CHAPITRE IX

Au matin, trois suivantes d'Aileen m'empêchèrent fort poliment d'entrer dans sa chambre, disant que leur maîtresse dormait encore. Elles avaient l'air mal à l'aise. J'en déduisis que quelqu'un leur avait ordonné de me tenir à l'écart.

— Elle est ma parente ! Quels droits avez-vous de m'empêcher de la voir ?

— Ceux que leur a conférés le prince d'Homana, dit Brennan, ouvrant la porte. Oui, c'est vrai. Je leur ai demandé de te tenir à l'écart.

Cela me coupa le souffle.

— Pourquoi ?

— Parce que Aileen a besoin de temps pour se remettre. Elle doit se reposer, pas t'écouter jacasser sur tes sujets habituels : comment elle a été forcée de faire ci ou ça, et transformée en jument reproductrice pour mon bon plaisir. Je sais que tu veux aller la voir pour la réconforter, mais tes paroles de sympathie se transformeront bien vite en une lame acérée qui lui fera du mal, que tu le veuilles ou pas.

— Oh, Brennan !

Il soupira et me fit signe de me taire. Ses yeux étaient rouges ; il avait passé la nuit à son chevet, sans dormir.

— Keely, pardonne-moi ma franchise, reprit-il, mais tu sais que je dis la vérité.

— Sans moi, tu n'aurais pas su qu'elle était en danger. Je suis venue te prévenir...

— Leijhana tu'sai, Keely. Mais plus tard, d'accord ? ( Au moment de rentrer dans la chambre, il se retourna. ) Tu as ramené mon cheval, n'est-ce pas ?

— Oui, mentis-je. Il est dans sa stalle.

Muette de colère, je regardai la porte fermée. J'aurais aimé la fendre à coups de pied, mais je me retins. Je ne voulais pas déranger Aileen.

De plus, Brennan était tout de même mon frère. Il avait bien assez de soucis avec Aileen.

Le cheval...

Il était temps de me mettre à sa recherche.

Cette fois, je pris aussi mon arc et un carquois plein de flèches. J'avais passé l'arme à mon épaule, à la manière cheysulie.

J'avais l'intention de récupérer aussi mon couteau ; c'était un cadeau de Ian, pour mes vingt ans. Je ne voulais pas le laisser à Rory, pour des raisons sentimentales autant que pratiques.

Je choisis pour monture l'un de mes propres chevaux, un hongre aux pattes déliées, une excellente bête de selle. Je l'échangerais contre le cheval de Brennan, laissant aussi la sellerie à Rory. Il n'y perdrait pas, d'autant moins qu'il avait volé le cheval !

Il me suffisait de retrouver le brigand érinnien. Si j'adoptais la forme d'un oiseau, je n'aurais pas de mal à le repérer. Mais cela impliquerait d'abandonner le hongre sur le chemin le temps de faire mes reconnaissances aériennes. Je n'avais pas envie de laisser une autre monture royale tomber aux mains de brigands.

L'Erinnien serait quelque part sur la route, attendant de piéger un voyageur imprudent. Ses hommes me connaissaient ; il ne serait peut-être pas trop difficile de le faire sortir des bois.

Il serait probablement amusé de me « surprendre ».

Je passai des champs à la forêt, d'abord clairsemée puis plus épaisse. Dans ces bois, les Cheysulis avaient bâti leur première Citadelle en trente ans, à la fin du qu'mahlin de Shaine. Mon grand-père, Donal, y était né et y avait été élevé. Il y avait engendré Ian et Isolde avec sa meijha avant d'épouser Aislinn, la fille de Karyon. C'était là qu'Isolde était morte de la peste, laissant Tiernan orphelin de mère.

Je grimaçai de dégoût. Mon cousin avait été subtilement déformé par l'ambition et l'amertume de son père. Il aurait mieux valu que le Mujhar accueille son neveu à Homana-Mujhar et l'élève avec sa famille, mais cela n'est pas la coutume cheysulie. Un enfant reste toujours avec son ou ses parents ; on l'adopte seulement s'il est orphelin. Ainsi, Tiernan avait été élevé par un homme dont le seul but était de le voir sur le trône à la place d'un des fils de Niall.

