CHAPITRE PREMIER
Lio ferma un œil et me regarda. Il était jeune et avenant, du moins selon l'avis des suivantes d'Aileen. J'avais formulé une demande, et il réfléchissait à sa réponse.
— Ma dame, je ne devrais pas. Le Mujhar l'a interdit.
— Tant pis, fis-je. Je suppose que c'est une façon comme une autre de préserver ta fierté. Une autre fois, peut-être...
Ses sourcils clairs se soulevèrent. Homanan d'origine, Lio a pourtant le teint pâle, les cheveux blond platine et les yeux gris d'Electra, l'épouse de Karyon. La rumeur prétend qu'il a du sang solindien.
— Protéger ma fierté ? Que voulez-vous dire ?
— Ainsi, tu es sûr de ne pas perdre contre moi. Une simple femme...
Je savais le manipuler, mais il n'avait pas envie de céder. Le Mujhar l'avait interdit, c'était vrai.
Je n'allais pas me laisser arrêter par si peu. Il me restait à le convaincre de ne pas obéir...
— De plus, ce ne serait pas une lutte égale... Je suis plus grand et plus fort que vous... J'ai gagné le Ruban de la Dame deux ans de suite à la foire d'été...
Le Ruban, une bande de soie qui avait la couleur du vert érinnien, était décerné au garde du Mujhar qui se faisait remarquer par ses talents de combattant.
— Dans ce cas, nous ne saurons jamais qui de nous deux est le meilleur à l'épée... A moins que nous ne fassions un pari pour voir si la bataille vaut la peine d'être engagée ?
— Que voulez-vous dire ? fit Lio en fronçant les sourcils.
— Faisons la course, dis-je. D'ici au mur et retour. Celui qui touche le premier cette porte a gagné. Si c'est toi, j'abandonne. Si c'est moi, tu acceptes de me rencontrer à l'épée.
Il me regarda un long moment, puis défit sa ceinture et enleva son pourpoint de cuir.
Il arriva le premier au mur, comme je l'avais escompté. Il me précédait de quatre foulées quand je fis demi-tour. Mais peu importait. La victoire finale me reviendrait.
Mes frères se seraient méfiés. Nous avions déjà joué à ce jeu-là. Mais Lio ne se doutait de rien.
A cinq pas du mur, je me métamorphosai, échangeant ma forme contre celle d'un faucon. Je n'eus aucun mal à remporter la course.
La main de Lio claqua sur le bois au moment où je repris ma forme humaine. Je croisai les bras.
— Va chercher ton épée, soldat, dis-je.
— Vous... vous aviez dit une course, ma dame, fit-il, haletant sous l'effet de la surprise.
— C'en était une. Personne n'a précisé que la compétition devait se dérouler sur la terre ferme.
Il ouvrit la bouche pour protester, puis réalisa que j'avais raison. Il était piégé.
Je pris mon épée. Elle avait été faite spécialement pour moi. Son équilibre était parfait. Je me demandai, pour la centième fois, pourquoi les Cheysulis refusaient d'apprendre l'escrime. La tradition. Les guerriers pensaient que les hommes devaient s'affronter face à face, de près, sans la distance supplémentaire qu'apportait une épée. Cela avait quelque chose à voir avec la fierté et l'habileté. Pour la même raison, l'arc avait été utilisé à l'origine pour la chasse, pas pour la guerre. Mais le qu’mahlin de Shaine avait perverti son usage.
Pourtant, les traditions changeaient lentement mais sûrement. Les Cheysulis de la Maison d'Homana apprenaient désormais à manier une lame. Mon père et mes frères avaient suivi un entraînement, et moi aussi.
Et je continuerais, en dépit des ordres paternels.
Lio revint avec son épée.
— Si le Mujhar apprend ça, je serai dégradé.
— Tu n'as aucun grade pour l'instant, fis-je remarquer.
— Si je gagne de nouveau le Ruban cette année, le Mujhar me nommera peut-être officier. Il est bien connu qu'il récompense l'excellence...
— Considère notre joute comme un entraînement pour la foire d'été, suggérai-je.
— A la foire, j'affronterai des hommes, répondit-il.
Nous commençâmes à nous échauffer. Au bout d'un moment, je vis Lio rougir puis pâlir. Il marmonna un juron et abaissa sa lame. Quelqu'un approchait.
Oh, non ! Pas jehan !
Je me retournai. Il ne s'agissait pas de mon père, mais c'était presque pire : Brennan.
Vêtu de cuirs cheysulis noirs, il traversa la cour d'un pas déterminé. Il n'a pas la beauté homanane de notre père, mais il est entièrement cheysuli, d'aspect et d'habitude.
Certains pensent qu'il a l'air un peu trop sauvage pour leur goût...
Brennan sourit. Je fronçai les sourcils.
— Tu désobéis aux ordres de jehan ? demanda-t-il d'un ton allègre. Tu ne serais pas Keely, sinon !
Lio marmonna. Je lui ordonnai sèchement de retourner à la salle des gardes s'il ne supportait pas d'affronter le prince d'Homana, qui n'était pas encore son seigneur.
— Jehan t'a envoyé ? demandai-je.
— Non, répondit Brennan.
Depuis toujours, mon frère est un fils respectueux, conscient de ses responsabilités d'héritier. Ne pas se soucier de mes transgressions ne lui ressemblait pas.
Lio était toujours là, n'ayant pas reçu de Brennan l'autorisation de se retirer. Le jeune garde était ambitieux, et il craignait la réaction de l'héritier.
