femmes en évitant de leur faire savoir qu'il était marié.
- Oh, que tu es raffinée, a constaté Silver en riant.
- N'est-ce pas? Et toi, tu es si immaculé, si pur... je n'ai pas dit naÔf.
"
Nous avons traversé Lisson Grove main dans la main, en longeant le canal.
L'endroit était bourré de monde. Il faisait très chaud.
" Un jour, quand tu m'auras épousé, est-ce que tu porteras une alliance ? "
Mon cúur s'est mis à cogner un peu, ce qui était ridicule, car je savais qu'il m'aimait.
" Je la porterai si tu la portes ", l'ai-je prévenu, sentant monter en moi une vague d'excitation qui menaçait de m'étouffer.
Mais j'ai retrouvé mon calme, j'ai pu m'exprimer d'une voix normale, et nous avons imaginé, mais c'était à moitié sérieux, comme ce serait bien de pouvoir se marier o˘ l'on voudrait (à l'époque, on ne le pouvait pas), et pas seulement à l'église ou à la mairie. Pour nous, Silver a envisagé une cérémonie sur les toits, on pourrait hisser le prêtre ou l'officier d'état civil au moyen d'un palan et les témoins se tiendraient en rang sur le balcon en dessous, mais c'est la dernière fois que nous avons parlé
mariage. La prochaine proposition me parviendrait sous forme d'une lettre, comme pour une demoiselle du temps de la reine Victoria, et mon mariage serait assez conventionnel, une cérémonie bien paisible à St. Michael, dans Highgate.
Ce n'est pas ce soir-là, mais le lendemain soir qu'Alison s'est livrée à
moi, en confidence. Nous étions dans sa chambre, assises sur le lit. Silver et Andrew se disputaient dans la cuisine sur le prix des commissions que nous leur avions rapportées. Enfin, Silver ne se disputait nullement, il tenait bon, il savait que la nourriture était chère, plus chère à Londres que dans le Nord, région d'origine d'Andrew et Alison, et d'autant plus dans les petits supermarchés de quartier.
Andrew geignait sur leur sort futur, une fois qu'ils seraient à court d'argent. En fait, Silver avait proposé de payer une partie de ces courses, générosité qui m'a mise en colère et m'a amenée, après coup, à lui expliquer que c'était le résultat quand on se voyait offrir de l'argent avant d'être en ‚ge de savoir le gérer. Andrew ronchonnait en passant au crible les tickets de caisse que nous lui avions remis, et Alison et moi nous étions réfugiées dans la chambre en fermant la porte derrière nous.
Elle m'a raconté son avortement, quand elle avait dix-sept ans. quelque chose avait mal tourné, c'était juste avant la loi de 1967 légalisant l'interruption de grossesse, et ses trompes de Fallope étaient restées bouchées. Elle n'en avait rien su avant son mariage et ses tentatives pour concevoir un enfant.
" Ce n'était pas Andrew, quand même? me suis-je écriée.
- C'était mon premier mari, Charles Barrie. Nous avons divorcé, mais j'ai gardé son nom. Ma mère n'aimait pas que j'utilise mon nom de jeune fille...
enfin, les choses étaient différentes. "
Elle s'est rembrunie.
" Par la suite, j'ai vécu avec Andrew, et quand nous avons voulu adopter un enfant, nous nous sommes mariés. "
Je le savais, lui ai-je avoué, non sans admettre que le savoir me faisait l'effet d'être une commère qui retient les articles des journaux dans leurs moindres détails.
" Souvent, les hommes se moquent d'avoir ou non des enfants, a-t-elle repris. Ma chance, ou peut-être ma malchance, c'est que les deux hommes marquants de mon existence, eux, en voulaient tous les deux. Et pas Charles. La vie est étrange, non? Entre Charles et Andrew, j'ai eu un amant, un médecin du Kerala. S'il n'avait pas tant voulu avoir des enfants, nous nous serions peut-être mariés.
- Le Kerala? C'est en Inde? - C'est un …tat du sud de l'Inde. Si je l'avais épousé, les services sociaux ne m'auraient pas interdit de prendre Jason en placement. Nous aurions formé le mélange adéquat pour adopter un enfant métis. quelle ironie, hein ? "
C'était là un de ces " et si seulement? " ou je ne m'y connais pas. Mais comme je le fais toujours, même quand je m'en tiens à des " et si seulement? " de mon cru, j'ai songé à tous les impondérables, aux différents endroits o˘ l'on aurait pu vivre, aux différentes personnes que l'on aurait pu rencontrer, aux cheminements de pensée tout à fait autres que l'on aurait pu emprunter, sans même évoquer les désirs et les besoins, le bonheur ou le malheur. L'éventualité mentionnée par Alison ne me paraissait guère relever de l'ironie, elle m'apparaissait simplement comme le déploiement de la vie dans toute sa complication.
" Jason n'est pas vraiment un enfant métis, a-t-elle souligné.
Il avait une mère asiatique, mais il a été élevé... si l'on peut appeler ça ainsi... exclusivement par des Blancs. Dans le foyer pour enfants o˘ il vivait, il y avait des petits Noirs, mais s'il avait été blanc, je veux dire s'il avait fait partie des enfants blancs, il y aurait eu aussi des Noirs. Je ne formule pas ça très bien. "
Je l'ai rassurée, je voyais ce qu'elle entendait par là. J'ai posé ma main sur les siennes et elle m'a adressé un sourire humide.
" Je l'ai dit à Andrew, pour son père. Il était très retourné.
Il a eu une espèce d'idée bizarre, assister à l'enterrement sous un déguisement. Naturellement, c'était complètement stupide, il n'y pensait pas sérieusement. Il est paru autre chose, dans les journaux ? - Depuis deux ou trois jours, rien sur vous ", l'ai-je rassurée, et là-dessus, nous sommes retournés dans le salon.
Andrew avait sorti un album qu'ils avaient apporté avec eux et nous a montré des photos, la rue o˘ ils habitaient, Jason dans leur jardin, leur maison. Elle ressemblait beaucoup à celle de mes parents, dans le style Tudor années trente. Je les ai comparées mentalement et je crois que, pour la première fois, j'ai songé à mon ancien foyer comme à la maison de mes parents et non plus comme à " la nôtre ". La voiture dans l'allée du garage était une Mercedes. C'était la prospérité de la classe moyenne, et qui aurait soulevé moins d'objections de la part des services sociaux si seulement Andrew avait été ce médecin de l'…tat du Kerala.
En observant le contraste autour de moi, ce morne appartement de Louis Robinson, au dernier étage, j'ai réfléchi à ce que certaines personnes sont prêtes à risquer, à sacrifier, à seule fin d'avoir un enfant. Et moi, à
quoi serais-je prête? Ce qui rendait la chose plus difficile à comprendre, c'était que la quasi-totalité de ces tentatives étaient vouées à l'échec.
J'avais tenu à Silver un propos dans ce go˚t-là, sur le chemin de la maison. Sa réponse m'avait surprise; pas du tout, avait-il insisté, c'est que nous entendons uniquement parler des échecs, car cela fournit des histoires plus juteuses. Par exemple, fréquemment, tel ou tel parent, généralement le père, ne parvenant pas à obtenir la garde d'un ou plusieurs de ses enfants, réussit à les enlever pour les emmener à l'étranger.
J'avais quand même bien d˚ lire des articles sur ces affaires, qui ne font la une que lorsque les mères tentent de récupérer leur progéniture. En général, ces efforts maternels restaient vains.
En lui rendant l'album de photos, Silver a demandé à Andrew comment ils se proposaient de quitter le pays. Il n'a pas répondu sur-le-champ. Alison a poussé un soupir sonore.
Sa conversation avec moi l'avait laissée dans un état émotionnel plus vulnérable et elle s'est écriée, presque avec passion : " Si je peux garder Jason, si nous pouvions, j'accepterais de rester ici pour toujours. Même dans ces conditions, même sans plus jamais pouvoir sortir, revoir nos amis, parler à des gens au téléphone, je serais capable de supporter ça, pour lui.
- Eh bien, moi non. "
Subitement, j'ai remarqué toute la rage qu'Andrew répri- mait en lui. Sur son front, ses veines saillantes paraissaient sur le point d'éclater à
force de tension.
" Et lui non plus. Il doit aller à l'école. Oh, d'accord, nous l'éduquons nous-mêmes, mais nous avons besoin de livres, nous avons besoin de lui faire suivre un programme scolaire.
Ici, nous sommes prisonniers. Et en plus, il se produit des événements extérieurs envers lesquels nous sommes impuissants. Je fais allusion à la mort de mon père. Je ne peux même pas aller enterrer mon père. "
Il déversait sa colère, mais en mesurant ses propos, sans aucune incohérence. Son visage était écarlate.
" Je vais vous décrire une journée type ici... dans cet endroit. En prison.
En commençant par le matin. Alors, voilà.
Nous pourrions aussi bien rester au lit, mais c'est impossible, car Jason se lève à sept heures. L'un de nous deux prépare le thé, en général c'est moi, parce que je suis du matin, au contraire d'Alison. Jason et elle, le matin, ils se font des mamours, un c‚lin. "
Il avait proféré cette phrase plutôt charmante avec dédain, et Alison avait détourné le regard. On percevait combien leur confinement rendait leur relation tendue.
" Ensuite, c'est le lever, la douche et le petit déjeuner. Une fois, début avril, tiens, et en avril dernier il a fait sacrement froid si vous vous en souvenez, la chaudière est tombée en panne. Nous n'avions plus d'eau chaude. Nous ne pouvions pas appeler un plombier, et les gens des autres étages ont leur propre cumulus d'eau chaude. Il a fallu contacter Louis à
Cannes, et par la suite il nous a envoyé son petit-fils. qui n'est pas plombier, mais enfin, il a su réparer. Nous étions restés une semaine sans eau chaude. Et ensuite, nous avons vécu avec l'inquiétude supplémentaire d'avoir d˚ mettre une personne de plus dans la confidence.
- Allons, chéri, tu sais bien que JoÎl Robinson est absolument digne de confiance.
- Tu veux dire qu'il mentirait à la police uniquement pour notre bien, et que la police le croirait? Je ne pense pas. "
Il a employé un ton cinglant qui m'a glacé le sang.
" Je continue avec l'emploi du temps. Nous prenons le petit déjeuner, nous faisons un peu de ménage. C'est très propre, ici, je ne sais pas si vous l'avez remarqué? C'est propre parce que nous n'avons pas d'autre occupation, et quand l'aspirateur va tomber en rade, comme il menace de le faire, le ménage nous prendra davantage de temps, parce que nous devrons utiliser la pelle et la balayette. ¿ ce moment-là, Jason regarde souvent une cassette vidéo. Nous lui en enregistrons plein, des émissions pour enfants, des documentaires animaliers, des séries, vous savez, ces prétendus classiques de la télé... (il m'a regardée)... tant qu'on y montre pas trop de fesses et de seins.
" Ensuite, nous entamons les leçons, pas très drôles pour lui, parce qu'il est seul, sans camarades. quant à celui des deux qui ne s'occupe pas des devoirs, admettons que ce soit moi, il regarde par la fenêtre. J'en sais davantage que tout autre être vivant sur la structure des platanes, j'ai relevé le graphique jour par jour du cycle de croissance de leur feuillage, je pourrais rédiger une thèse sur le sujet. quand j'ai terminé mon étude des feuilles, parfois je m'allonge et je dors.
Nous dormons tous les deux beaucoup, cela devrait nous être salutaire, et pourtant non, à ce qu'il semble. Avant que vous ne me priviez si aimablement de cette t‚che en vous en acquittant à ma place, j'avais l'habitude de sortir faire les courses en douce. "
¿ en juger d'après son ton plein de ressentiment, il était loin de considérer cela comme une amabilité de notre part.
" Maintenant que je n'ai plus à sortir, je consacre mon temps à la lecture, sauf que nous avons lu tous les livres de M. Robinson, et en plus aucun d'eux ne correspondait à mes go˚ts.
- Nous avons déjà de la chance d'avoir des livres, est intervenue Alison.
Nous avons de la chance d'avoir un magnétoscope.
- Oh, de la chance. Nous n'avons pas de chance, ma chère, nous sommes dans une fichue galère, oui. "
Il est revenu à Silver.
