CHAPITRE IX
— Keely.
Il me fallut un certain temps pour comprendre le sens de ce mot. Puis encore un instant pour me souvenir de qui avait parlé.
Brennan.
— Keely !
Non, ce n'était pas Brennan. Mais qui ? Hart ! Je l'avais presque oublié. Hart était venu de Solinde, avec Ilsa et un bébé...
— Des bébés, tous les deux, marmonnai-je. Vous me rendez malade...
— Si tu te sens mal, Keely, ça n'a rien à voir avec nous. Tu as bu trop d'usca.
— Tout le monde a des bébés, insistai-je obstinément. Toi, Hart, Maeve... Bientôt ce sera le tour de Corin... ou le mien...
Brennan se figea.
— Maeve ? Que veux-tu dire ?
— Elle a été si bête ! Elle savait ce que valait Tiernan, et elle a couru à lui comme une chienne en chaleur...
— Keely, ça suffit ! L’usca parle à ta place. Explique-moi cette histoire.
— Elle a couché avec lui, et maintenant elle attend son enfant. C'est pour ça qu'elle reste à la Citadelle. Elle a honte, et peur de la colère de notre jehan.
— Tiernan est-il toujours avec les a'saii ? demanda Hart.
— Il les dirige. Il a fondé un nouveau clan. Et je ne suis pas sûre qu'il ait complètement tort de s'être rebellé.
— Reprends un peu d'usca, Keely, me dit Brennan, qui avait le sarcasme glacial. Cela te donne de l'imagination.
— Ai-je rêvé que nous risquons de perdre les lirs ? Si les Premiers-Nés reparaissent, il n'y aura plus de place pour nous, ni pour les Ihlinis.
— Cela n'a aucun sens, dit Brennan. Nous avons toujours eu les lirs. Pourquoi les dieux nous les repren-draient-ils ?
— Les Premiers-Nés sont leurs favoris ! Tiernan prétend que, si les Ihlinis nous combattent, c'est parce qu'ils savent qu'ils seront détruits si la Prophétie s'accomplit.
J'avalai avec peine et me protégeai les yeux avec mes mains.
— Il fait trop clair ici, dis-je.
— Nous devrions la ramener à la maison, proposa Hart, mal à l'aise. Heureusement que nous sommes venus à pied, je ne crois pas qu'elle aurait pu chevaucher...
— Elle n'est pas même capable de garder un cheval. Je lui avais confié un de mes meilleurs étalons, et elle l'a perdu ! Après avoir laissé des voleurs s'en emparer, elle a été trop effrayée pour se rappeler où ils se cachaient.
— Je sais où ils sont, et comment y aller, dis-je tandis que nous sortions. Je n'ai pas peur d'eux. Pas de Rory Barbe-Rousse. Il ne me ferait aucun mal.
— Qui ? s'écria Hart.
— Tu as dit que les voleurs étaient érinniens, fit Brennan. Tu n'as pas avoué que tu les connaissais !
Je sentis mon estomac se rebeller.
— Oh, haletai-je. Je vais...
— Viens par là, dit Hart. Dans cette allée.
— Elle n'a pas eu besoin de notre aide pour se soûler à l’usca, laisse-la se débrouiller pour ça aussi, protesta Brennan.
Mes genoux se dérobèrent.
Quand j'eus terminé, Hart m'aida à me relever.
— Je suis désolée, rujho. Je vous ai fait honte...
— Tais-toi, Keely, dit gentiment Hart. L’usca n'est pas toujours clément...
— Lui non plus, gémis-je en désignant Brennan.
Hart sourit.
— Toi et Brennan, vous n'avez jamais cessé de vous affronter. Cela finira peut-être un jour..., conclut-il en me caressant les cheveux.
Je saisis ses avant-bras, prenant soin de ne pas toucher le moignon enveloppé d'un linge.
