CHAPITRE XX
— Votre Excellence, dit Isaac, vous souhaitiez savoir tout ce que j’ai appris au cours de mon bref séjour dans votre ville. Me voici.
— Et qu’avez-vous découvert ? demanda l’évêque.
— Certaines choses, Votre Excellence, avec l’aide de nombreux bons citoyens de cette ville.
— Dites-moi ce que vous savez et mon secrétaire le notera.
— Dans votre palais, aujourd’hui, et sous bonne garde, se trouve l’un des trois responsables de nombreux forfaits. Il est le moins coupable, à en juger d’après les rapports que nous possédons. Je le qualifierais de subordonné, qui n’a fait qu’exécuter des ordres sans vraiment les comprendre. Son nom est Martin et il est originaire de Valence. Il connaît l’autre conspirateur, mais il n’a jamais vu le visage de son maître.
« Un second individu semble responsable de la majeure partie des actes délictueux. On ne connaît de lui que son nom, Felip Cassa. Il a été vu pour la dernière fois sur le pont franchissant la Têt. Il s’est peut-être enfui sur une barque.
— Dans ce cas, il n’est pas allé loin, maître Isaac. J’ai reçu ce jour d’autres rapports. Felip Cassa a été repêché ce matin même, la gorge tranchée.
— Ainsi, d’une manière ou d’une autre, ses mauvaises actions l’ont-elles rattrapé. Car je le crois responsable de la mort du père Miró et de celle d’Abram Dayot Cohen, l’apprenti de Jacob Bonjuhes.
— Quoi ? Que pourrait lui apporter la mort de cet innocent ? Ou celle du jeune apprenti ?
— Cela a à voir avec un bateau, Votre Excellence, et avec sa cargaison.
— Le procès de Don Arnau Marça, dit l’évêque, qui n’a pas eu lieu. Je ne pouvais croire tout ce qu’on disait de lui.
— Votre Excellence est un juge plein de sagacité. La majeure partie de ce qu’on lui reprochait était inexacte.
Il expliqua alors ce qui était arrivé à Marça depuis l’heure de son arrestation.
— Ce matin, Votre Excellence, conclut Isaac, Don Arnau a reçu le pardon de Sa Majesté le roi après la demande qui en a été faite par la princesse Constança.
— Tout ça pour une simple cargaison, soupira l’évêque.
— Et pour les bénéfices que rapporte la contrebande. Selon Don Arnau, si le navire ne sombre pas, s’il n’est pas capturé par des pirates, les participants à l’affaire auront pratiquement doublé leur mise. S’il avait transporté des produits illicites, la mise de fonds aurait été multipliée par cinq ou six. Voilà qui est tentant. Mais Don Arnau y était opposé.
— D’où les accusations lancées contre lui ?
— Oui. Ils étaient persuadés qu’il mourrait sous la hache du bourreau. C’était compter sans sa femme. Désireuse de le sauver, elle a organisé son évasion. Malheureusement, elle a demandé à leur homme de confiance…
— Felip Cassa.
— Oui, Votre Excellence. Elle l’a prié de s’occuper des détails, ce qu’il a fait. Il a demandé à Martin, le pauvre hère qui est désormais dans vos geôles, d’engager trois brutes pour l’agresser et le tuer dès sa sortie de prison. Don Arnau a été blessé, mais il a échappé à la mort grâce à l’arrivée inopinée d’une paire de sauveteurs.
— Qui sont-ils ? demanda l’évêque. Certainement pas des hommes de la garde : il aurait été remis en prison.
— Il a été secouru par l’un de vos propres prêtres, Votre Excellence, un gros homme à la voix tonitruante qui se rendait au chevet d’un mourant, et aussi un portefaix. Sa femme a reçu alors le conseil de le cacher dans le Call, et c’est ce qu’elle a fait.
— Je crois deviner de qui il s’agit, dit l’évêque avec un large sourire.
— Son serviteur est mort des suites de l’agression et sa femme l’a enseveli dans le caveau familial en faisant croire qu’il s’agissait de son propre mari.
— Mais pourquoi s’en prendre au père Miró ? Ce n’était pas un de ces religieux intrigants, maître Isaac, mais un homme bon doublé d’un agréable commensal. Chacun le regrettera.
— Ils voulaient s’assurer de la mort d’Arnau, et ils sont allés trouver le père Miró avec une histoire d’hérétique caché dans la maison du médecin. Il a fait son enquête, découvert je ne sais quoi, puis sévèrement réprimandé son informateur pour ses mensonges. Peu après, on le retrouvait sans vie.
— Avant de quitter la ville, il m’a confié le trouble que lui inspiraient les accusations lancées contre Marça. Il s’en serait inquiété à son retour.
— Apparemment, ils croyaient que Jacob Bonjuhes connaissait leur identité. Ils ont cherché à l’attirer dans un piège, mais c’est son apprenti qui y est tombé.
— Qui tenez-vous pour responsable, maître Isaac ? Vu que Martin n’est qu’un simple exécutant et que Felip Cassa est mort, qui dois-je punir ?
