CHAPITRE XI
Corin me plaqua sur le sol.
L'épée était toujours dans mes mains. Je sentis l'acier taillader mes paumes. Le sang coula. Cela faisait mal. Je saignais... Tout le monde hurlait.
Le poids de mon jumeau m'écrasait, me coupant le souffle.
— Lâche-moi ! criai-je en donnant un coup de pied. Corin me releva à demi. L'épée tomba sur les dalles avec un bruit métallique. Je vis du sang sur sa lame, sur les pierres. Sur moi...
— Que personne n'approche ! cria Corin.
— Je saigne, Corin, fis-je, haletante. Tout ce sang... Sanglotante, Maeve se pencha par-dessus son gros ventre. Elle me gifla à toute volée. Ma lèvre se fendit. Ian entraîna Maeve vers le palais. Le cri plaintif de Sleeta résonna dans la cour. Je crachai du sang. Il y avait quelqu'un d'autre sur les dalles, immobile. Je ne vis pas de qui il s'agissait. Trop de gens s'agitaient et criaient. Deirdre pleurait. Corin m'empêcha de bouger. Quelqu'un retourna l'homme allongé sur le sol. J'aperçus son visage.
— Brennan ! Non ! m'écriai-je en me débattant.
— Keely, tais-toi, cria Corin. Tu rends les choses plus pénibles encore.
— Emmène-la à l'intérieur, conseilla quelqu'un. Enferme-la s'il le faut. Nous aurons besoin de tout le monde pour la magie de guérison.
— M'enfermer ? Pourquoi ?
— Keely, tais-toi ! répéta Corin. Viens. Non, ne te débats pas...
— Brennan est blessé, dis-je. Laisse-moi aller près de lui...
Il m'amena dans le palais. Il ouvrit une porte à la volée et me poussa dans la chambre.
— Corin!
Il me ferma la porte au nez, puis la verrouilla.
— Corin ! Que s'est-il passé ? Quelqu'un a essayé de tuer Brennan ?
Pas de réponse. Il était parti.
Je m'appuyai contre la cloison.
— Ai-je fait quelque chose de mal ?
Mes paumes laissèrent des traces sanglantes sur le mur.
Qui m'avait ainsi blessée ? Pourquoi mes mains saignaient-elles ?
O dieux ! Brennan était-il mort ?
Je me laissai tomber sur le sol. J'attendis en silence, revoyant sans cesse le visage de Brennan quand ils l'avaient retourné sur le dos.
Dieux, qu'avais-je fait ?
Ian, Hart et Corin vinrent me voir. Ils me nettoyèrent, puis me donnèrent de l'eau.
— Elle est blessée, dit Hart, me touchant une main.
— Elle tenait encore l'épée quand je l'ai poussée à terre. J'aurais dû la lui faire lâcher avant, expliqua Corin.
— Tu avais assez de soucis comme ça..., répondit Ian en me passant la main sur le front. Elle n'a pas de bosse. Je croyais qu'elle s'était cogné la tête... Mais c'est autre chose, je pense... Nous ferons ce que nous pourrons pour la remettre d'aplomb. Keely...
— Est-il mort ? demandai-je. Ai-je tué Brennan ?
Ian secoua la tête.
— Non, je te le jure.
— Mais j'ai failli le tuer.
— C'est vrai. Si nous n'avions pas été si nombreux pour appeler la magie de la terre, il serait mort.
Je regardai fixement mes mains.
— Je suis folle. Comme ma jehana. Le sang de Gisella n'a pas menti.
— Keely, commença Corin, la folie de Gisella n'est pas héréditaire...
— Plus tard, protesta Hart. Il faut d'abord l'amener à sa chambre.
— Non, répondis-je. Laissez-moi ici. Enfermez-moi.
— O dieux..., s'étrangla Corin.
— Corin, elle est en pleine confusion. Je suis sûr qu'on a manipulé son esprit. Keely, tu es allée dans la Citadelle pour l’ï’toshaa-ni. Que s'est-il passé ?
— J'ai accompli le rituel.
— Et puis ?
— Puis... Tiernan est venu. Il était là... Il a profané la purification... C'était lui... Lui et Rhiannon...
— Un piège mental, jeta Corin. Rhiannon...
— Strahan est mort, mais d'autres ont pris la relève, grogna Hart.
— Keely, te souviens-tu de ce qu'elle t'a dit ? demanda Ian en me donnant de nouveau à boire.
— Que... j'avais une tâche à accomplir... Je devais... tuer Brennan ! Puis Aidan mourrait... Il ne resterait personne pour le Lion... Hart appartient à Solinde, Corin à Atvia... Il ne resterait que...
— Tiernan, bien entendu, acheva Hart.
— Je devais tuer Brennan, puis...
Mais je ne pouvais pas leur parler de l'enfant.
— Keely, tout ira bien. Je vais t'aider à te lever, harana.
— J'ai mal, fis-je.
— Je sais, Keely, murmura Ian. Tu vas dormir. Demain tu te sentiras mieux, et nous nous occuperons du piège mental.
Je me mis à rire.
— Je saigne..., murmurai-je, haletante. Oh, leijhana tu'sai...
Je sentis le sang couler le long de mes cuisses.
— Su'fali, attends ! Dieux... L'enfant... L'abomination est en train de mourir..
Ian m'empêcha de tomber et me prit dans ses bras.
— Ian, s'écria Corin d'une voix paniquée, que lui arrive-t-il ?
— Une fausse couche, répondit-il. Strahan lui avait fait un enfant...
Des douleurs spasmodiques me déchirèrent le ventre.
— Dieux... Pose-moi par terre...
L'abomination n'existait plus. Mais que cela faisait mal.
J'éprouvais une satisfaction perverse à avorter du rejeton de Strahan. L'enfant né d'un viol, destiné à être la perte d'Homana.
Personne ne m'a dit de quel sexe il était. Ils essaient de m'épargner le plus possible. Ils savent qu'avec la mort de l'enfant, ma prise sur la vie se fait de plus en plus fragile.
— Keely... Keely, ne renonce pas... Tu es trop forte pour te laisser mourir...
Tiernan a raison. Nous sommes aveugles et sourds. Une race morte mais ne le sachant pas encore, et dépendant des dieux pour donner un sens à sa vie. Tant de chemins sont possibles, et nous choisissons toujours le même. Jusqu'à la fin. Qui nous privera de tout, y compris de nos lirs.
Les dieux penseront-ils seulement à nous remercier ?
Ou n'auront-ils d'yeux que pour le berceau appelé Homana, contenant le Premier-Né ? L'enfant au pouvoir véritable et éternel, né des Ihlinis et des Cheysulis, et de toutes les autres lignées.
L'appelleront-ils Mujhar ?
Ou Dieu ?
— Keely, promets-moi de ne pas abandonner.
Jehan ? Est-ce vous ?
— Tu es la fille du Lion, qui aime tant se battre. Une fille vive et solide, comme a dit Sean. Keely, ne cesse pas de lutter maintenant !
Il n'est pas facile de mourir.. Trop de choses incomplètes, trop de destins en suspens...
Et si je succombe, Strahan aura gagné.