Une fois de plus, je me demandai si Tiernan avait séduit Maeve à cause de son lien avec le Mujhar. Quelle meilleure vengeance que s'approprier l'enfant d'un ennemi ?

Pourtant, il n'avait pas réussi à faire partager son point de vue à Maeve, mais seulement à l'éloigner de son père bien-aimé — un résultat que mon cousin avait dû trouver fort agréable.

Depuis qu'il avait renié la Prophétie, il avait fait de son mieux pour diviser les clans, en opposant les tenants des traditions à une faction plus libérale. Le Conseil d'Homana désapprouvait l'attitude de Niall, plus soucieux des problèmes cheysulis que de ceux qui restaient strictement homanans.

Le Conseil, en effet, considère que les affaires d'Homana sont plus importantes que les nôtres.

Je rejette si facilement la partie homanane ou atvienne de mon héritage, me dis-je, amusée par le cours de mes pensées.

Je ne suis peut-être pas une pure Cheysulie, mais j'ai le Sang Ancien, et plus de pouvoirs que la plupart des autres métamorphes.

Le hongre renâcla et tourna la tête vers le côté gauche de la piste. Je tirai une flèche de mon carquois et bandai mon arc.

Je choisis ma cible et visai. En érinnien de bas étage, je signifiai à l'homme qu'il avait le choix : se rendre ou se faire épingler à son arbre par une femme.

Il choisit la première solution.

— Très bien, fis-je. Mais ce n'est pas à vous que je parlais...

Je décochai une flèche en direction du second homme caché derrière un arbre. Elle s'enfonça dans l'écorce avec un bruit mat.

Avant que j'aie tiré une deuxième fois, l'homme sortit de sa cachette et arracha la flèche de l'arbre, sans la casser. Puis il me la tendit avec une révérence, comme s'il m'offrait une fleur.

— Leijhana tu’sai, dis-je en la remettant dans mon carquois. Je veux voir Barbe-Rousse.

Ils me conduisirent vers lui.

Le bâtard de Liam était assis sur une souche, réparant une bride cassée. Autour de lui se tenaient ses hommes, huit en tout, exilés comme lui.

Rory leva la tête quand j'entrai dans la clairière, conduisant le hongre par la bride. J'avais rangé mon arc et mes flèches. Lui mâchouillait un morceau de cuir qu'il voulait utiliser pour ses travaux de réparation.

Il soupira en me voyant.

— Vois-tu comment nous vivons, petite ? J'en suis réduit à manger un bout de cuir, alors qu'autrefois...

— ... Tu soupais à la table du roi, terminai-je. Ces temps peuvent revenir, si Sean survit à ses blessures.

— J'en doute...

— Pourquoi pas ? Tu es le fils de Liam ; il t'a reconnu. Si Sean s'en est tiré avec un mal de tête, je ne crois pas que Liam te fera exécuter. Il te reprendra peut-être dans sa garde.

Rory regarda ses compagnons.

— C'est ce que nous espérons. Mais comment le saurons-nous ? Nous sommes à Homana, pas à Erinn.

— Je pourrai te prévenir. Je vis à Homana-Mujhar. J'entends pas mal de choses. Si la nouvelle de la mort de Sean nous parvient, je te le dirai.

— Pourquoi ferais-tu ça pour nous ?

— Parce que vous êtes des exilés, dis-je. Pendant vingt-cinq ans, les Cheysulis ont été bannis d'Homana à cause de la « purification » de Shaine. Je sais ce que l'exil a fait subir aux miens. Je préférerais vous voir rentrer chez vous que finir vos jours ici.

— Nous te serions très reconnaissants, petite, si tu pouvais découvrir de quoi il retourne.

— Si Sean est mort, la nouvelle arrivera bientôt. Erinn devra en informer le Mujhar...

— Et Keely. Niall cherchera aussitôt un nouvel époux pour sa fille, en vue d'une alliance politique.

— Oui, même s'il a besoin du sang érinnien...

Je m'arrêtai, ne voulant pas en dire plus que la fille du maître d'armes ne pouvait en savoir.

