CHAPITRE IV
J'attendis deux jours à Joyenne, sentant l'impatience me ronger. Le messager arriva enfin. On me rappelait à Homana-Mujhar, mais le motif n'était pas précisé. Brennan trouva cela un peu bizarre. Aileen regretta que je sois obligée de partir. Je m'en sentis coupable, mais je pouvais difficilement lui avouer la vérité.
Résidence campagnarde du prince d'Homana, Joyenne était souvent occupée par les seuls serviteurs, car les devoirs de l'héritier le retenaient la plupart du temps à Homana-Mujhar.
Brennan me proposa un cheval, mais je refusai, préférant la liberté de la forme-lir. Il ferait suivre mes bagages plus tard.
— Oui, reprit-il, c'est étrange. Mais cela a peut-être quelque chose à voir avec Sean. Liam désire sans doute que le mariage se fasse.
— Possible, dis-je. Ou Corin a décidé de venir me rendre visite...
— Dans ce cas, j'aurais été mentionné dans le message.
— Corin est mon jumeau, pas le tien, fis-je remarquer avec une pointe de ressentiment.
— C'est vrai. Mais nous nous sommes rapprochés à Valgaard, en combattant Strahan. Nous avons cessé d'être les ennemis que nous étions autrefois.
Je savais que c'était exact. Avant Valgaard, Corin et Brennan n'avaient jamais été proches, parce que mon jumeau jalousait le titre de prince et la couronne que Brennan porterait un jour. Plus tard, il avait même désiré sa fiancée. Brennan avait toujours eu pour compagnon d'élection son propre jumeau, Hart.
— Inutile de spéculer, dis-je. La seule façon de savoir est d'y aller.
— Keely..., fit Brennan en posant une main sur mon épaule. Tous deux, nous avons été séparés par autant de malentendus que Corin et moi, et je le regrette vivement. Nous devrions nous accorder sur le fait que nous ne serons jamais d'accord, et nous laisser un peu d'air l'un à l'autre.
J'éclatai de rire.
— Je vois qu'Aileen t'a fait la leçon.
Il sourit, mais son expression resta sérieuse.
— Elle m'a dit une ou deux choses, oui, mais ce n'est pas la raison de mes paroles. Nous différons beaucoup, dans nos tempéraments comme dans nos ambitions. Cela ne veut pas dire que l'un ou l'autre ait tort. Je crois que tu es moins égoïste que je ne le pensais, quand tu protestes parce qu'on oblige les femmes à agir contre leur gré. Je commence à croire que tu as raison, et que les choses se passent souvent ainsi.
Je fus surprise d'entendre de tels mots sortir de sa bouche. Je ne dis rien, craignant qu'il ne se rétracte et me prive de sa compréhension. Je me demandai à quel point ce changement était dû à la présence d'Aileen dans sa vie.
Brennan toucha son oreille gauche, où le lobe manquait. Il y avait autrefois porté une boucle d'oreille en or massif faite à l'image de Sleeta, comme ses bracelets-lir. Il avait perdu le lobe et la boucle à cause d'un Solindien déguisé en Homanan qui servait les Ihlinis. Somme toute, c'était un moindre mal : il aurait pu perdre la vie.
— Il n'est pas dans les mœurs des Cheysulis d'arrêter des décisions concernant les femmes, poursuivit-il. Pourtant, je suis témoin que ces décisions sont souvent prises à leur place. Maeve est libre de choisir qui elle veut ; j'espère seulement que Tiernan ne fait plus partie du lot... Toi, tu es obligée d'épouser l'Erinnien, pour obéir à une prophétie à laquelle certains Cheysulis ne croient plus.
— Le fardeau de la naissance, répondis-je. Si Maeve était une enfant légitime, crois-tu qu'on lui laisserait cette liberté ? Au contraire, étant l'aînée, elle aurait été fiancée à Sean, et j'aurais pu faire ce que je désirais.
— C'est pour cela que tu lui en veux, dit Brennan sur un ton pincé qui trahissait ses préférences en matière de sœur.
Il était plus proche de Maeve qu'aucun de nous. Pourtant, c'était à moi qu'elle avait parlé du bâtard de Tiernan...
— Non. Maeve a son propre tahlmorra. Elle se l'est forgé elle-même.
