CHAPITRE VII
La porte du Call était située sur la même place que l’église et la maison des pères dominicains. Le petit groupe conduit par Astruch trouva son chemin parmi les ruelles escarpées et déboucha sur la place en question.
— Voici le Call, annonça Astruch. Nous sommes pratiquement arrivés.
— Je suis bien contente, marmonna Raquel, car la dernière heure de leur voyage avait été particulièrement pénible.
Tout le monde était trempé et le moral, plutôt bon lors de leur départ, ce matin, était retombé à cause de l’orage.
Pour une fois, les estimations d’Astruch étaient exactes. Ils franchirent la porte, s’engagèrent dans une rue étroite et s’arrêtèrent bientôt devant une haute maison, plus grande que ses voisines. Elle n’était pas aussi imposante que la demeure de pierre d’Isaac, à Gérone, mais peu d’habitations étaient bâties comme celle-ci.
La porte s’ouvrit sur un homme souriant d’une trentaine d’années. Il s’avança sur le pavé, les bras ouverts.
— Astruch, Duran ! s’écria-t-il en les enlaçant l’un après l’autre. Nous étions inquiets de vous voir mettre tant de temps pour venir de Collioure.
— Pardonnez-moi, Jacob, de vous avoir causé du souci, mais nous avons été surpris par l’orage, répondit Astruch.
— Ici aussi, il a plu à verse, dit Jacob avant de se tourner vers la femme voilée qui se tenait à côté de son frère. Maîtresse Bonafilla, nous sommes flattés de vous recevoir dans notre demeure.
Après ces amabilités, il se dirigea vers Isaac, Raquel et Yusuf.
— Isaac, fit-il en le serrant contre lui, vous ne pouvez imaginer quel plaisir j’éprouve à vous revoir. L’émotion me submerge. Et ce doit être là votre fille Raquel, dont j’ai tant entendu parler.
Raquel fit la révérence et lui sourit.
— Ainsi que votre apprenti, Yusuf. Nous sommes réellement honorés. Ruth, ma mie, faites entrer les dames afin qu’elles se remettent des rudesses du voyage. Messires, par ici.
Dissimulée jusque-là dans la pénombre relative de la porte, une femme au visage avenant et aux yeux vifs s’avança.
— Vous êtes les bienvenues, dit-elle d’une voix douce, avant de conduire dans l’escalier Raquel et Bonafilla, suivies des servantes.
— Je suis sincèrement désolé de ne pouvoir offrir une chambre à chacun, dit Jacob, mais si Duran change d’avis et préfère rester ici, je suis certain que nous pourrons nous arranger. Si les petites pièces aménagées dans les combles vous conviennent…
— Je serai très à l’aise chez mon cousin, s’empressa de répondre Duran. C’est un parent lointain, mais un bon ami. Nous sommes déjà descendus chez lui.
— Dans ce cas, mes amis, nul doute que vous voudrez certainement vous débarrasser de la poussière du voyage avant de dîner. Car vous dînerez avec nous, j’espère ? ajouta-t-il à l’adresse de Duran.
— Je suis attendu chez mon cousin.
— Je crois que mon fils a hâte de rejoindre sa demeure, dit Astruch en riant de bon cœur.
— Votre cousin a une fille, me semble-t-il. Dans ce cas, nous ne vous retarderons pas. Ah, Astruch, je comprends à présent pourquoi votre fils était si désireux d’assister au mariage de mon frère et de votre fille !
— Ces cousins éloignés ont une charmante fille ? demanda Isaac. Plus gracieuse que les jeunes femmes de Gérone ?
— Maîtresse Raquel exceptée, bien entendu, dit Duran avec galanterie. Je reviendrai plus tard, ajouta-t-il avant de repartir vers la porte du Call et la maison du cousin éloigné.
— J’aimerais me débarrasser de la boue du voyage, dit Astruch après un bref adieu à son fils. Et je serais heureux de passer une tunique sèche.
Dans un grand remue-ménage de coffres et de ballots, Astruch fut installé dans une belle chambre où il pourrait se laver et se changer.
— Et vous, Isaac, proposa Jacob qui avait recouvré tout son sérieux, vous souhaitez également vous changer ?
— Je suis parfaitement sec. Et Yusuf l’est également, à ce que je crois.
— Oui, seigneur, confirma le jeune garçon en s’adressant à lui de la façon qu’il adoptait toujours quand ils étaient seuls.
— Il nous suffira de nous laver les mains et le visage pour affronter le monde.
Jacob demanda de l’eau et une serviette pour leurs ablutions.
— J’ai hâte de converser avec vous, mais je vous en prie, Isaac, amenez votre apprenti et venez examiner mon patient.
— Pouvez-vous envoyer quérir Raquel sans déranger les femmes ?
— Je m’en charge, seigneur, proposa Yusuf. Si maître Jacob veut bien m’indiquer le chemin. J’ai l’habitude d’aller chercher maîtresse Raquel, ajouta-t-il en guise d’explication.
— Il traîne toujours dans les appartements des femmes, hein ? dit Jacob avec amusement. Mais je te préviens, une stature un peu plus prononcée et du poil au menton, et elles te mettront à la porte. En attendant, emprunte cet escalier et tourne à droite, monte encore quelques marches puis sur la gauche. Amène-la ici.
— Son état s’est-il amélioré depuis que vous m’avez écrit ? demanda Isaac quand Yusuf eut quitté la pièce.
