Jonny est resté assis là, la taquinant de temps à autre du bout de son soulier, et buvant son whisky sec. Nous n'étions que " deux putains de lavettes ", parce que nous ne voulions pas nous joindre à lui. Je mourais d'envie de boire un verre de vin, mais j'ai d˚ refuser. Nous sortions sur les toits.

Naturellement, nous avions envie d'être seuls, mais dans la chambre Silver m'a chuchoté que l'idée lui déplaisait franchement, si cela revenait à

laisser Liv seule avec Jonny.

" Si personne n'est là pour l'entendre crier, il peut très bien la faire sortir de la maison. Ou bien d'abord l'assommer, il en est capable. Tu ne peux pas savoir combien de fois j'ai souhaité ne jamais l'avoir rencontré.

- Alors nous ferions mieux de l'emmener avec nous ", ai-je suggéré.

Cela aurait-il été préférable? Ou pire? Cela n'aurait peutêtre fait aucune différence. Nous sommes sortis seuls parce que Morna est arrivée juste au moment o˘ nous pensions quand même sortir. Bien s˚r qu'elle allait rester avec Liv jusqu'à notre retour, elle avait envie de regarder quelque chose à

la télévision. Jonny était tout sauf ravi de la voir. Elle a proposé

qu'elles aillent toutes deux s'installer sur le lit de Liv pour regarder l'épisode de sa série, et ça l'a rendu agressif. Il leur a demandé si elles formaient " un couple de gouines ".

" Et ce que je veux savoir, c'est ce que tu as foutu avec ces deux mille livres. "

«a, je m'étais aussi posé la question. Liv lui a souri. quand elle le défiait, je lui trouvais un comportement dangereux - quand elle défiait tout homme, j'imagine. Elle se levait, étirait sa nuque, laissait tomber ses épaules et faisait saillir ses seins en creusant le ventre. Liv ayant de gros seins et la taille fine, cette posture était hautement provocante.

" Il est là o˘ tu ne le trouveras pas ", l'a-t-elle prévenu, confiante en elle maintenant qu'elle avait la grande et forte Morna pour la protéger.

Elles sont passées dans la chambre et Jonny a allumé un cigare. Il faudrait des jours et des jours avant que l'odeur suffocante, une odeur qui vous picotait la gorge, ne disparaisse de l'appartement. J'ai troqué mes chaussures contre des baskets et j'ai enfilé l'un des sweaters de Silver.

Deux jours plus tôt, le journal qu'achetait Silver publiait encore un article sur Lane et Barrie - deux ou trois fois par semaine, il paraissait quelque chose sur eux, prétendument une nouvelle facette de l'affaire -, et cet article-ci était accompagné des photographies habituelles, un Andrew Lane anonyme derrière sa barbe noire, une Alison Barrie au visage anxieux, creusé de rides, et le petit Jason, beau comme seuls peuvent l'être les enfants métis quand l'Asie intervient dans leur métissage. En l'absence de la moindre découverte concernant leur repaire, c'était le décès du père d'Andrew Lane qui avait suscité l'enquête. En page intérieure, un article entier était consacré à l'argent que John Lane aurait laissé, et à

l'héritier présumé de sa demeure, Andrew, son seul et unique enfant, selon le journal, qui s'interrogeait : se présenterait-il pour réclamer cet héritage? Nous sommes sortis, ai-je calculé, à l'heure précise o˘ Max allait téléphoner à mes parents. Naguère, avant que je ne me transforme en délinquante, il n'avait passé ses précédents coups de téléphone qu'après neuf heures du soir. Aimant Max comme elle l'aimait, davantage en frère qu'en cousin, maman répétait volontiers qu'il le faisait exprès pour empêcher papa de voir le début du journal télévisé de vingt et une heures.

¿ A neuf heures deux, quand nous avons ouvert la croisée pour grimper sur le toit mansardé, Max et mes parents, après m'avoir dévorée à belles dents, devaient être en train de recracher les morceaux.

Je pouvais presque entendre leur conversation d'ici, Max dressant le tableau de mes iniquités, papa et maman soucieux de savoir o˘ j'étais passée, Max leur répondant qu'il me croyait chez eux, et tous arrivant à la conclusion que j'étais une ‚me perdue qui finirait dans la rue. Mais leur conversation ne s'est pas déroulée ainsi que je l'avais imaginé. La colère de maman avait enflé, s'était accumulée et envenimée tout au long de l'après-midi, et papa s'était réglé sur elle. Au moment du coup de fil de Max, à neuf heures deux, l'un et l'autre étaient m˚rs pour fustiger son comportement irresponsable et sa négligence criminelle. Comment osait-il mettre à la porte de chez lui une jeune fille qui n'avait nulle part o˘

aller? Et dans un quartier connu pour être chaud, en dépit de ses dehors élégants? ¿ ce moment-là, maman avait changé d'opinion au sujet de Maida Vale, l'" agréable quartier " londonien. quel agrément pouvait offrir un quartier pris entre Kilburn et la gare de Paddington ? Naturellement, Max avait riposté par le catalogue de mes péchés. Résultat, après cet échange, ils ne s'étaient plus adressé la parole pendant un an.

En fait, pas mal de temps s'est écoulé avant que je ne découvre la teneur de cette conversation. Pendant que Silver et moi escaladions notre perchoir mansardé pour gagner la partie plate du toit, j'ignorais totalement qu'ils étaient en train de se quereller à mon sujet. Si je l'avais su, j'aurais été plutôt flattée, mais je l'ignorais, et je n'ai plus repensé à eux avant un bout de temps. C'était par une belle nuit tranquille, sous un ciel clair. Une immensité pourpre se déployait au-dessus de nous, qu'aucun nuage, ni feux de position d'avion, ni traînée de cirrus ne sont venus troubler. Pourtant, le ciel était voilé par une coupole de vapeur suffisamment épaisse pour masquer Vénus, Mars, la Grande Ourse et les Pléiades, avec lesquelles j'avais grandi et auxquelles je m'étais tellement habituée que je les remarquais uniquement lorsqu'elles avaient disparu.

Nous sommes descendus au pied du mur pignon, tout au bout du dernier p‚té

de maisons de Russia Road, avant de poursuivre par la maison isolée, puis de gravir les degrés en pointes de diamant du premier mur pignon de Torrington Gardens, et de marcher jusqu'à l'extrémité de la rangée. Là, sans que l'on nous voie depuis aucune fenêtre, nous nous sommes laissés tomber sur le balcon. Le parapet avec ses colonnettes au galbe de bouteilles étant très bas, moins de un mètre de hauteur, j'en ai conclu que ce balcon avait été conçu pour le décorum et non pour qu'on marche dessus.

En outre, les lucarnes en surplomb étaient équipées de fenêtres à

guillotine, et pas de croisées.

¿ cet endroit de la rue, les platanes étaient très hauts, le faîte de leur feuillage dépassant de loin la hauteur du toit.

Personne ne pouvait nous voir d'en bas, même en regardant en l'air. Les réverbères paraissaient très loin au-dessous de nous, nous étions là-haut dans le noir, et pourtant nous sommes tout de même restés tapis. Nous avons progressé en position couchée, en rampant, Silver le premier. Ce balcon était encrassé par des amoncellements de feuilles de platanes de l'automne passé et par la poussière accumulée avec les années. quand nous nous sommes remis à genoux, nous avions les mains noires et les vêtements couverts d'une crasse poisseuse, d'un noir de suie.

Aux trois premières fenêtres devant lesquelles nous sommes passés, les rideaux étaient tirés, et dans la quatrième un tissu avait été épinglé

contre la vitre pour protéger l'intérieur de la lumière. Nous étions maintenant sous les fenêtres du 4, Torrington Gardens. quand j'ai relevé

la tête, j'ai pu découvrir l'intérieur de la pièce repérée par Wim, la table ronde avec des chaises tout autour, deux fauteuils, un rouge, un noir, une télévision, une photo de tigre dans une forêt tropicale sur le mur en face de nous. Dans le fauteuil rouge était assis un petit garçon en pyjama bleu. Silver respirait de manière à peine audible. Je me suis déplacée pour me rapprocher de lui, et il a pris ma main sale dans sa main sale. Le garçon ne regardait ni dans notre direction ni la télévision, mais il considérait un objet posé sur ses genoux et remuait lentement les doigts.

" Il est en train d'assembler un puzzle ", a remarqué Silver.

Le puzzle était disposé sur un support en forme de haricot lui-même posé

sur ses genoux. Le support était bleu et le sac était bleu foncé avec un motif de lapins. Sur l'écran de la télévision, on était en pleine poursuite de voitures dans les rues en pente de San Francisco, poursuite pas assez passionnante pour le distraire de son puzzle. Il ressemblait à sa photo, trait pour trait. Il avait une peau de lait douce et dorée, les lèvres rouges comme une rose. Nous ne pouvions distinguer ses yeux, si concentrés sur le puzzle, mais ses cheveux, noirs sur la photo, étaient d'un brun sépia foncé. Ses pieds nus se balançaient, sans tout à fait atteindre le sol, les petits pieds les plus parfaits que l'on puisse imaginer, avec des orteils aussi réguliers et aussi effilés que les doigts de la main.

" qu'en dis-tu? m'a chuchoté Silver. C'est lui? "

Une femme est entrée dans la pièce. Nous nous sommes escamotés en nous baissant un peu au cas o˘ elle pourrait nous voir, mais à l'intérieur il faisait très clair, car un luminaire central était allumé, ainsi qu'une lampe sur une table, et nous étions pratiquement dans le noir. Sans même jeter un úil vers la fenêtre, elle est allée droit vers le garçon, et son visage anxieux s'est adouci d'un sourire. Elle lui a tendu les bras, mais il a secoué la tête avec véhémence. On ne pouvait entendre ce qu'elle lui demandait, mais cela a fonctionné, il s'est laissé persuadé d'abandonner son sac de pièces et son puzzle, de se lever tandis qu'elle s'accroupissait, de sorte que leurs deux têtes soient au même niveau. Elle l'a pris dans ses bras, l'a embrassé et, l'espace d'un instant, il a posé

sa joue contre la sienne. On e˚t dit qu'elle essayait de le soulever, mais sans succès. Il était trop lourd, maintenant. Tous deux ont secoué la tête d'un air dépité avant d'éclater de rire.

Main dans la main, ils ont quitté la pièce, mais avant, j'ai pu la voir très distinctement. Pendant un moment, elle avait regardé dans notre direction, sans nous voir. Elle ressemblait à Alison Barrie, quoique plus jeune et plus jolie que sur la photographie. Peut-être ses rides étaient-elles lissées par la lumière artificielle, car son front était sans une marque, et les plis autour de sa bouche moins flagrants. Malgré cela, son visage portait le masque de l'anxiété, comme si jour et nuit une peur aiguÎ

ne la quittait plus, et elle paraissait avoir le plus grand besoin de la panacée de Silver : " Ne pas s'en faire ". S'il s'agissait vraiment d'Alison et de Jason.

Un instant après leur sortie, une lampe s'est allumée derrière le tissu accroché à la première fenêtre. C'était une espèce d'étoffe verte dont les motifs, des chiots et des marguerites, ressortaient à la lumière. Nous avons attendu quelque chose de plus, peut-être que cette lumière s'éteigne et que cette femme repasse dans le salon en compagnie d'Andrew, pourquoi pas? Ou qu'Andrew y entre tout seul. Si c'était elle, et s'il y avait un homme. La poursuite automobile était terminée depuis longtemps, le film aussi, et un jeu lui avait succédé. Silver m'a dit que l'appartement était sans doute très vaste, et qu'il nous fallait en tenir compte, il devait comporter au moins six pièces, trois sur l'arrière en plus de celles-ci, côté façade. Le couple pouvait se trouver dans la cuisine, ou même au lit.

" Ils n'iraient pas au lit en laissant la télé allumée ", aije observé.

J'ai allumé une cigarette, mais Silver m'a enjoint de l'éteindre. Le bas de la fenêtre à guillotine était entrouvert, et, s'ils n'étaient pas fumeurs eux-mêmes, ils risquaient de sentir l'odeur. Il était presque dix heures, et je me demandais si nous allions devoir patienter là toute la nuit, quand la femme est revenue. Elle était pieds nus, vêtue d'une robe de chambre en coton à carreaux blancs et roses. Elle s'est mise à ranger la pièce, à

tapoter les coussins, à épousseter la table, à desservir les tasses, un doigt glissé dans chaque anse.

Elle a éteint la télévision, emporté les tasses avant de revenir ranger soigneusement le puzzle et le sac de pièces sur la table. quand elle s'est approchée de la fenêtre pour la fermer, nous nous sommes baissés. Elle était si près de nous que, en levant les yeux, je pouvais discerner le duvet doré de ses avant-bras, sa montre en or à son poignet. Nous avons retenu notre souffle. Il lui suffisait de baisser les yeux - mais elle ne les a pas baissés. Elle s'est rendue à la porte, a éteint la lumière et quitté la pièce.

Depuis Torrington Road, on peut apercevoir l'arrière des maisons de Torrington Gardens. Nous avons de nouveau longé le balcon en nous tortillant, grimpé sur le toit, et au lieu de reprendre la direction de Russia Road, nous sommes descendus le long de l'échafaudage entre l'extrémité de ce p‚té de maisons et le premier de Peterborough Avenue.

" Tu ne trouves pas ça étrange, ai-je fait observer à Silver tandis que nous marchions vers la maison, que Morna l'ait reconnu d'après des photos o˘ il avait la barbe, alors que maintenant, selon elle, il n'en porte plus?

- Une photo de lui est parue dans je ne sais quel journal, a souligné

Silver, sans barbe. Enfin, son portrait par un dessinateur qui a essayé

d'imaginer à quoi il ressemblerait sans.

- J'aimerais bien qu'on le voie.

- On le verra. "

J'ai écrit quelques pages de mon journal, cette nuit-là, une fois Silver endormi. C'était ma première nuit en qualité d'occupante de son appartement, et non plus de simple visiteuse.

Je souhaitais consigner mon statut de résidente et notre première vision de ces gens, que nous avions commencé d'appeler les 4E, comme le numéro de l'appartement, tout simplement, comment nous avions abordé la situation et ce que nous nous étions dit. Sans quoi, j'aurais oublié les détails de notre conversation et l'enchaînement précis des événements. En outre, j'aimais beaucoup Silver, mais j'appréciais parfois être seule. Seule un moment dans cette pièce tout là-haut, les fenêtres ouvertes sur la nuit, un vent léger bruissant dans les feuilles de l'acacia et du catalpa dont les branches formaient un dais au-dessus de la tombe de Mabel. Cette nuit-là, je suis restée un long moment à écrire de façon sporadique, à réfléchir au tour étrange qu'avait pris ma vie, à Daniel aussi, et à tous les gens qui me croyaient irrémédiablement mauvaise.

J'ai écrit dix pages et j'ai songé à Silver et moi, à notre chance de nous être trouvés, jusqu'au chant du merle qui a établi ses quartiers dans le massif du théier, comme à son habitude, à quatre heures du matin.

DANS LA PLUPART des maisons, les sources électriques - que probablement vous appelez des " prises " - sont montées sur les murs, de sorte que les c

‚blages doivent courir à hauteur de hanche ou de genou jusqu'aux appareils éventuellement installés au centre de la pièce. Autant que faire se peut, c'est un système que j'évite, et je commence à me faire une réputation, auprès des architectes et des entreprises, de quelqu'un qui installe les sources au sol. Darren, Lysander et moi, nous montons ce genre de c‚blage dans les sols du Gilmore Hôtel partout o˘ c'est possible, en les équipant d'un clapet à ressort afin de protéger les sources électriques de la poussière et des gravats. L'aspect élégant de ces rectangles en acier mat (mais pas terne) me procure énormément de plaisir et de satisfaction, même si les lattes des planchers ne sont pas encore posées.

Et puis, mon système est s˚r, c'est à peu près le c‚blage le plus exempt de risques d'incendie qui soit. Du coup, je repense à son opposé, l'installation électrique improbable de l'appartement de Silver, avec encore ses branchements à l'ancienne de cinq et quinze ampères, les c

‚blages qui partent des prises murales, dont deux à hauteur d'homme, je n'ai jamais compris pourquoi, avec un fil suspendu et noué à une tringle à

rideaux. J'ignorais encore tout des c‚blages électriques, je n'aurais pas su remplacer un fusible, encore moins changer une fiche, et pourtant, même moi je comprenais qu'un radiateur électrique sur un tabouret dans la salle de bains, le c‚ble courant à même le sol exprès pour qu'on trébuche dessus, et un fer à repasser dans la cuisine dont le fil traversait l'évier, ce n'étaient pas de très bonnes idées. Nous n'avons jamais eu d'incendie, mais il s'en est produit un dans une maison de Torrington Gardens, causé, à ce qu'en ont dit les gens après coup, par le même genre de négligence.