Brennan soupira.
— N'oublions pas l'accord que nous venons de conclure ! dit-il.
— Est-ce ta façon d'éviter un nouveau combat à l'épée ? Oh, non, rujho ! Tu m'as promis.
— C'est vrai, dit-il soudain.
Il avait l'air perturbé. Je me surpris à défendre nos coutumes, simplement pour qu'il se sente mieux.
— Ce n'est pas nouveau, Brennan. Les maisons royales ont toujours marié leurs enfants à l'étranger, pour conclure des alliances. Les Cheysulis détiennent le trône du Lion. Cela implique des sacrifices. Ce sont souvent les femmes qui en souffrent, mais pas toujours. Certes, Aileen a été forcée de t'épouser. Mais tu n'as pas eu le choix non plus. Et si tu avais voulu une autre femme ?
Brennan ne répondit pas.
Le spectre de Rhiannon s'éleva entre nous. Je savais qu'il n'avait pas été amoureux d'elle, mais leur union avait été au-delà de la simple luxure.
— L'enfant de Rhiannon..., commença-t-il.
— Oui, l'enfant. Il est sans doute à Valgaard, élevé par Strahan, donc dévoué à Asar-Suti. Et si cet enfant était un garçon ? A demi ihlini, illégitime, mais ton fils tout de même, et le petit-fils du Mujhar. D'après la loi homanane, un enfant de toi, même bâtard, pourrait réclamer une audience royale pour exposer ses prétentions. Et si Aidan meurt...
Brennan serra les mâchoires.
— Une telle demande ne serait jamais satisfaite.
— Non, bien sûr. Mais il pourrait la présenter. Souviens-toi des troubles qu'a provoqués la pétition d'Elek pour faire reconnaître Caro comme 1’héritier de Karyon... Cela aurait pu coûter son trône à notre jehan.
— Je préférerais avoir affaire à Tiernan plutôt qu'à Rhiannon !
— Ian s'occuperait de Rhiannon. Tu sais comme moi que Strahan n'en a pas fini avec nous. Il trouvera un moyen de nous créer des problèmes. Il se servira de l'enfant, Brennan. Il utilisera tout ce qu'il pourra.
— Maudite soit cette chienne ihlinie, marmonna mon frère.
— Ihlinie et cheysulie. Je dois partir, rujho. Occupe-toi bien d'Aileen. Elle en vaut la peine.
Je le quittai avant qu'il puisse répondre.
Puis je puisai dans le cœur de la terre, absorbant le pouvoir qui me donnerait de nouveau des ailes.
Les déployant et poussant un cri de triomphe, je m'élevai dans les airs.
Mon frère me regarda partir. Je connus un moment d'intense satisfaction à l'idée qu'il n'était pas comme moi. Cheysuli, il pouvait échanger sa forme contre celle d'une puissante panthère. Mais il était incapable de voler.
L'âme de mon frère était rivée au sol.
La mienne ne connaissait pas de frontière.
Je volai vers le bois qui s'étendait près de la Citadelle et l'explorai attentivement jusqu'à ce que je voie des formes humaines maladroites s'agiter au-dessous de moi. J'entendis les cris d'encouragement lancés par les Erinniens aux deux hommes qui s'affrontaient. Rory était l'un d'eux. Je distinguais parfaitement la couleur de sa barbe et de ses cheveux.
Je descendis plus bas, puis me posai sur un arbre près de la petite clairière. Je ris intérieurement, ravie de les observer sans qu'ils s'en doutent.
Tous les enfants cheysulis s'amusent à ce petit jeu, surtout quand ils viennent de recevoir leur lir. Brennan et Hart avaient eu les leurs à treize ans. Corin avait dû patienter trois ans de plus avant de se lier à Kiri, la renarde. Brennan et Hart l'avaient taquiné sans merci pendant cette attente, se glissant près de lui sous leur forme-lir afin de le surprendre.
Quand mes propres dons s'étaient révélés, j'avais fait payer à Hart et Brennan les tours trop souvent joués à Corin. Il semblait que j'allais de nouveau « frapper », avec Rory Barbe-Rousse pour cible.
