CHAPITRE XI
D’autres averses s’abattirent sur Perpignan le lundi et maîtresse Ruth, qui s’était levée tôt en cette veille de noces, lançait des regards furibonds vers le ciel. Avec tant de monde dans la maison et tant de choses à faire, la vie serait plus facile si la famille et les hôtes passaient leur temps dans la cour. Elle fit le tour des pièces, vérifia que Leah s’occupait bien du bébé, arracha la servante au sommeil pour qu’elle exécute son travail avant le réveil des invités et termina par la cuisine. Là, au moins, tout était en ordre. Le feu brûlait dans l’âtre et Jacinta avait apporté le pain du matin ; la cuisinière et la souillon s’étaient arrêtées un instant pour déjeuner. Ruth s’assit avec elles, se coupa un morceau de fromage, rompit une miche de pain et mangea.
— Maîtresse, lui dit la cuisinière avec assurance, ça ne sert à rien de courir partout comme ça et de risquer votre santé. Vous devriez vous reposer aujourd’hui. On s’occupera de tout, pas vrai, Jacinta ?
— Oui, maîtresse, répondit la fillette. Le patient ne nous donne plus autant de travail qu’avant.
— Il mange bien, précisa la cuisinière. Comme nous autres. Hier, à souper, maîtresse Raquel est venue chercher du poulet braisé aux lentilles et du pain. Il n’a rien laissé.
— C’est parfait, dit Ruth. Mais avant de parler de repos, qu’y a-t-il encore à faire aujourd’hui ?
Elles se lancèrent alors dans une intense discussion relative aux courses, aux préparatifs et à la cuisson des divers plats réservés aux invités.
Peu après que les cloches eurent sonné tierce, le soleil apparut et la cour sécha en peu de temps. Isaac et maître Astruch se trouvaient dans la salle à manger et ils traînaient sur leur déjeuner ; Bonafilla venait de finir de se vêtir avec l’aide d’Ester ; Yusuf était parti au marché avec Jacinta et la cuisinière, qui avait toute une liste d’achats à effectuer et qui aurait besoin d’aide au retour. La femme de maître Samiel Caracosa était arrivée et elle se trouvait déjà dans la cuisine avec maîtresse Ruth pour la décharger d’un certain nombre de choses. Raquel était tranquillement assise dans la chambre du patient, à regarder les toits fumants ou l’homme qui prenait un déjeuner composé de pain, de fromage et de fruits.
On sonna à la porte de la maison. Raquel se demanda qui pouvait venir à une heure aussi active, mais elle était heureuse que cela ne la concernât pas. On insista. La jeune servante était occupée à faire les lits. Elle dévala l’escalier, ouvrit la porte d’entrée et poussa un cri de surprise. Devant elle se dressait un dominicain, seul, magnifique dans sa robe blanche.
— Bonjour, salua-t-il d’une voix douce. Pourrais-tu dire à ton maître que le père Miró, de l’ordre des Prêcheurs, est ici et aimerait l’entretenir au sujet de son patient ? Car cette maison abrite un malade, me semble-t-il.
Terrorisée, la jeune fille fit signe que oui.
— J’aimerais converser brièvement avec lui.
— Je vais prévenir le maître.
La servante paniquée lui ferma la porte au nez et courut chercher Jacob. À peine capable de respirer, elle transmit son message.
— Merci, dit Jacob. Où l’as-tu laissé ?
— Sur le pas de la porte. Il est sur le pas de la porte, messire, fit-elle avant de filer prévenir sa maîtresse.
— Père Miró, dit Jacob quand il eut ouvert la porte et prié le dominicain d’entrer, vous êtes le bienvenu dans ma maison. Je dois m’excuser pour ma servante, ajouta-t-il. C’est une jeune fille sans éducation, mais elle devrait tout de même savoir qu’on ne traite pas un visiteur ainsi.
— C’est sans importance, maître Jacob, répondit le religieux en suivant le médecin dans son cabinet. Vous a-t-elle fait part de mon message ? Vous avez ici un patient, je crois.
— Oui, répondit Jacob sans la moindre hésitation.
— Est-il en assez bonne santé pour me parler ?