" Après le déjeuner, l'un ou l'autre poursuit les leçons. Sans manuels, nous sommes incapables de nous remémorer toutes les données, par conséquent, nous sommes très vraisemblablement en train de transmettre à
Jason des informations fausses.
Enfin, peu importe. Puisque nous avons de la chance! Les après-midi, ça traîne toujours en longueur, vous ne trouvez pas ? Eh bien, les nôtres traînent deux fois plus en longueur que ceux de tout le monde. Nous prenons le thé avec des biscuits, du cake, n'importe quoi. Ici, Dieu merci, il n'y a pas de balance, mais je peux vous dire que je prends du poids, et vite.
Depuis que nous habitons ici, j'estime avoir pris au moins six kilos.
Alison a toujours été une femme maigrichonne. Elle pourrait vivre de crème fraîche et de chips en restant mince.
" Après le thé, ce n'est pas très gai, car il ne nous reste plus rien à
faire, rien. Parfois, je me contente de tourner en rond dans l'appartement, de pièce en pièce, j'entre et je sors, je marche, je reviens à mon point de départ et ensuite, je recommence. Alison, ça la rend folle. "
J'en ai eu confirmation, en effet, à en juger par sa mine.
Elle a fermé les yeux, secoué légèrement la tête. " Ou alors je récite les tables de multiplication, ce qui au moins ne doit pas faire de mal à Jason. En général, à cette heure-là, il pimente la situation en demandant pourquoi il ne peut pas sortir, il en a envie, pourquoi n'a-t-il pas le droit de voir ses amis, pourquoi l'empêche-t-on de sortir dans le parc? Depuis la fenêtre de la cuisine, il peut apercevoir les arbres d'un jardin public. Nous le lui expliquons du mieux que nous pouvons, pour la cinquantième ou peut-être la centième fois.
Et puis il nous répond que si "les agents de police", je le cite, veulent qu'on rentre à la maison, c'est mal, c'est contre la loi, faut pas y aller.
Je ne sais pas qui lui a parlé de l'existence de la loi, pas moi, j'en suis certain.
" Merci mon Dieu pour le journal télévisé de six heures.
Merci mon Dieu pour cette heure de félicité entre six et sept. Je t‚che de ne pas me demander ce que nous ferions si la télévision déraillait comme l'aspirateur. Les soirées sont longues, surtout par cette chaleur, en général nous prenons tous les deux des douches froides... nous sommes l'un et l'autre des gens extrêmement propres... et la télévision fonctionne encore. Ce que je préfère, ce sont les émissions qui vous montrent des gens heureux, h‚lés, sur des plages ou à vélo sur les collines dégagées du Derbyshire. Ou des conducteurs au volant de voitures rapides disparaissant dans le soleil couchant ou des oiseaux en vol ou...
- Arrête ! s'est écriée sèchement Alison, et sa voix laissait entendre qu'elle était à bout. Arrête avec ça. Il faut que ça cesse, je ne le supporte plus. "
¿ son tour, il a fermé les yeux. Il a serré les poings et incliné la tête.
Nous avons assisté à la scène, impuissants.
Alison s'est levée et lui a posé la main sur l'épaule. J'ai cru que, dans un mouvement de colère, il allait la repousser, mais non, il a recouvert sa main de la sienne.
Silver a rompu le silence en leur demandant ce que nous pouvions leur procurer, hormis de la nourriture. Il a mentionné des livres, éventuellement un baladeur avec des piles. Et pourquoi pas des blocs de papier et des craies de couleur, des fleurs et des plantes, certes moins faciles à monter par l'échafaudage, un jeu d'échecs, des cartes, d'autres puzzles pour Jason, des journaux et des périodiques, comme l'Economist et le Spectator!
" Nous devons surveiller nos dépenses ", a rappelé Andrew, d'une voix assagie.
¿ moins que s'être soulagé de ce qu'il avait sur le cúur ne l'ait fatigué, vidé.
" Mais des livres oui. Des poches, surtout. "
Il a porté les titres sur la liste des commissions de nourriture.
" J'ai un walkman, mais les piles sont mortes.
- Vous serait-il possible d'acheter une paire de baskets pour Jason ? Si ses pieds continuent de grandir à ce rythme, je vais devoir faire des trous dans ses chaussures. "
Nous avons ajouté les chaussures à la liste, et Andrew nous a indiqué la pointure de Jason.
" Si seulement il y avait un moyen de vendre la maison de mon père.
¿ présent, elle m'appartient. Cela nous rapporterait un million. Je n'ai jamais eu autant besoin de cet argent.
- Dans dix ans, a l‚ché Alison, et c'était là une réflexion à froid, m˚rement pesée, Jason aura dix-huit ans. ¿ cette date, tu seras en mesure de la vendre. Personne ne pourra plus t'enlever Jason. D'ici seulement dix ans. "
Assise là, en train d'écrire à mon mari là-bas, en Afrique, de relire sa dernière lettre avant de transcrire ces pages de journal quasiment mot pour mot, je me demande pour qui je rédige ce compte rendu. Pour quelqu'un en particulier? Pour quelqu'un, vraiment ? Peut-être pour mon mari, qui en connaît déjà presque la totalité. Mais lire ce qu'on sait déjà peut avoir quelque chose de singulièrement plaisant, en particulier s'il s'agit d'une version des événements formulée par un être cher, autant que de relire un livre familier de longue date. J'ai lu Jane Eyre à l'école, c'était pour ce qu'on appelle maintenant le bac blanc, et cela m'a procuré bien plus de plaisir la seconde fois. Ne croyez pas un seul instant que je me compare à
Charlotte BrontÎ. Le seul parallèle entre son écriture et la mienne réside dans la douleur et la souffrance. De sorte que ni elle ni moi ne pouvons offrir une littérature totalement plaisante, je le crains.
Pourtant, jusqu'alors, nous n'avions connu aucun malheur dans notre relation, Silver et moi. La tristesse et l'insatisfaction étaient réservées aux autres. Au début, la présence occasionnelle de la jolie Judy dans l'appartement ne projetait qu'une ombre légère, similaire sans doute à
celle de Guy Wharton pour Silver. Je ne savais plus rien de lui depuis des semaines, ce qui n'était vraiment pas surprenant, puisqu'il n'avait aucune idée de l'endroit o˘ je me trouvais. qu'était-il advenu des quelques lettres qu'on avait d˚ m'envoyer chez la vieille Mme Fisherton ? Béryl n'en avait jamais vu passer une seule. Je lui avais posé la question. Ne me les descendait-on jamais au sous-sol? quand j'y pensais, et cela ne m'arrivait pas souvent, je supposais que Max et Selina me faisaient suivre mon courrier dans le Suffolk. En fait, ce n'était pas ça non plus. Avec une vindicte étrange, incompréhensible (à l'époque), ils avaient d˚ tout détruire.
J'ai rencontré Guy par hasard, en me promenant vers la pépinière de Clifton. Le temps avait un peu fraîchi, il avait plu, et Mme Houghton voulait faire planter des arbustes. Je lui avais suggéré de choisir une solanacée et une Hydrangea grimpante, croyant à tort que mes lectures m'avaient transformée en experte. Guy était au comptoir en train de payer une plante en pot et une carte d'anniversaire. Il m'a expliqué qu'il sortait déjeuner et que la plante était pour son hôtesse, mais il habitait dans son appartement de South Kensington, et ce déjeuner de fête se tenait à Pimlico, ce détour m'a donc semblé bien inutile. Je me suis demandé, même si ce n'était là que pures conjectures à caractère sentimental, s'il n'était pas venu dans l'espoir de me croiser. D'après ce que je savais, il venait fréquemment faire un tour dans Maida Vale avec cette idée en tête.
Son plaisir manifeste lorsqu'il m'a vue rendait l'hypothèse plus que vraisemblable.
Nous avons longé le canal et nous sommes assis dans le jardin à l'entrée de Warwick Avenue. L'eau miroitait sous le soleil et dansait dans le vent. Les péniches étaient chargées de leurs cargaisons de fleurs en bacs et en caisses, luxuriantes et envahies de végétation à cette période de l'année.
Guy m'a annoncé : " Je t'ai écrit deux fois.
- J'ai déménagé. On ne m'a pas réexpédié mes lettres. "
Je lui ai appris que j'avais laissé tomber l'Institut d'études supérieures de Grand Union et que j'étais devenue jardinière.
¿ l'évidence, cette nouvelle lui a causé un choc. quand il rougissait, il ressemblait plus que jamais à Andrew Lane.
" Tu ne crois pas que tu aurais d˚ suivre ma suggestion et venir travailler pour mon père ? - Je ne vais pas rester éternellement jardinière, l'ai-je rassuré. Mais si je m'asseyais derrière un bureau, je pourrais bien rester secrétaire à vie. Et puis, Guy, tu me vois, moi, dans un bureau ? "
J'étais dans ma tenue habituelle, jean et baskets, un T-shirt imprimé, avec un motif de visage, d'animal, ou un slogan.
Mes cheveux étaient longs, ils m'habillaient d'une grande capeline noire jusque dans le milieu du dos. Inutile de préciser qu'aucun maquillage ne m'avait jamais effleuré la peau, qu'aucun vernis n'avait laqué mes ongles, et que je sentais le savon Camay. Il m'a regardée et m'a avoué : " Je te vois partout. Je veux dire, en robe et en jolies chaussures et... enfin, je ne sais pas, dans ces sortes de tenues que portent les filles. "
Cela m'a fait rire, mais il était on ne peut plus sérieux.
" Je t'ai toujours trouvée très jolie, Clodagh. "
Il fallait que je lui parle, je m'en rendais bien compte, et je cherchais mes mots quand il a proposé que nous fassions le trajet en bateau depuis Jason's Wharf jusqu'à Camden Lock.
En marchant jusque-là, nous pourrions attraper le bateau de onze heures trente. Et si nous dînions ce soir ou demain, ou le surlendemain? Et si nous dînions les trois soirs? s'est-il enhardi.
" Je ne peux pas aller me promener en bateau, Guy. Je dois aller jardiner.
En plus... (je l'ai dévisagé, sachant que cela allait le blesser)... il faut que je t'avoue que je vis avec quelqu'un au 15, Russia Road. Je l'ai rencontré en avril. "
Il a hoché la tête.
" C'était inévitable. Cela va durer? "
quelle question! L'espace d'un instant, je l'ai détesté de l'avoir posée.
" Je n'en sais rien. Comment le saurais-je? Je pense que oui.
- Si nous étions fiancés, m'a-t-il promis, je ne te demanderais pas de vivre avec moi. Je ne trouverais pas ça correct. "
J'étais incapable de répondre à ça.
" Tu pourrais changer d'avis à propos de... de cet ami à toi. Si jamais tu changeais d'avis, n'oublie pas que je suis là. "
¿ l'instant de nous séparer, je l'ai embrassé, mais c'est lui, et non moi, qui ai mis de l'intensité dans ce baiser. Je me suis détachée de lui en secouant la tête.
" Puis-je continuer à t'écrire, de temps en temps ? "
Je n'ai pas répondu, oubliant que je lui avais donné mon adresse. Donc, nous nous sommes séparés, lui avec son pot de calcéolaires en direction de la station de métro de Warwick Avenue, moi vers le jardin des Houghton.
Tout l'après-midi, pendant la séance de tonte hebdomadaire de la pelouse, et tout en en taillant les bords aussi nettement que possible avec une bêche bien aff˚tée, j'ai pensé à Guy comme si j'étais amoureuse de lui, ce que je n'étais assurément pas. Je songeais à lui car il était si gentil, si tolérant, si affectueux et si convenable. Et je le trouvais attirant. quand il m'avait embrassée (il en avait déjà eu l'occasion une ou deux fois), cela m'avait excitée, j'avais eu envie de plus, à ceci près qu'il était trop correct pour espérer davantage d'une jeune fille qu'il considérait comme une connaissance de fraîche date. Après le pylône, il avait été le seul à me soutenir. Je pensais qu'il m'aimait vraiment et, avec le temps, une fois que je l'aurais guéri de son sexisme, dont il ignorait tout, je crois qu'il aurait fait un excellent mari.