Il était très doué à l'épée. Son adversaire et lui se montrant de force égale, aucun ne cédait un pouce de terrain. Il n'y eut ni vainqueur ni vaincu. Quand la lumière ne fut plus suffisante pour qu'ils continuent sans danger, ils cessèrent le combat.
Ils étaient tout près de moi.
L'heure de vérité, pensai-je avec un rire intérieur.
Je m'envolai de mon perchoir et plongeai vers eux. A mi-chemin, je repris mon apparence humaine.
J'entendis des jurons, puis des prières hâtives aux dieux érinniens.
Je me plantai devant Rory, riant ouvertement de son expression sidérée.
— Affronte-moi à l'épée, dis-je.
Rory ne bougea pas. Il se gratta la barbe, puis répondit :
— Petite, voilà une façon bien imprudente de faire ton entrée, surtout si tu veux voler mon cheval.
— Si c'était le cas, je l'aurais déjà pris. Crois-tu qu'une Cheysulie ignore comment passer inaperçue ?
— Je ne saurais dire, je n'en ai jamais rencontré... A moins que ton petit tour ne soit autre chose qu'une illusion ?
— C'est bien le cas, affirmai-je. Dis-moi quel animal tu veux voir, Barbe-Rousse. Je peux prendre la forme de n'importe lequel.
— Petite, tu m'as menti, me reprocha-t-il, sincèrement déçu.
Je ne m'attendais pas à cette remarque.
— C'était nécessaire.
— Vraiment ?
— Oui.
Il ne répondit pas, mais se dirigea vers le feu de camp.
— Viens avec moi. La vérité vaut bien un verre ou deux. Si tu es décidée à me la dire, cette fois...
Une partie de moi-même enragea que ce hors-la-loi, cet exilé sans honneur, se permette de me regarder de haut parce que je lui avais menti.
Une autre partie éprouva de la honte.
Je le suivis près du feu.
Il saisit une outre de vin et but une longue gorgée.
Puis il la reboucha et me la tendit.
— Bois, conseilla-t-il. Il est plus facile d'avouer un mensonge avec une langue déliée par l'alcool. Dis-moi ce que tu es venue me dire.
— Dis plutôt : ce que je suis venue demander.
Je m'assis sur le sol, puis avalai une gorgée de vin.
Rory était perché sur une souche, l'air détendu. Ses cheveux blonds emmêlés et sa barbe rousse brillaient à la lueur du feu de camp.
Rory était un véritable aiglon du Nid d'Aigle d'Erinn, même s'il était un rejeton illégitime.
Sean est-il mort ? As-tu assassiné ton frère ? interrogeai-je.
En pensée seulement, car j'avais peur d'apprendre la vérité.
— Vas-y. Demande ! dit abruptement l'homme.
Je restai un instant sans voix. Puis je me rappelai la raison de ma venue.
— Quand tout cela s'est-il passé ? Nous avons besoin de le savoir, pour estimer si Liam a envoyé, ou va envoyer, un messager portant la nouvelle de la mort de Sean.
Les yeux de l'homme s'écarquillèrent.
— Comprends-tu ? dis-je impatiemment. Si tu es là depuis assez longtemps, il y a des chances que Sean se soit remis. Liam aurait dépêché immédiatement un messager pour annoncer sa mort. Au Mujhar, à Deirdre, à Aileen...
— Et à toi ? Oui, je sais qui tu es, petite. Ce n'est pas difficile à comprendre. La fille d'un maître d'armes ne pose pas ce genre de questions. ( Il soupira. ) Tu veux savoir s'il est temps de lancer des filets pour attraper un poisson différent ? Tu désires enterrer Sean et chercher un autre époux ? Si vite ?
— Non ! m'écriai-je en lâchant presque la gourde de vin.
— Je ne te dirai rien, petite. Envoie un messager à Liam, si tu veux savoir la vérité. Je ne te révélerai pas depuis combien de temps nous sommes ici, histoire que tu puisses remplacer mon frère à cause de votre stupide Prophétie cheysulie.
Je le regardai, sidérée. Puis j'éclatai de rire.
— C'est toi qui l'as assassiné ! Toi qui rends ces questions nécessaires ! Tu ne sais rien de moi, Erinnien, si tu penses que je veux me chercher un autre époux. Me connaissant, tu comprendrais que c'est la dernière chose que je ferais.