— Je le pense. Vous pourrez en juger par vous-même en le voyant. Je vous demande seulement de vous rappeler que ses blessures sont sérieuses et qu’il n’est toujours pas hors de danger, même s’il se remet bien. Si vous voulez bien me suivre, dit-il en l’entraînant dans la cour, je l’ai installé dans une chambre paisible, loin de l’agitation de la maison.
Quand le prêtre et le médecin arrivèrent, le malade terminait tranquillement de déjeuner de pain et de fromage. Raquel sauta du rebord de fenêtre et fit une rapide révérence devant l’étranger.
— Puis-je vous présenter maîtresse Raquel ? dit Jacob. Elle m’aide à veiller sur mon patient. Le père Miró aimerait lui parler un instant, ajouta-t-il.
— Désirez-vous que je reste, mon père ? demanda Raquel.
— Merci, maîtresse, mais cela ne sera pas utile.
— Je serai dans la cour si vous avez besoin de moi.
À nouveau elle fit la révérence, puis elle quitta la pièce. Jacob s’attarda un instant comme s’il regrettait de devoir laisser seuls les deux hommes, puis il s’inclina et sortit à son tour.
Le père Miró se tourna vers le blessé.
— Quelle créature maléfique a pu vous faire ça, señor ?
— Une créature ? répliqua avec prudence le patient.
— Contesteriez-vous l’existence d’hommes mauvais en ce monde ? demanda le père Miró en souriant.
— Vous parlez d’hommes. Oui, j’ai vu trop d’hommes malfaisants pour douter de leur existence, mon père, mais votre question ne s’applique pas dans mon cas. Mes blessures sont le résultat de ma propre incurie, pas de la méchanceté des hommes. Je suis tombé de mule.
— Je ne le pense pas, affirma le père Miró Mais puisque, pour quelque raison, vous cherchez à dissimuler l’identité de votre assaillant, qu’il en soit ainsi. Cela ne me regarde pas. Souvenez-vous-en.
— J’ai l’habitude de la prudence, mon père, mais je n’ai nulle raison de dissimuler l’identité de quiconque.
Le patient s’arrêta un instant pour reprendre des forces.
— La lune était claire quand c’est arrivé et, bien que la rue fût par endroits plongée dans la pénombre, j’ai entrevu les hommes qui m’ont fait ça. J’ai passé beaucoup de temps à penser à eux, soyez-en assuré, et j’en ai conclu qu’ils ne sont pas mauvais.
— Alors qu’ils ont failli vous tuer ? Vous avez un sens du pardon particulièrement singulier, señor.
— Je le voudrais, mon père, dit le patient avant de fermer les yeux. Je les ai vus. C’étaient des balourds, de pauvres hères sans malice. Quelqu’un leur a appris les mots qu’ils devaient me lancer et que de simples voleurs n’auraient jamais imaginés. Quelqu’un les a payés en or ou en argent pour agir à sa place. Cela les rend-il mauvais ?
— Vous ne croyez pas que tous les hommes le sont ?
— Je crois que chacun peut être ébranlé par des désirs répréhensibles. Il est difficile d’être entièrement bon, mais je refuse de penser que nous sommes fondamentalement mauvais. La personne qui a engagé ces hommes, et par conséquent n’a pas eu à lever la main sur moi, peut-être est-elle mauvaise. Mais pas ces trois bougres qu’elle a payés.
— Ils vous ont blessé. C’est mal.
— Dites-moi, mon père, Dieu condamne-t-il dès la naissance l’inculte et le simple d’esprit quand il fait ce qu’il peut pour nourrir sa femme et ses enfants ?
— Il y a d’autres choses que le meurtre. Il peut travailler la terre.
— Seulement s’il y est né. Si ces trois individus avaient vu le jour sur ma propriété, ils y auraient été bien traités. Mais ce n’est pas le cas.
Il s’arrêta, haletant d’avoir trop parlé.
— Dès leur naissance, nous négligeons ce genre de personnes. Nul ne leur enseigne la vérité et la vertu. Sont-ils pour autant condamnés aux flammes éternelles ? Votre propre ordre n’a-t-il pas été fondé, du moins en partie, pour apprendre aux hommes à partager le savoir nécessaire ?