Le feu s'est déclaré alors que nous étions sur les toits, Silver, Wim et moi. Nous étions retournés à deux reprises sur le balcon devant l'appartement o˘ habitaient ces trois personnes qui, Wim en avait la certitude, n'étaient autres qu'Andrew, ¿lison et Jason. Nous y étions allés en plein jour, mais sans les voir. Huit heures plus tard, nous y étions retournés, mais cette fois l'endroit était plongé dans l'obscurité. Si Wim avait raison, s'il s'agissait d'eux, il était inconcevable qu'ils soient sortis. Peut-être étaient-ils au lit, même s'il était à peine plus de dix heures du soir. Silver et moi étions terriblement déçus, car nous avions beaucoup réfléchi à notre attitude les concernant. Nous dévoiler? Prendre contact? Nous avions même envisagé de leur écrire. Sur ce point, nous n'étions parvenus à aucune conclusion, et ne partagions qu'une seule certitude, à savoir que notre ligne de conduite exclurait de les livrer à

la police ou aux services sociaux. Mais quand nous y sommes retournés ce soir-là, Silver et moi, en rampant une fois encore le long du parapet, nous avions décidé que, s'ils nous voyaient, il était essentiel qu'ils reconnaissent en nous des amis, et non des voyeurs hostiles.

Wim était resté sur le toit. Il s'était suspendu au-dessus de la lucarne, la tête en bas et, tandis que nous approchions, il nous a annoncé que, à

l'intérieur de l'appartement, toutes les lumières étaient éteintes, côté

rue comme sur l'arrière. Malgré tout, nous avons attendu un moment, espérant plus ou moins que la lampe posée sur la table se rallume. La vérité, c'était que nous avions du mal à nous imaginer des gens se mettant au lit de leur plein gré à dix heures du soir. Mais, au bout d'un moment, nous sommes repartis, et Wim nous a proposé, peutêtre en guise de consolation au vu de notre déception, de nous aider à atteindre les toits de Formosa Street. Il avait apporté ses cordes, gr‚ce auxquelles, en nous aidant des poteries des cheminées, nous avons pu nous hisser sur le mur pignon situé à l'extrémité de Warrington Crescent. Nous avons marché sur le toit presque à l'horizontale. Au-dessous de nous, les boutiques étaient toutes fermées, mais les fenêtres éclairées d'un restaurant encore ouvert projetaient leur quadrillage lumineux sur le trottoir. Le bruit des conversations et des rires et le tintement métallique des couverts parvenaient jusqu'à nous.

Vers l'ouest se découpaient les immeubles aux toits en forme de pagode construits à la place de taudis, avec leurs appartements aux fenêtres plus lumineuses que la lune jaune, et à l'autre extrémité du canal pointait la flèche byzantine de St. Mary Magdalene, dont la nef s'inscrivait avec une astuce tout architecturale dans le triangle situé derrière les pelouses chatoyantes de Westbourne Green.

Nous avons entendu les sirènes avant de voir la fumée et les flammes. Leur hululement, monnaie courante dans le coin, aurait pu aussi bien provenir des voitures de police ou des ambulances que des pompiers. Je ne sais quel sixième sens avait d˚ provoquer l'excitation des dîneurs du restaurant, car ils sont sortis en masse dans la rue. ¿ cause de toute cette foule qui pouvait nous repérer, nous nous sommes gardés de redescendre et nous avons reflué vers l'extrémité du p‚té de maisons, et c'est de là que nous avons vu l'épaisse fumée noire tourbillonner et s'élever dans le ciel nocturne apparemment depuis le faîte d'une maison de Torrington Gardens - vision désastreuse, épouvantable. Des étincelles rouge foncé jaillissaient et fusaient de la colonne de fumée. C'est à cet instant que nous avons perçu un crépitement et un ronflement, des sons très différents du hurlement lugubre des sirènes.

" C'est eux? " s'est interrogé Silver.

Nous savions exactement ce qu'il entendait par là. Cet enfer émanait-il du dernier étage du 4, Torrington Gardens ? " Ce serait plutôt vers le 20 ou le 22 ", a estimé Wim et, de nouveau, nous avons respiré, car nous nous fiions à son avis.

L'idée de ces trois personnes - que nous appelions déjà " notre trio " -

chassées de leur foyer par la fumée, telles des abeilles d'une ruche, nous apparaissait comme un destin redoutable, inéluctable, excluant toute possibilité de fuite.

" On va passer par l'autre bout et on descendra là o˘ personne ne peut nous voir. "

Une foule avait surgi de nulle part et se ruait en direction de Torrington Gardens, attirée par la fumée, les étincelles et les sirènes. Il y avait même une femme en robe de chambre.

Ils se désintéressaient totalement de nous, et quand nous avons enjambé le mur dans un enchevêtrement de houx et de hautes herbes fleuries, personne n'a levé le nez dans notre direction.

Nous avons escaladé l'échafaudage pour gagner le toit de l'appartement 4E.

Wim ne s'était pas trompé, le feu était loin, à deux p‚tés de maisons de l'endroit o˘ nous nous trouvions, et trois cheminées nous en séparaient.

Les sirènes avaient-elles réveillé " notre trio "? S'imaginaient-ils que les véhicules qui hurlaient et hululaient venaient pour eux? Wim s'est livré à son numéro de pendu la tête en bas et nous a annoncé qu'au-dessous de nous, dans le salon, la lampe sur la table était allumée, mais qu'on ne voyait personne. Nous sommes restés là, à contempler ce que l'on pouvait discerner de l'incendie, à savoir pas grand-chose, le toit étant noyé en totalité par une épaisse fumée gris foncé. Depuis le trottoir d'en face, la foule disposait d'un meilleur point de vue que nous sur le feu, et nous sur elle. Trois camions de pompiers étaient arrivés, leurs lances traçant des arcs dans l'air noir et étincelant, telles des fontaines jaillissant d'un puits artésien. Un platane avait br˚lé comme une torche, jusqu'à ce qu'on l'asperge d'une espèce de mousse destinée à étouffer les flammes qui a laissé derrière elle un pitoyable squelette noir.

Personne n'avait été blessé, mais nous n'en avons rien su avant le lendemain matin. ¿ l'heure de l'incendie, les locataires des deux appartements du dernier étage étaient tous sortis, et n'étaient rentrés que vers minuit pour découvrir le sinistre. quelqu'un, j'ignore si l'on avait découvert précisément qui, avait provoqué une surcharge de l'installation électrique. Sur le moment, je n'avais pas compris, même si cela m'intéressait déjà beaucoup, mais j'imagine que l'immeuble était équipé de vieux circuits électriques en étoile, chacun d'entre eux étant censé

alimenter une prise à la fois, mais on avait d˚ ajouter des prises et brancher trop d'appareils puissants. quoi qu'il en soit, plusieurs maisons situées vers le milieu de Torrington Gardens avaient subi de sévères dég

‚ts.

Nous nous sommes glissés du toit vers le balcon, tous les trois, cette fois, et nous avons dégringolé dans les feuilles mortes jusqu'à nous retrouver sous la fenêtre o˘ cette faible lumière brillait encore. Wim est passé le premier, et il a été le premier à jeter un úil dans la pièce.

" Regardez. Il est là. "

Un homme brun était assis à la table. Il ne ressemblait guère aux photos des journaux. Le visage était moins ferme, la m‚choire moins carrée, le front plus étroit. De sa place, s'il avait levé la tête, il aurait fait face à la fenêtre, mais il a gardé la tête baissée. Devant lui, sur une nappe à carreaux rouges et noirs, nous pouvions voir fumer un mug rempli d'une boisson chaude. Réveillé par l'incendie, par le bruit des camions de pompiers et par la peur, il était allé dans la cuisine se préparer une tasse de thé. Uniquement pour lui, à ce qu'il semblait.

Peut-être les deux autres étaient-ils endormis. De temps à autre, il portait le mug à ses lèvres et buvait, mais quand il le reposait, il continuait de regarder fixement les carreaux rouges et noirs de la nappe.

Son visage triste et désespéré trahissait une profonde inquiétude.

" C'est lui? " ai-je demandé.

Silver m'a pris la main et l'a serrée.

" Je ne sais pas. Nous ne pouvons même pas en avoir la certitude en ce qui concerne les deux autres. Il faut qu'on en soit certains avant de pouvoir entreprendre quoi que ce soit. "

Wim s'est levé. Il est resté debout sur le balcon, adossé au mur entre les deux lucarnes.

" Pourquoi faudrait-il entreprendre quoi que ce soit ? - Je te le dirai quand nous nous serons décidés ", lui a répliqué Silver.

Wim a hoché la tête. Cela ne l'intéressait guère.

" Je crois que je vais passer la nuit au sommet de Clive Court. J'ai laissé

là-bas un peu de chocolat et une bouteille de jus d'orange. "

Nous l'avons regardé s'éloigner en direction de Sutherland Avenue, sachant qu'il serait capable d'arpenter les toits comme un véritable boulevard jusqu'au bout de Lanark Road avant d'entamer son ascension de Clive Court, l'édifice le plus élevé des quartiers nord de Londres. Dans la pièce, l'homme avait éteint la lampe. L'espace d'un instant, son intérieur et lui se sont dérobés à notre vue, puis, quand il a ouvert la porte, un flot de lumière a pénétré depuis un couloir ou un palier.

Dans cette lumière, nous l'avons vu de pied en cap qui hésitait sur le seuil, pour une raison ou une autre, un homme plutôt emp‚té, de taille moyenne, en pantalon gris et chemise blanche au col ouvert. S'était-il habillé pour entrer dans cette pièce? N'avait-il pas de robe de chambre?

Cela nous paraissait étrange qu'il n'ait pas été nu au lit, mais nous savions qu'il existait des gens qui portaient un pyjama ou une chemise de nuit. Pourquoi n'était-il pas en pyjama? Sur le moment, nous avons gardé

ces questions pour nous, et ce ne sont donc pas nos voix qui l'ont alerté, si quelque chose l'a alerté. Il s'est retourné vivement vers la fenêtre.

Nous nous sommes baissés tout aussi vivement et, apparemment, il ne nous a pas vus. La porte s'est refermée presque aussitôt, éliminant toute source de lumière.

" Je l'aurais cru plus grand, a commenté Silver.

- Et moi plus mince, ai-je ajouté. Allez, on rentre. "

Une fois à la maison, décidés à prendre chacun un bain, et pourquoi pas un bain à deux, car nous étions maculés de crasse à cause du balcon, nous avons vu Liv sortir de sa chambre en pleurnichant, effrayée par la clameur des sirènes. Elle avait cru que c'était la police lancée à ses trousses.

Informée par Silver que ces sirènes appartenaient à des camions de pompiers, et non à des voitures de police, qu'un violent incendie s'était déclaré à Torrington Gardens, elle s'est mise à exulter de façon fort indécente, sautant sur place et frappant dans ses mains. Pendant que nous nous baignions, elle s'est installée dans la salle de bains pour nous parler, ce que nous détestions, car nous étions pudiques et refusions de nous montrer ensemble nus. Mais il n'y avait jamais assez d'eau chaude pour prendre deux bains à la suite, et personne n'avait jamais songé à équiper la baignoire d'une douche. Liv s'était assise sur le tabouret, à la place habituelle du périlleux radiateur électrique, et elle nous entretenait de son argent. Ou plutôt de l'argent de Claudia et James.

" O˘ se trouve-t-il, maintenant? " l'a questionnée Silver et, devant son expression de petite créature effarouchée aux yeux écarquillés, il l'a rassurée : " Tu peux nous le dire. Jonny n'est pas là. ¿ propos, ça fait un moment qu'il ne s'est plus montré, non? - Non, Dieu merci. Et s'il ne se montrait plus jamais? "

Silver lui a répondu qu'il ne miserait pas là-dessus, et a insisté pour savoir o˘ étaient les billets.

" Sous la terre ! "

Elle s'est expliquée. Chez Silver, les planchers étaient tous recouverts d'une moquette, d'une couleur différente dans chaque pièce, verd‚tre, beigeasse, rouge‚tre, très r‚pée, très abîmée, avec des endroits usés jusqu'à la corde masqués par quelques tapis. Dans la chambre de Liv, anciennement celle de Jonny, cette moquette était en plus mauvais état que partout ailleurs, et elle comptait donc plusieurs tapis. Pendant que Jonny était à son travail, Silver et moi sortis quelque part et Wim sans aucun doute sur les toits, elle avait soulevé l'un de ces tapis, retiré les agrafes qui devaient fixer le coin de la moquette au plancher et, en dessous, elle avait découvert des lattes de parquet brutes, non peintes.

Elle les avait dégagées au moyen d'un outil, probablement un ciseau à bois ou un tournevis subtilisé dans une boîte à outils, à l'intérieur de la buanderie de l'entresol.

" Tu veux dire le sous-sol ? Tu es allée au sous-sol ? s'est étonné Silver.

Félicitations. Ce doit être la première fois. "

En effet. Liv semblait fière d'elle-même, malgré son air penaud.

" J'ai très peur quand je fais ça. Mais je le fais... je l'ai fait. "

Et j'enlève un bout de par terre et je mets l'argent dans le trou et je remets le bout en place et après la moquette et le truc qui était dessus.

- Le tapis.

- Oui, le tapis. Et maintenant je m'organise pour ce que je vais faire avec l'argent et avec Far, mon papa, et pour partir.

- Partir? " ai-je demandé.

J'espérais ne pas trop trahir ma joie devant cette perspective, mais elle n'a pas eu l'air de s'en apercevoir.

" Je suis sortie, j'ai été sortie... (elle se débattait avec la conjugaison) ... d'ici et en bas de l'escalier et je ne suis pas morte, non, je suis encore là, je suis survivante. Un jour, si je suis très forte et très courageuse, je vais descendre encore et un taxi sera là et vous m'aiderez à traverser un petit bout de chemin, à sortir dans un petit bout de rue et à monter dans le taxi !

- Tu te débrouilles très bien, Liv, a observé Silver en attra- pant une serviette et en se la nouant pudiquement autour de la taille. O˘ ce taxi va-t-il t'emmener? - En Suède. Chez moi. Mais pas tout de suite. Tout de suite je ne suis pas prête. D'abord je donne l'argent à mon papa, il l'emporte à la maison et après quand je serai assez courageuse et assez forte, je le suis. "

L'anglais présente cette particularité, l'emploi de temps présent et futur progressifs. Ce n'est probablement pas ainsi qu'on les nomme, mais mon mari n'est pas là pour me corriger. Silver aurait pu. Mais au temps o˘

j'écrivais ces mots, je ne lui ai jamais montré mon journal. Liv avait-elle remis l'argent à son père, ou était-ce son intention, voilà qui n'était pas clair. Elle était persuadée qu'il consentirait à rentrer chez lui en emportant cette somme, pourvu qu'elle lui promette de le suivre.

" Pourquoi ne pars-tu pas avec lui, tout simplement ? " lui ai-je demandé.

J'aurais mieux fait de me taire.

" Parce que je te dis que je ne suis pas prête, Clodagh.

Je ne suis pas encore assez courageuse. Tu sais que j'ai de l'agoraphobie, ce n'est pas si facile de... de...

- Surmonter, lui a soufflé Silver. De se dominer.

- Oui, dominer. Un jour, je me domine et alors je vais partir. D'abord je suis contente d'emporter l'argent et que Jonny ne peut pas le trouver. "

Nous l'avons raccompagnée dans sa chambre, puis nous nous sommes couchés, mais avant nous avons regardé par la fenêtre, celle par laquelle, en général, nous grimpions sur le toit, et d'o˘ l'on pouvait découvrir presque tout l'arrière de Torrington Gardens. L'incendie éteint, la fumée s'était presque complètement dissipée. En bas dans le jardin, les p‚les dahlias avaient refermé leurs pétales pour la nuit. L'herbe était haute, et c'était l'heure à laquelle l'un des fils de Béryl venait la tondre. Silver et moi nous étions au lit, et nous revenions sur la question des occupants de l'appartement du dernier étage, au 4, Torrington Gardens. S'ils étaient qui nous croyions, le moment était venu de nous faire connaître d'eux. Certains de leurs amis, en particulier les " Robinson ", avaient d˚ leur prêter ou leur louer l'appartement, et devaient être au courant de leur identité, mais en avaient-ils d'autres ? Si oui, s'ils pouvaient s'appuyer sur quelqu'un, Andrew aurait-il risqué de se faire démasquer en sortant faire les courses ? Il y avait là un parallèle avec le comportement de Liv, avait souligné Silver. Elle ne s'aventurait jamais dehors en raison d'une peur infondée d'être vue et de se faire appréhender, alors qu'Andrew, s'il s'agissait d'Andrew, malgré de réels motifs de prudence, ne possédait pas d'autre choix que de sortir s'il ne voulait pas que sa famille meure de faim. J'ai rectifié, ce n'était pas un parallèle, mais un contraste, et làdessus (cela m'était venu à l'esprit à l'instant), je lui ai demandé si les dég‚ts causés à ces maisons incendiées n'allaient pas nous barrer la route des toits de Torrington Gardens.

Il y avait déjà pensé.

" Il existe d'autres toits, m'a-t-il informée, d'autres voies d'accès mènent jusqu'à eux. Nous verrons. Ne t'en fais pas ".

Et puis il s'est endormi.