Rory but une nouvelle gorgée.
— C'est vrai, je ne sais pas grand-chose de toi... mis à part le fait que tu m'as menti.
— Imbécile ! Penses-tu qu'il serait si facile de remplacer Sean ? Oublies-tu les exigences de la Prophétie ?
— Oublies-tu que je ne sais pratiquement rien sur cette Prophétie ? Et que je n'en ai rien à faire ? Viens avec moi, dit-il en se levant. Je voudrais te montrer quelque chose.
Je ne bougeai pas.
— Viens, petite. Je pense que tu veux vérifier si le cheval est en bonne forme.
Il me conduisit près de la monture de mon frère.
— Brennan désire le récupérer, dis-je.
— Je le comprends. Je le voudrais aussi, si je le perdais. Mais je le garde.
— A moins que son propriétaire ne vienne le récupérer en personne.
— Qu'il essaye ! J'ai combattu des hommes plus forts que le prince d'Homana. Celui d'Erinn, par exemple.
— Combien de temps depuis la rixe, Rory ? Ce n'est pas pour chercher un autre époux. Si Sean est mort, il ne restera personne pour moi. Nous avons besoin du sang érinnien. Ce sera lui ou personne.
— Aileen a donné un fils à Brennan. Liam a fait une fête en l'honneur de son premier petit-fils. J'ai combattu Sean pour avoir le droit d'être le champion de l'enfant dans un match à l'épée.
— Qui a gagné ?
— Moi.
Je regardai fixement l'étalon.
— Aidan est malade. Il ne vivra peut-être pas assez longtemps pour devenir adulte.
— Si les dieux en ont décidé ainsi, il rejoindra les cileann... Mais Aileen est jeune et robuste. Ils auront encore des enfants.
— Non. Aileen a perdu des jumeaux le mois dernier. Il n'y aura pas d'autre fils.
— Aileen... Pauvre petite...
Je me souvins qu'ils se connaissaient. Aileen elle-même me l'avait dit.
— Elle va bien. Mais si Aidan meurt, Homana n'aura pas d'héritier.
— Il est possible de répudier une épouse stérile.
— Brennan a dit qu'il ne le ferait pas.
— C'est tout à son honneur, fit Rory.
— Ainsi, tu vois ce qu'il en est. Nous avons besoin du sang érinnien. Si Sean est mort, cela pourrait signifier notre destruction...
— Pourquoi ?
— La Prophétie dit qu'un homme, héritier de toutes les lignées, unira quatre royaumes ennemis et deux races ayant les dons des anciens dieux. Les Premiers-Nés, qui ont tous les dons réunis, vivront de nouveau. Tu peux y croire ou non, mais c'est la raison de vivre des Cheysulis. Notre devoir sacré.
— Le devoir. Oui, je sais ce que c'est. Sans ce devoir, les Cheysulis ne sont rien ?
— C'est ce qu'on apprend dès notre naissance. Je n'en sais pas plus, Erinnien. Si Aidan meurt, notre héritage nous sera refusé.
— A moins que tu ne donnes des fils à Sean.
— Il est malaisé de porter les enfants d'un mort.
Il se détourna de moi avec un sursaut.
— Petite, dit-il, nous sommes partis avant que le sang n'ait séché sur le sol. S'il est mort, tu le sauras bientôt.
— Pour l'instant, nous n'avons aucune certitude, dis-je amèrement.
— Bientôt les choses seront claires, répéta-t-il. Si Sean est mort, que feras-tu ? Que te restera-t-il ?
— Je prierai pour qu'Aidan survive et engendre un fils.
— Un fils ? Pas une fille ?
— Le Lion exige un mâle, dis-je d'une voix acide.
Il éclata de rire.
— Parce qu'il ne t'a jamais rencontrée !
Je connaissais à peine cet homme. Pourtant, je sentis que je pouvais lui faire confiance. Parfois, les étrangers donnent des conseils plus avisés que la famille ou les amis.
Je lui dis la vérité, espérant qu'il comprendrait, et que cela me permettrait de comprendre moi-même.
— Je ne veux rien avoir à faire avec Sean. Je n'ai pas envie de l'épouser, ni de coucher avec lui, ni de lui faire des enfants. Je ne souhaite pas sa mort, mais je n'ai aucun désir de me marier, ni d'avoir des enfants.