Il aurait voulu me changer, m'asseoir à un bureau, me pousser à enfiler "
ce que mettaient les filles ", et j'aurais essayé de le rendre plus ouvert, moins prude et conventionnel, plus libre, plus décontracté. J'ignorais alors qu'on ne changeait pas les individus. Les femmes, surtout les femmes, se lancent dans le mariage avec l'espoir de changer leur époux, de le faire entrer dans le moule désiré. Elles en sont quittes pour la désil- lusion.
Le seul homme qu'il faut épouser, c'est celui auquel vous ne changeriez rien si le changer était possible, celui qui correspond exactement à ce que vous souhaitez.
Guy m'a écrit, en effet, un certain temps après. Ses lettres m'ont mise dans l'embarras, plongée dans la culpabilité, et j'ai fourré la dernière dans la poche de mon jean sans la lire.
Assise avec Silver sur le toit, le soir suivant ma rencontre avec Guy, je lui ai tout raconté. Il m'a répondu très gentiment, et un peu - trop? -
froidement, m'a-t-il semblé, qu'il ne fallait pas se montrer totalement exclusifs, qu'il fallait que nous ayons d'autres amitiés. Guy n'attendait pas vraiment de moi que nous ayons une relation sexuelle - non? Pas vraiment, ai-je affirmé, pas que je sache, en dépit de ses baisers assez passionnés (mais ça, je me suis gardée de le préciser).
" Tu dois faire ce qui te plaît, Clodagh. Je n'ai aucun droit sur toi. "
Cette réponse était assez éloignée de celle que j'avais envie d'entendre, évidemment. Pour la première fois, un propos de Silver m'ébranlait. Mais espérais-je réellement une relation sans tache, l'accord parfait? Nous n'avons rien ajouté. Nous avons ramassé notre sac plein de livres, de blocs-notes, de puzzles, et encore un autre rempli de cassettes vidéo et de revues. Jason nous attendait carrément à l'extérieur de la fenêtre. Il m'a fait m'accroupir, afin de pouvoir se pendre à mon cou et m'embrasser. Je n'étais pas très rassurée de le découvrir sur ce balcon qui n'en était pas vraiment un, mais plutôt un encorbellement d'une cinquantaine de centimètres protégé par un parapet haut d'à peine un mètre. Le sol, une aire de béton abritant quelques plantes rabougries dans des bacs en pierre, se trouvait quinze mètres plus bas. Je me suis émerveillée de ces parents, puisqu'ils se considéraient comme tels, qui sacrifiaient tout, maison, carrières, revenu, liberté, pour l'amour d'un enfant, et qui omettaient pourtant, précaution élémentaire, de l'avertir de ne pas risquer sa vie sur cette étroite corniche.
Bien entendu, il aimait être là, dehors, cela se voyait. Cette maçonnerie poussiéreuse, c'était son jardin, son parc, son terrain de jeux, sa liberté. Inconsciemment, l'air pur, et il était assez pur au-dessus du faîte des arbres, l'amenait à respirer profondément. Mais il est rentré
volontiers avec nous et la paire de baskets rouges et blanches que nous lui avions achetée l'a distrait de l'air pur. Ses grands yeux liquides et sombres se sont ouverts tout grands, et il a souri, puis il a ri aux éclats.
Le livre que nous avions apporté spécialement pour lui était un vrai, sans illustrations et, chaussé de ses nouveaux souliers, il s'est immédiatement installé pour entamer sa lecture. Alison l'a prévenu qu'il était largement l'heure d'aller se coucher, et il lui a demandé s'il pouvait continuer de lire son nouveau livre au lit.
Après qu'on eut emmené Jason, Andrew s'est mis en devoir de nous rembourser, plutôt de mauvaise gr‚ce. " Mis en devoir ", car Silver s'est efforcé de l'en dissuader, en arguant que plusieurs de ces achats relevaient de notre initiative, il ne nous les avait pas commandés. Je ne sais pas si Andrew était avare par nature ou si les circonstances l'avaient porté aux économies de bouts de chandelle, mais il a accepté l'offre de Silver avec soulagement. En profond désaccord, je me suis tue, mais le coup d'úil indigné que j'ai adressé à Silver tradui1sait assez le fond de ma pensée. Avec la permission d'Alison, je suis entrée dans la chambre de Jason pour lui souhaiter bonne nuit et, à l'instant de lui donner un baiser, j'ai réfléchi - son amour pour Andrew et Alison était-il si indubitable? était-il heureux avec eux? -, et je me suis demandé ce qu'il deviendrait une fois qu'on le leur aurait retiré, ce qui adviendrait un jour, inévitablement.
Mais était-ce bien inévitable? N'y aurait-il pas une autre issue ? ELSIE
ALMqUIST est passée à Russia Road à l'heure de la séance de thérapie de Liv contre l'agoraphobie. Je me tenais en retrait de la porte d'entrée et je t
‚chais de la convaincre, à force de cajoleries, de risquer un pas au-dehors.
Agrippée à mon bras, elle avait commencé d'avancer un pied, en frémissant de tout son corps, quand sa mère a traversé la rue pour gravir le perron.
La veille au soir, avant de sortir sur les toits, j'étais passée chez les Hinde. J'avais sonné à la porte, une jeune fille m'avait ouvert et je m'étais fait passer pour une fonctionnaire de la municipalité de Westminster. J'avais prétendu réaliser une enquête d'opinion auprès des habitants sur le système de collecte des ordures ménagères. ¿ ce moment, une femme avait descendu l'escalier et un homme était sorti du couloir, côté gauche. Peut-être avaient-ils retenu quelque enseignement de leur expérience avec Liv, car James Hinde m'avait demandé de lui présenter une pièce justificative. J'avais battu en retraite, tout à fait satisfaite. Je ne savais pas qui était le couple que Liv avait aperçu dans Russia Road, mais ce n'était pas James et Claudia.
Mais quand Liv a su que je m'étais présentée au domicile des Hinde, elle en est restée abasourdie. Ils m'avaient suivie, ils avaient remonté la piste jusqu'ici, en ce moment même, quelqu'un était s˚rement en train de surveiller la maison.
Nous n'avions pu la convaincre de descendre qu'en postant Judy à un bout de la rue et Morna à l'autre. Mais ni l'une ni l'autre, c'est certain, ne s'étaient méfiées d'une Suédoise entre deux ‚ges à l'air soucieux, un guide des Rues de Londres de A à Z entre les mains. Liv, qui réagissait de la sorte devant presque tout événement inattendu, a poussé un cri perçant. Je l'ai repoussée à l'intérieur de la maison, j'ai prié Elsie Almquist d'entrer et je les ai fait monter toutes les deux chez Silver. Je sais à
présent que Liv était malade, et que nous avions franchement tort d'essayer de la soigner par nous-mêmes.
Mais nous étions très jeunes. La conduire chez un médecin relevait pratiquement de l'impossible, et quant à en appeler un, ou un quelconque travailleur social spécialisé en psychiatrie, cela ne nous était jamais venu à l'esprit. Nous n'avions jamais perçu qu'elle se trouvait au bord de la schizophrénie paranoÔaque. Et, quand elle s'était roulée en boule au bout du canapé, à l'endroit qu'elle appelait " le coin de Liv ", sa mère avait simplement cru qu'elle traversait une passe difficile, " car c'est une adolescente ". Elle s'est approchée d'elle et l'a secouée, la prenant par l'épaule et lui remuant le bras. En réaction, Liv n'a pas levé la tête, elle ne s'est pas étirée, non, elle l'a frappée, assenant à sa mère encore penchée sur elle un coup violent au menton.
Pour la pauvre Elsie, c'était là une situation inconcevable.
Avec une expression de désarroi douloureux, elle a détourné la tête et, les yeux écarquillés, elle a balayé la pièce du regard.
Ce qu'Elsie a découvert à cet instant n'a fait qu'aggraver l'état d'esprit qui était le sien lorsqu'elle s'était mise en route avec l'adresse de sa fille et son guide de Londres. Je ne sais pas s'il restait encore des crottes de souris sur la vieille moquette graisseuse, grise, usée et maculée de taches, mais ce n'était pas impossible. Il y avait de la cendre de cigarettes saupoudrée un peu partout. Tous les bois des sièges étaient éraflés et tous les rembourrages usés jusqu'à la corde, et quant au canapé, il aurait pu rapporter cinq livres sur un trottoir de Church Street - et encore, avec de la chance. Le papier peint se décollait et, un soir, Wim avait h‚té sa décrépitude en en épluchant de larges copeaux. Par les fenêtres ouvertes, le vent violent qui s'était levé emportait les rideaux sales et effilochés, presque jusqu'à l'horizontale, et précipitait à terre une pile de journaux accumulés depuis une semaine.
Désespérée, Elsie n'a pu se retenir de secouer la tête, les yeux fermés.
Judy et Morna ont monté l'escalier, Silver est sorti de sa chambre, et elle, elle les dévisageait, hébétée. Le bouquet, me suis-je dit, ce sera l'arrivée de Wim par la fenêtre.
Mais il ne s'est pas montré et, petit à petit, Elsie a paru réconfortée par la présence de Silver, acceptant une tasse de thé qu'il lui tendait (non sans ensuite la repousser, car elle contenait du lait), et quittant enfin sa fille du regard.
On espérait que son mari serait autorisé à sortir de l'hôpital d'ici deux jours. Elle a réussi à nous expliquer ça en bon anglais, tout en s'excusant sans arrêt de son incapacité à formuler correctement telle ou telle phrase.
Son mari et elle allaient regagner la Suède très bientôt. Elle devait retourner travailler le lundi suivant.
" Nous reviendrons et nous ramènerons Liv avec nous.
C'est encore ce qu'il y a de mieux à faire. "
¿ ce moment-là, Liv avait l'air à moitié assoupie. Très souvent, elle s'endormait au beau milieu de la journée, et la conversation se poursuivait autour d'elle. Mais les propos de sa mère l'ont électrisée. Elle a bondi du canapé, s'est retrouvée debout, se tordant comme un personnage de télévision qui, atteint d'une balle, va s'écrouler d'une seconde à l'autre, et elle s'est mise à crier contre sa mère en suédois. Personne n'y comprenait un traître mot, mais nous savions tous ce qu'elle lui hurlait : elle ne rentrerait pas, elle était même incapable de sortir de l'immeuble, et quelqu'un lui avait volé son argent. Au moins, elle avait cessé
d'accuser son père du larcin.
Rassemblant encore l'anglais appris du temps de sa scolarité, Elsie a menacé Liv d'une intervention policière.
" Je vais demander à un policier de venir ici et de te forcer. "
Mais tous, y compris Elsie, en dépit de ses belles paroles, savaient que c'était impossible. Liv avait dix-neuf ans, elle était adulte et pouvait vivre o˘ bon lui semblait. Elle a marmonné quelque chose à sa mère, puis s'est adressée à la cantonade : " Je reste ici, dans cet appartement.
Silver aime bien que je suis ici et Wim aussi. "
Elle m'a dévisagée avec sévérité.
" Wim, oui, beaucoup. Peut-être ça sera des années et des années. Je ne sais pas. Je dois récupérer mon argent. Mais c'est ici que je reste. "
Là-dessus, elle est entrée dans sa chambre, et nous avons entendu la clé
tourner dans la nouvelle serrure. C'était alors, il me l'a appris plus tard, que Silver avait compris o˘ étaient passées les deux mille livres. Il ignorait comment il l'avait compris, cela lui était venu comme une révélation soudaine.
Nous étions dans le bus pour Cricklewood, un soir o˘ nous n'avions pas à
nous rendre au 4E Torrington Gardens. Toute la journée, il avait fait lourd, humide, très chaud mais sans soleil, et à huit heures du soir il avait enfin brillé, un globe rouge sombre, éblouissant, entre des bancs de cirrus noirs.
Nous étions assis sur l'impériale, au premier rang, la meilleure place pour contempler l'horrible Kilburn High Road et les rues d'une joliesse tellement incongrue qui en partaient, avec ses arbres poussiéreux, ses boutiques de saris et de vêtements d'occasion, ses clubs sordides, ses supermarchés qui absorbaient et dégorgeaient des foules de gens, le Tricycle Thé‚tre et les pubs. Toutes les trente secondes, approximativement, le bus s'arrêtait à un feu rouge.
" C'est Jonny ! " s'est écrié Silver.
Il m'a regardée droit dans les yeux.
" «a ne te surprend pas tant que ça, hein ? - «a ne me surprend pas, ai-je confirmé.