J'ai donné, je le sais, l'impression d'être une irresponsable, indifférente aux inquiétudes de mes parents. Le fait est que, environ une semaine après que Max m'avait mise à la porte, je m'attendais d'un jour à l'autre à

l'arrivée de l'un ou l'autre chez Silver qui tenterait de me ramener chez nous. Autre parallèle avec la situation de Liv, bien que la peur de me faire prendre ne m'ait pas empêchée de sortir. ¿ présent, Béryl savait o˘

j'étais. J'étais trop fière pour la prier de n'en rien dire à Selina, certaine qu'elle et Max, sachant o˘ me trouver, auraient transmis l'information à papa et maman. En réalité, Béryl n'avait dit mot. Elle, si épouvantablement cancanière au sujet de ses employeurs, se refusait à ce qu'elle aurait considéré comme la trahison d'une amie.

" Toi et moi, on est copines, mon cúur, m'avait-elle assuré quand je lui en avais parlé deux semaines plus tard, et l'avais remerciée. quand c'est quelqu'un pour qui j'en pince, je la ferme. "

J'en avais été tellement touchée que j'en avais presque pleuré. C'est alors que j'avais convaincu Silver de l'autoriser à entrer faire le ménage, surtout pour l'avoir sous la main et bavarder avec elle. Silver a accepté, à la condition que je le laisse lui verser un supplément sans barguigner.

¿ certains égards, lui et moi, nous ressemblions à un couple marié et heureux, non? Mais avant tout ceci, j'ai retéléphoné à papa et maman.

L'essentiel de leur colère était dirigé contre Max. Maman disait n'avoir jamais été autant déçue par quelqu'un de toute sa vie, et papa que les gens étaient si étranges que cela interdisait tout jugement sur leur caractère.

Tous deux tenaient mon retour au foyer pour acquis.

" Il ne faut pas avoir peur de rentrer, Clodagh. "

C'était là un aspect inédit de la situation qui m'avait échappé jusque-là.

D'après eux, o˘ étais-je allée? ¿ l'hôtel? Moi, quasi indigente, et qui n'étais pas loin de laisser Silver m'entretenir? " On enterrera le passé, m'a assuré mon père. Personne ne te reparlera plus de cette histoire de pylône, donc il n'y a plus de souci à se faire à ce sujet. Bien entendu, il faudra qu'on ait une conversation. "

J'imaginais sans peine laquelle. Je lui ai répondu que j'allais y réfléchir, mais que pour l'instant j'étais installée chez des amis dans "

le nord de Londres ". J'allais très bien.

Ils devaient se souvenir que j'avais vingt ans. J'ai précisé " presque vingt ans et demi ", ce qui donnait la mesure de ma jeunesse.

" Tu ne nous caches rien, n'est-ce pas, ma chérie? "

Un tas de choses, mère, mais pas ce que tu crois, ni grossesse ni maladie sexuellement transmissible, pas d'histoires de crack ou d'héro, pas même l'escalade d'un pylône. C'est ce coup de téléphone, ce qu'ils m'ont dit ou ce qu'ils m'ont tu, qui m'a décidée à décrocher un emploi. Pas d'y réfléchir, pas de renvoyer la décision à la semaine suivante ou même à

demain, mais tout de suite.

Le quotidien de Silver était sur la table du salon, mais j'avais négligé de consulter les pages des petites annonces. De nouvelles photos périmées d'Andrew Lane et Alison Barrie en première page m'en avaient dégo˚tée, ainsi qu'un article sur le couple et Jason vus par un " membre du gouvernement "

en campagne dans une élection partielle au nord du pays de Galles. J'ai réfléchi un peu à ce qui poussait des individus, par ailleurs intelligents, à se prêter sans rel‚che à ce genre d'exercice de délation plutôt douteux.

Je me suis redemandé si nous pouvions nous tromper et comment nous pourrions vérifier la chose. Ensuite, je me suis mise en quête d'un boulot.

J'avais beau ne pas souffrir de la paranoÔa de Liv, je me suis tenue à

distance de Max et Selina, prenant toujours la direction de Torrington Gardens afin de ne pas risquer d'être vue. ¿ part Max lors de ses joggings, ils n'allaient jamais nulle part à pied, donc, on ne risquait guère de se rencontrer.

Je songeais moins à eux qu'aux dég‚ts consécutifs à l'incendie. En chemin pour le kiosque à journaux, j'ai jeté un úil sur les maisons incendiées.

¿ cause des dommages causés aux toits des numéros 22 et 24, notre accès à

l'extrémité du p‚té de maisons était coupé pour plusieurs jours, mais Silver avait prévu que l'on mettrait bientôt des b‚ches et des voliges, et il avait raison, elles étaient déjà arrivées. Des hommes travaillaient sur le toit, pas pour entamer des réparations, mais pour protéger ce qui se trouvait en dessous de la pluie et du vent.

On avait dressé un échafaudage, qui m'a eu l'air temporaire.

Il serait démonté dès qu'on aurait rendu son étanchéité à la surface du toit.

Cette partie-là du p‚té de maisons avait un air lugubre, les deux derniers étages des trois demeures étaient noirs et humides, un sinistre mélange, et l'intérieur calciné était encore à nu. Le pauvre platane était réduit à

l'état de squelette. Ses branches ressemblaient aux vestiges d'un feu de forêt éteint par la pluie, et ses feuilles ratatinées et noircies s'amoncelaient en tas sur les trottoirs et les plates-bandes. Silver avait déjà effectué plusieurs sauts là-bas, en reconnaissance, et il avait constaté que le feu avait d˚ être maîtrisé avant d'avoir causé trop de dég

‚ts à la charpente. Les montants, quoique noircis par les flammes, paraissaient intacts. Une fois tous les toits b‚chés, nous serions en mesure de remonter là-haut, et Silver estimait qu'il ne fallait pas s'en faire, et, comme souvent, il avait raison.

Maida Vale manque d'un vrai centre commerçant, mais le quartier possède plusieurs petits groupements de boutiques, le plus vaste étant situé dans Clifton Road, o˘ l'on trouve deux maisons de la presse. Toutes deux possédaient des vitrines en verre couvertes de petites annonces, mais pas d'offres d'emplois, rien que des lits pour bébé à vendre à prix imbattables, des bibliothèques quasi neuves et des femmes aux motivations douteuses offrant des leçons d'anglais et d'allemand. J'ai remonté en direction d'Edgware Road, mais le café sur le pont n'avait pas de poste à

pourvoir. Pour la seule et unique fois o˘ j'avais vraiment envie d'un emploi, j'affrontais ce que Jonny aurait appelé la loi de l'emmerdement maximal. Alors, je me suis décidée à attraper au vol la première offre d'emploi que je verrais, pourvu qu'elle ne soit ni dégo˚tante ni potentiellement criminelle et, naturellement, dans mes capacités.

C'était peut-être moins une décision qu'une prière, car, dix minutes plus tard, elle a été exaucée. La vitrine du marchand de journaux de Lauderdale Road affichait une annonce pour un poste de jardinier.

Je n'ai jamais beaucoup pratiqué le jardinage, sauf une ou deux fois lorsque j'ai tondu la pelouse à la maison, et je m'étais même laissé

convaincre d'arracher une ou deux mauvaises herbes. Papa m'avait enseigné

la différence entre une mauvaise herbe et une plante et, comme cela m'intéressait énormément, j'ai appris. Peut-être aurais-je été mieux avisée de rentrer à la maison et de m'arranger un peu, mais j'étais propre, je portais des vêtements propres et je venais de me laver les cheveux. En outre, me suis-je dit, personne n'a envie d'un jardinier habillé par des créateurs. De toute façon, c'était égal, puisqu'on a intention de m'embaucher - à la condition que je sois en mesure de produire deux bonnes références.

Leur maison se trouvait sur Randolph Avenue, dans un long alignement d'autres pavillons. Je suis désolée de l'avouer, mais, avant même d'avoir monté les marches, j'ai levé les yeux vers le toit, et ce que j'ai vu m'a ravie. Les gens en question s'appelaient M. et Mme Houghton, aisés, ‚gés, propriétaires de toute la maison. Je n'ai jamais su ni leurs prénoms ni grand-chose sur eux, excepté qu'ils avaient cinq enfants et douze petits-enfants. que je sois une femme les a d'abord sidérés, mais je pense que l'idée a fini par leur plaire, car, s'ils croyaient, comme beaucoup, les femmes plus faibles et plus capricieuses que les hommes, elles sont moins susceptibles d'être des criminelles ou des vandales, et se montrent plus fiables. Ils m'ont montré le jardin, qui était vaste, avec de gros arbres fruitiers pas élagués, une pelouse foisonnante et des parterres de fleurs envahis de mauvaises herbes. Si mes références se révélaient satisfaisantes, ils me prendraient quatre jours par semaine.

Côté références, les candidats à un poste, je le sais d'expérience, sont totalement sans scrupule. Je l'ai été moi aussi.

Silver m'a fourni la première de ces références, alors que mes seuls travaux avaient consisté à creuser la tombe de la pauvre Mabel. Il a écrit que j'étais une experte de la flore unique de Maida Vale. L'autre référence émanait de Béryl, qui m'a surprise avec sa belle écriture penchée, sans parler de son papier à lettres couleur crème, à en-tête. Tout là-haut dans sa tour, Béryl ne possédait même pas de jardin, rien que deux bacs à

fleurs, ce qui témoigne de la dépravation dans laquelle nous avions tous sombré.

J'ai travaillé pour les Houghton presque deux mois. Ils m'ont bien payée, et j'estime leur avoir fourni du bon travail.

Pour le jardinage, c'était la pire période de l'année, qui ne nécessitait en fait aucune plantation, rien que de la coupe, de la tonte et de l'arrachage de mauvaises herbes. Pourtant, j'ai su correctement tenir ce grand jardin, j'ai retaillé les bords de la pelouse pour lui redonner forme, et, dans les parterres de fleurs, une fois nettoyés de leurs orties, de leurs chardons et de leurs liserons, j'ai mis au jour des trésors inattendus, les fleurs roses des Nerine bowdenii, un pavot bleu de l'Himalaya et une Romneya en fleur, d'un blanc de neige, qui se démenait pour s'épanouir dans l'obscurité sous les feuilles d'une patience. Et j'ai beaucoup appris sur les fleurs en potassant, les jours de congé, les ouvrages du père de Silver sur la science traditionnelle des plantes. " Et si ? " : voilà une formule que j'aime employer parfois, vous ne l'ignorez pas. Alors, et si J'étais restée au service des Houghton, et si j'avais fini par aimer ça, ce qui n'aurait rien eu d'impossible? Serais-je finalement partie suivre un cours d'horticulture je ne sais o˘? Ou étudier la botanique à l'université ? ¿ l'heure qu'il est, j'aurais pu devenir gardienne de parc. On compte dans ce métier de plus en plus de femmes.

Mais je ne devais rester jardinière que sept semaines. C'est au cours de ces sept semaines qu'il nous est arrivé malheur.

C'…TAIT LA PREMI»RE semaine du mois d'ao˚t.

Dès que les toits incendiés eurent tous été b‚chés, l'échafaudage provisoire démonté et les ouvriers partis, tout ceci en l'espace de trois jours, nous sommes montés là-haut voir si l'on pouvait y marcher en toute sécurité. Certes, au cours des nuits qui avaient suivi l'incendie, nous ne nous étions pas absentés des toits. ¿ plusieurs reprises, nous avions escaladé l'échafaudage entre le dernier p‚té de maisons de Torrington Gardens et la première de Peterborough Avenue, et nous avions arpenté les lieux pour évaluer le travail des ouvriers dans la journée. Et nous avions rampé en deux occasions sous les plus hautes fenêtres du numéro 4, mais sans du tout parvenir à entrevoir qui habitait là. Silver et moi redoutions l'enlèvement de cet échafaudage. Les peintures, raison initiale de son installation, étaient presque terminées. Une fois l'échafaudage supprimé, approcher le 4E deviendrait quasi impossible.

Nous avons échoué dans notre tentative. La b‚che était là, ainsi que les voliges qui la maintenaient en place. Aucun de nous ne pesait lourd, mais, quand nous avons essayé de nous tenir timidement debout sur le toit provisoire, il a fléchi et un grincement est monté de sous nos pieds. Wim a parcouru la b‚che d'un pas léger, à peu près depuis le faîte du numéro 24

jusqu'au faîte du numéro 18 et retour. C'était parfait si on avançait vite, nous a-t-il expliqué, et avec un itinéraire de secours au cas o˘ le sol céderait sous nos pas. Il n'a pas précisé de quel itinéraire de secours il disposait, et nous ne l'avons pas questionné. Nous étions assis en deçà du parapet du 26, nous croquions ses barres de Mars et fumions ses Marlboro.

Depuis l'incendie, le temps avait été humide presque tous les jours - là

encore, la règle de l'emmerdement maximal, car il n'aurait pas été inutile qu'il pleuve la nuit de l'incendie -, et même les parties s˚res du toit étaient glissantes. Plutôt à contrecúur, Silver et moi avons décidé de ne pas risquer la traversée de la b‚che. En tout cas pas par une nuit humide et noire.

Donc, nous sommes restés assis là-haut et nous avons parlé du moyen de nous assurer que les " 4E " étaient bien Andrew Lane, Alison Barrie et Jason Patel. Tant que nous n'en aurions pas acquis la certitude, nous ne progresserions pas. Nous avions vu la femme et le petit garçon ensemble, et l'homme, isolément, mais jusqu'à présent, nous ne les avions pas vus tous les trois réunis. Et nous n'étions pas s˚rs de l'homme.

Morna avait vu un homme faire des courses, qu'elle avait identifié comme étant Andrew Lane, mais, Silver nous l'avait rappelé, Morna avait tendance à affubler de noms de gens connus de simples passants qu'elle croisait dans la rue.

" Tu veux dire que nous n'aurions pas pris le type que nous avons aperçu pour Andrew si Morna ne nous avait pas d'abord parlé de lui ? ai-je raisonné.

- Je veux dire que, si Morna ne nous avait pas raconté qu'elle l'avait vu, Wim n'en aurait peut-être pas h‚tivement conclu que le petit garçon à

moitié indien et la femme blonde que nous avons aperçus étaient Jason et Alison. Désolé, Wim, je suis simplement en train d'expliquer que tu nous as influencés. Nous avions envie que ce soit eux, et nous en avons tiré nous aussi des conclusions h‚tives. "

Wim a observé avec lenteur : " Il existe un moyen d'en avoir la preuve. "

Nous étions tout ouÔe.

" Nous nous dévoilons à eux. "

Son étrange accent paneuropéen était devenu plus marqué.

" Peu importe le garçon. C'est-à-dire, étant donné ce qui nous intéresse.

Enfin, ce qui vous intéresse, vous. Nous allons au balcon et nous nous montrons à l'homme et à la femme, de préférence aux deux ensemble, mais que ce soit l'un ou l'autre, ça fera l'affaire. "

Ce soir-là, je devais être lente, car je lui ai demandé pourquoi.

" Mais eux, ils ne vont pas nous reconnaître.

- Je crois voir ce que Wim veut dire, est intervenu Silver.

S'ils nous voient dehors, et souviens-toi qu'ils vont voir trois jeunes gens sales, dans des vêtements crades pour avoir rampé le long du balcon, en train de les observer à travers leur fenêtre, menaçant peut-être d'entrer par effraction, et si ce sont des gens respectables et respectueux des lois qui s'appellent, par exemple, Robinson, ils vont appeler la police. Ce que ferait toute personne qui n'a pas peur de la loi. "

Wim a eu un sourire.

" Mais s'ils sont qui nous pensons, ils auront plus peur de la police que de nous. Et ils ne l'appelleront pas. Ils se prépareront à se défendre tout seuls.

- On pourrait aussi bien y aller tout de suite. "

Silver s'est levé et m'a tendu la main pour m'aider à me relever.

" Il suffit de descendre un échafaudage et d'en escalader un autre. "

La nuit était noire et venteuse, le ciel était couvert d'une tourmente nuageuse qui, éclairée par-dessous, ressemblait à du collage cheese nappé

de coulis de fruits rouges. Le vent soufflait en courtes rafales coupantes qui apportaient avec elles des volées d'embruns, mais autrement, l'air était calme et humide. Il était dangereux de marcher sur les ardoises, pourtant rien ni personne m'aurait pu me forcer à l'admettre.

quand nous nous sommes laissés glisser du toit mansardé sur l'étroit passage entre le parapet et le mur de la maison, j'ai été soulagée.

qu'est-ce qui nous poussait? L'envie de les identifier formellement ?

Surtout, pourquoi désirions-nous les aider ? Nous ne les connaissions pas.

