CHAPITRE V
La laine mouillée est très lourde. La robe de Strahan allait me noyer.
Je luttai contre le poids, contre l'eau, tentant de remonter à la surface. Je ne parvins pas à respirer.
J'avais repris trop tard ma forme humaine.
Vais-je me noyer ? Est-ce ainsi que l'enfant doit mourir ? Est-ce la vengeance de Strahan ?
Mes doigts engourdis ne parvinrent pas à défaire la ceinture d'argent.
Quelque chose accrocha mes cheveux, puis me tira vers la surface.
L'air afflua dans mes poumons. Je toussai, soutenue par un bras passé autour de mon cou.
— Une corde, vite ! cria mon sauveteur en homa-nan.
L'homme attacha la corde autour de ma poitrine et cria :
— Remontez-la !
Un bateau. Rien de surprenant, Hondarth étant une ville portuaire. Des mains me hissèrent par-dessus la rambarde.
Le pouvoir qui m'avait abandonnée en plein vol revint d'un coup.
Une panthère...
Mes griffes s'enfoncèrent dans la main d'un homme.
Accroupie sur le pont, je grognai, refusant de céder du terrain. Des hommes, et l'un d'eux avait osé poser la main sur moi ! Je sentis le sang et l'odeur de la peur. Ils portèrent la main à leurs couteaux, mais aucun ne le tira de son fourreau.
Je vis mon sauveteur enjamber la rambarde et se laisser tomber sur le pont.
Il était trempé, les vêtements plaqués sur le corps, sa chevelure lui cachant le visage. Quand il leva la tête, je reconnus ses yeux.
Des yeux aussi bleus que les miens.
Je repris ma forme humaine et dis d'une voix rauque :
— Rujho ! Quand as-tu appris à nager ?
Il me toucha. Je sursautai, puis me morigénai. C'était Corin, pas Strahan.
— Keely, dit-il doucement.
Je vis des larmes dans ses yeux.
J'agrippai frénétiquement la robe de laine.
— Jette-la à la mer, Corin, m'écriai-je, déchirant le tissu dans ma hâte. Ou brûle-la, pour que la souillure disparaisse. Aide-moi ! Enlève-moi cette chose !
— Keely, Keely, calme-toi.
— Enlève-la ! Peu m'importe que les hommes me voient... Avec ce que Strahan a fait, cela n'a plus d'importance. Que crois-tu qu'il reste de ma pudeur, après que j'ai partagé la couche de l'Ihlini ?
— Keely, arrête !
Je parvins à dénouer la robe qui glissa sur mes épaules, révélant les restes de ma chemise de nuit déchirée, et nombre d'égratignures et de bleus.
Réalisant ce que je venais de dire devant les hommes qui me dévisageaient, je baissai la tête.
— Tu aurais dû me laisser me noyer, murmurai-je en détournant le regard.
Il ne répondit rien, ce qui ne ressemblait pas au Corin que j'avais connu. Il me prit dans ses bras et m'emmena à l'intérieur du navire.
Mon frère me porta dans une cabine et me débarrassa de la robe et de la chemise de nuit. Puis il me fit asseoir au bord de la couchette et me lava.
Au début, je protestai. Ce ne serait pourtant pas la première fois qu'il me verrait nue, car nous avions été élevés ensemble. Mais je ne voulais pas qu'il soit témoin de ce que Strahan m'avait infligé, et des modifications subtiles de ma poitrine et de mon ventre.
Il m'enveloppa dans une chemise de nuit propre et une couverture moelleuse. Puis il me tendit une coupe de vin.
— Fais attention à ta lèvre fendue, me dit-il.
Mes mains tremblaient un peu. Il les prit dans les siennes pour m'aider à boire.
Nous restâmes assis sur la couchette un long moment, côte à côte. Des frissons me parcoururent, se transformant en tremblements convulsifs. J'enfouis ma tête contre son épaule.
— Shansu, dit-il doucement. Je suis là. Je ne te quitterai pas, sauf si tu me le demandes. Les larmes ne sont pas un déshonneur.
Bercée dans les bras de mon jumeau, qui me connaissait mieux que personne au monde, je finis par m'endormir.
Je m'éveillai, baignée par une chaleur incroyable. J'ouvris les yeux et me trouvai nez à nez avec Kiri, la renarde rousse de Corin.
Tu es enfin réveillée, dit-elle. Mon lir était inquiet à ton sujet. Il sera soulagé d'apprendre que tu vas mieux.
Vraiment ? demandai-je. L'enfant est-il mort ? Ou vit-il toujours en moi ?
Kiri hésita un instant.
Il est toujours là. Il ne sera pas facile à déloger, et ce sera dangereux.
Tu penses que je ne devrais pas courir ce risque ?
Tu feras ce que tu voudras, comme toujours. Mais réfléchis bien à ce que cela peut te coûter.