- Pour cet argent, il était au courant dès le début. Enfin, nous l'étions tous, mais aucun de nous n'échafaudait de projets avec. Je pense qu'il savait tout ce qui s'était passé, toi qui t'en étais chargée, qui l'avait rapporté, Liv qui l'avait caché une deuxième fois. Je ne crois pas qu'il connaissait la première cachette, mais la seconde, si. Il mijotait sans doute de s'en emparer quand je l'ai exilé de la chambre de Liv.
- Il a d˚ surveiller la maison. Sinon, je ne vois pas comment il a pu s'y prendre.
- Il a eu de la veine, c'est tout. Il a vu arriver le père de Liv et il a compris vers quelle heure il rentrait. quant à la date de son retour en Suède, Liv la lui a très certainement révélée elle-même. Il a deviné
qu'elle lui avait remis l'argent la veille.
Et il n'a même pas eu besoin de deviner. Elle a pu tout lui raconter, que son père rentrait chez lui et qu'il emportait l'argent. "
Nous étions restés silencieux, à réfléchir au comportement sans nul doute imprudent de Liv, sans pour autant nous rendre compte que nous avions été
tout aussi sots et imprévoyants, sans comprendre un instant que, dans toute notre démarche vis-à-vis d'Andrew et Alison, dans notre attitude à l'égard de Liv et, somme toute, dans nos relations avec un criminel, nous nous étions montrés tout aussi imprudents qu'elle, si ce n'est tout aussi déraisonnables.
La maison dans laquelle Jonny occupait une chambre ne possédait pas le charme des demeures de Maida Vale. Elle était haute et massive, avec un bow-window mastoc au rezde-chaussée surmonté de trois paires de fenêtres à
guillotine, sans autre ornement de façade que de lourds rebords de fenêtre en pierre et des ramifications de gouttières. Un homme à peu près de l'‚ge de Jonny s'est présenté à la porte. Il était aussi différent de Jonny que possible, d'une minceur squelettique, la barbe blonde et clairsemée et le cheveu long en bataille.
Jonny n'était pas là, nous a-t-il informés, il avait déménagé la semaine précédente. Personnellement, il ne l'avait pas vu partir, mais le propriétaire de la maison, sachant qu'il voulait une chambre pour son ami, lui avait signalé que celle de Jonny était vacante.
" Vous ne savez pas o˘ il est allé, je suppose? lui a demandé Silver.
- Tu supposes bien, mon pote. J'ai jamais parlé à ce type. "
Donc, Jonny n'avait plus de travail, et aucune adresse connue.
" qu'allons-nous faire? ai-je demandé tandis que nous retournions d'un pas lent à l'arrêt de bus. On pourrait prévenir la police. J'avais dit ça d'un ton hésitant, pas encore guérie du syndrome de l'adolescente anarchique. On pourrait, je suppose. Mais ensuite, ils viendraient questionner Liv. Crois-tu qu'on puisse mourir de peur? Parfois, je me dis que Liv en serait capable. "
Silver m'a répondu qu'il l'ignorait, mais il voyait ce que je voulais dire.
En outre, Jonny avait été son ami. Il ne pouvait pas trahir un ami, ce serait mal. D'un autre côté, Jonny n'avait pas seulement volé l'argent et brutalisé Liv, il avait frappé H‚kan Almquist à la tête, avec fracture du cr‚ne à l'arrivée.
Si c'était lui, si c'était bien lui.
" Tu vois, nous ne savons rien. Tout ça, ce sont des conjectures, a-t-il ajouté. Nous ne possédons aucune preuve. Il se peut qu'il s'agisse de quelqu'un d'autre. En réalité, tout ce que nous savons, c'est que Jonny a quitté son boulot et qu'il a déménagé, mais ça ne prouve rien. Oh, et il porte des vêtements neufs. Il ignorait peut-être tout de cet argent, il a pu penser que Liv t'avait autorisée, ou moi, à le déposer sur notre compte en banque. "
Silver, si convaincu de la culpabilité de Jonny une demiheure auparavant, était désormais à moitié persuadé de son innocence, en tout cas concernant ce délit-là en particulier. Et du coup, nous avons discuté de la conviction de chacun. Et nous n'avons pas agi. Jonny se trouvait quelque part, probablement encore à Londres, mais nous ignorions totalement o˘.
Liv était encore à l'appartement, allait probablement y rester, comme elle l'avait annoncé, " des années et des années ".
Trois jours plus tard, H‚kan Almquist a reçu l'autorisation de rentrer à
Stockholm et, de là, à Kiruna.
Wim aussi, apparemment, avait disparu. Le plan d'occupation de l'appartement se modifiait. Niall, un ami de Morna, étudiant à l'…cole des hautes études orientales et africaines, nous avait rejoints. Faute d'avoir pu convaincre Silver de la laisser s'installer dans la chambre de Jonny, Judy campait dans le salon. J'ai déployé de gros efforts pour ne pas m'inquiéter de sa présence, mais en vain.
J'ai entendu des aînés expliquer que ma génération, née à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, était la première à avoir grandi libre de toute culpabilité et de toute pression sur le plan sexuel.
Nous n'éprouvons pas la nécessité de collectionner toute une série de partenaires, nous n'avons pas besoin de cette forme d'expérience qui découle de la variété. Libres d'entrer dans une relation sans honte et sans dissimulation, nous sommes ouverts en ce qui concerne nos vies sexuelles et francs avec les autres sur le plan des sentiments. La jalousie en est absente, de même que le subterfuge. La notion de la passion, intensifiée par la tension et le danger, nous est étrangère. ¿ l'‚ge du sida, nous acceptons une vie sexuelle pleine et enrichissante avec un seul partenaire, sans penchants clandestins et sans désirs secrets. Enfin, tout ce que je peux affirmer, c'est que je n'ai jamais rien remarqué de tel. Je ne connais personne qui corresponde à ce cliché, même pas moi, non que ce ne soit mon désir. Envie qu'a pu connaître tout un chacun, j'imagine, depuis que le monde est monde.
Donc, la présence occasionnelle de Judy dans l'appartement passait comme un nuage dans le ciel de mes journées de félicité, à l'exemple de Wim dans le ciel de Jonny. Et même si je n'en ai rien su avant la fin, ma présence constituait une menace pour Liv, car elle redoutait la tendresse évidente de Wim à mon égard, comme l'était l'existence même de Guy aux yeux de Silver. Aucun de nous n'évoquait ces questions ouvertement. Nous n'en discutions jamais. Elles suppuraient et suintaient à l'intérieur de nous.
Les nuits que Judy passait à l'appartement, par terre dans le salon, m'étaient particulièrement pénibles, et elle y restait encore à l'heure o˘
je devais partir travailler chez les Houghton. Pendant que je tondais la pelouse et que je retirais les dahlias fanés, je les imaginais, elle et Silver, assis là à évoquer le passé (c'était bien, tu te rappelles?), sans chaperons, Liv enfermée à clé dans sa chambre et profondément endormie. Et cette semaine-là, Silver n'est pas venu me chercher Randolph Avenue après ma journée de travail.
Ma consolation, c'était que Judy ne pouvait jamais nous accompagner sur les toits. Elle avait bien trop peur des hauteurs. Mais Silver lui avait parlé
des occupants du 4E Torrington Gardens, ce que je jugeais bien périlleux.
" Ne t'en fais pas, m'avait-il assuré, fidèle à son espèce de formule en forme de mantra. Judy est très bien. Elle ne le répétera pas.
- Mais enfin, pourquoi lui en as-tu parlé ? - Parce que c'est une de mes amies. Parce que je l'aime bien.
- Parce qu'elle a été ta petite amie? - Si tu veux ", avait-il admis, mais du ton distant qu'il prenait quand il exprimait sa désapprobation.
Ils se ressemblaient assez, Judy et lui. Ils auraient pu être frère et súur. (Et j'aurais aimé qu'ils le soient.) Elle aussi, elle avait la peau blanche et les cheveux blonds, toutefois plus foncés que ceux de Silver.
Leurs yeux possédaient la même teinte gris clair argenté. Et, ce que je trouvais le plus profondément dérangeant, elle était juive. ¿ l'époque, je connaissais à peine les parents de Silver, je ne savais rien de leurs opinions, mais mon imagination m'a permis de me figurer un couple à moitié
orthodoxe attendant de son fils qu'il ne se mésallie pas, ayant par le passé considéré Judy d'un úil favorable et ravi que l'occasion lui en soit de nouveau donnée.
quand j'étais encore à l'école, j'avais lu dans un quelconque ouvrage féministe un éloge appuyé de Judith, la grande héroÔne biblique. " Rends-moi forte en ce jour, ‘ Seigneur Dieu d'IsraÎl ! " s'écriait-elle en plongeant son épée dans le corps d'Holopherne. Parfois, je me sentais incapable de rivaliser avec elle.
Cela étant, elle ne montait jamais avec nous sur les toits.
Nous la laissions veiller sur Liv, même si la menace potentielle de Jonny se dissipait de jour en jour. Et là-haut, nous étions à nouveau unis, à
nouveau proches. Comme, la première fois, la traversée du toit nous avait rendus fébriles, nous ne l'avions pas retentée, mais, la troisième semaine d'ao˚t, un soir o˘ nous n'avions rien à apporter au 4E, nous avons décidé
de nous lancer dans une nouvelle tentative. La maçonnerie était chaude au toucher, le soleil était couché, et sous nos pieds, les ardoises étaient sèches et lisses, nullement glissantes. Il n'avait pas plu depuis si longtemps que des coulées de poussière p‚le maculaient les gouttières en deçà du parapet.
Une chute précoce, annonciatrice de l'autre, plus tardive, à deux mois de là, avait dépouillé les platanes de leurs premières feuilles, et certaines avaient voleté jusqu'ici. Elles jonchaient la b‚che, rabougries, de couleur vert-jaune, mais encore aussi grandes que des assiettes.
Silver a d'abord posé un pied, puis l'autre, sur la b‚che. Les poutres ont grincé, mais elles ont tenu. J'ai suivi, en t‚chant d'avancer d'un pas léger, comme si marcher sur la pointe des pieds allait diminuer mon poids.
Une fois en s˚reté de l'autre côté, il m'a tendu la main, et je l'ai attrapée pour enjamber le dernier tronçon d'un bond et atterrir sur la terre ferme, sur les ardoises. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre, nous nous sommes étreints et embrassés parce que nous avions réussi la traversée sans mal. Dans l'existence, on doit rarement déplorer de ne pas avoir connu d'accident, mais plus tard j'ai eu de bonnes raisons de regretter que la b‚che ait tenu cette nuit-là, qu'elle ne se soit pas affaissée et n'ait pas cédé, précipitant notre chute, peut-être sans blessure grave, au milieu des solives calcinées et de la maçonnerie endommagée.
Et que le balcon brisé ne se soit pas effondré sous le choc.
Nous nous sommes introduits dans l'appartement pour y découvrir Andrew et Alison assis dans le salon, manifestement désúuvrés, en train de nous attendre. Silver et moi n'avions aucune idée de l'importance que nos visites avaient fini par revêtir à leurs yeux. Dans ce contexte, nous nous considérions comme de simples messagers, des porteurs de provisions. En fait, Alison nous l'a confessé par la suite, nous étions des messagers des dieux, des anges, ce qui, nous avaitelle précisé, est le sens de ce mot.
Notre apparition sur le balcon et notre entrée par la fenêtre constituaient les temps forts de leur journée, tandis que nos périodes d'absence étaient mornes et sans vie. Nous étions ce qu'ils attendaient, dans leur prison, dans le déclin de ce long été chaud o˘ la vie continuait, mais hors de leur portée, suspendus qu'ils étaient dans cet endroit o˘ l'innocent Jason purgeait sa peine suite à un accident de naissance.
Nous leur avons demandé leur liste de commissions, nous leur avons rapporté
ce qui se disait d'eux dans les journaux, nous les avons informés qu'on les avait aperçus à Aberyswyth, à Columbus, dans l'Ohio, et à Paris. Le Mail on Sunday avait publié une lettre émanant prétendument d'Andrew, qui posait les conditions sous lesquelles ils accepteraient de regagner leur domicile.