Nous ne savions pratiquement rien des règles de l'adoption dans notre pays, nous ne savions même pas, je suppose, qu'il n'existait pas de service central et que l'adoption était gérée par les collectivités locales - pour autant que nous sachions ce qu'était une collectivité locale, et à quoi elle servait. Nous avions puisé le peu de connaissance que nous détenions sur Andrew Lane et Alison Barrie dans la lecture des journaux. Alors pourquoi nous placions-nous si résolument de leur côté, contre toutes ces forces qui voulaient leur enlever Jason ? Je pense que notre motivation n'était pas sans rapport avec la cause que la jeunesse épouse toujours : la justice. Il nous semblait injuste qu'on ne sait quel pouvoir dans le pays ait le droit de priver deux personnes de l'enfant qu'elles aimaient et qui les aimait. Inutile de préciser qu'à l'époque nous n'avions jamais remis en question leur tendresse et leur amour, qui pour nous allaient de soi. Nous ne nous sommes jamais demandé, jamais interrogés entre nous pour savoir s'ils étaient dignes d'être des parents ni si vivre avec était bon pour Jason. Nous ne voyions que la justice. Pas celle qui tient la balance dans sa main, car il ne nous intéressait guère de peser le pour et le contre, mais bien plutôt de partir en croisade, avec une épée flamboyante.

Au-dessous de nous, la rue était déserte. Il y avait les habi- tuels alignements de voitures, pare-chocs contre pare-chocs, des deux côtés, et aussi un alignement central, car Torrington Gardens était une voie fort large. En face, les façades étaient tout aussi hautes, avec de nombreuses fenêtres illuminées, leurs stores ou leurs rideaux fermés, et je n'y discernais pas le moindre visage en train de regarder au-dehors. Après tout, qu'aurait vu un observateur, si ce n'est, comme d'habitude, la maison d'en face à travers un entrelacs de branches, de brindilles et de feuilles ? " Ce n'est pas la peine de ramper, ai-je remarqué. On peut marcher. Il n'y a personne pour nous voir. "

Silver était d'accord, mais en objectant qu'il fallait nous salir, et nous avons donc ramassé quelques poignées de feuilles de platanes de l'année précédente et de la crasse noire encore plus ancienne, nous nous en sommes maculé le visage et les mains, avant de les essuyer sur nos T-shirts. Nous avions l'air sinistres à souhait, surtout Silver, blond, la peau p‚le, avec ses yeux d'un gris de glace pointant maintenant au milieu d'un tourbillon de noirceur.

" Je suis désolé d'avoir à leur faire peur, a-t-il regretté, mais je l'ai dit, cela les rendra peut-être furieux, tout simplement.

- S'ils ne sont pas qui nous croyons.

- Et là, nous aurons intérêt à déguerpir en vitesse ", a prévenu Wim.

Au lieu de nous accroupir, nous avons marché le long du balcon. La chambre du 4E était éclairée, mais vide. La journée avait été fraîche, avec des averses toutes les heures et pas beaucoup de soleil, pourtant, le haut de la fenêtre était entrouvert de quelques centimètres. Une fois assis, nous avons réfléchi à ce qu'ils pouvaient être en train de faire. Il n'était que dix heures, donc trop tard pour qu'ils soient occupés à coucher le petit.

En pleine vaisselle, a hasardé Silver, à qui généralement cette t‚che incombait chez lui, à Russia Road.

L'un prenait un bain, ai-je suggéré, pendant que l'autre était resté auprès de Jason qui refusait de s'endormir. Wim, lui, n'a émis aucune supposition.

Il a allumé une cigarette. Il pensait que la fumée s'infiltrerait par l'interstice. Le couple la sentirait et viendrait à la fenêtre. Donc, nous avons tous allumé une cigarette. La fumée était visible, de petites volutes grises dérivant et s'enroulant par l'ouverture entre la guillotine et le linteau.

Notre stratagème a rameuté les deux adultes. Nous avons entendu leurs pas pressés dans notre dos, puis la fenêtre remonter et se fermer. Un loquet a cliqueté. Nous nous sommes levés et sommes restés debout, tous les trois côte à côte, et Wim, sortant un canif de sa poche, comme s'il avait répété

ce geste, a tendu sa main armée et fait mine d'insérer la lame entre la guillotine et l'encadrement. ¿ l'intérieur, les deux occupants - qui s'étaient retranchés à l'autre bout, derrière la table - nous dévisageaient avec horreur. Ils se cramponnaient l'un à l'autre, pas dans une étreinte gracieuse, mais chacun s'agrippant aux vêtements de l'autre, les mains de la femme cherchant frénétiquement une prise sur la poitrine et les épaules de l'homme. Son visage était un masque de terreur et de douleur, ses yeux immenses, sa bouche entrouverte, et j'ai résolu en cet instant de ne plus jamais prendre part à aucune chasse, contre rien ni personne. Puis elle a laissé échapper un hurlement.

Nous n'avons pas bougé, hormis Wim qui a retiré sa main de la fenêtre et rangé son canif dans sa poche. Le cri a réveillé l'enfant, dont la clameur a égalé celle de la femme. Nous avons tenu ferme. Si nous voulions que ça marche, il le fallait.

Les cris de la femme se sont changés en pleurs, des " J'arrive, tout va bien, maman arrive ", sur fond de sanglots de terreur, et elle est sortie de la pièce en courant. Il l'a suivie, claquant la porte derrière lui. J'ai cru entendre une clé tourner dans la serrure de cette porte-là.

" Il n'y a pas de téléphone dans cette pièce, a chuchoté Silver. Il doit se trouver ailleurs dans l'appartement. "

J'ai frissonné.

" Elle s'est appelée elle-même "maman", vous avez remarqué ? - …

videmment, c'est tout naturel. "

Nous avons longé le balcon en sens inverse et nous sommes grimpés sur le toit. Wim estimait que c'était l'endroit le plus s˚r, mais j'ai calculé que ce serait là-haut que la police viendrait regarder. Si police il y avait.

J'ai repensé à cette autre nuit, une semaine auparavant, quand les camions des pompiers étaient arrivés sirènes hurlantes, et c'était de nouveau ce bruit-là que j'attendais. Cette fois, il proviendrait de voitures de police. Le geste de Wim me déplaisait plutôt, non pas tant celui d'avoir enfumé les occupants du 4E, mais sa petite manipulation de la fenêtre, le canif inséré entre le cadre et le ch‚ssis comme s'il avait eu l'intention d'entrer par effraction. Pendant que nous attendions, je l'ai observé, son visage cireux, insondable, ses yeux jaune-vert pareils à ceux d'un gros chat. C'est alors que j'ai remarqué pour la première fois combien ses mains étaient étranges, les doigts d'une longueur disproportionnée, le dos de la main étroit et court, et les poignets aussi fins, symétriques et effilés que des pièces de machine.

Nous avons encore fumé une cigarette. Nous avons observé et attendu.

Pendant un long moment, il ne s'est rien produit.

Wim, qui avait éteint la sienne, avait rampé jusqu'au bord du toit mansardé, d'o˘ il s'était pendu. Il avait tourné la tête vers nous et avait placé l'un de ses doigts insolites devant sa bouche. J'ai entendu la fenêtre se relever en grinçant, peutêtre à fond, avec un raclement. Puis il y a eu un grognement, comme émanant de quelqu'un qui n'avait pas autant l'habitude que nous d'escalader les toits en passant par les fenêtres.

Dans un chuchotement silencieux, Wim a prononcé ces mots : " Il est sur le balcon. "

Alors nous avons su. Nous avons su que notre coup de sonde avait fonctionné. Nous l'avons entendu marcher, avancer avec précaution, à pas comptés, comme si, devant l'obligation de soutenir soixante-quinze kilos d'humanité du vingtième siècle, ce passage datant du dix-neuvième siècle allait se désintégrer. Il a marché un peu vers la droite, puis il a fait demi-tour avant de continuer un peu vers la gauche. Il n'était peut-être pas respectueux des lois, mais il l'avait été par le passé. Cet homme-là y regarderait à deux fois avant de pénétrer illégalement chez son voisin, alors même qu'il avait entrevu trois malfaiteurs tentant de s'introduire chez lui par effraction. Il a encore l‚ché un grognement avant de regagner l'intérieur. La fenêtre s'est refermée dans un nouveau raclement suivi d'un claquement.

" Cela va rendre plus compliqué de se montrer, le moment venu, non ? "

J'ai posé cette question après que nous avions redescendu l'échafaudage, quand nous marchions dans la rue. ¿ notre grande surprise, Wim était encore avec nous. J'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'incongru à le voir au niveau du sol, même si c'est là que je l'avais vu la première fois.

Il s'est retourné vers moi.

" Je ne serai pas là. Vous ferez ça tout

seuls.

- C'est pour ça que tu ne seras pas là? Parce que tu penses que c'est surtout toi qui les as effrayés? "

Wim a d'abord b‚illé, puis il a souri.

" Pas vraiment, Clo. C'est que ça ne m'intéresse pas. "

Je guettais toujours les sirènes de police, sachant trop bien qu'à nous trois, avec nos figures crasseuses et nos vêtements malpropres, nous constituerions des cibles de premier choix qui inciteraient la police à

s'arrêter et à nous poser des questions, à nous demander ce que nous fabriquions dehors à cette heure et o˘ nous allions. Mais il n'y a eu ni sirènes ni police.

J'espérais que les trois de l'appartement 4E étaient au lit et endormis, qu'ils n'étaient plus terrorisés, mais j'en doutais quelque peu. Nous avons grimpé les marches du 15, Russia Road et, pour ma part, après ma dure journée de travail dans le jardin des Houghton, je me sentais singulièrement lasse.

" Maintenant, nous savons que c'est eux, ai-je souligné.

- Nous savons que c'est eux. "

Silver est allé nous préparer un thé pendant que je me lavais les mains et la figure. Wim est entré dans la salle de bains immédiatement après moi et il en a émergé avec son long manteau en peau de mouton couvrant sa nudité.

Il a disparu dans la chambre de Liv en refermant la porte derrière lui.

Silver m'a regardée avec un haussement de sourcils.

" De sa part à lui, un mouvement vers elle, c'est un changement.

- Oui, mais o˘ est Jonny ? - Envolé, et pour toujours, qui sait? Je suppose qu'il a dégotté quelqu'un d'autre. Ou une filouterie plus importante à ses yeux que le sexe. "

¿ cause de ma grande fatigue, c'est seulement le lendemain que j'ai demandé

à Silver ce que nous allions faire à présent que nous savions que les occupants du 4E étaient bien ceux que nous croyions.

" Aller à leur rencontre ", m'a-t-il répondu.

Mais pas ce jour-là. Il pleuvait à verse et sans rel‚che, une pluie torrentielle, de véritables hallebardes. Il faisait trop humide pour s'aventurer dehors et se rendre à la laverie automatique. Ainsi, je suis descendue au rez-de-chaussée bavarder avec Béryl pendant qu'elle poursuivait sa t‚che inutile de dépoussiérage dans des pièces inoccupées depuis des semaines et o˘ personne n'entrerait avant des mois. La "

nouvelle fille "

avait emménagé chez la vieille Mme Fisherton, et Béryl avait la conviction qu'on verrait bientôt " Madame " déménager.

" Tu veux dire que c'est la petite amie de Max? - Il est toujours là, mon cúur, m'a rappelé Béryl, et je vais te signaler autre chose. Toute cette semaine, personne n'a dormi de son côté du lit à lui. «a se voit toujours.

C'est un lit immense, et de son côté, il est resté tout lisse et impeccable.

D'habitude, il laisse toujours des cheveux sur l'oreiller, des poignées de cheveux blancs, ça me rappelle un chien de berger que nous avions quand mon vieux était encore en vie, toujours à muer, qu'il était, ce chien, mais maintenant, des cheveux, il y en a plus. Sa mue, il descend la faire en bas, dans la chambre du sous-sol.

- Un peu dur pour Selina, non ? - Si elle avait le moindre amour-propre, elle ne le supporterait pas ", a décrété Béryl, et là-dessus, on a sonné à

la porte.

Elle est allée répondre - " pour épargner les pauvres jambes de M. Silver "

- et elle a fait entrer H‚kan Almquist.

Le père de Liv était à Londres depuis près de quinze jours.

Cela avait d˚ lui co˚ter une fortune, même dans son hôtel guère luxueux d'Elgin Avenue. Mais ce qui l'avait poussé à rester ne semblait concerner qu'en partie le bien-être de sa fille. Il était vrai qu'il venait tous les jours en visite au 15, Russia Road, et il en profitait pour admonester et réprimander Liv, mais il ne s'attardait jamais longtemps et, selon elle, il passait le reste de son temps à boire dans des clubs, des pubs et des lieux douteux de Soho. Toute sa vie, à Kiruna, il s'était conduit en homme tranquille, droit et respectable, dévoué à sa famille, sans jamais un jour de congé, ou presque. C'était ses vacances annuelles qu'il prenait là, même si à l'origine son intention avait été de les passer dans le Gotland et le Bornholm avec la mère de Liv. Cela faisait vingt ans qu'il n'était plus venu à Londres, et apparemment cela lui était monté à la tête. Mis à part ces visites quotidiennes et ses harangues autoritaires, il paraissait avoir oublié le motif premier de sa venue. Si Londres était un lieu de villégiature si attrayant, la mère de Liv aurait pu le rejoindre. ¿ ma connaissance, personne ne l'avait suggéré, et peut-être H‚kan Almquist, s'étant évadé et s'autorisant enfin d'avoir la bride sur le cou, avait-il senti que la présence de son épouse aurait pu interférer dans ses plaisirs.

En cette matinée pluvieuse, il est arrivé muni d'un grand parapluie assez beau, au dôme de soie tendu très en pointe sur son armature et imprimé

d'une image de la place Saint-Marc à Venise, le tout exécuté dans des couleurs éclatantes sur un fond bleu nuit. Il l'a secoué dans le vestibule, éclaboussant les murs et la moquette et laissant à Béryl le soin de nettoyer ses saletés. Il portait aussi, comme d'habitude, l'un de ces petits sacs à dos devenus depuis à la mode chez les femmes, mais que je n'avais à l'époque jamais vus sur le dos de personne, ni homme ni femme. Je l'ai précédé dans l'escalier afin d'avertir Liv avant qu'il n'arrive làhaut, au cas o˘ elle aurait encore été au lit avec Wim, à onze heures passées... Mais il n'y avait pas trace de Wim, et Liv était levée, baignée, habillée, les cheveux lavés, éclatants de blondeur, très affairée, bien plus vive et joyeuse que d'habitude.

Au lieu de son air maussade ordinaire, elle a salué son père avec enthousiasme et s'est lancée dans une diatribe en suédois.

Lui, l'air sévère d'un maître d'école a paru la réprimander pour son "

impolitesse " de langage dans une langue étrangère à mes oreilles, mais elle s'est contentée d'en rire. De toute façon, je savais ce qu'elle lui disait. Elle lui parlait de lui remettre l'argent. J'ai observé

l'expression de son père, o˘ se lisait l'étonnement, puis le calcul. Liv a ajouté : " Suis-moi. "

Et elle m'a prise par le bras.

Nous sommes passées dans la chambre. Elle a soulevé un coin de moquette et l'une des planches situées dessous. Ses excavations au moyen d'un outil inadapté avaient endommagé le sol. Il y avait là-dessous un paquet, bien calé et enveloppé dans du film étirable. J'ai songé à l'existence curieuse qu'avaient connue ces billets depuis que James et Claudia les lui avaient remis avec tant d'insouciance et de prodigalité, d'abord leur vie dans une boîte de chocolats en métal à l'intérieur d'un placard de chambre, ensuite leurs pérégrinations dans la ceinture de Liv, puis coincés entre une télévision et un magnétoscope, avant que je ne les cache dans un sous-sol, dans un tiroir à serviettes de table, puis empaquetés dans un emballage pour aliments et ensevelis sous des lattes de plancher, pour finalement être remis - mais serait-ce bien la fin ? aux mains d'une personne censément responsable, en s˚reté.

H‚kan Almquist a pris le paquet en silence, l'a retourné puis remis à

l'endroit, a ôté son sac à dos, a ouvert l'un des rabats et placé l'argent dedans. Il paraissait avoir tout oublié de l"'impolitesse " de sa fille, car d'autres échanges en suédois ont eu lieu entre eux à un débit plus rapide. Après coup, Liv m'a raconté qu'il la conjurait une fois encore de rentrer avec lui, tandis qu'elle lui assurait qu'elle allait rentrer bientôt, mais qu'elle devait se faire à l'idée de descendre jusqu'au rezde-chaussée pour ensuite se livrer à cette calamité ultime, la rue. ¿ cette fin, elle est descendue avec lui, et je l'ai suivie parce que je craignais que, en s'enfonçant dans l'escalier, elle ne fasse une crise de nerfs et que H‚kan Almquist ne se sente désarmé.

Il lui a annoncé, en anglais (à mon intention, j'imagine) et d'un ton lugubre, qu'il rentrait en Suède le lendemain. Je ne sais pas si sa réticence tenait au fait de rentrer sans elle, de se retrouver face à sa femme après une longue absence, ou de devoir renoncer aux pubs et aux plaisirs de Londres. Dans l'entrée, il a embrassé Liv d'austère façon sur les deux joues, et à moi, il m'a serré la main. Il paraissait considérer mon influence comme une espèce de source de stabilité pour elle, en quoi il aurait difficilement pu se tromper davantage.

La porte de la maison était ouverte, laissant pénétrer un air humide et gris‚tre. La pluie avait presque cessé. Liv a p‚li.