— Ce sont tous des imbéciles. Ils observent des coutumes inutiles... Je ne te l'ai jamais dit... mais j'ai été si triste pour toi...
— Je sais, Keely. Tout ça se lit sur ton visage.
— Je donnerais n'importe quoi pour que Corin soit ici...
— Moi aussi, dit Hart.
— Toi, tu as Ilsa, et le bébé...
— Oui, et je les aime tendrement. Mais il y a de la place pour d'autres dans mon cœur.
— Corin, répétai-je. Et une jehana...
— Keely, de grâce ! soupira Brennan en arrivant près de nous.
— Laisse-la tranquille. Elle est malade, ivre et malheureuse. N'as-tu jamais connu ça ?
— Bien sûr que si, admit Brennan.
Il passa un bras autour de ma taille et m'aida à avancer. Hart fit de même.
Mais aucun d'eux n'était Corin.
Quand Deirdre m'annonça la nouvelle, je m'assis dans mon lit.
Je le regrettai aussitôt.
Deirdre me passa le pot de chambre ; je vomis le reste de l’usca.
— Dieux, marmonnai-je, quelle imbécile je suis !
— Ils ne m'ont pas précisé que tu étais malade à ce point, soupira-t-elle.
— Où m'as-tu dit qu'ils étaient allés ? demandai-je.
— Récupérer le cheval de Brennan.
Je repoussai les couvertures et tentai de me lever.
— Je dois les suivre...
— Tu n'iras nulle part, dans l'état où tu es.
— Depuis quand sont-ils partis ?
— Pas longtemps. Mais tu ne les rattraperas pas. Non, ne te lève pas !
— Je dois y aller, Deirdre, dis-je fermement. Je t'expliquerai plus tard.
Je remis les cuirs cheysulis que je portais la veille, car je ne me sentais pas la force de chercher des vêtements propres.
— Sont-ils partis sous leur forme-lir ?
— Non. Hart dit que sa main manquante l'empêche de voler sur de longues distances. Ils s'en sont allés à cheval.
— Parfait, fis-je. Je peux les rattraper en passant par les airs.
— Tu es trop mal en point pour garder longtemps ta forme-lir. Au moins, reste sur le sol ! Je ne voudrais pas que tu tombes...
— Ça ne sera pas la première fois.
Mais sa remarque me fit réfléchir. Je finis de m'habiller et me dirigeai vers la porte.
— Keely, lança-t-elle, pourquoi ne m'as-tu pas parlé de Rory Barbe-Rousse ?
Je m'arrêtai net.
— Tu es au courant ?
— Brennan m'a informée. Est-ce vraiment lui, ou un imposteur se servant de son nom ?
— Il est érinnien, répondis-je, et il m'a dit être le bâtard de Liam.
— Que fait-il ici ? Secrètement, et sans Sean ?
— Je dois partir, marmonnai-je.
Je sortis de la chambre aussi vite que ma tête endolorie me le permit.
Mes frères ignoraient où était Rory. Cela me donnait une chance de les rattraper, surtout si j'empruntais la voie des airs.
Je fis appel à la métamorphose, mais elle refusa de se produire.
Je manquais de la concentration nécessaire.
Pourquoi les gens boivent-ils à l'excès, alors que le lendemain est si pénible ?
Je fermai les yeux, essayant de me détendre, d'ignorer mon estomac retourné, mes jambes tremblantes, mon mal de crâne...
J'ai besoin de toi, dis-je à la magie de la terre. Tout de suite... Je ne sais ce que vont faire mes rujholli, et l'Erinnien m'a aidé... Je dois lui rendre la pareille. Une simple question de courtoisie.
Quelque chose répondit.
Je souris, me sentant déjà beaucoup mieux. Mes muscles étaient plus forts, mes pattes puissantes et mortelles...
Je quittai la cour sous la forme d'une panthère.
J'avais l'impression d'être la reine du monde.
Rory, me voilà ! pensa le grand félin.