Le Sunday Mirror publiait une photographie, prise à Leeds dans une galerie marchande à partir d'un circuit de télévision de surveillance, d'un homme, d'une femme et d'un petit garçon pressés de fendre la foule comme s'ils craignaient de se faire repérer. Andrew nous a soutenu n'avoir écrit aucune lettre. Autrement, nous l'aurions su, car c'est nous qui l'aurions postée.
quant à Leeds, ni Jason ni eux n'y avaient jamais mis les pieds.
Nous voulions surtout leur parler du plan que nous étions en train d'élaborer pour les sortir de là. Premièrement, il nous serait utile d'en savoir plus sur les occupants des étages inférieurs, le jeune homme du rezde-chaussée et le couple plus ‚gé qui occupait ce qu'Andrew appelait le "
duplex ". que savaient-ils? Avaient-ils deviné? que pensaient-ils de ces gens qui ne sortaient jamais ? …taient-ils au courant de la présence d'un enfant là-haut? Il faudrait acheter des passeports et des billets d'avion.
Pour la première fois, Silver leur a signalé - à moi, il me l'avait déjà
expliqué - qu'il avait parlé d'eux à Judy car elle était une bonne photographe amateur et qu'elle pourrait prendre des photos d'eux pour leurs nouveaux passeports.
" Je ne vois pas comment, ai-je relevé, si elle a peur de passer par les toits.
- Elle montera par l'escalier. ¿ ce moment-là, nous connaîtrons les habitudes des habitants des étages inférieurs. Nous saurons s'ils sont susceptibles de voir quelqu'un monter à l'appartement du dernier étage. "
Puis il s'est adressé à Andrew : " Connaissez-vous l'un d'eux? D'après les sonnettes, il y a là un couple, les Nyland, et un certain S. Francis.
- M. et Mme Nyland sont très ‚gés, a précisé Alison. Le monsieur du rez-dechaussée est un acteur.
- Il est très célèbre, s'est mis à ricaner Andrew. Enfin, dans les cercles de la télévision, et si l'on admet leurs critères de célébrité. Il joue les méchants dans je ne sais quelle sitcom. "
J'ai songé que Selina devait peut-être s'estimer heureuse de jouer les gentilles. Andrew m'a avoué qu'ils n'avaient jamais vu personne, le peu qu'ils en savaient, ils le tenaient de Louis Robinson. Au temps o˘ il avait l'habitude de sortir faire les courses, il avait croisé une fois quelqu'un qui rendait visite à Mme Nyland. Une femme très jeune avait passé la tête à
sa porte juste à l'instant o˘ il traversait le palier.
" Leur fille, j'imagine. Elle avait d˚ m'entendre descendre les marches, c'est une espèce de marbre, il n'y a pas de tapis.
Elle a calculé l'instant précis o˘ j'allais passer devant la porte de sa mère. Les gens comme elle n'ont rien d'autre à faire que de fourrer leur nez dans les affaires des autres.
- Nous irons chez moi par cette voie, a décidé Silver. En descendant par l'escalier, au lieu de monter sur le toit.
- O˘ habitez-vous exactement? "
Andrew avait souvent l'air très soupçonneux.
" Pas loin, je suppose ? - Pas loin ", a confirmé Silver, avec un sourire.
Ils nous ont raccompagnés. L'espace d'un instant, ils furent des individus normaux qui souhaitent une bonne nuit à des amis passés faire un saut pour la soirée. Mais ils ont refermé la porte derrière nous plutôt rapidement.
La lumière s'est éteinte.
Nous avons attendu ; il nous a fallu un petit moment avant de nous accommoder à l'obscurité. Par les fenêtres de la cage d'escalier filtrait un clair de lune un peu terne. Silver m'a précédée. Il y avait deux volées de marches par étage et nous en avons descendu quatre, passant devant l'appartement inoccupé de Louis Robinson, et deux autres jusqu'à la partie inhabitée de la maison. Il était à peu près dix heures et demie, et tout était silencieux, hormis le trottinement de nos baskets sur les marches, une " espèce de marbre ", à en croire Andrew.
Si les personnes d'un certain ‚ge dormaient dans leur appartement sur deux niveaux, elles devaient se trouver quelque part derrière cette porte récemment repeinte en noir. Ce jour-là, probablement, quelqu'un avait briqué le heurtoir, le volet de la boîte aux lettres et la poignée de porte en cuivre, pour les faire reluire comme de l'or dix-huit carats. Prise dans la boîte aux lettres, sous le volet, une enveloppe dépassait.
Silver l'a tirée lentement, doucement, un doigt calé sous le volet de crainte qu'il ne claque. Pourquoi cette lettre se trouvait-elle là, pourquoi n'avait-elle pas été correctement glissée au fond de la boîte extérieure avec le reste du courrier? Personne ne pouvait le dire. Peut-
être avait-elle été remise par erreur au monsieur du rez-de-chaussée, qui l'avait montée jusqu'ici. Elle était adressée à M. et Mme J. L. Nyland, appartement C, 4, Torrington Gardens, Maida Vale, W 9, confirmant ce que nous savions déjà.
Nous l'avons poussée sous la porte avant de reprendre notre descente en silence. Une fois dehors, nous nous sommes retournés, nous n'avons pas vu de lumière, ni là, ni au-dessus.
S˚rement pas couché, l'acteur devait être sorti. Nous sommes rentrés à la maison par les rues, partageant tous deux le sentiment que nous nous sentions plus heureux et plus à l'aise à quinze mètres au-dessus du sol.
Liv, Judy et Niall étaient installés dans le salon, et, après une absence de presque deux semaines, Wim était de retour. En observant son attitude avec Liv, je me suis demandé s'il ne perdait pas un peu de son détachement, s'il ne commençait pas à éprouver de l'affection pour elle, car elle se serrait contre lui sur le canapé, comme souvent, la tête posée contre son épaule, et il avait passé un bras autour d'elle. S'il restait, il allait devoir partager son lit, car désormais c'était Niall qui occupait son espace habituel.
Judy a annoncé que cette nuit-là elle ne resterait pas, elle rentrerait chez elle, et je me suis dit que c'était mal de me réjouir et d'espérer que jamais elle ne revienne.
J'avais dans l'idée de demander à Selina si elle savait quelque chose de cet acteur. Silver est tombé d'accord, mais il était surpris que je souhaite reprendre contact avec elle et Max. En fait, j'étais en train de changer, et à un rythme rapide, comme quand on a vingt ans. J'avais eu beau me raconter je ne sais quoi sur mes propres sentiments, j'ai compris que j'avais eu peur de Max. Il avait incarné toutes les figures autoritaires que j'avais connues. Selina, elle, ne me faisait pas peur, mais, en sa présence, je me sentais invariablement exclue, perturbée, comme si j'essayais de comprendre une langue étrangère parlée par une personne qui aurait fort bien pu s'exprimer en anglais si elle l'avait voulu.
Devais-je éviter Max ? Je ne me levais plus de bonne heure pour appeler à
la maison pendant qu'il était sorti pour son jogging matinal. En outre, même si je m'activais et réussissais à pointer le nez dehors à sept heures, Selina serait encore au lit et ne recevrait certainement pas trop aimablement celle ou celui qui la contraindrait à ouvrir sa porte en robe de chambre et sans maquillage. J'ai décidé de braver Max et d'en affronter les conséquences. J'ai fourré nos vêtements sales dans une taie d'oreiller pour que Silver les emporte à la laverie et je suis sortie dans la rue juste avant dix heures. Mais, en jetant un úil du haut de notre perron, en face, au n∞ 19, ce qui n'avait rien de compliqué, par-dessus le muret du jardin, j'ai entrevu une scène franchement sidérante. Une femme en survêtement bleu montait par l'escalier de la cour en sous-sol. Elle s'est arrêtée en haut pour claquer et fermer le portail à clé, alors que Max, dans sa tenue de jogging chocolat, sortait par la porte sur la rue. La femme était mon ancienne directrice de mémoire, Caroline Bodmer.
Ils se sont retrouvés dans l'allée et se sont embrassés. Max lui a maintenu le portail de la rue ouvert, et tous deux sont partis trotter en direction du terrain de jeux de Paddington.
Max avait modifié son horaire d'exercice - sans aucun doute à cause d'elle.
Ce que j'avais vu m'a laissée songeuse. Certaines remarques inexplicables de Selina devenaient claires. Je comprenais son allusion à ces "
universitaires débraillées ". J'ai regardé Max et Caroline Bodmer disparaître au coin de Lauderdale Road - pas une fois ils n'ont levé les yeux dans ma direction -, et je me suis approchée du n∞ 19. Selina a ouvert la porte si promptement qu'elle devait être postée juste derrière. Elle avait une figure lugubre, plus ridée que jamais, son maquillage avait l'aspect du pl‚tre appliqué à la truelle. Elle portait un minuscule tailleur en soie de la couleur la plus difficile à porter qui soit, jaune citron, et quantité de bijoux en or.
" Entre, m'a-t-elle priée, de la voix d'un croque-mort s'adressant à la famille endeuillée. Je suppose que tu les as vus? - Je n'avais pas la moindre idée que c'était elle, sa petite amie. "
Elle m'a parlé comme si nous ne nous étions séparées que depuis à peine une demi-heure.
" Allons, darling, je t'ai bien expliqué que je ne t'en voulais pas. Je suis certaine que c'est advenu en toute innocence de ta part, le fait que tu les aies présentés, je veux dire. Mais c'était sous prétexte de te joindre qu'elle appelait sans arrêt ici. Et dès leur rencontre, si tu veux bien le croire, mais il me jure que c'est la vérité, c'a été le coup de foudre. "
Tout se passait comme si nous étions deux amies intimes.
" Viens, monte au salon. Mon pauvre salon que j'aimais tant et que je vais devoir quitter. Je m'en vais, tu sais. Je pars vendredi, et je crois que je vais devoir poser les yeux sur tout ceci pour l'ultime et dernière fois. "
J'ai regardé autour de moi. La moquette émeraude était constellée de moutons et de cheveux, de la poussière recouvrait les surfaces brillantes, et, dans les vases chinois, les fleurs étaient mortes. Les cendriers, vision surprenante dans cette maison, étaient pleins de cendre et de mégots.
" Le ménage n'a plus été fait depuis des semaines, darling.
Je n'ai pas permis à Béryl de s'en charger. Je serais incapable de dire pourquoi, c'était une sorte de démarche volontaire de ma part. «a me chagrinera moins de quitter cet endroit s'il est tout sale et tout vilain, j'imagine. Tu te souviens de la fête que nous avons donnée pour ton anniversaire? Nous étions tous tellement heureux, non ? Toi, moi, et Max, une vraie famille.
Il ne faut pas que je pleure. J'ai utilisé tout mon mascara waterproof et je n'en ai pas racheté. Tant de choses ont pris fin, aussi simplement que ça, darling. "
Le moment semblait mal venu de mentionner cet acteur, mais y en aurait-il un autre, mieux choisi ? Elle s'en allait à la fin de la semaine. J'ai posé
ma question, d'un ton hésitant, en t‚chant de réfléchir à un motif plausible, sans y réussir. C'était sans importance, car Selina ne s'intéressait absolument pas à moi, à ce que je pouvais devenir, à
l'endroit o˘ j'habitais, à qui j'aurais pu voir ou rencontrer. " Oh, lui, darling, oui. Il s'appelle Sean Francis. Extrêmement séduisant, tu ne trouves pas ? De beaux yeux, et des traits d'une douceur ! Il a participé à
deux épisodes de Streetwise.
Non, ce n'est pas une star, mais il a un charme incroyable, pas mal du tout, vraiment. Si seulement j'avais dix ans de moins, mais tout ça c'est du passé, je veux dire, nous n'avons fait que nous croiser, enfin, quelque chose dans ce go˚t-là, si je ne m'abuse. J'ai consacré à Max mes meilleures années et il les a balancées comme un vieux mégot. Je t'ai dit que je m'étais remise à fumer? «a me réconforte. Je n'avais arrêté que pour faire plaisir à Sa Majesté. "
Elle m'a passé l'étui à cigarettes en argent comme si je n'avais jamais subi ces investigations mesquines sur l'odeur de fumée chez la vieille Mme Fisherton.
" Et puis, ça me permet de rester mince. J'entre dans une taille 38. "
Je lui ai demandé o˘ elle allait habiter, et elle m'a répondu qu'elle avait pris un appartement à Dolphin Square pour six mois.