Elle a reculé devant le vide béant qui s'ouvrait à la place de la porte, comme si un voyou menaçant se tenait là, debout sur le seuil. Je l'ai promptement refermée. Nous sommes entrées dans le salon des Silverman, récemment dépoussiéré et aspiré par Béryl, et j'ai regardé le porteur du butin de Liv se frayer un chemin sous la bruine, traverser Russia Road en direction de Torrington Gardens. Un taxi avec son voyant lumineux allumé

est apparu en provenance de Castlemaine Road, au pas. Je m'attendais à ce qu'il le hèle, mais il l'a laissé filer et s'est dirigé vers le rond-point d'Elgin Avenue.

" Il ne veut pas dépenser son argent dans un taxi ", a observé Liv, parlant d'expérience, semblait-il.

Je l'ai félicitée pour sa détermination, sa capacité à se tenir là, au rezde-chaussée, et à faire face à la rue. Elle a hoché la tête avec une expression de complet désarroi.

" Je suis une femme courageuse. Peut-être tu ne savais pas ça. Je travaille à surmonter mon handicap.

- C'est bien, ai-je approuvé.

- Mais toujours je me dis, Clodagh, qu'est-ce que je vais faire maintenant si Claudia et James viennent réclamer leur argent? Maintenant, c'est mon papa qui l'a. Ce n'est pas facile. "

De retour chez Silver, j'ai téléphoné à mes parents, puis à Guy Wharton. Je ne lui avais plus adressé la parole et n'avais plus entendu parler de lui depuis des semaines, ce qui n'était guère surprenant puisque j'avais quitté

le 19, Russia Road sans laisser d'adresse. Personne n'a décroché, et son répondeur était éteint.

Ce jour-là, je ne devais pas me rendre chez les Houghton.

Un soleil faiblard pointant après le reflux de la pluie, Silver et moi avons fait quelque chose de très inhabituel pour nous.

Nous sommes descendus au pub, le Prince Alfred, nous avons pris une bière et des sandwiches, et ensuite nous avons marché le long du canal depuis le côté St. John's Wood du tunnel de Maida Hill. En traversant Regent's Park, nous avons vu un gardien de zoo qui tenait un lynx en laisse. L'animal ressemblait davantage à un chien qu'à un chat, il trottait en reniflant chaque tronc d'arbre. Ce soir-là, il faisait encore trop humide pour grimper sur les toits, et j'en ai profité pour consigner son apparition dans mon journal, ainsi que toutes mes expériences de la journée et de la veille. La pluie tombait à torrents, dégoulinait des fenêtres et crépitait sur les ardoises. J'ai écrit, et j'ai relu ce que j'avais écrit, j'ai demandé à Silver une histoire du canal, et il m'a expliqué comment l'arrivée des voies ferrées avait transformé cette voie fluviale commerciale jadis animée en un simple itinéraire de plaisance. Après quoi, nous avons parlé des habitants du 4E. Jamais ils ne nous laisseraient entrer, m'a prévenu Silver. Nous serions obligés d'entrer dans la pièce en passant par la fenêtre et de tranquillement nous asseoir en attendant leur retour, puis de les assurer de nos bonnes intentions. Mais j'ai objecté

qu'ils seraient trop effrayés et qu'il devait exister un autre moyen.

Pendant que j'écrivais, Silver Lisait et, tandis que nous discutions, Liv était entrée dans notre chambre pour se servir du téléphone et appeler l'hôtel o˘ son père était descendu. Ce devait être la cinquième fois, et il était déjà onze heures du soir. Wim est arrivé par la fenêtre en descendant du toit mouillé et s'est assis avec nous pour boire du vin, un écart très rare de sa part. ¿ sa vue, j'ai compris que Liv était soulagée d'une bonne part de l'inquiétude qui lui pesait sur les épaules. Subitement, elle était plus légère, plus jolie, et beaucoup plus heureuse. S'il buvait du vin, c'était qu'il n'avait pas l'intention de remonter sur les toits. Donc, il allait rester ici et dormir avec elle.

Mais elle avait quand même besoin de parler à son père.

De surveiller son argent. L'avait-il rangé en s˚reté, à l'hôtel? Il ne l'aurait s˚rement pas emporté dans l'East End avec lui? …tait-il là-bas, à

présent? Elle avait peine à y croire, pas à presque minuit. Son vol était prévu avant neuf heures du matin, ce qui signifiait qu'il devait partir pour Heathrow à sept. Il avait toujours été un lève-tôt et un couche-tôt.

qu'estce qui lui prenait? qu'est-ce que Londres avait fait de lui? Liv a téléphoné une dernière fois à minuit pile. ¿ l'hôtel, le réceptionniste de nuit lui a indiqué que M. Almquist n'était pas dans sa chambre. Le bar de l'hôtel était fermé. quand l'avait-on vu pour la dernière fois? Le réceptionniste n'en savait rien. Il n'avait pris son service qu'à huit heures. Liv lui a demandé s'il n'avait rien déposé au coffre de l'hôtel, car l'établissement n'était pas d'une catégorie équipée de coffres dans les chambres, mais le réceptionniste lui a répondu d'un ton choqué qu'il n'était pas en position de lui fournir ce genre d'informations par téléphone.

Liv est ressortie de la chambre l'air songeur, mais quand Wim l'a priée de venir à lui, elle s'est approchée comme l'aiguille attirée par l'aimant, et j'ai perçu le léger tremblement de ses bras et de ses mains. Il l'a prise sur ses genoux et il a présenté son verre de vin aux lèvres de Liv.

J'Ai PASS… la journée dans un musée de poupées de Hampstead à revoir l'installation électrique d'un de ses plus précieux objets exposés, une maison de poupée évaluée à douze mille livres. C'est une parfaite reproduction en miniature d'une demeure gothique victorienne, trois étages, toits en pente et tourelles crénelées. Fabriquée dans les années vingt, elle avait été équipée d'un système électrique qui devait être révisé, selon le conservateur du musée. Rentrant chez moi en voiture en remontant par Downshire Hill depuis South End Green, après avoir achevé cette t‚che agréable et tranquille, j'ai aperçu H‚kan Almquist et son épouse. ¿ vrai dire, si j'avais choisi cet itinéraire au lieu de prendre normalement par South End Road et Fleet Road, c'était dans l'espoir d'entrevoir Liv, ou même Angus Clarkson en personne, puisqu'il était sept heures. Ce que Liv était devenue, par rapport à ce qu'elle avait été, exerçait sur moi une sorte de fascination.

Cette réussite sociale me paraissait vraiment invraisemblable - si la réussite pouvait se mesurer en ces termes. Mais je n'ai aperçu ni Liv ni son mari. J'ai entrevu ses parents.

Ils se trouvaient dans le jardin côté rue de cette maison si extravagante, l'air d'attendre quelque chose ou quelqu'un. Je me suis arrêtée à quelques mètres avant la maison, sur le trottoir d'en face. H‚kan Almquist avait exactement la même allure que la dernière fois que je l'avais vu, et il portait encore son petit sac à dos, peut-être le même que celui dans lequel il avait rangé le petit paquet de Liv, ce jour-là, voici onze ans.

Il était habillé de ces vêtements sport que les Scandinaves portent en vacances, même quand ce sont des vacances en ville, jean et chemise à col ouvert, anorak et chaussures de marche. Son épouse avait le même genre de tenue, la même allure ; la seule différence entre eux, c'étaient les cheveux de madame, courts, mais pas coupés en brosse, et l'anorak, bleu au lieu de vert. La porte d'entrée s'est ouverte et la jeune fille au pair est sortie avec les deux enfants, pour se retirer aussitôt, presque trop contente de voir disparaître ces quatre personnages, avant de refermer la porte plutôt brutalement. Presque simultanément, un taxi s'est arrêté

devant, ils sont montés à bord en y poussant les enfants, et la petite fille a protesté en braillant. Je me demandais o˘ ils allaient. Au thé‚tre, au cinéma ? Il était trop tard pour Madame Tussaud's ou pour le zoo. En tout cas, ça n'ennuyait pas le père de Liv de dépenser de l'argent pour ce taxi-là. Mais peut-être était-ce M. Clarkson qui réglait la note.

C'est bien connu, quand leurs enfants réussissent dans la vie, les parents mettent de côté tout ressentiment et tout reproche. Ou du moins quand cette réussite correspond à leurs propres critères. ¿ mon avis, les miens m'auraient respectée davantage si ma vie avait suivi la courbe de celle de Liv, si j'avais trouvé un riche époux, si j'avais eu un garçon et une fille, au lieu, selon la formule de papa, de " perdre mon temps avec des c

‚bles et des armoires de fusibles ". Pourtant, ils sont fiers de moi, désormais, même si c'est sans enthousiasme et dans la perplexité (" Mais enfin, chérie, pourquoi ? qu'est-ce qui t'a pris de choisir un métier pareil? "), tout comme les parents de Liv devaient être fiers d'elle, et probablement sans de telles réserves.

Je me suis demandé comment elle était parvenue à empêcher ces parents-là de révéler, au détour d'une remarque, le genre de vie qu'elle avait menée et les relations qu'elle avait entretenues quand elle habitait au 15, Russia Road. Avait-elle acheté leur silence comme elle avait essayé d'acheter le mien ? J'imaginais Liv, pendant qu'Angus Clarkson était parti faire le courtier en Bourse ou l'entrepreneur, les harcelant quotidiennement, les adjurant en permanence de ne pas dire un mot, de ne pas même risquer une allusion à ce passé-là.

D'un autre côté, en dépit de ses visites quotidiennes, H‚kan Almquist en avait appris très peu. Suite à sa rencontre avec Jonny, il n'avait d'autre choix que de s'en souvenir. Mais avait-il établi le lien avec Liv ? Il y avait gros à parier qu'il ne recouvrirait jamais ses souvenirs perdus, ou que, au grand soulagement de Liv, il ne conserverait qu'un vague souvenir de cette quinzaine passée seul à Londres, un voyage entrepris dans le but de ramener sa fille à Kiruna, et transformé en une noce qu'il préférerait oublier, et qui s'était achevée dans un lit d'hôpital.

Cette nuit-là, voici onze ans, quand Liv n'avait pu le joindre à l'hôtel, aucun de nous n'était particulièrement concerné par son destin. ¿ n'en pas douter, il avait laissé l'argent dans sa chambre ou dans le coffre de l'hôtel, et à cette heure-là il était en train de se divertir au Stringfellow ou dans un endroit de ce genre. Peu importait qu'il doive se lever tôt le lendemain matin. Il pouvait dormir dans l'avion. Liv avait soutenu que ce n'était pas le genre de Far, mais, pour reprendre la formule de Silver, sortir s'amuser dans Soho, était-ce le genre de Far? Le lendemain matin, son anxiété n'avait pas suffi à la réveiller. Wim était sorti de la chambre avant elle et s'était lancé dans la préparation d'úufs au bacon pour lui, Silver et moi. quand finalement Liv avait émergé, vers dix heures, elle avait aussitôt commencé sa thérapie contre sa phobie, pour laquelle elle avait besoin de mon soutien : elle descendait l'escalier en rasant les murs, tandis que j'ouvrais la marche pour masquer à son champ de vision ce qui se trouvait plus bas.

Cela rappelait à Silver une fille qu'il avait vue une fois dans un escalator souterrain, escortée par un employé des chemins de fer tout du long de cet escalier, source de sa phobie. ¿ ceci près qu'elle était aussi suivie d'un autre employé. Moi, bien entendu, je n'avais que mon souvenir du métro auquel me référer, mais, souffrant également d'une peur irrationnelle, je pouvais comprendre celle de Liv.

La pluie s'était calmée et c'était une belle matinée brumeuse. Je lui ai demandé si descendre dans le hall du rez-dechaussée lui suffirait pour aujourd'hui, ou si elle aimerait que la porte d'entrée soit ouverte? Elle a secoué la tête avec vigueur, aussi je l'ai emmenée dans le salon, comme la veille, et j'ai relevé l'une des fenêtres de cinq ou six centimètres.

…tait-ce la sensation de l'air extérieur ou de voir Russia Road à cette hauteur qui le lui a rappelé - comment avait-elle fait pour oublier, f˚t-ce temporairement? -, je n'en sais rien, mais elle s'est subitement exclamée qu'elle devait téléphoner à l'hôtel, elle voulait savoir si son père était rentré la nuit dernière.

Elle s'était obstinément refusée, pour un motif obscurément paranoÔaque lié

à James et Claudia, à préciser qu'elle était la fille de H‚kan Almquist, et c'était peut-être pour cette raison que le réceptionniste n'avait rien voulu lui confirmer, hormis le fait que M. Almquist n'était pas à l'hôtel pour le moment.

Elle lui avait demandé s'il avait attrapé son vol et s'était entendu répondre que l'on n'était pas en mesure de le lui indiquer. Liv avait eu l'air songeur. Elle avait hoché la tête à une ou deux reprises, puis elle m'avait demandé : " Tu dois te rendre là-bas et trouver ce qui se passe.

Elle avait eu l'air de saisir la grossièreté du ton employé, même au regard de ses critères, et elle a rougi, d'un rouge intense et marbré.

" S'il te plaît, tu vas y aller, s'il te plaît. Tu sais que je ne peux pas.

Je ne peux pas sortir dans la rue. "

C'était Silver qui s'était rendu à l'hôtel. Il s'était entretenu avec le directeur. Personne ne savait si H‚kan Almquist était rentré à l'hôtel au cours de la nuit. Le réceptionniste n'avait aucun souvenir de l'avoir vu, mais cet homme ne restait pas à son poste à chaque minute de chaque heure.

" Il faut bien qu'il aille faire pipi de temps en temps, non ? "

avait plaidé le directeur.

La clé de la chambre 12 n'était pas à son crochet, mais M. Almquist faisait partie des clients qui gardaient leur clé sur eux. Les porte-clés avaient été prévus le plus lourd possible, s'était défendu le directeur d'un ton amer, mais cela ne dissuadait jamais les gens pour autant. Il n'avait jamais pu comprendre ce qu'une clé munie d'un gros bout de métal avait de si attrayant pour qu'on la trimballe partout avec soi. ¿ son retour, Silver avait conseillé à Liv d'appeler la police. Ou alors, si elle préférait, c'est lui qui s'en chargerait. Cette proposition a déclenché une tempête de divagations et de larmes, et au bout du compte il a d˚ lui promettre de s'en tenir là.

Aucun d'entre nous, à savoir Wim, Silver et moi, ne savait véritablement qui était H‚kan Almquist. Nous ne pouvions nous fonder que sur les visites d'un homme qui, pour l'essentiel, s'était exprimé dans une langue étrangère incompréhensible, sur le témoignage de sa fille, qui nous l'avait décrit comme un être terne, guindé et respectable, et sur son comportement londonien, d'autant plus surprenant. Mais Liv était une personne peu fiable, et ce n'était peut-être là qu'exagérations ou franches inexactitudes. C'est ce que Silver et moi en avons conclu quand nous avons discuté en tête à tête dans notre chambre. Loin d'être l'ingénieur des mines à la conduite irréprochable et à l'existence saine auquel on nous avait amenés à croire, il était peut-être exactement le type d'homme à

escroquer sa fille d'une forte somme et, une fois cet argent en sa possession, à s'enfuir sans régler sa note d'hôtel. Mais peutêtre voulions-nous aussi nous débarrasser de toute cette histoire, ne pas ajouter cette complication à nos vies, et nous concentrer sur les occupants du 4E.

Une belle et chaude journée d'été se préparait. La chaleur du soleil avait commencé à dissiper la brume. En me penchant à la fenêtre, je pouvais sentir les rayons déjà intenses br˚lant ma peau. Nous monterions au 4E

avant la nuit, avait décidé Silver, quand Jason serait encore debout. Et nous leur apporterions des cadeaux en gage de bonne foi et d'amitié, ce dont ils manquaient probablement, pourquoi pas un journal et une bouteille de vin, et quelque chose pour le petit. Du chocolat, a proposé Wim, et l'idée nous a semblé bonne.

On m'attendait chez les Houghton à midi. Il faisait réellement trop chaud pour jardiner, une de ces chaleurs dangereuses auxquelles les Anglais ne sont pas accoutumés. J'ai coiffé un chapeau en coton, rebut de la garde-robe du père de Silver, je me suis enduit la figure et les bras de crème solaire, et je me suis mise à enlever les fleurs fanées, à tailler et à

désherber. Je ne sais pas si vous avez jamais essayé de dégager un buisson d'orties. En pleine chaleur, ce n'est pas une besogne plaisante, car les orties ont un système de racines semblable à un filet de pêche à mailles serrées, jaune et résistant. Si vous en laissez un morceau derrière vous, c'est toute la ramification qui repousse, et à une vitesse remarquable.

Mme Houghton m'a apporté une tasse de thé et M. Houghton un verre de Perrier, et tous deux sont restés en admiration devant mon travail, m'assurant qu'ils ne savaient pas comment ils se seraient débrouillés, un compliment toujours gratifiant à entendre. Il était à peine six heures passées quand je suis rentrée à la maison pour apprendre ce qui était arrivé en mon absence.