Me tuer ? Me rendre stérile, comme Aileen ? Je n'ai pas envie de mourir, mais encore moins de donner le jour à cette abomination. Je crois que le jeu en vaut la chandelle.
Kiri appuya le museau contre moi.
Tu n'es pas idiote, liren. Fais ce que tu dois faire, mais en connaissance de cause.
— Oui, répondis-je.
Je la sentis se retirer de notre lien mental. Je savais qu'elle parlait à Corin.
Il arriva presque aussitôt.
Mon rujho avait changé — et pas seulement parce qu'il portait désormais la barbe. Il était plus grand, plus masculin.
— As-tu faim ? J'ai demandé qu'on apporte un repas et de la bière. Et je t'ai acheté des vêtements à Hondarth.
— Du linge de corps, dis-je. Une tunique et une jupe ?
Corin sourit.
— Je n'ai pas trouvé de cuirs cheysulis. Pour ça tu devras attendre d'être rentrée à Homana-Mujhar !
Il y avait aussi une ceinture et des sandales de cuir mince.
— Pas de bottes ? demandai-je.
— Cela fera l'affaire pour le moment.
— Je devrais d'abord m'occuper de mes cheveux.
Corin me regarda tandis que je démêlais mes longues mèches.
— Comment Strahan t'a-t-il attrapée ?
— Par la ruse et la patience. Il était intelligent, rujho, et me connaissait trop bien. Il est sorti de Valgaard, puis s'est mis en devoir d'éliminer ceux qui refusaient de le servir, pour se rapprocher peu à peu d'Homana. Il a tué Caro, mais pas Taliesin, car il savait que le harpiste irait aussitôt trouver le Mujhar. Sa ruse a réussi : jehan a envoyé des troupes patrouiller dans le secteur de la rivière Dentbleue, Hart a dépêché des soldats solindiens... Nous avons tous pensé à la frontière du nord, pas à Hondarth ni à l'Ile de Cristal. Pourtant, Strahan l'avait déjà utilisée.
« Taliesin m'a accompagnée. Strahan nous a capturés tous les deux.
— Qu'est-il advenu de lui ?
— Strahan lui avait volé sa pierre de vie. Il l'a détruite au moment de notre fuite.
— Combien d'existences ce maudit Ihlini prendra-t-il encore ? jura Corin.
— Aucune. J'ai toujours dit que j'étais capable de tuer un homme, si je n'avais pas le choix.
— Strahan est mort ? fit Corin, stupéfait.
— Oui, dis-je calmement.
— Mort ! Oh, Keely, te rends-tu compte ? Strahan ne peut plus servir d'intermédiaire au Seker ! Sans lui, nous sommes libres !
— La Maison des Ténèbres existe toujours, rappelai-je.
— Quoi ?
— Lillith, Rhiannon, le bâtard engendré par Brennan. Plus l'enfant que Strahan a fait à Sidra, qui est de sa lignée. Tynstar avait laissé un héritier ; Strahan aussi.
— A moins que l'enfant ne soit mort. Cela arrive. Dans ce cas, il n'a plus d'héritier.
Je pensai à la chose qui grandissait dans mon ventre.
— Lillith et Rhiannon n'ont pas l'étoffe de Strahan. Maintenant qu'il est mort, nous sommes sans doute libérés d'elles deux.
— Peut-être.
Je continuai à me peigner. Cela me prendrait des heures, et je n'avais pas envie de m'étendre sur ce sujet.
— Combien de temps resteras-tu ? Est-ce un voyage d'agrément, ou politique ? Ou encore... est-ce jehana ? Gisella la folle a-t-elle réussi à chasser son fils d'Atvia ?
— Non. Elle manque trop d'intelligence pour essayer...
— Lillith ?
— Je l'ai forcée à partir. Je suppose qu'elle est rentrée chez elle, à Solinde. En réalité, je suis venu pour toi, Keely.
— Pour moi ? Il est impossible qu'on ait eu le temps de te prévenir de ma disparition...
— Non, cela n'a rien à voir. Cela concerne Sean, poursuivit-il en se mordant la lèvre.
— Sean ? Est-il mort ?
— Mort ? Non. Pourquoi supposes-tu qu'il le soit ? Il est bien vivant. Nous sommes sur son navire.
— Son navire ? Sean est là ?
— Il est venu chercher son épouse.
Ma main se raidit sur le peigne.
— Etait-il sur le pont quand tu m'as repêchée ?
— C'est lui qui t'a hissée à bord.
Je ne me souvenais pas du visage de l'homme.
— Alors, il sait, dis-je d'une voix éteinte. Et tous ses hommes aussi. Je l'ai hurlé à pleins poumons. Corin, suppliai-je, demande-lui de rentrer chez lui.
— Keely...
L'humiliation me fit monter le rouge aux joues.
— Demande-lui de repartir...