— Ce sont des sujets complexes, mon fils, dit le prêtre. Susceptibles de nous entraîner sur des chemins qui ne sont pas faits pour nos sandales. Qu’en pensez-vous ?
— Je vous le dis en toute sincérité, mon père, je n’en sais rien et cela me trouble. Même couché ici, dans l’état où je suis, je crois fermement que Dieu, qui connaît chacun de nous, voit mieux que moi, ou même vous, mon père, qui mérite le pardon.
— Même votre ennemi, celui qui a engagé des assassins ?
— Vous me posez une question délicate, mon père.
— Selon votre propre théorie, lui aussi mérite la pitié. À une différence près : la victime, c’est vous et non pas quelque étranger.
— Non, mon père. Ce riche personnage… Si je parle de richesse, c’est parce qu’il a pu louer des assassins…
— Fort peu efficaces.
— Heureusement. Ce riche personnage, à qui l’on a enseigné le bien et le mal et qui, en dépit de ses connaissances, se montre vicieux, avaricieux, ou se sert de son or pour satisfaire ses désirs méchants, lui, oui, doit être mauvais. Mon cœur aspire à la vengeance, non contre ces pauvres hères qui m’ont brisé les os, mais contre lui. Malgré tout, je ne puis voir dans son cœur, et je n’ai ni le savoir ni la sagesse des grands hommes. J’ignore ce qui est bien.
— Souffrez-vous encore beaucoup ?
— Moins qu’avant, mon père. Mes membres blessés sont encore enflés mais, et je remercie Dieu de tout mon cœur, la fièvre a quasiment disparu et l’appétit m’est revenu. On s’occupe très bien de moi.
— Je suis heureux de l’entendre. Ce que je viens vous demander ne vous surprendra certainement pas, commença le prêtre.
Mais la porte s’ouvrit soudain, et maîtresse Ruth apparut, porteuse d’un bol recouvert d’un linge et d’un panier empli de pain et de fruits.
— Oh, je suis désolée, señor, dit-elle. Je ne savais pas que vous aviez un visiteur. Notre patient a dit que son simple déjeuner ne suffisait pas à calmer sa faim.
Elle déposa le bol sur la table et le découvrit.
— Voilà, reprit-elle, une bonne soupe au mouton avec des herbes, des fèves, des oignons et de l’ail. Il faut manger, señor, si vous voulez vous remettre.
— J’avoue que j’ai encore faim.
— Mangez, señor, cela sent si bon, renchérit le dominicain.
Il contempla le bol de soupe.
— Croyez-vous qu’une telle portion de mouton est recommandée pour un homme dans votre état ?
— Hier, il a mangé du poulet braisé et aurait dévoré tout un cuissot, dit Ruth sur le ton de la plaisanterie. Il va croire que nous voulons le mettre à la diète !
Elle posa le linge sur les genoux du patient, et y cala le bol ainsi que le pain. Elle lui tendit une cuillère qu’il prit maladroitement de la main gauche, et, aussi vivement qu’elle était entrée dans la chambre, elle en sortit.
— Vous remarquerez, mon père, que c’est une infime portion de mouton aux haricots, dit le malade, qui prit une cuillerée et mangea avec un plaisir non feint. C’est vraiment excellent, ajouta-t-il entre deux bouchées. Mais vous aviez des questions à me poser, mon père. Commencez, je vous en prie, et j’y répondrai de mon mieux.
Quand les cloches sonnèrent sixte, le dominicain cessa de parler et regarda le malade.
— Vous avez l’air épuisé, dit-il. Je crains d’avoir abusé de vos forces.
— Cela n’a pas d’importance, mon père. J’ai le reste de la journée et tous les autres jours pour dormir.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire – et qui reste dans mes attributions, bien entendu – pour vous assister ?
— Vous pouvez prier pour moi, mon père. J’ai grand besoin de prières et, à l’exception d’un seul être, qui ne cesse de demander au Ciel d’intercéder pour moi, je doute qu’il y ait encore quelqu’un pour s’en charger.
— Je prierai volontiers pour vous.