— Mon seigneur, dit-il en s'inclinant.
Brennan tendit la main vers mon épée. Je la lui donnai. Il l'examina, puis la remit à Lio.
— Veux-tu la ranger ? Keely et moi allons chevaucher un peu, et nous n'aurons pas besoin de lames.
— Brennan, attends...
Mon frère posa une main sur mon bras et m'entraîna vers l'extérieur.
— Aileen se sent beaucoup mieux. Je l'emmène à Joyenne pour l'été.
— Tu resteras si longtemps loin de Mujhara ?
— Sans doute pas. Jehan aura besoin de moi. Mais je pense que cela ferait du bien à Aileen de s'éloigner quelque temps de la ville... et des mauvais souvenirs...
— Tu laisseras Aidan ici ?
— Pour le moment, oui. Il n'est pas assez vigoureux pour voyager. Aileen s'inquiétera, bien entendu, mais il sera merveilleusement entouré : Deirdre, jehan et ses nourrices. J'aimerais que tu viennes avec nous quelque temps, pour tenir compagnie à Aileen quand je rentrerai à Mujhara.
— Oui, bien sûr. C'est pour ça que tu as interrompu ma rencontre avec Lio ? Cela aurait pu attendre !
— Je voulais aussi te proposer une course. La nouvelle pouliche grise contre mon cheval bai.
— Lequel ? demandai-je, prise de panique.
— Celui que tu as ramené de la Citadelle. Je ne l'ai pas encore monté depuis son retour. Un peu d'exercice lui fera du bien.
— Euh, Brennan...
J'avais eu tort de mentir. Maintenant, je ne savais plus comment lui avouer la vérité.
— Oui?
— J'ai quelque chose à faire. Pour le moment, je n'ai pas le temps. Je dois...
— Keely. ( Il ne cessa pas de sourire. ) Je suis allé aux écuries. Le bai n'est pas là. Les palefreniers m'ont appris que tu es revenue sans lui.
— C'est vrai, fis-je d'une voix sans timbre.
— Pourquoi m'as-tu menti, Keely ? Qu'as-tu encore fait ?
— J'ai menti parce que j'avais honte.
— Honte ? De quoi ?
— Je suis tombée dans un piège, comme une imbécile. Des voleurs ont essayé de me dévaliser, puis des hors-la-loi...
— Des voleurs et des hors-la-loi ? C'est la même chose !
— Non. J'ai essayé de le récupérer, Brennan ! J'y suis retournée le lendemain, mais Tiernan...
— Tiernan ! Tu l'as vu ? Où est-il, Keely ? Que t'a-t-il raconté ?
Je n'avais aucune raison de cacher ma rencontre avec Tiernan à mon rujho. Je m'abstins toutefois de lui révéler que Tiernan avait peut-être raison sur plus d'un point.
— Et ces voleurs ? Si tu les as poursuivis, c'est que tu sais où ils sont.
— Où ils étaient Ils doivent être partis depuis longtemps.
— Conduis-moi sur les lieux. Nous retrouverons peut-être leurs traces.
— Brennan, non. Abandonne. J'ai de l'argent. Je t'achèterai un autre cheval...
Il éclata de rire.
— As-tu perdu la tête ? Ce cheval a été engendré par un étalon mort le lendemain de la saillie. Il est unique ! Même si l'on pouvait le remplacer, tu n'aurais pas assez d'argent pour ça !
Je sentis la colère s'emparer de moi.
— Tes maudits chevaux ! Ne peux-tu penser à rien d'autre ? Et Aileen ? Et Aidan ? Et moi ?
— Toi ! Parlons-en ! Pourquoi as-tu si peur de me montrer l'endroit où ces brigands ont essayé de te voler ta bourse, et... ( Il s'arrêta net. ) Dieux, Keely, ne me dis pas qu'ils t'ont...
— Non. Crois-tu que je les aurais laissés faire ? J'avais un couteau, rujho. Et l'Erinnien...
— L'Erinnien ? Ils étaient érinniens, Keely ?
— Brennan, ça suffit ! J'ai essayé de récupérer ton cheval, mais je n'ai pas pu. Qu'importe l'identité de celui qui l'a volé ? Tu vas me rendre folle !
Je tournai les talons et m'éloignai.
— Keely ! Attends !
Je n'en fis rien. Puisant dans la magie de la terre, je sentis bientôt le vent sous mes ailes...
Un coup de patte me rabattit sur le sol ; je me retrouvai de nouveau sous ma forme humaine.
Brennan est une panthère de belle taille sous sa forme-lir. Debout au-dessus de moi, il agita la queue et m'en donna un coup sur le tibia. Puis il posa une griffe délicate sur ma joue, sans me faire mal.
— Laisse-moi tranquille ! m'écriai-je en détournant la tête. Ne pouvons-nous régler nos problèmes de façon normale ?
Il reprit sa forme humaine.
— Normale ? A la manière des Homanans ? Pourquoi pas...
Il me prit par le bras et me traîna jusqu'à la salle des gardes.
— Deux épées, ordonna-t-il à Lio d'une voix sèche. Rends-lui la sienne, et donne-m'en une.
Lio se hâta d'obéir.
— Maintenant, déclara Brennan, nous allons voir ce que tu vaux.
— Brennan...
— Dépêche-toi, Keely. Je ne vais pas attendre dix ans, en supposant que ton fichu caractère te permette de vivre aussi longtemps !
— Ku'reshtin, dis-je calmement en tirant mon épée du fourreau.