" C'est un coin rempli de députés, darling, et on ne sait jamais, hein? "
Sur le chemin du retour, d'humeur pensive, j'ai songé à Max et Selina et j'en ai déduit que si je ne pouvais nullement en vouloir à Max d'être tombé
amoureux de Caroline Bodmer et de la probable réciproque, sans moi, ils ne se seraient jamais rencontrés. Sans ce chemin de halage impraticable un certain jour, ce qui m'avait empêchée d'honorer mon rendez-vous avec Caroline, elle n'aurait jamais téléphoné au 19, Russia Road. Et l'autre conséquence, c'était ma rencontre avec Silver.
J'avais donc trouvé l'amour et Selina perdu le sien parce qu'une femme s'était fait assassiner sur la berge du canal. Je pensais à ce grand enchaînement de cause à effet, t‚chant de revenir en amont de ce meurtre jusqu'à l'homme qui l'avait perpétré, pourquoi pas, tout simplement, sous le coup d'un accès de rage après que cette femme lui avait refusé un rapport sexuel ou de l'argent. Ou parce qu'elle lui avait été infidèle.
¿ l'instar de Max avec Selina, et comme Silver le serait peutêtre avec moi.
Des lettres avaient commencé d'arriver de Suède. Les Almquist, qui auparavant n'avaient jamais écrit à Liv, la bombardaient à présent d'admonestations quotidiennes. H‚kan écrivait en anglais. Liv étant ainsi en mesure de nous montrer ses missives, le but de son père consistait, je suppose, à se gagner notre soutien afin que nous la renvoyions chez elle.
Et ils téléphonaient aussi, presque tous les jours. Un matin, j'ai répondu, et H‚kan s'est lancé dans un grand plaidoyer pro domo sur le thème de l'argent disparu. Il ne se souvenait pas qu'on le lui ait jamais remis, je devais le croire, me répétaitil, il ne se rappelait pas être jamais venu au 15, Russia Road ce jour-là, ni en être reparti, pas plus qu'avoir emporté
l'argent ou s'être fait agresser. Il ne savait que ce qu'on lui en avait raconté. Il fallait que j'aille tirer Liv de son lit. Depuis que Wim dormait régulièrement avec elle - c'est-à-dire depuis trois nuits -, elle s'était calmée. Elle s'était levée, le sourire aux lèvres, et se tenait là, complètement nue, tournant sur ellemême, exhibant sa magnificence. Je pense que c'était sa manière de me signifier, regarde ça, tu ne peux pas rivaliser, et de signifier à Wim que son corps lui appartenait. Il la regardait avec convoitise, une expression que je ne lui avais jamais vue.
Elle s'est penchée et l'a embrassé sur la bouche avant d'enfiler le T-shirt qu'il avait laissé tomber par terre et d'aller parler avec son père.
Elle ne pouvait suivre meilleure thérapie que les attentions de Wim, que ses relations amoureuses avec lui. Du moins en apparence. Et quand je l'ai emmenée en bas -jamais il n'aurait traversé l'esprit de Wim de s'en charger
-, elle a arpenté l'allée d'un pas guilleret, s'est arrêtée au portail et là, hardiment, elle a balayé Russia Road du regard, d'un bout à l'autre.
" Bientôt je marche dans la rue, Clodagh. "
Avec optimisme, je lui ai répondu que, autrement dit, elle serait bientôt en mesure de rentrer chez elle en Suède.
" C'est une possibilité, oui, mais je ne crois pas. Ce sera mieux que Wim et moi on aille quelque part, très loin d'ici, on trouve du travail et on est heureux. "
Chose hautement improbable, tout au moins en ce qui concernait Wim. J'ai essayé de l'imaginer dans une vie conjugale, en soutien de famille, voire en demi-soutien de famille, en couple, se prêtant à une conversation banale, prenant des repas dignes de ce nom, regardant la télévision. J'ai essayé, mais en vain.
Selon mon journal, que je tenais méticuleusement, c'était le jour o˘ Silver avait revu Jonny. Il l'avait aperçu dans une rue non loin de Holloway Road, o˘ il était allé se charger d'un achat pour le compte d'Andrew Lane, un support de douche pour le 4E, accessoire introuvable à proximité de la maison.
Jonny descendait le perron d'une demeure miteuse et grise au milieu d'un p
‚té de maisons à l'avenant, dans une rue sans arbres, sans la moindre verdure, o˘ les jardins devant les façades étaient encombrés de poubelles et de bicyclettes attachées par leur antivol. Silver l'avait interpellé par un salut ou un bonjour, mais Jonny était passé devant lui sans le regarder, comme s'ils ne s'étaient jamais vus.
" Avait-il l'air plus riche? - Pas franchement. L'endroit o˘ il habite n'a rien de très recommandable. Si c'est là qu'il habite. Ce n'est pas le genre de quartier que ton père ou ta mère appelleraient "un joli coin". "
J'ai ajouté que c'était peut-être aussi bien, que Jonny l'ait ignoré.
Silver n'avait-il pas déclaré qu'il aurait mieux valu pour tout le monde qu'il ne soit jamais lié d'amitié avec un individu comme Jonny, et qu'il ne l'ait jamais invité chez lui? " Jonny n'est pas "quelqu'un comme", il est lui-même. "
Silver s'était exprimé sur un ton froid et distant.
" Et je n'ai aucune envie de ne connaître que des gens respectables. "
J'ai attribué sa froideur à la présence dans l'appartement de Judy, qui pourtant s'en était absentée depuis la nuit o˘ nous avions entamé
l'exécution de notre plan d'évacuation d'Andrew et Alison. J'ignorais, car sur le moment il n'en avait pas dit un mot, que c'était Guy Wharton qui s'interposait entre nous, Silver commençant à croire que je le trompais avec Guy.
Et ce n'était pas seulement à cause de Lucy qui, en passant avec Tom pendant que j'étais au travail, lui avait raconté, s˚rement sans malveillance aucune, m'avoir vue embrasser Guy ce matin-là dans les jardins de Warwick Avenue après notre rencontre à la pépinière. C'était donc plus grave qu'il n'y paraissait.
Voilà pour l'ouverture d'esprit et la franchise des jeunes gens, pour l'absence de jalousie et de récriminations dans l'existence libérée qui était la leur. Voilà pour leur attitude nouvelle à l'égard du sexe, toute suspicion abolie et toute passion apaisée. Silver et moi dormions dans le même lit et faisions parfois l'amour, mais comme le font, j'imagine, les gens d'‚ge m˚r lassés d'un long mariage, lassés l'un de l'autre.
Consciencieusement, presque tristement, un simple prélude au sommeil.
quelquefois, je me disais que c'était notre détermination à tenter tout notre possible pour faciliter la fuite d'Andrew, Alison et Jason, à mener à
bien le plan que nous étions en train d'échafauder, qui nous maintenait ensemble. Et je me suis souvenue avec tristesse des propos de Silver sur le mariage, lorsque nous marchions le long des berges du canal, et de l'amour sur le toit, en cette chaude soirée.
ON …TAIT ¿ LA fin ao˚t et, le dernier jour du mois, un quotidien a publié
une grande enquête sur Andrew, Alison et Jason. Nous n'avions guère prêté
attention aux témoignages récents de personnes qui prétendaient les avoir vus. Cet article-ci était différent. Cette fois, une femme qui habitait à
Inverness Terrace avait déclaré à la police et au quotidien avoir aperçu Andrew en train de faire des courses vers Westbourne Grove.
Si l'on prend par le passage souterrain, celui o˘ j'avais eu si peur et o˘
j'avais rencontré Silver, Westbourne Grove se situe à huit cents mètres de Torrington Gardens. C'était sérieux, le danger se rapprochait. Mais Andrew n'était pas ressorti depuis que nous leur apportions leurs provisions. ¿ A moins que ? L'échafaudage entre Peterborough Avenue et le premier p‚té de maisons de Torrington Gardens était encore là, alors que le ravalement était terminé depuis longtemps et que les nouvelles peintures étaient déjà
éclaboussées de fientes de pigeons. Bien que ce f˚t très improbable, nous nous demandions avec optimisme si le démontage de l'échafaudage et la réparation du toit incendié ne pourraient pas coÔncider.
Encore une fois, Jason nous attendait sur le balcon. Je l'ai pris dans mes bras et l'ai embrassé vigoureusement sur les deux joues. Pour le moment, tout allait pour le mieux, il était dissimulé par un écran de feuillages, mais en automne, lorsqu'elles tomberaient, les gens des maisons d'en face pourraient l'apercevoir. Je n'avais pas compris alors quels risques les prisonniers sont prêts à encourir pour un aperçu de la liberté, un souffle d'air, une vue sur le ciel, et pas à travers une vitre.
Nous avions apporté le journal avec nous, et nous l'avons montré à Andrew, certains que la femme qui avait prétendu le voir avait simplement deviné
juste par hasard, simple malchance en ce qui les concernait, mais qui permettait à la police de réaliser une avancée décisive. Il avait adopté
une posture de défi. Oui, il était sorti.
" Je ne pouvais supporter de rester éternellement cloîtré ici.
J'avais l'impression de lutter pour respirer. Je vais vous avouer quelque chose. Avant toute cette histoire, j'ai promis à Jason un mainate, il était tout excité d'avoir un oiseau qui parle, mais si jamais nous sortons d'ici, il n'aura pas son mainate. Jamais je ne garderai un oiseau en cage. Chaque fois que je poserais un oeil dessus ou que je l'entendrais parler, je repenserais à cet endroit, à ce trou. "
Jason s'est mis à sangloter.
" Papa, tu m'as promis, tu m'as promis, papa.
- Je sais que c'est dur, est intervenu Silver, mais il ne faut pas que vous sortiez. Sinon, vous allez vous faire prendre.
- Non, vous ne savez pas à quel point c'est dur. Personne ne peut le savoir, à moins d'en passer par là. Je n'avais aucun besoin d'aller faire des courses. «a, vous vous en chargez pour nous, et je vous assure que nous vous en sommes très reconnaissants. "
Il n'avait pas l'air reconnaissant du tout, il avait l'air de nous en vouloir.
" Il fallait que je sorte. Il me fallait rien qu'une demi-heure de liberté.
Je sentais que si je ne sortais pas, j'allais faire une dépression, me mettre à hurler par la fenêtre. "
Puis il a ajouté quelques mots qui m'ont coupé net mon impulsion de lui hurler " Et Alison, et sa dépression, à elle ? " : " C'était une si belle journée.
- Vous feriez mieux de porter une fausse barbe, lui a conseillé Silver, ou de vous la laisser pousser. Mais du coup, vous auriez l'allure que vous aviez avant d'abandonner votre domicile. Et la moustache ? Vous pourriez ?
¿ temps pour le jour o˘ mon amie viendra prendre les photos pour vos passeports ? "
" Mon amie ", et pas " la nôtre ".
" Et c'est pour quand? - Je ne sais pas. Il faut que je lui demande. Entre-temps, pourriez-vous vous abstenir de sortir? Vous n'allez plus rester ici très longtemps, vous ne passerez pas l'hiver ici. «a, je vous le promets. "
Cette promesse-là serait tenue. Même sur le moment, j'ai eu la certitude qu'elle le serait. J'avais foi en Silver, et eux aussi, cela se voyait, pour Alison en tout cas. Andrew n'a rien ajouté. Alison le lui a-t-elle reproché? Lui a-t-elle jamais touché un mot de son imprudence, du danger qu'il avait couru à cause de son besoin immédiat de liberté ? Elle lui a posé la main sur le bras, l'a caressé un moment avant de s'asseoir à la table et de lire le journal. Silver leur a livré les grandes lignes de son plan.
Le plus grand risque venait de Sean Francis, au rez-dechaussée. S'ils descendaient par l'escalier avec leurs valises pour ensuite attendre un taxi dans l'entrée, il y avait de sérieuses chances pour qu'il les voie. Du côté du couple ‚gé, selon lui, il n'y avait pas de souci. Il avait l'intention de faire la connaissance de Sean Francis, de jauger l'individu et de mesurer si nous pouvions le mettre dans la confidence. Là, Andrew l'a interrompu et lui a signifié que cela ne lui plaisait guère. On ne pouvait se fier à personne.