— Et si vous deviez passer au palais, il y a là quelqu’un qui cherche force spirituelle et consolation.
— De qui s’agit-il ?
Le patient lui fit signe de s’approcher et il lui murmura un nom à l’oreille.
— Ce sera fait, mon fils, l’assura le dominicain.
Dans la cour, Jacob et son épouse étaient assis près de l’escalier menant à la chambre du blessé et ils attendaient. Les serviteurs qui avaient pointé le nez avaient été prestement renvoyés. Dans la cuisine, toute activité s’était interrompue, mais la cuisinière, affolée à cause de ce retard inattendu, avait emmené Jacinta et la servante de Samiel Caracosa, avec quelques marmites, chez un voisin complaisant pour profiter de son feu. Bonafilla était descendue se joindre à sa nouvelle famille et on l’avait envoyée dans le cabinet de Jacob pour qu’elle y travaille à ses toilettes.
— Si ce prêtre est venu, c’est à cause des rumeurs qui font de lui un cathare, n’est-ce pas ? demanda Ruth d’une voix tremblante.
— Sans le moindre doute, répondit Jacob. Sinon pourquoi aurait-on dépêché un membre de son ordre ? Ces accusations sont plus faciles à porter qu’à réfuter. Comment peut-il prouver qu’il ne croit pas à quelque chose ? Comment pouvons-nous prouver que nous ne portons pas assistance à un hérétique ?
— Il y a certainement un moyen. Peut-être sont-ils tout simplement en train de bavarder.
— Il est ici depuis longtemps.
— Il ne le force tout de même pas à se confesser ?
— Sans témoin ? Dans notre maison ? J’en doute. Mais ils savent poser certaines questions, des questions susceptibles de piéger un adepte sans méfiance.
— Je ne sais si j’ai bien fait, Jacob, lui dit sa femme, mais quand le prêtre est entré, il mangeait du pain et du fromage en guise de déjeuner, et je me suis souvenue que les cathares ne consomment ni viande, ni œufs, ni même fromage et lait. J’avais très peur, et je lui ai apporté un bol de soupe au mouton. S’il appartenait à cette secte, il n’en aurait pas voulu, n’est-ce pas ? et il aurait certainement trouvé un prétexte pour la repousser.
— L’a-t-il mangée ? demanda une autre voix.
— Oui, maître Isaac, dit Ruth en se tournant vers l’aveugle. Quand je suis partie, il avalait sa soupe avec bon appétit.
— Le Seigneur en soit remercié.
À cet instant, le dominicain descendit l’escalier et sortit dans la cour. Jacob Bonjuhes se leva avec courtoisie et l’accompagna jusqu’à la porte de la maison.
— Je crois que nous nous sommes rencontrés hier, d’une certaine façon, dit le père Miró en s’arrêtant dans l’entrée. Son Altesse Royale m’a appelé au palais. Il semble que vous ayez fait preuve de beaucoup d’habileté en soignant son malheureux petit chien. Elle dormait paisiblement quand je suis reparti – je parle de cette bête, bien évidemment. La princesse est très heureuse.
— Je me réjouis de l’apprendre, mon père. J’espère que la petite Morena se remettra complètement.
— Je vous en prie, faites mes excuses à votre épouse, maître Jacob, et pardonnez-moi de vous avoir rendu visite à une heure si inhabituelle. Je ne serais pas venu aussi tôt s’il ne me fallait partir pour le Conflent.
— Aujourd’hui ? Je crains qu’il ne soit déjà un peu tard.
— J’irai le plus loin possible, expliqua le prêtre. J’espérais atteindre Santa Maria de Serrabona ce soir.
— N’est-ce pas à l’écart de votre route ?
— Connaissez-vous bien les routes qui mènent vers l’ouest, maître Jacob ?
— Je les ai parcourues, répondit le médecin. Et si ma mémoire est bonne, celle-ci est plutôt difficile.
— C’est ce que l’on m’a dit. S’il est trop tard, je ne m’y risquerai pas. Je désirais seulement voir un vieil ami et satisfaire ma curiosité, ajouta-t-il comme si son existence connaissait peu de diversions de ce genre. Le devoir m’appelle en réalité au Conflent. Il est probable que je m’arrêterai dès que je trouverai un asile.