Rory ne répondit pas tout de suite. Il déboucha de nouveau l'outre.
— Bois une gorgée, petite. Me raconter ton histoire risque de prendre du temps. Pourquoi le faire sans un peu de réconfort liquide ?
Je me demandai par quoi commencer.
— Peux-tu comprendre ?
— Ce n'est pas nécessaire, petite. C'est toi qui en as besoin.
Etais-je si transparente ? J'avalai une gorgée, m'étranglai à demi et rebouchai l'outre.
— J'ai trois frères, lui dis-je. Chacun d'eux m'a montré, à sa façon, ce que les hommes pensent qu'une femme doit être. Même toi, tu t'es battu avec Sean au sujet d'une fille de taverne, pour décider lequel de vous deux coucherait avec elle.
— C'est vrai. Mais il y a femmes et femmes, petite...
— Les femmes sont ce qu'elles sont. Les hommes ne devraient pas faire de différence entre nous...
— Je ne dis pas que tu as tort, admit Rory en se mordant la lèvre. Mais tu ne sais pas ce que c'est qu'être un homme. Tu ignores à quel point nous avons besoin d'une femme...
— Pas plus qu'un homme non béni par les dieux ne saura jamais ce qu'est la métamorphose. Une femme ne peut jamais redevenir celle qu'elle était avant de connaître un homme... Mais quand un homme veut épouser une femme, il exige qu'elle soit vierge... Le roi, ou son héritier, y comptent bien !
— Sean..., dit-il.
— Il y a quelque temps, un marin érinnien m'a dit que Sean était un homme plein d'ardeur, qui convoitait sa princesse métamorphe. Il lui ferait un enfant dans l'année, prétendait-il. Je sais qu'il voulait seulement flatter son prince, mais pense à l'effet que ça m'a fait ! La perspective d'être utilisée, Rory.
— Les mots ne suffisent pas. Ils disent des choses que nous ne voulons pas, et servent seulement à déformer la vérité. Trop souvent, nous déclarons ce que les autres attendent de nous, pour satisfaire notre fierté et cacher les sentiments profonds que nous éprouvons.
— Tu aurais dû naître cheysuli, dis-je.
— Pourquoi, petite ?
— Pour nous, c'est encore plus difficile. Dans les clans, nous ne montrons jamais nos sentiments. Pas en public, où des ennemis pourraient les utiliser contre nous. Nous ne leur laissons pas voir nos faiblesses ; les sentiments en font partie.
— Y compris l'affection ?
— Les Cheysulis ne parlent jamais d'amour. En tout cas, ceux qui respectent les anciennes coutumes. Tous ne sont pas aussi stricts. Ma Maison ne l'est pas. Mon père n'a jamais gardé secret le fait qu'il aime sa meijha érinnienne. Les choses changent, mais ce n'est pas facile.
— Jeune fille, demanda Rory, pourquoi ne veux-tu pas d'enfants ?
Je me détournai. Comment expliquer à un homme que l'enfantement est dangereux ? D'ailleurs, il le savait, sans nul doute.
— Les bébés me mettent mal à l'aise. Je n'ai aucun instinct maternel. Je préférerais me passer d'avoir des enfants.
— Tu n'es pas la première à croire cela...
— Mais, bien entendu, je changerai d'avis ? Quand j'aurai eu un bébé ? Quelle assurance, Rory ! Et quelle ignorance !
— Crois-tu ? La vérité, c'est que tu as peur.
Dieux ! Comment peut-il deviner... ?
— Peur... de tout, répéta-t-il. De te marier, de coucher avec ton époux, de porter des enfants... D'affronter ce que toutes les femmes qui entrent dans l'âge adulte doivent affronter. Ce n'est pas si différent pour les hommes. Pas si différent pour moi. Aucun n'ignore la peur. Celui qui le prétend est un menteur.
J'aurais voulu des réponses, la paix, la sécurité. Un moyen de ne plus avoir peur.
— Viens près du feu, dit Rory. C'est l'heure du dîner. Mon estomac le réclame à cor et à cri.
Le mien était noué.
Dieux, j'ai peur. C'est la vérité.
Je me demandai si Sean était effrayé, lui aussi.