Liv m'a saluée assez calmement, mais le regard fixe, et m'a annoncé qu'elle avait essayé de téléphoner à sa mère, à Kiruna, à deux reprises, et qu'à

deux reprises elle était tombée sur le répondeur. Elle a prétendu ignorer que ses parents en possédaient un. Dans son message, elle leur avait simplement signalé que c'était Liv qui les appelait de Londres. Silver avait tenté de la persuader de se rendre à son tour à l'hôtel, sachant bien, avant même d'avoir commencé sa phrase, que c'était sans espoir. Il n'était parvenu qu'à l'amener devant notre porte d'entrée. De nouveau, il l'avait accompagnée au rez-de-chaussée, il avait entreb‚illé la porte de la rue et engagé la chaîne de s˚reté. Ensuite, il l'avait ouverte davantage, très progressivement, avec Liv à ses côtés. qui tremblait comme une feuille, avait-il précisé. Dans le hall d'entrée, il faisait relativement frais. ¿ mesure que la porte s'ouvrait, la chaleur donnait l'impression de s'engouffrer par vagues, leur enveloppant le visage et les bras.

Apparemment, voilà qui avait suffi à réconforter Liv et lui avait permis de s'avancer sur le seuil. Elle était restée en haut du perron, sous la marquise, et là, suivant les instructions de Silver, elle avait pris une profonde inspiration. Elle s'était agrippée à son bras, en vacillant, comme si le traumatisme subi lui avait atteint non pas la tête, mais les os. Elle était en nage, le visage réellement ruisselant, les vêtements marqués d'auréoles de transpiration, et il avait pu humer son odeur, une odeur saline, d'oignon, comme de la friture.

Il ne passait pas une voiture. De la musique se déversait par les fenêtres grandes ouvertes des appartements d'en face, événement très inhabituel dans Russia Road. Mais le temps même était inhabituel, en cet été déjà très chaud. La vision d'un homme passant à bicyclette a refait trembler Liv.

Silver lui a suggéré de descendre deux marches, mais elle s'était montrée catégorique, cela suffisait. Il l'a guidée, contraint, dans sa remontée de l'escalier, afin d'éviter qu'elle ne s'effondre sur les marches dans une de ses positions fútales dont elle avait le secret. Une fois de retour dans son appartement, il l'avait convaincue de prendre un bain, allant jusqu'à

s'occuper de faire couler l'eau. Une infirmière doit ressembler à ça, m'at-il glissé, sauf que les infirmières se chargent de ça à plein temps, tandis que lui, il se limiterait à un après-midi.

Cette nuit, cela lui ferait du bien de nous accompagner, a-t-il ajouté.

Voilà des semaines qu'elle n'était plus montée sur les toits.

" Son attitude là-haut pourrait devenir la même qu'au niveau du sol, s'est-il inquiété. Cela finirait par devenir une phobie à l'égard du dehors, quel que soit le dehors. "

Je lui ai demandé ce qui était arrivé à H‚kan Almquist, à son avis.

" Parti avec quelqu'un, une rencontre, a-t-il suggéré. Une femme ou un homme, je n'en sais rien. Pour lui, la tentation de cet argent a été trop forte. Liy ne connaît pas son papa aussi bien qu'elle se l'imagine. ¿ la limite, aucun de nous ne connaît réellement ses parents. Après tout, eux, ils ne nous connaissent pas. Mais ne t'en fais pas. Il finira par se montrer. "

Après avoir mangé un peu de la soupe de haricots de Silver (tout à fait inadaptée à ce climat) et un plat de lentilles de ma composition pas trop réussi, avec du pain aux céréales, Liv a tenté de nouveau de téléphoner à

sa mère. Elle est passée dans notre chambre et, sa mère étant absente cette fois encore, elle a laissé un message. Nous avons pu l'entendre, mais évidemment sans comprendre. Elle nous a traduit son message.

" Je lui dis, Far a disparu, il a volé mon argent. J'ai confiance en lui et il me fait cette chose terrible à moi. Tout ça je lui raconte à elle parce qu'elle doit savoir. Mais elle ne peut rien pour moi, parce qu'elle est là-bas et moi je suis ici.

Mais elle doit savoir ce qu'il me fait. "

Silver a l‚ché un soupir.

" Tu lui as laissé ce numéro ? - Elle le connaît. Tu ne te souviens pas que Mor m'a téléphoné ici quand Clodagh me force à dire que je vis ici ? -

Allons, a conclu Silver, allons nous faire connaître du 4E Torrington Gardens. "

Liv a rechigné un peu. Manifestement, les prétextes avancés n'étaient...

que des prétextes. Et si sa mère la rappelait, et si l'hôtel téléphonait pour annoncer qu'on avait retrouvé l'argent, et puis elle était trop fatiguée, trop malade d'inquiétude.

Silver semblait avoir eu raison de prévoir une extension de son agoraphobie au domaine des toits. Mais il avait réellement envie de l'avoir avec nous, non pour sa compagnie, dont nous nous étions tous deux lassés, mais parce que se présenter à Alison et Barrie à un homme et deux femmes plutôt qu'à

une femme et deux hommes les rassurerait davantage et les inciterait à se fier à nous. Il s'en est expliqué à Liv, et elle a paru flattée. En tout cas, elle a accepté de venir.

J'étais plutôt contente de l'absence prolongée de Wim.

J'avais constamment présente à l'esprit l'image de ces deux êtres agrippés l'un à l'autre à la minute o˘ ils nous avaient vus. Le hurlement d'Alison me vrillait encore les oreilles.

C'était Wim le responsable, j'en avais la conviction, lui qui avait provoqué cette réaction, son visage et son physique saisissants, si attirants aux yeux de Liv, son cr‚ne rasé, ses yeux et ses vêtements noirs.

Et bien entendu, il avait eu ce geste menaçant d'effraction. Même si c'était lui qui de prime abord les avait découverts, son absence arrangerait nos affaires.

Le problème auquel nous n'avions pas songé, c'était comment faire monter Liv au 4E sans qu'elle ait à traverser la b‚che qui recouvrait la partie calcinée du toit. Le seul moyen, celui auquel nous avions l'intention de recourir, était d'emprunter un détour par la rue et l'échafaudage. Mais Liv, bien entendu, se refuserait à descendre dans la rue. Nous avons tous grimpé en passant par la fenêtre de Silver et suivi notre itinéraire habituel. Il était environ neuf heures, plus tard que prévu, mais discuter avec Liv pour la persuader de nous accompagner avait pris beaucoup de temps. La soirée était chaude, le ciel d'un violet profond s'était presque vidé de toute lumière. Liv a allumé deux bougies et les a emportées avec elle, une dans chaque main. Tout en bas, au-dessous de nous, s'étendait une mer d'un doré verd‚tre, la lueur des réverbères diffractée à travers le feuillage des platanes. Il n'y avait pas de vent, pas le moindre soupçon de fraîcheur dans l'air et, étrangement, aucune odeur de pot d'échappement, de cuisine ou d'humanité, rien que le parfum de lavande émanant d'un des jardins en bas o˘ l'on faisait pousser cette agréable plante aromatique, rien d'autre. Nous avons longé le parapet et nous sommes arrêtés quand nous avons atteint la b‚che pour inspecter ce qui se présentait devant nous.

" Je peux traverser, a affirmé Liv. Je ne suis pas si grosse.

Je n'ai pas tant de kilos. "

Mais Silver s'y est refusé. Il avait apporté une lampe torche qu'il a braquée vers le bas, sur la façade de l'immeuble situé au-dessous de nous.

Chaque maison possédait son balcon, séparé de celui de la maison voisine, et la rambarde n'était pas composée des montants habituels en pierre, en forme d'haltères, mais d'un treillage en fer forgé. Ceux du 18 et du 22

avaient simplement été noircis par le feu, tout comme la partie supérieure de la façade, et la structure semblait solide, mais celui du milieu, au numéro 20, avait été endommagé par un élément extérieur, peut-être les échelles des pompiers. Ces balcons n'étaient pas conçus pour qu'on s'y tienne debout, ni pour être enjambés, ni pour servir d'appui à du matériel lourd, et le plancher de celui-ci s'affaissait. Déjà séparé du corps du b

‚timent, il présentait une large fissure.

Nous nous sommes laissés

choir sur un des balcons, en progressant prudemment, à t‚tons, en nous tenant aux linteaux des mansardes. Cela valait peut-être mieux, car, lorsque nous sommes arrivés au numéro 20, le sol a gémi et grincé sous notre poids, en particulier celui de Silver. Il n'était pas lourd pour sa taille, mais il pesait bien plus que Liv et moi, et, dès qu'il s'est avancé, l'élément de maçonnerie s'est descellé sous son pied, atterrissant avec fracas en bas, dans le jardin côté rue.

Nous nous sommes h‚tés de regagner notre perchoir. Nous avons alors compris que nous allions devoir nous séparer de Liv. Nous avons reparcouru tout le chemin en sens inverse, gaspillant encore un temps précieux, et nous l'avons déposée à l'appartement, d'o˘ elle avait l'intention de rappeler encore sa mère, même si en Suède il était presque onze heures du soir.

Silver était partagé : fallait-il reporter toute l'entreprise à la nuit suivante ? Je l'en ai dissuadé, et nous nous sommes remis en route, cette fois par la voie des trottoirs. Les derniers travaux de ravalement du p‚té

de maisons de Peterborough Avenue avaient débuté, une très forte odeur de peinture stagnait dans l'air chaud et immobile, et nous nous sommes demandé

si par hasard nous n'allions pas nous faire connaître des occupants du 4E

que pour aussitôt devoir les abandonner, faute de pouvoir accéder jusqu'à

eux.

Malgré une lampe allumée dans la chambre, a priori celle de Jason, o˘ les fleurs de son rideau de fortune se détachaient en rouge et jaune sur un fond d'un vert éclatant, le salon était plongé dans l'obscurité. Pourtant, la fenêtre était entrouverte et l'intérieur de la pièce était plutôt en désordre, avec un journal par terre, des tasses et un verre sur la table, des coussins aplatis au fond de deux fauteuils et une paire de chaussures de femme sur le tapis devant la cheminée, comme si Alison s'était déchaussée sur place. Dans l'appartement de Silver, rien de plus normal qu'une pièce laissée dans cet état, voire dans un désordre pire encore, mais nous avions constaté que, avant de se coucher, Alison éprouvait le besoin de ranger. Elle allait reparaître, et Andrew aussi, probablement.

Devions-nous attendre dehors en silence, nous éloigner avant de revenir ou, comme la veille, attirer leur attention en allumant des cigarettes ?

Entrons, a tranché Silver, entrons et attendons-les à l'intérieur. Cela leur causera un choc, mais qui ne durera pas, et cela vaut mieux que de les laisser nous découvrir encore une fois par la fenêtre. Nous avons ouvert cette fenêtre au maximum en soulevant la guillotine intérieure à fond, et nous avons enjambé les barres parallèles au ch‚ssis extérieur.

¿ l'intérieur, l'air était identique, chaud, immobile, mais sans l'odeur de peinture. Il faisait quand même plus sombre. Un miroir était suspendu audessus de la cheminée et j'ai détourné la tête, de peur, en plongeant le regard dans ce rectangle gris et brillant, de ne pas m'y retrouver, d'y découvrir le visage d'une autre. Chacun de nous a pris place dans un fauteuil et, en me penchant en avant, j'ai ramassé les chaussures d'Alison et je les ai disposées côte à côte, la pointe orientée vers la fenêtre.

Nous avons échangé des regards dans le silence total, une minute ou deux.

Silver s'est levé, il a ouvert la porte du salon. La lumière est entrée à

flots, de la lumière et des voix. Ils étaient là, quelque part, en grande conversation. Les mots étaient indistincts. Il m'a regardée, s'est détourné

de nouveau, et il a prononcé cette phrase à laquelle j'ai recours, je vous l'ai expliqué, quand je veux attirer l'attention d'un client dont j'ignore le nom, cette phrase qu'à l'époque je n'employais pas et que je n'avais peut-être jamais utilisée.

" Il y a quelqu'un? "

Il n'a pas appelé, ne l'a pas prononcée très fort, mais d'un ton calme et posé o˘ personne n'aurait perçu de menace, à moins d'être totalement sous le coup de la terreur et de la paranoÔa. Il y a eu un silence. La conversation s'était tue. Silver a appuyé sur l'interrupteur près de la porte et je me suis levée, en clignant des yeux devant le flot de lumière.

Après cela, tout s'est déroulé très vite. Je ne l'ai pas vu venir, je ne l'ai même pas entendu, mais il a fondu sur Silver avant qu'aucun d'entre nous ait pu esquisser un geste ou émettre un son. Il a bondi sur lui depuis le couloir. Ses bras lui ont crocheté le cou et l'ont projeté à terre, il s'est démené sur lui en lui heurtant la tête, avec ce hurlement : " Je vais te tuer, je vais te tuer ! "

Nous L'AVONS empoigné, Alison et moi. Elle a tiré sur lui aussi fort que moi, elle était aussi angoissée, aussi bouleversée que je l'étais. Nous étions parvenues à lui bloquer les bras, mais soudain, nous avons d˚ le laisser échapper, car il était trop fort pour nous, et Silver s'est redressé d'un bond pour se jeter sur Andrew, le saisissant à la gorge. Mon Silver, que j'avais toujours cru si doux, si facile à vivre. Ils se sont battus, se sont séparés dans un sursaut, face à face, deux molosses grondant. J'ai hurlé que nous étions des amis. Je leur ai rugi dessus, on aurait pu m'entendre jusqu'à Swiss Cottage, j'ai crié que nous étions de tout cúur avec eux, que nous étions venus les aider.

" En pénétrant par effraction, en fracassant une fenêtre? s'est écriée Alison avec aigreur.

- Nous n'avons jamais rien fracassé ", ai-je rétorqué, et puis j'ai vu la pièce de porcelaine que Silver et Andrew avaient renversée par terre dans leur lutte.

C'était un oiseau de porcelaine, un bouvreuil, les ailes grises, la gorge d'un rose léger. La tête était cassée et les pattes délicates étaient en morceaux. Je les ai ramassés et les ai recueillis dans ma main.

Alison s'est tournée vers les congénères de l'oiseau, alignés sur la planchette au-dessus d'un radiateur, un roitelet, un verdier et une grive.

Elle a eu un geste réprobateur de la main droite.

" Je les ai apportés ici avec moi. Ils étaient la marque d'un foyer. Enfin, non, ils y ont contribué. "

Les deux hommes avaient cessé de se battre. La lutte était terminée. Andrew avait la nuque meurtrie de bleus violacés, comme si on avait essayé de l'étrangler, et le visage de Silver, sa pauvre peau si p‚le, étaient maculés de saleté et de sang, l'úil gauche était couleur de foie cru et enflait rapidement.

" J'imagine que tout est fini ", a l‚ché Andrew.

Il s'est assis dans le fauteuil rouge, a calé sa tête en arrière et a fermé

les yeux.

" Vous avez d˚ prévenir la police ou les services sociaux.

Peu importe. Ils seront bientôt là. "

Il a laissé échapper un soupir, jamais je n'en avais entendu de pareil, et je n'en ai plus entendu de semblable depuis, un soupir si lourd et si profond, une grande expiration, puissante et rauque.

" C'était une belle tentative. qui a duré six mois. Maintenant, c'est terminé. "

Il s'est retourné vers Silver, puis vers moi, le regard vengeur.

" J'espère que vous êtes contents de vous. "

Avant qu'il ait proféré ces derniers mots : " de vous ", Alison est intervenue : " Voulez-vous boire quelque chose? Pourquoi pas? Moi, j'en ai envie. Nous en avons assez vu comme ça. Nous gardions une dernière bouteille de vin.

- Comment appelle-t-on cela ? "

Andrew l'a consultée du regard en levant les yeux en l'air.

" Rendre à ses ennemis le bien pour le mal ? - J'aimerais me débarbouiller

", a fait Silver, et il est sorti chercher la salle de bains.

Personne n'a essayé de l'arrêter. quelque part dans l'appartement, une pendule a sonné onze heures. Dehors, dans la rue, comme obéissant à un signal, les sirènes des pompiers (ou de la police, ou d'une ambulance) se sont mises à hurler. Andrew est allé à la fenêtre et il est resté là, debout, comme s'il se rendait.

" Ils ne viennent pas pour vous, l'ai-je rassuré. Nous ne sommes pas ici en ennemis. Nous sommes venus vous aider. Nous pensions pouvoir faire certaines choses pour vous. "

Je me suis présentée, en ajoutant que nous vivions ensemble.

" Je suis Clodagh, et lui, c'est Silver. Nous sommes de votre côté. Et nous n'avons informé personne. "

Il était clair qu'Andrew ne nous croyait pas, naturellement.

Il a hoché la tête, m'a dévisagée sans rien ajouter. Alison est revenue avec la bouteille de vin déjà ouverte et quatre verres sur un plateau.

Avant de le servir, elle s'est approchée d'Andrew et s'est assise sur le bras de son fauteuil. Elle a eu un geste étrange, inattendu - enfin, étrange en société. Elle a passé son bras autour de sa nuque et l'a embrassé à pleine bouche, un baiser de passion, comme pour lui signifier :

" C'est peut-être la dernière fois, ou la dernière avant que les choses ne changent radicalement, avant que nous ne devenions des gens différents. "

Il a répondu, mais avec moins de chaleur. Peut-être se sentait-il gêné.