— Je vous souhaite de faire bon voyage, mon père.
— Que la paix soit sur votre famille. Ma visite ici, ajouta-t-il d’une voix forte quand la porte s’ouvrit, a été une perte de temps. Mon informateur se sera fourvoyé.
— Ce sont des choses qui arrivent, dit Jacob en poussant dans la rue ce visiteur mal venu.
Le dominicain allait se retourner pour faire ses adieux quand Isaac et Yusuf franchirent la porte à leur tour.
— Maître Isaac, n’est-ce pas ? demanda le religieux.
— Effectivement. Et vous êtes le père Miró, je crois.
— Oui. Vous dirigez-vous vers la porte du Call ?
— Nous y allons. Je dois porter un message à la cathédrale Sant Johan.
— Dans ce cas, faisons un bout de chemin ensemble jusqu’à la maison des dominicains. Il est peu pratique, vraiment, de devoir sortir du Call par le nord quand on a des affaires à régler au sud ou à l’ouest, mais les villes sont comme ça. Elles se développent bizarrement.
— Il n’a pas été question de percer une autre porte ? demanda innocemment Isaac, sachant très bien que c’était là une source d’irritation et de conversations constantes au sein du Call.
— Oh si. Et Sa Majesté le roi a dit qu’il s’en occuperait personnellement. Cela devrait se faire bientôt, mais pas assez tôt pour moi.
Il souleva sa robe pour franchir une large flaque.
— Je crois savoir que vous êtes responsable, maître Isaac, de la réduction des membres de ce malheureux. J’admire votre talent.
— Merci, père Miró. Mais son excellente condition est plutôt due aux bons soins reçus dans la maison de maître Jacob. Et à sa propre détermination. Je n’ai contribué qu’à le placer sur le chemin de la guérison.
— Espérons et prions pour qu’il le suive sans encombre. Avez-vous conversé avec lui ?
— Oui. Autant que sa côte cassée le lui permet. Ce qu’il m’a dit est intéressant mais assez inutile. Il n’est pas homme à se révéler.
— Je l’avais remarqué, maître Isaac, dit en riant le dominicain. Mais j’espère pouvoir traiter la vraie cause de son silence.
— Ce serait merveilleux.
— Voilà, nous sommes arrivés à destination. Sauras-tu aller à la cathédrale, jeune homme ? demanda-t-il à Yusuf.
— Oui, mon père, répondit le garçon.
— Dans ce cas, mes vœux vous accompagnent.
Le père Miró gravissait d’un pas rapide les marches de la maison des dominicains quand une voix s’éleva de l’ombre née du mur et d’un gros arbre.
— Mon père…
Le prêtre se retourna et un homme se matérialisa.
— Je me demandais… enfin, si votre visite avait été profitable.
— D’aucune façon, señor, répondit le prêtre. J’ai eu une longue conversation avec un homme marqué par le bon sens et la piété. Je l’ai trouvé infiniment plus pieux par pensée et par action que vous-même, me semble-t-il. Cette discussion lui a beaucoup coûté à cause de sa maladie et elle m’a pris plus de temps que je ne voulais en consacrer. Elle a été tout à fait superflue.
— Vous ne croyez pas que c’est un cathare ?
— Non. Ce n’en est pas un. C’est une affirmation ridicule.
— Dans ce cas, si ce n’est un cathare, ce doit être un chrétien, et il viole la loi en vivant dans le Call.
— Je ne puis me prononcer sur ce point. Mais tout ce que je peux dire, c’est qu’il n’est pas un parfait, comme vous le prétendez. Vous l’auriez constaté par vous-même si vous aviez accepté ma proposition de m’accompagner.
— Je suis désolé, mon père, que certaines obligations m’en aient empêché.
— À cause de votre zèle mal placé, sinon votre malignité, j’ai passé une bonne partie de la matinée, alors que d’autres tâches m’appelaient, à voir un parfait, un chef du renouveau cathare, déjeuner de pain et de fromage avant de se régaler d’une soupe au mouton ! La prochaine fois que vous chercherez à nuire à quelqu’un, trouvez de meilleurs prétextes. Votre mesquinerie m’a fait perdre mon temps. Adieu. Nous reparlerons plus longuement de tout ça, mais je dois entreprendre un voyage et il me faut partir sur-le-champ.