— Le sang érinnien, hein ? rétorqua Rory. Il l'a déjà avec Aileen, et le fils qu'elle a mis au monde. Il ne me semble pas indispensable que Keely et Sean se marient.

Je pensai à Aileen, sans doute incapable d'avoir d'autres enfants ; à Aidan, qui ne vivrait peut-être pas plus d'un an.

— Un seul fils ne suffit pas.

— Liam n'en a pas eu plus... Sans me compter, bien sûr. Mais je ne suis pas dans la succession, même si Sean mourait.

— Cela ne te gêne pas ?

Il réfléchit un instant.

— Je suis ce que les dieux ont fait de moi.

— Tu n'as aucune ambition ? Aucun désir de gouverner ?

— Et toi, petite, tu en aurais envie ?

Je gouvernerai, pensai-je.

— Cela dépend, dis-je à voix haute.

— De quoi ?

— De ce que les gens attendent de moi. Pour une femme, les choses sont différentes. Plus difficiles. Dans aucun pays que je connaisse, les femmes ne gouvernent de leur propre autorité. Il n'est pas juste qu'une femme doive se marier pour régner ! Un homme n'en a pas besoin. Il est libre de faire ce qu'il veut.

— Mais un prince ou un roi est obligé de se marier, pour engendrer des fils légitimes. Ce n'est pas si différent, me semble-t-il. Sean n'a pas eu le choix. On lui a dit qu'il épouserait Keely, le moment venu.

— Oui. Ils ont été fiancés avant la naissance de Keely.

Rory éclata de rire.

— Finalement, il n'est pas si mal d'être ce que nous sommes, petite ! Nous restons libres de nous marier ou pas, et de choisir qui nous épouserons, sans être liés par des vœux ou des prophéties...

Toute notre vie, Corin et moi avions parlé des privilèges de notre rang et de notre race ; de ce que nous pouvions apporter au monde grâce à notre héritage.

Nous étions si sûrs de nous, si arrogants... Persuadés que seuls les Cheysulis pouvaient nous comprendre.

En écoutant Rory, je compris que la race n'avait rien à voir : tous les hommes naissent avec des yeux et des oreilles, mais peu savent s'en servir.

J'inspirai à fond.

— Je suis venue faire un échange avec toi.

Rory grogna.

— Tu veux m'échanger ce hongre sans panache contre le meilleur cheval que j'aie jamais vu ? Je ne suis pas si bête !

— Et ton couteau contre le mien.

Il regarda le couteau cheysuli qui pendait à sa ceinture.

— Non, je ne crois pas...

— Et mon arc de guerre en sus.

Il eut l'air intéressé.

— Fais-le-moi voir, petite.

Je lui passai mon arc. Il l'examina.

— Je n'en ai jamais vu d'aussi compact, dit-il.

— C'est un arc cheysuli. Conçu pour la chasse, mais utilisé à la guerre à cause du qu'mahlin de Shaine. Je te donne le hongre et l'arc, en échange du cheval et de mon couteau.

Il secoua la tête.

— Pourquoi ? m'écriai-je. Par les dieux, Erinnien, aucun non-Cheysuli n'a jamais possédé un arc pareil, à part...

— A part?

Il était trop tard pour m'arrêter.

— A part Karyon. L'homme qui a mis fin à la purification de Shaine.

— Oui, je me souviens de ce nom. ( Il regarda de nouveau l'arc. ) Pourquoi me soucierais-je d'échanger ce que j'ai, petite, alors que je peux facilement prendre ?

— Prendre ?

— Les deux chevaux et l'arc. Oublies-tu que je suis un voleur ?

Il tendit la main vers le hongre. Je lui fis goûter l'acier de son couteau érinnien.

Puis je bondis sur ma monture et lui fis face.

— Une fois suffit, Erinnien ! J'apprends vite.

Je rejoignis la piste au galop.

Je m'arrêtai dès que je fus sûre qu'ils me croiraient partie pour de bon. Puis j'attachai le hongre à un arbre, le long de la piste, et je repris la direction du camp de Rory. J'avais l'intention de m'y glisser à la première occasion, et de récupérer le cheval de Brennan.

Un bras se noua autour de ma gorge. Une voix que je connaissais bien dit : — Je veux te parler.