J'ai eu le sentiment que, si le baiser se prolongeait, il finirait par la repousser. Elle s'est écartée de lui et s'est relevée. Le vin a été servi.

Lorsqu'elle a vidé la bouteille en remplissant le dernier verre, Silver est revenu, le visage propre mais couvert de vilaines plaques rouges. Soudain, le petit garçon dans la chambre voisine a crié, un hurlement perçant.

C'était le cri d'un petit de deux ans qui a peur, un mauvais rêve, mais avec le coffre d'un enfant de neuf ans. Alison s'est précipitée.

" Il est très perturbé et ne dort pas bien, a reconnu Andrew, l'air très fatigué. Il a envie d'être dans sa maison à lui. Il a horreur qu'on l'empêche de sortir. "

En levant son verre, il a ajouté : " ¿ votre santé. Vous étiez vraiment sincère ? Vous êtes de notre côté ? - Bien s˚r. Et pourquoi pas ? - Comment nous avez-vous trouvés ? - Notre ami vous a vus. Il vous a reconnus.

- Nous montons sur les toits, ai-je précisé. C'est notre truc.

Nous vous avons observés par la fenêtre. Nous n'avions pas l'intention de vous effrayer.

- Tout le monde nous effraie ", a souligné Andrew.

Alison est revenue avec Jason. Elle était incapable de le porter, il était trop lourd pour elle, il marchait à ses côtés, elle le tenait tout contre elle, le bras autour des épaules du garçon, sa tête appuyée contre sa taille. Le visage de Jason était mouillé de larmes. Il a levé de grands yeux noirs pour nous regarder, nous dévisager, horrifié ou fasciné, c'était difficile à dire. Alors je me suis fait la réflexion que nous devions être les premiers êtres qu'il voyait depuis six mois - en dehors d'Andrew et Alison.

On e˚t dit qu'Alison lisait dans mes pensées.

" Nous ne voyons personne. Nous vivons ici dans l'isolement. Andrew sort à

l'occasion, pas souvent. Il va acheter à manger. Nous vivons de conserves.

"

Elle a jeté un úil sur son verre de vin.

" Et de bouteilles. "

Puis Silver a répété que nous étions des amis, que nous souhaitions leur venir en aide. Il fallait nous faire confiance.

" Mais pourquoi ? Pourquoi nous venir en aide ? - Parce que nous pensons que vous méritez de le garder, je suppose. Nous n'aimons pas les règlements. Cela ne vous suffit pas ? Fiez-vous à nous.

- Je ne me fie à personne ", a prévenu Andrew.

Il a pris Jason sur ses genoux. Il l'a attiré vers lui, a scruté son visage avec solennité. Chacun de leurs gestes paraissait être le dernier, tous leurs mouvements semblaient ritualisés, étudiés. Andrew a doucement installé Jason entre ses bras, laissant le garçon s'appuyer au creux de son coude. Alison a traversé la pièce pour fermer la fenêtre. Jason était calme, à présent, ensommeillé, assoupi.

" Nous allons vous prouver notre... notre bonne foi, a proclamé Silver. Et maintenant, on s'en va. "

Il a terminé son verre et, comme en écho, j'ai vidé le mien moi aussi.

" quand vous aurez constaté qu'il ne se passe rien, vous saurez que nous disons vrai. Nous reviendrons demain, nous reviendrons à neuf heures. Neuf heures du soir, je veux dire. "

Il s'est levé. Je me suis levée, il m'a passé le bras autour de la taille, mais sans quitter du regard ses interlocuteurs.

" Si rien n'est arrivé d'ici là, et rien n'arrivera, à notre retour, vous saurez que nous sommes venus en amis. N'estce pas ? "

Ni l'un ni l'autre n'ont pipé mot. Jason s'était endormi dans les bras de son père adoptif. Nous leur avons souhaité une bonne nuit.

Aucun des deux n'a répondu. Ils nous ont suivis du regard.

Silver a ajouté : " Nous vous dédommagerons de votre vin. Nous allons vous en apporter. "

Et, selon sa formule habituelle : " Ne vous en faites pas, je vous en prie.

"

Silver a ouvert la fenêtre. Il a abaissé la guillotine supérieure et remonté celle du bas. Une fois à l'extérieur, nous avons longé le balcon.

Presque aussitôt, la lumière derrière la fenêtre par laquelle nous étions sortis s'est éteinte, mais nous avons néanmoins attendu un moment et écouté; personne n'a abaissé la guillotine.

" Ils l'ont laissée ouverte, a commenté Silver, parce qu'ils s'imaginent que plus rien ne compte, que c'est la fin du monde. "

La nuit était encore chaude. Nous sommes descendus dans la rue et rentrés à

la maison à pied, au comble de l'amour et du triomphe. Là-haut, dans notre appartement, tout était calme et silencieux, le salon était désert, les fenêtres grandes ouvertes. Silver m'a souri; son visage était un masque d'hématomes, les joues écorchées et griffées, et l'úil gauche pareil à

celui d'un boxeur après un dernier round, quand son adversaire vient d'être mis hors de combat. Malgré sa formule sempiternelle (" ne pas s'en faire

"), il se faisait du souci pour Liv, et il a très silencieusement ouvert la porte de sa chambre pour vérifier que tout allait bien. Elle et Wim étaient allongés côte à côte sur le lit, les couvertures par terre, leurs deux corps luisant de sueur dans la pénombre.

Nous sommes retournés sur les toits. Par un accord tacite, sans avoir prononcé un mot. Nous avons emporté des couvertures avec nous, ainsi que les oreillers de notre lit, et nous avons dormi là-haut, à la belle étoile.

Des étoiles brouillées, voilées de brouillard. Mais d'abord, nous avons fait l'amour, transgressant les limites formulées naguère par Silver. Sur les toits, ce fut la seule et unique fois. Nous avons été réveillés très tôt par le chant des oiseaux, bien plus présent et bien plus varié dans les jardins des villes que dans des campagnes de plus en plus désertifiées.

J'ai regardé l'aube se lever. Le pauvre Silver, lui, à travers son úil enflé, pouvait à peine y voir.

Nous n'avions rien d'autre à raconter. Le lendemain matin, nous avons livré

la nouvelle et notre découverte à Wim et à une Liv aussi insouciante qu'indifférente.

" Ce soir, je pourrais vous accompagner ", a envisagé Wim.

Liv a levé les yeux.

" Je ne peux jamais venir. J'ai mon problème.

- Ah oui, s'est souvenu Silver. C'est l'heure de ta thérapie. "

Et, de nouveau, il l'a escortée au rez-de-chaussée, et dehors.

J'ai suivi et nous l'avons accompagnée ensemble. Elle a descendu deux marches avant de s'arrêter, de se braquer dans son refus de bouger. La guérir de sa phobie, s'il s'agissait bien de cela, serait un processus de longue haleine.

Sa mère ne l'avait pas rappelée. Lors de sa nouvelle tentative, dès son lever, elle était encore tombée sur le répondeur.

" Ta mère ne travaille pas ? lui a demandé Silver.

- Elle est encore en vacances. Rappelle-toi, papa et elle partent pour Gotland, ils partaient pour Gotland, je voudrais dire, mais à la place il vient ici. O˘ est-il ? que vais-je faire ? "

¿ la lumière de ce que nous avons découvert plus tard, je pense que Liv s'inquiétait réellement davantage pour son père que pour l'argent. Ou alors avait-elle surtout résolu de donner cette impression? J'ai dit que je passerais à l'hôtel en me rendant chez les Houghton, mais je voulais d'abord écrire mon journal. Il était toujours difficile de préserver un peu d'intimité. Silver était le seul à ne pas me déranger quand j'écrivais.

En général, je m'installais dans notre chambre et je fermais la porte, mais, ce matin-là, Liv entrait sans arrêt pour réitérer ses tentatives de joindre sa mère. La bande du répondeur serait bientôt pleine, car chaque fois que la voix inimitable de H‚kan Almquist retentissait à plein volume dans le combiné, après la longue tonalité, elle laissait un message. Le tout aux frais de Silver, en plus.

" Tu es certaine qu'elle a encore le numéro d'ici? me suisje enquise au cinquième appel.

- Tu dis le vrai, Clodagh. C'est possible qu'elle l'a perdu.

Je vais le donner. "

Et elle a passé un sixième coup de fil.

Peu après, j'ai entendu un cri perçant en provenance du salon. Cri de douleur ou de plaisir, c'était difficile à déterminer, mais il ne faisait aucun doute qu'il émanait de Liv. Son père est là, me suis-je dit, son père est revenu d'on ne sait o˘, et Dieu merci il rapporte l'argent. Mais ce n'était pas H‚kan Almquist, c'était Jonny.

" La mauvaise graine repousse toujours, a-t-il annoncé en me voyant.

- Pourquoi tu n'es pas au parking ? - …coutez-la. On dirait qu'elle a été

instit. "

Il a retroussé la lèvre supérieure.

" Pourquoi tu n'es pas au parking? "

Il a pris une voix affectée, une voix de crécelle, rien à voir avec la mienne, j'espère.

" Je vais t'expliquer pourquoi, miss Brown. J'en suis pas fier. Je suis pas au parking parce que j'ai démissionné. J'ai laissé tomber. J'ai demandé mon solde de tout compte. Satisfaite?"

Au lieu de porter un veston de costume, il était en blouson de cuir noir, Jean repassé avec des plis - tout à fait inacceptable aux yeux de Silver et des miens, qui jugions les plis des jeans d'aussi mauvais go˚t que ma mère les hauts talons avec un pantalon -, et baskets de créateur en daim noir.

Wim, qui lui prêtait rarement attention, l'observait, fasciné, et ce n'est pas sans difficulté qu'il a fini par détacher les yeux de cette vision.

quant à Liv, elle s'était repliée à l'extrémité du canapé, derrière son dictionnaire anglais-suédois.

quand je suis partie, Silver a fait un bout de chemin avec moi. Il sortait acheter du vin, des biscuits, des chips et des ananas, preuves supplémentaires de notre bonne foi envers les occupants du 4E.

" Je ne vais pas à l'hôtel, m'a-t-il prévenu. Ils me connaissent. Mais tu pourrais te présenter comme la fille de M. Almquist.

- Je ne suis pas suédoise.

- Ils ne penseront pas à ça. Ils t'en raconteront plus si tu leur dis que c'est ton père. "

Il avait raison. Je me suis entretenue avec le directeur dans son bureau. H

‚kan Almquist n'était jamais rentré. L'aprèsmidi de la veille, on avait débarrassé ses affaires de sa chambre et préparé sa valise. ¿ l'heure actuelle, elle se trouvait dans une autre chambre. Je pouvais la voir si j'en avais envie. Il m'a montré une valise bleue de marque Révélation, pas très grande.

" Il n'y avait pas d'autres sacs? ai-je demandé, pensant au sac à dos en cuir noir.

- Rien que ceci. Toutes ses affaires rentraient dedans. Oh, et puis nous avons son passeport. "

Je n'étais encore jamais descendue dans un hôtel toute seule, je n'y avais presque jamais séjourné, et certainement pas à l'étranger. Je ne savais pas si c'était là une pratique courante de la part d'un établissement, de conserver le passeport d'un client étranger. Le directeur s'en est expliqué.

" D'habitude, nous ne nous accrochons pas aux passeports.

Bien s˚r, nous le demandons à nos clients, mais nous le leur restituons dès le lendemain. Votre pa... (il m'a fallu réfléchir à deux fois pour comprendre ce qu'il entendait par là)... nous a demandé de conserver le sien. Il avait l'air de considérer qu'il serait plus en s˚reté ici. "

On m'a montré le document en question. Cela ne m'a été d'aucune aide. Comme toujours avec les passeports, le personnage de la photographie était méconnaissable.

" Puis-je jeter un úil sur la valise ? "

Il a haussé les épaules. Cela lui était égal. J'ai soulevé le rabat en toile quelque peu éraflé. Je cherchais l'argent, cela va de soi. Les vêtements de M. Almquist ne m'intéressaient guère. J'aurais été très surprise de trouver deux mille livres en billets de banque entre ses jeans et ses sweat-shirts. Soudain, j'ai pensé à sa note d'hôtel. Je n'avais pas envie de l'évoquer ; en toute hypothèse, le directeur pouvait attendre de moi que je la règle, puisque je m'étais présentée comme sa fille.

Mais j'ai posé tout de même la question.

" Nous possédons une empreinte de sa carte de crédit. Vous n'avez pas à

vous soucier de cela. "

Après quoi, je me suis rendue chez les Houghton. Il allait faire aussi chaud que la veille. J'ai encore arraché des racines d'orties, j'ai déterré

d'autres séneçons et des patiences avec des racines pivotantes longues de plus de vingt centimètres.

Mme Houghton m'a apporté un grand verre de boisson fraîche avec pour principaux ingrédients, m'a-t-elle expliqué, du lemon grass et du gingembre. Je ne m'attendais pas à ce que Silver passe me prendre, mais, alors que je rangeais mes outils, il est apparu dans l'allée en compagnie de Mme Houghton.

" quel gentil garçon, m'a-t-elle fait le lendemain. C'est votre fiancé ? "

Je ne pouvais répondre à cette question, car j'ignorais par quelles étapes il fallait passer avant que des fiançailles ne soient conclues. Mme Houghton a considéré avec compréhension les contusions qu'il avait au visage et son úil au beurre noir, à présent presque fermé.

" Vous êtes-vous battu? " s'est-elle inquiétée sur le ton de la plaisanterie.

Silver lui a répondu qu'elle ne se trompait pas, mais que ce n'était pas de son fait, et Mme Houghton, toujours incrédule mais amusée, est allée chercher de l'arnica - ou je ne sais quel remède - et en a appliqué par petites touches sur ses hématomes.

¿ la maison, on restait sans nouvelles de M. Almquist.

Silver a baptisé cela l'Affaire du Suédois disparu, un titre digne, disaitil, d'une histoire de Sherlock Holmes. Nous marchions côte à côte, et je lui ai parlé de la valise et du passeport.

" Cela signifie qu'il ne peut pas quitter le pays.

- Il va bien devoir revenir chercher son passeport à un moment ou à un autre, et alors là, j'imagine que tout s'éclaircira. "

quand nous avons vu Andrew qui nous attendait, qui nous espérait, penché à

la fenêtre, nous avons eu tous deux le sentiment que, à partir de maintenant, tout irait bien. Pour lui, pour Alison et Jason, tout s'arrangeait. Nous avons posé nos bouteilles de vin sur la table, les biscuits au chocolat, les fruits confits, les bananes et le cake de chez Battenberg. Jason, que l'on avait laissé veiller pour qu'il nous rencontre (mais en pyjama à motif de nounours, déjà prêt à se mettre au lit), voyant les bananes, a tendu la main, en hésitant et en jetant un coup d'úil à

Alison comme s'il se rappelait qu'il fallait dire s'il vous plaît.

" Bien s˚r, tu peux ! a-t-elle lancé. C'est pour toi. Nos nouveaux amis les ont apportées pour toi. "

Réflexion qu'Andrew a accueillie avec un froncement de sourcils. Une marque se discernait à peine sur sa peau sombre, souvenir de leur lutte avec Silver. Sans doute attendait-il notre venue, et il s'était montré fort accueillant à notre arrivée, mais n'en était pas encore au point de nous baptiser ses amis.

" Pourquoi faites-vous ça? " nous a-t-il demandé.

En effet, pourquoi? Je n'étais pas certaine de savoir répondre.

" Parce que nous estimons que vous avez raison et que les services sociaux ont tort, j'imagine, a répondu Silver, avant d'ajouter, changeant de sujet : qui est Robinson? "

Pendant un instant, ils n'ont pas eu l'air de saisir ce qu'il entendait par là. Puis Andrew a compris : " Ah, oui, Robinson. Une de nos connaissances, c'est tout, qui partage votre opinion. que nous sommes dans notre droit et eux, non. Le présenterais-tu comme ça, Alison ? - C'est un ami très cher qui nous a prêté cet appartement.

Nous pouvons l'occuper aussi longtemps qu'il nous plaira. Il possède cette maison, mais il n'est presque jamais là. Il est veuf et réside surtout dans le sud de la France.

- Et combien de temps comptez-vous rester? " s'est enquis Silver.

Elle a eu l'air désemparée.

" Je n'en sais rien. Nous avons bien quelques idées, mais...

voulez-vous visiter l'appartement? "

Jason a terminé sa banane, et il a ouvert la marche en sautillant.

L'appartement constituait son petit univers, le seul qui lui restait, il en connaissait le moindre recoin. En plus du salon, il comportait trois chambres, une salle de bains et une très grande cuisine. Depuis la chambre d'Andrew et Alison, on avait vue sur un jardin négligé, pire que celui des Houghton avant le début de mon travail chez eux. Sureaux et buddleias, les deux seules plantes arbustives qui poussent dans Londres, avaient envahi l'espace occupé jadis par des parterres de fleurs, et un véritable champ de foin remplaçait la pelouse.

" qui habite en dessous de chez vous? ai-je demandé à Alison.