— Où allez-vous ?
— Je veux vous revoir dans une semaine très précisément. Et ne me faites pas attendre, messire, car j’irai vous chercher.
Au coin de la maison des dominicains, tout près de la fontaine, Isaac et Yusuf avaient prêté grande attention à cette conversation.
— Reconnais-tu celui à qui parle le prêtre ? demanda Isaac.
— Je ne puis le voir, seigneur, mais sa voix a quelque chose de familier.
— C’est l’accent de sa ville d’origine qui t’est familier, rien de plus, dit le médecin.
Il avait cependant l’air troublé.
Son Excellence l’évêque de Perpignan était à son bureau quand Isaac et Yusuf furent introduits dans son cabinet. Il les accueillit rudement, les pria de s’asseoir et en vint directement au sujet.
— J’ai reçu la lettre de l’évêque Berenguer, et je vous remercie de l’avoir confiée à mon secrétaire. Vendredi dernier, je crois.
— Oui, Votre Excellence, nous l’avons reçue vendredi, murmura le secrétaire.
— En connaissez-vous le contenu ? demanda l’évêque.
— Je sais seulement qu’elle a un rapport avec l’inquiétude de l’abbé de Sant Feliu au sujet de certaines difficultés survenues en ville, déclara Isaac avec tact.
— Des difficultés ! s’écria l’évêque. Êtes-vous ici depuis assez longtemps pour en connaître la nature ?
— Je sais seulement que l’on parle beaucoup en ce moment de l’appareillage de la Santa Maria Nunciada.
— Oui. L’entreprise lancée par Don Arnau Marça. Un incident des plus regrettables. Je ne puis décider si c’était une entreprise marchande honnête qui s’est trouvée corrompue ou si elle fut dès le début entachée par le vice, la débauche et l’illégalité.
— Ne peut-il s’agir que d’une paisible expédition commerciale ?
L’évêque examina longuement le visage impassible de l’aveugle.
— Si c’est le cas, maître Isaac, alors un homme est mort pour rien, à cause de rumeurs et de bavardages. Et les mots me manquent pour répondre à cela.
— Votre Excellence semble prendre cette affaire à cœur.
— Oui. Don Arnau était un ami, et j’ai du mal à accepter sa mort et son apparente trahison – je dis bien apparente, car il m’est difficile d’y croire.
L’évêque se leva pour arpenter son cabinet.
— Il aurait pu s’engager dans pareille voie auparavant, mais pas aujourd’hui.
— J’avoue que je ne vous suis pas, Votre Excellence.
— Bien sûr. Vous ne connaissez pas Don Arnau. Généreux, brave, audacieux – un peu trop, souvent – et fréquemment imprudent. Mais sa dame, qu’il a épousée il y a quelques années… Combien ? lança-t-il à son secrétaire.
— Quatre, Votre Excellence.
— Bien sûr. Il y a quatre ans. Je les ai mariés moi-même. Sa dame est la vertu et la prudence mêmes. Pour ne pas dire la sagesse. Elle le guidait en tout et, grâce à elle, il ne jouait plus sa vie et sa fortune dans des entreprises périlleuses.
— Il a fait un choix excellent.
— Oui, et elle souffre beaucoup à présent. Elle porte un enfant et approche du terme. Heureusement, la princesse l’abrite en son palais. Mais, si malheureuse cette affaire soit-elle, il est un autre personnage qui me cause encore plus de souci. Je le soupçonne de bien des maux, sans en avoir la moindre preuve. Le rapport que je dois envoyer à Don Vidal de Blanes ne lui sera pas très utile, je le reconnais. C’est pour cette raison que je n’ai pas répondu à ses missives. Mais, quand vous êtes arrivés, mon secrétaire et moi-même tentions d’échafauder une réponse. Si vous pouvez attendre, nous la parerons du langage diplomatique.
Près du bosquet, hors des murailles de la ville, les trois hommes se rencontrèrent une fois encore.