" Vous vous fiez bien à nous, a répliqué Silver.
- Seulement par nécessité. Avions-nous le choix ? "
Silver a détourné la tête, de sorte qu'il ne paraissait plus s'adresser qu'à Alison et Jason. J'ai vu sa nuque virer à l'écarlate. Judy les prendrait en photo, a-t-il précisé. Il était relativement certain de pouvoir obtenir des passeports par l'intermédiaire d'une de ses connaissances. Il avait une information à leur communiquer qui ne leur plairait peut-être pas. Mais cela pouvait être remis à plus tard. Ce devait être l'heure du coucher de Jason, et cela nous plairait bien de le coucher nousmêmes, de jeter un úil sur ses nouveaux rideaux.
Personne n'a émis d'objection. En le tenant chacun par la main, nous avons conduit Jason dans sa chambre et nous nous sommes fait montrer les rideaux qu'Alison avait confectionnés pour remplacer le bandeau de tissu vert à
fleurs qui masquait la fenêtre. Sans machine à coudre, elle les avait cousus et ourlés à la main, dans une étoffe imprimée de motifs d'animaux du zoo. Jason nous a appris que c'était Alison qui l'avait trouvée soigneusement pliée et rangée dans le tiroir du bas d'une commode.
" Elle a dit que ça n'embêterait pas M. Robinson. Elle a dit qu'il avait oublié qu'il se trouvait là. "
Il avait l'air incrédule. Un tel trou de mémoire, cela le dépassait. Il a enfilé son pyjama et s'est mis au lit. Je lui ai fait la lecture une dizaine de minutes, déçue parce que Silver, qui naguère serait resté pour écouter les aventures de Bilbo le Hobbit, avait rejoint Andrew et Alison.
Avec un baiser, j'ai souhaité bonne nuit à Jason, en veillant à ce que mes larmes ne lui coulent pas sur la figure. Je les ai essuyées avant de regagner le salon.
Jason absent, Silver nous a exposé sa stratégie, pour laquelle il souhaitait obtenir leur accord. quels que soient ses plans d'évasion, la pierre d'achoppement, c'était Jason. Son aspect excluait qu'il soit leur enfant génétique. On pourrait facilement le prendre pour un Espagnol ou un Portugais, mais jamais lui attribuer une ascendance anglo-saxonne. Donc, la réussite de cette évasion imposait qu'ils se séparent.
" Non ! " a hurlé Alison.
Nous avons tous tendu l'oreille, guettant un bruit émanant de Jason. Rien.
" …coutez-moi jusqu'au bout, l'a priée Silver. Mon idée, c'est qu'il faudrait que je me charge de lui. Je n'ai pas besoin d'un nouveau passeport, j'en ai un, ainsi qu'un visa australien.
Je suis allé là-bas voici deux ans avec ma famille. Jamais je n'arriverai à
faire croire à un lien de parenté entre Jason et moi. Il me ressemble encore moins qu'à vous. Mais je pense que je pourrais le présenter comme mon beau-fils que je ramène chez lui, à sa mère. C'est juste une idée. Je trouverai peut-être mieux. J'insiste, tout ceci ne constitue encore qu'une ébauche. "
Alison le dévisageait. Elle avait gardé les yeux rivés sur lui durant tout le temps qu'il avait parlé.
" Vous, bien s˚r, vous voyagerez ensemble. Personne ne vous questionnera.
Pourquoi vous questionnerait-on ? Le seul à attirer l'attention, c'est Jason, et il ne sera pas avec vous.
Nous ne prendrons pas le même vol. Je suggère de partir avec Jason, disons, un dimanche, et que vous suiviez le lundi. Nous nous fixerions un rendez-vous à l'avance... disons, dans un hôtel... je vous rends Jason et je repars avec le vol suivant.
- Je ne peux pas accepter ", a l‚ché Alison.
Andrew lui a lancé un regard glacial.
" Et pourquoi ? qu'est-ce qui ne va pas dans ce plan, mis à part la dépense ? «a va co˚ter drôlement cher.
- Peu importe l'argent. "
Elle a eu un geste désinvolte, du revers des deux mains.
Son visage creusé de rides s'est crispé en une grimace.
" Si cela nous laisse sans ressources, mon père nous viendra en aide. Mais je ne peux pas me séparer de Jason. Et même si je le pouvais, Andrew et moi ne pourrions voyager dans le même avion. Supposez qu'il s'écrase? Supposez que nous soyons tués tous les deux ? Jason serait de nouveau seul.
- Vous savez, quelquefois, je m'émerveille des absurdités que les gens sont capables de proférer, est intervenu Andrew.
Avez-vous jamais entendu quelqu'un partir en voyage au volant de sa voiture et se demander ce qui se passerait s'il se retrouvait dans un carambolage ?
Non, bien s˚r que non. Mais on embarque dans un avion pour un vol d'une heure entre Londres et Edimbourg, et on s'imagine qu'il va s'écraser. "
Silver les a regardés l'un après l'autre.
" Voulez-vous y réfléchir? En discuter ? Vous pourriez améliorer mon idée.
"
Il a marqué un temps.
" Et ne vous en faites pas. Ne vous en faites pas pour l'argent. "
Une fois de plus, nous sommes redescendus en passant par l'escalier. Il était à peine plus de dix heures. Il n'y avait aucun moyen de savoir si les Nyland étaient au lit ou non, mais lorsque nous nous sommes engagés dans la dernière volée de marches, en t‚chant d'être silencieux, sans y parvenir à
cause du bruit des semelles de nos baskets sur le marbre, la porte d'entrée de l'appartement du rez-de-chaussée s'est ouverte.
Un homme est sorti sur le palier et a levé les yeux vers l'escalier. Droit vers nous.
Il y avait d'autres personnes derrière cette porte, cela s'entendait au son de leurs voix et de leurs rires, mais j'ai supposé, d'après la description de Selina, qu'il devait s'agir de Sean Francis. Il était grand, mince et brun, avec cette espèce de visage féminin devenu tellement à la mode par la suite, le nez court, la bouche charnue. La semaine dernière, je l'ai vu à
la télévision, et il donnait l'impression de n'avoir pas pris une ride.
J'imagine qu'il devait approcher de la trentaine. Il m'a lancé d'un ton sec : " qu'est-ce que vous fabriquez ici? - Nous sommes passés chez les Nyland, lui a aussitôt répondu Silver.
- Non, ce n'est pas possible. Ils sont partis. "
L'un des grands atouts de Silver, c'était sa manière de toujours se montrer à la hauteur des circonstances, de garder son sang-froid, de ne jamais se laisser prendre au dépourvu.
" Clodagh Brown et Michael Silverman, a-t-il répliqué.
Comment allez-vous ? M. Francis, je présume ? - Oui, en effet... oui.
- Mon amie et moi nous sommes montés arroser les plantes des Nyland. Nous dirigeons une société de services à domicile pour les clients partis en vacances. "
Sur le moment, impossible de savoir s'il avalait cette histoire ou pas, mais il est rentré dans son appartement et a fermé la porte. En sortant dans la rue, j'ai demandé à Silver : " On peut se parler? On peut monter sur les toits et se parler ? "
Il a acquiescé d'un hochement de tête. Il a paru saisir. Non seulement les toits constituaient notre élément, mais ils étaient presque le seul endroit, en dehors du lit, o˘ nous avions la certitude d'être seuls. Nous avons escaladé l'échafaudage et longé le parapet, cette fois sans nous tenir la main. Par le passé, quand nous étions ensemble, nous parlions sans arrêt, nous n'arrêtions pas de découvrir de nouvelles choses à nous dire, mais ce soir-là nous marchions en silence, en regardant en l'air les nuages bas teintés de brun sépia foncé par les lampes à iode des réverbères. Le vent était chaud. Il apportait avec lui une vague odeur de curry en provenance d'un restaurant de Sutherland Avenue. Nous nous sommes assis sur les ardoises, entre une cheminée et la b‚che. Silver m'a offert une cigarette.
" Je sais de quoi tu vas me parler. Je n'aurais pas d˚ leur révéler que je m'appelais Michael Silverman, alors que nous avons raconté à Andrew et Alison que nous nous appelons tous les deux Brown. «a m'a échappé. Mais les risques qu'ils se rencontrent et qu'ils confrontent leurs informations sont relativement minimes.
- Je n'allais pas te parler de ça ", ai-je rectifié.
Il fut un temps o˘ il devinait toujours ce que j'allais dire.
" quoi, alors ? "
Il y avait tant de sujets. Celui que j'avais le plus envie d'aborder, j'ai répugné à l'évoquer.
" qui va payer le prix de ta proposition, ce voyage en Australie avec Jason? - Andrew et Alison ont de l'argent. Ils paieront leurs billets.
- J'espère bien, mais je serais très étonnée qu'ils financent un vol séparé
pour toi et Jason. Tu prévois de payer le tien, n'est-ce pas? - Oui, et alors ? - «a va co˚ter une fortune. Et il y aura l'hôtel à régler, et des voitures pour les trajets entre les villes et les aéroports. Et ces passeports, qui va verser l'argent pour? Des faux passeports... as-tu la moindre idée de ce que tu vas devoir débourser pour ça ? "
Il a détourné les yeux.
" Tu estimes qu'avoir de l'argent à mon ‚ge, ce n'est pas une bonne chose.
Ce serait un moyen de m'en débarrasser. Tu ne peux pas vouloir tout et son contraire.
- «a ne t'est pas égal, ce que je veux? Crois-tu vraiment, vu ton comportement, ta façon de me repousser, que je vais rester longtemps plantée là à vouloir tout ou son contraire ? "
Je m'étais mise à hurler, oubliant les gens qui logeaient tout près, en dessous de nous.
" Nous étions heureux et tu nous as rendus malheureux. Tu ne m'as jamais confié un mot de ton plan, là, tu ne m'as jamais consultée. J'ai été autant surprise qu'eux. "
Il pouvait se montrer d'une telle froideur, d'un tel calme.
" Je nous ai rendus malheureux, moi? J'ai l'impression que tu oublies la part que tu y as prise. "
J'aurais d˚ lui demander aussitôt laquelle, mais je m'en suis abstenue. Je me suis levée d'un bond et je me suis éloignée de lui en courant, en traversant la b‚che sans faire attention, sans prendre garde o˘ je mettais les pieds, mais en courant comme si je me trouvais sur la terre ferme. Les poutres endommagées ont craqué. D'un bond, j'ai rejoint les ardoises de l'autre côté, en faisant beaucoup de bruit. Lui, il m'observait, le visage blême. Ce n'est pas qu'il se souciait de ce qui m'arrivait, non, il était simplement curieux de ma folie. Je m'étais retournée une seule fois, une fois pour toutes. J'avais continué de courir en pleurant et, quand j'ai enjambé notre fenêtre, des larmes coulaient encore sur mes joues. Judy était rentrée, assise avec Niall en train de partager une bouteille de vin et un joint. Il s'est écoulé des heures avant que Silver ne me rejoigne au lit. Il s'est allongé, immobile, une minute ou deux, puis il m'a tourné le dos.
C'était à Jonny que Silver avait l'intention de s'adresser pour les passeports. Il m'en a informée de la voix froide et neutre qu'il adoptait désormais en s'adressant à moi. Ce plan était tout sauf idéal, mais il était incapable d'en élaborer un autre. Jonny était le seul criminel qu'il connaissait.
" Et ne me demande pas ce que ça va co˚ter, m'a-t-il avertie.
- J'allais te demander s'il était sage de mêler Jonny à tout ça.
- Probablement pas, mais à qui d'autre s'adresser? Ne perds pas de vue que, quoi qu'il arrive, quoi qu'il fasse, jamais, jamais, il n'ira voir la police. "
J'ai mené Liv en bas de l'escalier, à la porte d'entrée et dans l'allée. Et si on poussait jusqu'au portail pour faire quelques pas dans la rue? Elle m'a regardée craintivement, puis elle a hoché la tête comme si elle acceptait de se lancer dans une entreprise exigeant un grand courage. Peut-
être à juste titre. Il existait très peu de différence entre le revêtement de l'allée et celui du trottoir, tous deux sont taillés dans de la pierre de Portland, mais on e˚t dit que Liv tentait d'abandonner la terre ferme pour poser le pied dans des sables mouvants.