— Sans aucun doute, Martin n’est pas exempt de toute culpabilité. Il vous avouera ce qu’il sait, j’en suis persuadé, mais malheureusement il est au courant de peu de choses et en a vu encore moins. Notre seul vrai témoin, c’est mon nez, dit Isaac. Prenons la mort de Felip Cassa, qui est peut-être la seule dont soit personnellement responsable celui que vous recherchez. Un homme a quitté le palais au crépuscule, élégamment vêtu de vert et d’or, pour y revenir à l’aube, avec la même élégance, mais paré de violet et de bleu sombre, lavé et parfumé au bois de santal, une senteur dont il raffole. Un de ceux qui cherchaient Don Arnau exhalait une forte odeur de santal. Je l’ai croisé et j’ai reçu un léger coup de sa part, mais j’ai remarqué cette senteur. Lui, Felip Cassa et un serviteur furent suivis alors qu’ils se dirigeaient vers Vernet. Sur le pont, Cassa a disparu et l’on a vu son cheval galoper derrière les autres.
— Et le nom de cet homme, maître Isaac ? dit l’évêque. Bien que je croie déjà le connaître.
— C’est Bernard Bonshom, seigneur de Puigbalador, Votre Excellence.
Il y eut un long silence.
— Vous en déduisez que Bonshom a tranché la gorge de Cassa et, couvert de sang, a dû se réfugier dans son infâme demeure campagnarde afin de se laver et de changer de tenue. Vous avez peut-être raison. Mais considérez mes témoins : un homme qui ne peut identifier son maître et un aveugle qui ne voit pas son agresseur. Avec, pour seuls indices, un changement de vêtements entre le crépuscule et l’aube et les effluves d’un gentilhomme qui aime se parfumer au bois de santal.
— Il reste peut-être des habits tachés de sang dans la maison, dit Isaac.
— C’est possible. Le pont en est souillé. Celui qui a coupé la gorge de Cassa s’en est allé les mains couvertes de sang. Je vous remercie, maître Isaac. Mon secrétaire va s’empresser de rédiger le rapport. J’y évoquerai mes soupçons. La mort du père Miró place d’une certaine façon l’affaire sous ma juridiction et, si je ne fais rien d’autre, la maison de Bonshom sera fermée et lui-même sera chassé loin de la ville.
— Je dois également mentionner que Son Excellence le procurateur a tout fait pour que le jugement contre Don Arnau soit rendu sans plus tarder – presque comme s’il avait intérêt à ce qu’il meure avant qu’une enquête sérieuse soit diligentée.
— J’ajouterai ce point à mon rapport. Quand partez-vous ?
— Entre sixte et none, Votre Excellence. Nous dînerons tôt et partirons ensuite.
— Le rapport sera terminé et il vous sera porté, que ce soit chez le médecin ou sur la route. Vous voyagez à vitesse normale ?
— Oui, à rythme raisonnable.
— Alors je vous souhaite un plaisant voyage.
Quand Isaac et Yusuf regagnèrent la demeure du médecin, tout était prêt pour le départ. Leur modeste coffre attendait d’être chargé dans la charrette. La cuisinière avait préparé un grand panier de nourriture en prévision du voyage, et les ballots de chacun s’entassaient dans le hall d’entrée.
Arnau était toujours couché sous le citronnier et il somnolait à son ombre. Il s’éveilla au bruit de toute cette activité.
— Hola, maître Isaac, comment va votre enquête ?
— Elle est presque terminée.
— Nous savons tout hormis ce qui se dissimule à bord de ce maudit vaisseau.
— Quand croyez-vous que nous le saurons ? demanda Raquel. Et qu’adviendra-t-il s’il transporte effectivement des produits de contrebande ?
— Je puis vous assurer que l’on n’en trouvera pas au retour de la Santa Maria. Si le capitaine a du bon sens, il s’empressera de les vendre au premier acheteur qui se présente et d’empocher la somme.
Il tourna la tête et vit une femme debout dans l’encadrement de la porte.
— Hola, dame Margarida, venez vous asseoir à l’ombre.
Elle hésita avant de céder à sa demande.
— Il sait que je n’en voulais pas à bord, expliqua Arnau. Il racontera qu’il n’y avait rien. Mais, de toute façon, nous ne saurons rien avant son retour. Heureusement, Sa Majesté le roi semble convaincue de mon innocence. J’ignore pourquoi, mais il en va ainsi.
— Vous pouvez remercier votre femme, dit Margarida. Elle a parlé de manière si persuasive à la princesse Constança que celle-ci a elle-même tout fait pour convaincre son père. Mais, monseigneur, je vous amène quelqu’un qui désire se faire connaître de vous.
Elle déposa contre Arnau un fardeau emmailloté.
— Votre fils, monseigneur…
Arnau regarda le bébé puis, d’un geste timide, approcha son bras éclissé pour lui caresser doucement le front.
— Il est aussi beau que sa mère, dit-il.
— Et aussi robuste que son père, dit Margarida.