Le chef du groupe avait à nouveau baissé sa capuche et il demeurait sur son cheval, les yeux fixés sur ses subordonnés.
— Explique-moi pourquoi nous nous voyons cette fois-ci, dit-il. C’est peu judicieux.
— J’ai parlé au prêtre, dit le petit homme. Je crois qu’il est furieux que nous l’ayons envoyé dans le Call.
— Nous ?
— Pardon, señor. Que je l’aie envoyé dans le Call.
— Voilà qui est mieux.
— Il faut s’occuper de lui, intervint son compagnon.
— Que suggères-tu ? De l’acheter ? Je ne sais pourquoi, mais je le vois mal céder à un tel argument.
— J’ai plusieurs idées en tête, continua l’autre. Où as-tu dit qu’il allait ?
— Je l’ignore, répondit le petit homme. Il ne me l’a pas révélé.
— Sais-tu quand au moins ?
— Cet après-midi. Je pense qu’il est déjà parti.
— On pourra le rattraper, affirma son compagnon.
Bien qu’ayant souvent répété qu’il était pressé, le père Miró n’arriva au palais royal qu’au moment où pratiquement tout le monde avait fini de dîner. Il trouva sans difficulté la personne à qui il devait confier le message émanant du malade. Après une heure ou deux de conversation çà et là, il reprit sa mule et partit vers le Conflent.
Le soleil baissait déjà. Il poussa sa monture jusqu’à ce qu’elle adopte un train rapide mais peu agréable qui avale les milles. Ses pensées alternaient entre son inconfort présent, son inquiétude pour l’homme avec qui il avait passé la matinée et la situation qu’il devrait affronter une fois arrivé au but.
C’était un savant qui avait passé de longues années à étudier le récit des grandes batailles menées pendant deux siècles contre les cathares et les vaudois. Pour cette raison, on l’avait envoyé enquêter sur les accusations contenues dans une lettre mal écrite qu’avait reçue son supérieur. On y parlait pêle-mêle de sorcellerie, d’hérésies du temps passé et de nouveaux rituels obscènes qui, pour l’auteur, corrompaient les âmes de son village et déchiraient le cœur du diocèse.
Il était d’accord avec ceux qui l’envoyaient pour reconnaître que, dans ce genre d’affaires, mieux valait arriver le plus vite possible. Cela faisait des années que les sables bordant la Têt n’avaient plus constitué le décor des bûchers réservés aux accusés de Perpignan, mais bientôt, dans le petit village où il se rendait, quelqu’un pourrait avoir envie de résoudre seul le problème en pendant les suspects ainsi que leurs familles, pour faire bonne mesure. Même s’il n’était pas l’un d’eux, nombre des membres de l’archidiocèse croyaient qu’en plus de son savoir il possédait le don divin de lire dans le cœur des hommes et de séparer les accusations calomnieuses des soupçons fondés.
Quand on lui demandait comment il s’y prenait, il répondait habituellement : « C’est chose facile. Quand on parle aux gens, on voit la différence qu’il y a entre la terreur que l’innocent éprouve devant une injuste accusation et l’angoisse du vrai coupable. J’écoute leurs réponses, rien de plus. » Mais nul ne le croyait, et sa réputation ne le quittait pas.
Il poursuivait son chemin, tuant le temps en passant cette journée en revue et en s’interrogeant sur celle du lendemain. Comme le soleil disparaissait derrière les montagnes, il ne ralentit pas mais murmura une prière de remerciement pour ce jour qui lui avait été accordé et une autre pour le pardon de ses péchés.
Cela fait, il se demanda où il passerait la nuit. La route s’était considérablement rétrécie et elle était maintenant assez escarpée. La mule ralentit et le père Miró calcula qu’une heure à allure modérée le conduirait dans l’hostellerie d’un monastère. Le ciel était encore rouge et orange de la splendeur du crépuscule ; il resterait assez de lumière pour que sa mule trouve le chemin du monastère en question.
Derrière lui, il entendit un cheval monter la colline au triple galop. Il n’eut pas le temps de se retourner pour voir ce qui se passait : un formidable coup s’abattit sur sa nuque et il fut projeté loin de la route, dans le ruisseau qui coulait en contrebas.