J'ai connu un moment d'anxiété quand la porte d'entrée du 19 s'est ouverte et que Selina en est sortie, non parce que j'avais peur de la voir, mais à
cause de Liv, au cas o˘ elle l'aurait confondue avec Claudia ou quelque autre furie vengeresse. Mais Liv semblait sereine, très concentrée à
présent sur son second pas. Selina portait une grosse valise dans chaque main. Elle les a posées dans l'allée, a exécuté un demi-tour avant de revenir avec deux autres valises encore plus volumineuses. Mis à part un léger frisson qui lui a parcouru le cou et les épaules, Liv semblait imperturbable. Elle progressait sur le trottoir comme une amputée apprenant à se servir de ses jambes artificielles.
D'un geste plutôt impérieux, Selina a hélé un taxi. En prenant son temps, le chauffeur est descendu de sa voiture et a emprunté le trottoir, sans se presser. Liv a pris son arrivée avec non moins de flegme, en clignant simplement des yeux dans sa direction. S'assurant que le chauffeur avait compris ce qu'on attendait de lui, Selina l'a regardé soulever deux valises, très essoufflé. Elle s'est approchée de nous. Avec son égocentrisme habituel, elle n'a paru nullement surprise de me voir là, ni de me voir escorter une personne apparemment infirme, mais elle s'est écriée : " Darling, je pars. En route pour de nouveaux horizons. "
Je lui ai dit au revoir, Liv m'a imitée, et pourtant, que je sache, elles ne s'étaient jamais vues de leur vie. Le taxi est parti en direction de Dolphin Street. Arrivées à hauteur du portail du n∞ 17, Liv et moi avons rebroussé chemin pour rentrer. J'étais contente d'elle, et le lui ai dit.
Elle a hoché la tête, non sans suffisance, comme si ce n'était que justice.
J'ai constaté qu'elle avait franchi un pas énorme, et semble-t-il largement gr‚ce aux attentions de Wim. Nous n'avions plus aucun scrupule à la laisser seule. Wim, au lieu de Jonny, viendrait lui tenir compagnie. C'était ainsi que nous voyions les choses - mais comment puis-je écrire " nous " quand il devenait impossible d'employer ce pronom supposant l'existence d'un couple, d'une union, d'une intimité? Je voyais ça ainsi, et Silver aussi, je crois, voilà tout ce que je puis me borner à affirmer. Pourtant, nous étions encore ensemble, encore unis par notre plan de sauvetage du trio d'emprisonnés. Mais Silver est allé voir Jonny tout seul, il est retourné
seul à Holloway et à la petite maison grise, avec son perron d'une largeur et d'une hauteur disproportionnées.
J'ai essayé d'imiter Judy et d'être gentille avec elle.
Mes efforts ont d˚ porter leurs fruits, car elle a eu l'air heureuse de venir avec moi prendre ses photographies de passeport au 4E. Nous avons marché ensemble jusqu'au bout de Russia Road, o˘ Silver nous a quittées pour attraper le bus de Swiss Cottage. Judy l'a regardé partir, plutôt mélancolique, ai-je pensé, et m'a demandé non sans nervosité si j'attendais d'elle qu'elle monte ou non sur les toits. Nous passerions par la porte d'entrée, l'ai-je rassurée. Andrew m'avait donné une clé. C'est alors que nous avons bénéficié d'un coup de chance inopiné.
Au début, cela a tourné au désastre, ou au quasi-désastre.
Nous étions sur le seuil du 4, Torrington Gardens, Judy avec son appareil photo, son trépied et un sac rempli de matériel photographique. J'étais en train d'extirper la clé de ma poche, quand Sean Francis a ouvert la porte.
Nous avons reculé d'un pas. Il m'a regardée, reconnaissant plus ou moins en moi la gardienne des plantes d'appartement des Nyland, puis il a regardé
Judy. Il a laissé flotter sur ses lèvres un sourire incertain, a penché la tête de côté pour s'écrier : " Salut. Je vous connais, non ? Je ne me souviens pas d'o˘.
- Norroy, lui a répliqué Judy. Norroy House. L'Enfant fantôme.
- C'est exact. Extraordinaire. Comment vont votre maman et votre papa? Et cette dame tellement gentille qui n'arrêtait pas de nous servir du thé ? -
Ils vont bien, ils vont bien.
- …coutez, vous habitez dans le coin ? Je suis hyper pressé, j'ai le diable à mes trousses, mais passez-moi un coup de fil, hein ? On pourra prendre un café, boire un verre, un truc dans le genre. "
Judy lui a répondu qu'elle n'y manquerait pas, elle en serait ravie elle aussi. Il a filé dans Torrington Gardens. Pas un mot n'avait été prononcé à
mon sujet ou à propos des plantes à arroser chez les Nyland. Nous sommes entrées dans le hall et nous avons fermé la porte derrière nous.
" C'est quoi, cette histoire? Comment le connais-tu? "
Ses parents avaient loué leur maison à une société de production de télévision qui tournait un film dans lequel jouait Sean Francis. La société
leur avait versé une forte somme, avait remeublé la maison, avait en partie revu la décoration, mais la famille était restée dans un appartement anciennement réservé au personnel de maison. Judy et son frère avaient fini par devenir très proches d'une partie de la distribution, état de choses favorisé par leur grand-mère qui habitait avec eux et qui détournait certains des acteurs de leur cantine mobile pour sans arrêt les gaver de thé et de cakes.
" C'était juste avant que je sorte avec Silver. Je lui ai raconté tout ça, mais je pense qu'il a d˚ oublier. "
J'ai décidé de ne pas commenter. Nous nous sommes engagées dans l'escalier de marbre, huit volées de marches.
" Tu as envie d'aller boire un verre avec lui ? «a ne t'embêterait pas ? -
Celle que ça embêterait serait une drôle de fille, a-t-elle ironisé.
- Parce qu'il va falloir l'impliquer. On va devoir le mettre dans la confidence. L'idéal, ce serait que tu puisses préparer le terrain, et ensuite on pourrait tous le rencontrer et... enfin, lui raconter.
- Je vais l'appeler dès demain. "
Elle a eu un grand sourire.
" qui sait ce qui peut en ressortir ? "
Devant la porte des Nyland, elle s'est arrêtée, s'est retournée et m'a déclaré : " Ce que je veux juste te certifier, Clodagh, c'est que je ne m'intéresse plus à Silver, tu en as conscience, non? Je l'aime vraiment, mais pas de cette façon. Plus de cette façon. Et il m'apprécie, mais plus de cette manière, ça non plus. Je voulais que tu le saches, voilà tout, mais je pense que tu le savais déjà. "
L'honnêteté est toujours récompensée.
" Non, pas vraiment. Merci. Merci beaucoup. "
J'avais beau savoir que cela ne résolvait pas tout, ni même grand-chose, je me sentais d'humeur à rire, à chanter. Je lui ai souri.
" Je te trouvais simplement un peu froide avec moi, et en fait, tu n'es pas franchement quelqu'un de froid, hein? - Non. Non, pas du tout. "
Je ne sais laquelle de nous deux a esquissé le premier pas.
Mais elle m'a serrée dans ses bras et je l'ai serrée dans les miens, et nous nous sommes étreintes là, sur les marches de marbre, à mi-hauteur de cette maison déserte pleine d'échos.
C'est une sensation agréable de voir son ennemie se muer en amie, en un clin d'úil. En quelques mots, un malentendu se dissipe, et le monde change.
L'úil d'Andrew nous a scrutées à travers le judas. Il a tiré des verrous, dégagé une chaîne, et il nous a laissées entrer.
Il était arrivé à se laisser pousser une petite moustache de l'épaisseur de ses sourcils. Elle modifiait grandement son aspect, mais son caractère soupçonneux, lui, demeurait inchangé. Il s'était préparé à la venue de Judy, non sans appréhension, et plus tard, alors qu'elle visitait l'appartement avec Alison à la recherche d'un endroit convenant aux prises de vue, il m'a questionnée - en fait, un véritable interrogatoire sur son degré de fiabilité. Est-ce que je la connaissais bien ? Comment pouvait-il savoir si elle ne prenait pas ces photos rien que pour les apporter à la police ? " Tout ce que je peux affirmer, c'est que jamais elle ne fera ça, ai-je insisté. Si vous ne voulez pas qu'elle prenne de photos de vous, il vaut mieux le dire tout de suite, et on s'en ira.
Mais vous n'avez personne d'autre sous la main, et il vous faut des clichés pour vos passeports. "
Il a hoché la tête, pas totalement convaincu. O˘ se trouvait Silver?
Pourquoi n'était-il pas là? M'étais-je rendu compte que c'était la première fois que Silver ne m'accompagnait pas? Je lui ai répondu qu'il était parti voir quelqu'un pour les passeports. quelqu'un qu'il connaissait, à l'autre bout de Londres, et qui, espérait-il, serait en mesure de les leur procurer. Judy est revenue et la séance de prise de vue a débuté.
Jason, qui aurait pu nous infliger toute une comédie du fait de devoir rester assis sans bouger, aimait bien poser et il a affronté l'objectif avec un sourire engageant. Andrew a consenti à porter une frange, qui le rendait encore plus différent de celui qu'il était auparavant. Alison s'était coupé les cheveux, ce n'était pas franchement une réussite, mais enfin, l'effet coupe au bol a fonctionné. Nous l'avons convaincue d'opter pour un maquillage chargé et de se servir d'un rouge à lèvres foncé apporté
par Judy. Cela la vieillissait, lui donnait un air plus fatigué et plus usé
que jamais, mais au moins ne ressemblait-elle absolument plus aux photographies des journaux. Leur allure les a laissés tous deux perplexes.
D'aussi maigres subterfuges suffisaient-ils réellement à créer un déguisement? Je leur ai rappelé que, sans Jason, aucun douanier ne viendrait y regarder à deux fois, mais ce disant, je n'ai réussi qu'à
replonger Alison dans l'angoisse d'être séparée de Jason.
Nous avons emporté leur liste de commissions, promis de les tenir au courant de l'initiative de Silver, puis nous sommes parties, Andrew marmonnant, tout en nous raccompagnant à la porte, que nous comprenions, n'est-ce pas, qu'il n'était pas cousu d'or, qu'il ne pourrait pas payer un prix démentiel pour ces faux papiers, ce n'était pas comme s'il percevait un revenu régulier.
" Ils ne sont pas très sympas, hein? " a remarqué Judy tandis que nous redescendions à grand bruit, sans prendre la peine d'étouffer nos pas, puisque personne ne nous entendait.
" Lui, il n'a rien d'un charmeur, et elle, elle geint tout le temps. "
J'ai songé combien il était étrange que les opprimés, les défavorisés, les victimes, soient censés être forcément de braves gens. Vertueux et dignes d'amour, presque des saints.
Dans le cas contraire, et il en est souvent ainsi, on en éprouve du ressentiment, la sensation qu'ils ne méritent pas d'être secourus. Mais dès lors qu'ils sont pris au piège ou en danger, les gens ne peuvent pas changer et devenir parfaits du jour au lendemain. J'ai partiellement évoqué
cette idée à Judy, et elle a ri, elle admettait que c'était tout à fait exact s'agissant d'otages, mais Andrew et Alison s'étaient créé leur situation tout seuls. S'ils espéraient de l'aide, il leur faudrait se montrer plus agréables avec leurs sauveurs.
" Tu ne les as pas encore sauvés, de toute façon ", a-t-elle observé.
Silver n'était pas rentré. Je ne l'attendais pas avant un bon moment. Judy m'a proposé d'aller faire un tour au Robert Browning ou à l'hôtel Warrington, et d'emmener Wim avec nous. Mais à l'évidence, il se trouvait derrière la porte, au lit avec Liv, aussi, nous sommes sorties seules. Max et Caroline Bodmer étaient à une table sur la terrasse du Warrington, mais, dès qu'ils m'ont aperçue, ils se sont éclipsés en vitesse. Nous sommes restées jusqu'à la fermeture du pub et sommes rentrées à la maison d'un pas lent, par les rues chaudes, en faisant un détour par le canal pour regarder passer le bateau qui organisait des dîners dansants, scintillant de toutes ses lampes multicolores, musique sur l'eau, à la dérive.
" Il me plaît vraiment, ce Sean, m'a avoué Judy. Ce ne sera pas franchement une punition de mieux le découvrir. "