- Dans l'appartement immédiatement au-dessous du nôtre, personne. Louis Robinson l'occupe quand il est là. Un couple ‚gé habite les deux étages encore en dessous et un jeune homme au rez-de-chaussée. Le sous-sol sert de garde-meubles pour une partie du mobilier de Louis. "

L'appartement avait l'aspect caractéristique d'un endroit habité par des gens de passage, qui se désintéressaient de sa décoration ou de son ameublement. Non que les lieux fussent particulièrement miteux, la moquette beige clair avait l'air neuve, on voyait bien que Louis Robinson n'avait rien d'un propriétaire sans scrupule, mais tout y était maussade et terne, le crème, le chamois et le beige prédominaient, le mobilier était du genre que l'on solde à l'automne dans les chaînes de magasins spécialisés. Ces dernières années, j'ai vu des photos identiques à celles accrochées aux murs des chambres de motels, clichés d'édifices célèbres, la cathédrale Saint-Paul, l'Arc de triomphe, l'Empire State Building, des gravures d'oiseaux par Audubon, et bien entendu le tigre de la forêt tropicale, le tout dans ces cadres qui ont l'aspect de l'acier, mais sont probablement en aluminium.

Manifestement, Alison y avait ajouté sa note personnelle.

Ses tentatives de femme d'intérieur s'étaient limitées à la petite quantité

d'objets qu'ils avaient pu emporter avec eux et monter par cet escalier.

Pour l'essentiel, je suppose, ces améliorations avaient d˚ concerner la chambre de Jason. Il m'a fièrement montré ce petit espace de peut-être trois mètres par deux mètres cinquante, la bibliothèque, ses propres peintures sur les murs, ses coupures de journaux et de magazine punaisées à

un panneau en liège. Il disposait d'un coffre plutôt petit pour des jouets plutôt petits, surtout des voitures et des camions miniatures. Des objets plus volumineux n'auraient pas été transportables. Silver s'est particulièrement intéressé à un bateau dans une bouteille, posé sur le rayonnage du haut, qu'il a étudié d'un úil averti. La bouteille était bleu p‚le et le bateau, un schooner, un trois-m‚ts, avait une coque peinte et des voiles jaunes.

" C'était le mien, a précisé Alison. On me l'a offert pour mon sixième anniversaire, et j'ai été terriblement déçue parce qu'on ne m'a pas permis de jouer avec. Plus tard, j'ai fini par bien l'aimer.

- Je n'ai pas le droit de jouer avec ", a indiqué Jason, mais cette interdiction ne paraissait pas l'ennuyer outre mesure.

" J'ai seulement le droit de regarder.

- quand tu seras plus grand, tu découvriras que beaucoup d'objets appartiennent à cette catégorie ", l'a prévenu Andrew; décidément, je ne l'appréciais guère.

Il s'était exprimé sur le ton de certains messieurs quand ils lancent certaines allusions sexuelles grivoises, un ton narquois, roué, cynique. Il m'avait toisée du regard comme si nous participions à je ne sais quelle conspiration.

Nous avons regagné le salon. Silver a dissuadé Alison d'ouvrir le vin. Il était pour eux exclusivement. Jason nous a souhaité bonne nuit, en se présentant d'abord devant Silver pour prononcer ces mots gravement, puis devant moi. quand je me suis penché vers lui, il a hésité, puis il m'a embrassée sur la joue.

" J'aimerais avoir cette chance ", a dit Andrew en levant les yeux au ciel avec une jalousie feinte.

Puis, avant que j'aie pu trouver mes mots, il a conduit Jason au lit.

Il y a eu un silence. Silver l'a rompu en demandant à Alison depuis combien de temps ils habitaient ici. En réalité, c'était une invitation à raconter les circonstances de leur fuite, et c'est ainsi qu'elle l'a compris. Elle a poussé un soupir. Mais d'abord, elle a hésité : " Je pense que l'on peut se fier à vous, mais je n'en sais rien. Vous pourriez être d'habiles comédiens. Ou des criminels. Pour autant que je sache, car nous tombons rarement sur un journal, on a très bien pu offrir une récompense à

quiconque nous trouvera, et c'est peut-être ce que vous cherchez.

Mais si c'est le cas, j'en déduis que vous nous dénoncerez et que notre histoire sera tout entière dévoilée au grand jour, alors que dans le cas contraire vous êtes ce qui nous est arrivé de mieux depuis que Louis nous a permis de nous installer ici. quoi qu'il en soit, que je vous raconte ou non ce qui s'est passé ne fera pas de différence. Donc, je vais vous le raconter. "

Elle nous a regardés l'un après l'autre en hochant la tête.

" quand on nous a annoncé que nous devions renoncer à Jason, on nous a fixé

une date à laquelle on viendrait le reprendre. Tout cela est paru dans la presse, je crois, à ceci près que les journaux n'ont pas toujours présenté

la chose correctement. Enfin, la presse, je n'y connais rien. On n'en a pas beaucoup parlé à la télévision, mais je pense que, si on nous avait attrapés, il en serait allé autrement. Ils ont arrêté cette date et nous avons décidé de partir deux jours avant. ¿ A ce moment-là, nous avions mis un terme à nos protestations, non parce que nous avions renoncé, loin de là, mais nous savions que, si nous nous lancions dans des démarches publiques, notre... enfin, notre intention de nous enfuir serait connue.

Par exemple, en nous voyant vider nos comptes, la banque aurait eu des soupçons. Sans parler de la société d'investissement et de crédit immobilier au moment o˘ nous céderions nos parts. Donc, nous n'avons rien confié à personne, sauf à Gordon, mon demi-frère. Il vit loin d'ici, dans l'Exeter.

Je n'étais pas certaine de pouvoir me fier à ma demi-súur, mais lui, je sais que oui. Je lui ai tout raconté et, jusqu'à un certain stade, nous sommes restés en contact. Nous avons indiqué à notre femme de ménage que nous serions partis trois mois, mais sans préciser pourquoi ni pour o˘, et nous l'avons payée d'avance, donc, elle a sans doute cessé de venir.

- D'après le journal, l'ai-je contredite, elle continue de passer chez vous pour veiller sur vos affaires.

- quel ange! Elle a bon cúur. Nous avons tout laissé, presque tous nos biens, nos livres, nos vêtements. Notre voiture. Nous avons simplement quitté le bureau, nous n'avons pas démissionné, nous n'avons pas donné le préavis requis.

Cela aussi aurait attiré l'attention sur nous.

- Une chose, l'a interrompue Silver. Vous n'êtes peut-être pas au courant.

Le père d'Andrew est mort. "

Elle a porté la main à sa bouche, en a retiré un poing fermé.

" Oh non ! Oh mon Dieu ! Il ne faut pas le lui dire, c'est moi qui dois m'en charger.

- Nous ne dirons pas un mot.

- Ils étaient très proches. Il était enfant unique, et sa mère est morte voici des années. Il va accuser le coup. Ce sera encore pire, parce qu'il n'était pas présent. Je me demande si son père l'a réclamé... Oh, j'espère que cela ne va pas briser le cúur d'Andrew de ne pas avoir été là. De quoi est-il mort? - Le journal ne le précisait pas. "

Elle a observé un moment de silence, une pause durant laquelle Andrew est revenu. Elle a levé la tête et lui a adressé un sourire trop radieux.

" Je leur racontais notre grande évasion. "

Il a hoché la tête, certes sans guère d'enthousiasme, mais à l'évidence il partageait l'opinion d'Alison. Tout nous révéler ne modifierait guère l'issue finale.

" Je leur expliquais que nous avions tout laissé derrière nous et que nous n'avions informé que Gordon et, dans une certaine mesure, notre femme de ménage. Nous connaissions quelqu'un qui possédait une caravane sur un terrain près d'Orford dans le Suffolk, nous étions allés y passer l'été et nous avions conservé la clé. Nous avons estimé que personne ne s'y trouverait en plein mois de février, et nous avions raison. "

Mais ils n'avaient pas supporté le froid mordant de cette côte de la mer du Nord en plein hiver, et s'y ajoutait la crainte d'être découverts, car un séjour en caravane en cette saison, et par ce temps, était hautement improbable et risquait d'attirer l'attention sur eux. Ils avaient déjà

éveillé les soupçons du gardien qui effectuait une ronde sur les lieux deux fois par semaine. Ironie du sort, parmi tous les faux témoignages de personnes à l'imagination féconde, cet homme, témoin de la vérité, avait certainement compris, mais n'avait rien dit. Ils avaient pris un bus, un train, un métro, un autre train et un autre bus jusqu'à un endroit du nom de Guilford, et trouvé un hôtel. Pour Jason, bien entendu, c'était l'aventure. L'hôtel accueillait d'habitude des joueurs de golf. L'hiver, les rares clients jouaient au bridge. Andrew, fervent joueur de bridge quelques années auparavant, s'était joint à eux, surtout pour ne pas attirer l'attention. Il s'était rasé la barbe, et Alison était parvenue à

s'acheter une perruque brune à Ipswich, dans une boutique près de la gare, pendant une longue heure d'attente du train pour Londres. Seul Jason s'était dérobé au déguisement, et cela les avait effrayés.

L'hôtel était confortable et chaud, la nourriture y était bonne, et personne ne se montrait soupçonneux. Mais c'était trop cher. Ils ne disposaient désormais plus d'aucun revenu, vivant de leur seul capital. Ils s'étaient installés dans un endroit moins co˚teux, un bed & breakfast de Bognor Régis, l'un des rares ouverts en hiver. C'était au début du mois de mars. Alison était restée en contact téléphonique avec son frère. Alors qu'Andrew et elle songeaient de nouveau à déménager, Jason attirant trop l'attention de la gérante du bed & breakfast - elle s'enquérait sans arrêt de lui, d'o˘ il venait, ce ne pouvait être leur enfant, pas avec cette couleur de peau, venait-il d'un de ces " pays là-bas en Orient " ? -, Alison avait reçu une lettre de Gordon. Il avait fait part de leur détresse à Louis Robinson, certain de pouvoir se fier à lui, mais sans rien révéler de l'endroit o˘ ils se trouvaient ou du nom d'emprunt auquel ils avaient eu recours.

" D'accord, mais qui est Louis Robinson? a voulu savoir Silver. Un vieil ami de la famille ou quoi ? - Son épouse et ma mère étaient à l'école ensemble. Cela remonte à loin. ¿ la mort de sa femme, il est parti vivre dans la maison qu'ils possédaient en France. Il est très ‚gé, dans les soixante-dix ans. Cette maison était leur domicile. "

Lorsqu'il lui avait parlé, Louis Robinson était sur le point de quitter Cannes pour Londres. Ils étaient convenus de se rencontrer deux jours plus tard, ce qu'ils avaient fait. Louis avait proposé à Alison et Andrew cet appartement à titre gratuit aussi longtemps qu'ils en auraient besoin.

" Il s'est excusé de sa situation au dernier étage, a souligné Alison. Nous lui étions tellement reconnaissants de ne plus avoir à nous préoccuper de ça, nous étions si contents d'avoir un endroit à nous. "

Andrew a haussé les sourcils.

" Et pourtant, hein, ce n'était pas le choix le plus commode.

Je veux dire, s'il nous avait permis de nous installer dans celui du rezde-chaussée, nous aurions pu profiter du jardin pour Jason. J'imagine que Robinson n'avait pas envie de se créer des complications en déménageant tout le mobilier. "

Alison a paru quelque peu gênée par cette démonstration d'ingratitude.

" Nous sommes arrivés ici en mars, un mois après avoir quitté notre domicile. Nous n'avons jamais revu Louis, il est reparti pour la France, et nous n'avons jamais croisé les gens ‚gés de l'étage en dessous, ils doivent mener une vie très tranquille. Andrew a aperçu l'occupant du rez-dechaussée, mais il a de la chance, sans sa barbe, personne ne le reconnaît.

"

Silver leur a parlé de la photo dans le journal, du portrait- robot, si c'est ainsi qu'on l'appelle, ressemblant très peu à Andrew tel qu'il était à présent.

" Peut-être devrais-je me laisser repousser la barbe et les embobiner.

Après tout, j'ai tout mon temps et je ne sors pratiquement jamais. ¿ partir de maintenant, je ne vais plus pouvoir sortir du tout, et nous allons mourir de faim. "

Nous leur avons proposé de nous charger de leurs courses, de leurs commissions, nous nous débrouillerions pour leur procurer tout ce qu'ils voudraient. Du coup, Andrew s'est souvenu qu'il devait nous rembourser pour le vin, le chocolat et le reste, mais Silver lui a signifié que c'était un cadeau, un gage de notre bonne volonté. Dès demain, nous leur rapporterions des provisions et ils nous rembourseraient quand nous les leur monterions.

Il a suggéré à Alison de nous préparer une liste et, pendant qu'elle s'en occupait, nous lui avons demandé quels étaient leurs projets pour l'avenir.

" Vous ne pouvez pas rester ici éternellement.

- Nous le savons. Premièrement, Jason va devoir aller à l'école. Pour l'instant, nous lui enseignons tout nous-mêmes.

Alison a une formation d'enseignante, et je suis titulaire d'un diplôme universitaire de pédagogie. Mais il lui faut des amis, des enfants de son

‚ge. Il a besoin de sortir au grand air et, pour le moment, ce n'est jamais possible.

- Ce que nous aimerions, a poursuivi Alison, en tendant sa liste à Silver, ce serait vivre à l'étranger. Mon père habite en Australie, dans une banlieue de Sydney. Il avait quelques années de moins que ma mère, il n'a maintenant que soixantecinq. J'en avais douze quand ils ont divorcé, mais nous nous sommes écrit, je l'ai revu chaque fois qu'il est revenu en Angleterre, j'aimerais bien le revoir de nouveau. J'aimerais bien vivre auprès de lui. Mais nous ne pouvons pas quitter le pays.

- Il nous reste très peu d'argent, a souligné Andrew. Nous ne pouvons vendre notre maison sans signaler o˘ nous sommes. Si nous partions, j'aimerais emmener mon père avec nous, il se fait vieux, et il n'est pas en très bonne santé. "

Je n'ai pas osé regarder Alison. Silver n'a pas osé me regarder.

¿ l'évidence, nous n'irions pas plus loin dans l'établissement de leur avenir, aussi leur avons-nous signifié qu'il était temps de nous éclipser.

Andrew nous a ouvert la fenêtre et, se penchant au-dehors après que nous avons grimpé sur le balcon, il nous a répété qu'il n'était toujours pas s˚r de nous, qu'il était incapable de comprendre notre altruisme, à quoi il n'était pas habitué.

" Et Louis Robinson, alors ? " lui a lancé Silver.

Andrew n'a pas répondu.

" Si vous nous trahissez, je ne vous pardonnerai jamais, je vous aurai.

Votre figure amochée, à côté, ce ne sera rien.

Et ça s'applique à elle aussi. "

Silver a répliqué avec gravité : " Bonne nuit. ¿ demain. N'oubliez pas de laisser la fenêtre ouverte.

- Ce n'était pas très aimable, ai-je observé tandis que nous escaladions l'échafaudage.

- J'imagine qu'il est très stressé. Je ne peux pas vraiment conseiller à

quelqu'un dans sa situation de ne pas trop s'en faire, hein ? "

C'est à partir de cette nuit-là, ou sinon de la nuit précédente, que notre intérêt pour les toits a subi une mutation. Nous ne les avons plus escaladés pour notre seul plaisir. Notre passion pour eux, qui avait toujours été loin d'égaler celle de Wim, a fraîchi. Depuis cette nuit-là, monter sur les toits n'a réellement plus répondu qu'à un seul but : parvenir au 4, Torrington Gardens et pénétrer dans l'appartement sans être vus des autres occupants de l'immeuble.

Nous sommes rentrés chez nous par un autre itinéraire. Le bar à vin de Lauderdale Road était encore ouvert. Nous nous sommes assis dehors à une table et nous avons commandé chacun un verre de merlot. Silver a levé le sien, nous avons trinqué et il m'a déclaré : " ¿ toi. ¿ l'amour. "

En rentrant par ce chemin-là, nous avons pris Russia Road par le bout que j'empruntais rarement le jour par crainte de croiser Max ou Selina. Mais à

ce moment-là, je ne me souciais plus guère de les voir ou non. J'avais Silver, un toit, du travail.

Et j'avais toujours peur de devenir un peu comme la pauvre Liv.

Mais lorsque nous sommes passés devant le 19, je n'ai pu résister à jeter un coup d'úil à la maison. Et j'en ai été récompensée, si tel est le mot.

Max montait en catimini par l'escalier en fer de la vieille Mme Fisherton.

Il portait son survêtement chocolat, pour autant que j'aie pu voir à la lumière du réverbère. J'ai entendu la femme à qui il avait rendu visite refermer la porte derrière lui. Au lieu de regarder dans notre direction, il a gardé la tête baissée et s'est faufilé en silence par la porte de devant. Je me suis mise à rire, je n'ai pas pu m'en empêcher, et je me suis couvert la bouche de la main.

SILVER S'EST montré ferme.

" Je ne peux plus te laisser téléphoner d'ici, Liv. Je suis désolé. Je ne peux pas me le permettre.

- quand je trouve mon papa, je te rembourse.