— C’est difficile à dire. Vous vous rendrez mieux compte quand je vous aurai conduit jusqu’à lui. Je vous serai très reconnaissant si vous pouvez ajouter vos connaissances à ma compréhension du problème.
— Ce que je peux faire, je le ferai volontiers. Raquel et Yusuf assisteront votre apprenti. Je ne doute pas qu’il appréciera d’être relevé.
— Pour l’heure, dit Jacob d’un air tendu, je n’ai pas de disciple.
— Mon bon Jacob, comment avez-vous pu vous arranger ?
— Ma Ruth m’aide beaucoup, ainsi que sa servante, qui est une âme fidèle. Quand le patient est arrivé, j’ai décidé de renvoyer pendant quelque temps mon apprenti chez ses parents, dit-il avec le manque de spontanéité d’un récit souvent raconté. Avec tous ces invités qui devaient arriver, il prenait plus de place que nécessaire. C’est un bon garçon cependant. Il s’appelle Abram et son père, maître Baron Dayot Cohen, est le plus ancien, le plus habile et le plus prospère médecin du Call. Il a même été proposé au poste de conseiller. Je vous le présenterai au mariage.
— Maître Baron vous donne la preuve de son estime en vous confiant son fils. Mais j’entends Raquel descendre l’escalier en compagnie de Yusuf. Allons examiner ce patient.
La chambre réservée au patient était accessible par un petit escalier situé derrière le corps de bâtiment principal. La pièce était de belles proportions pour une chambre à coucher, assez vaste en effet pour accueillir deux lits, une table, deux chaises et une armoire. Deux murs étaient percés d’une fenêtre ; quand elles étaient ouvertes, la pièce était probablement claire et aérée mais, pour l’heure, elles étaient fermées pour protéger du soleil et du vent. La servante était assise auprès de l’homme ; dès que son maître entra, elle esquissa une révérence et s’empressa de rejoindre sa maîtresse.
Raquel murmura à l’oreille de son père dès qu’ils pénétrèrent dans la pièce.
— Le patient porte sa chemise et seul un drap léger le recouvre. Il est couché sur le dos. Il est très pâle et a l’air hâve comme s’il n’avait ni mangé ni bu depuis un certain temps, mais son regard est clair. Il se tient très raide.
Elle avait aussi remarqué, accrochée à l’extérieur de l’armoire, une tunique rafistolée, comme en aurait porté un marchand juif aux moyens fort modestes. Sur l’une des étagères était posé un paquet renfermant sans nul doute les affaires de l’individu.
— Mon patient est un marchand de Carcassonne, dit Jacob. Il s’est senti souffrant alors qu’il approchait de Perpignan et un étranger au bon cœur l’a amené jusqu’au Call.
— Un chrétien l’a trouvé et l’a amené ici, dites-vous ?
— Oui.
— À quelle distance sommes-nous de Carcassonne ? demanda Isaac en se tournant vers le lit pour s’adresser au patient.
— Quelque vingt-cinq lieues à travers les montagnes, dit l’homme d’une voix rauque.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle et continua, d’une voix plus faible cependant.
— Pas plus de trois jours à rythme modéré.
— A-t-il de l’eau ? demanda Isaac.
— Ici, papa.
Elle approcha le gobelet de ses lèvres. Il but et sa tête retomba sur le lit.
— Vous êtes tombé malade ? lui demanda Isaac.
— Je souffre d’arthrite, répondit le patient.
— À votre âge ? Car il me semble que vous êtes assez jeune.
— J’ai vingt-cinq ans, dit-il dans un souffle. Je voulais me rendre aux thermes, dont j’avais entendu dire le plus grand bien.
— Avant que vous ne continuiez, j’aimerais vous examiner. Vous aurez remarqué que je ne puis voir, mais je peux sentir. Étant donné que ce qui se passe à l’intérieur du corps n’est visible de personne, je ne suis pas aussi désavantagé que vous pourriez le penser. Ma fille et mon apprenti sont mes yeux quand c’est nécessaire. Raquel, défais sa chemise.
— Oui, papa.
Avec grand soin, elle dénoua les cordons qui fermaient sa chemise et remarqua la belle qualité de l’étoffe.
— Sa poitrine est couverte de bleus, papa. Ils sont très marqués.
— Peux-tu la lui enlever ?
— Je crains de lui faire mal.
— Je n’ai pas osé la lui ôter, dit Jacob. Pour la même raison.
— Dans ce cas, il faut faire avec ou la découper.
— Ce n’est qu’une chemise, grogna l’homme.
— Exactement, messire, ce n’est qu’une chemise, dit Isaac d’un ton enjoué.
Guidé par Raquel, il plaça les mains sur la tête de l’homme. Après avoir soigneusement examiné le crâne, il fit descendre ses doigts avec délicatesse sur le torse et la cage thoracique. Son patient se raidit.
— C’est douloureux, dit Isaac.
— Oui, fit l’homme.
— Il y a ici une énorme ecchymose, papa. Et c’est enflé.
— Je la sens, oui. Cette côte est cassée. J’admets volontiers que l’arthrite est un mal redoutable, mais elle n’est pas souvent la cause d’une fracture. Que s’est-il passé, messire ?
— Mon état a empiré, dit-il dans un halètement, à cause du froid et de l’humidité des montagnes. J’étais si raide au second jour que je suis tombé à bas de ma mule et que je me suis blessé.
— Vraiment ? Raquel, prends les ciseaux et coupe les lacets des manches. Délicatement.
Raquel sortit les ciseaux de sa trousse, trancha les cordelettes et retira les manches pour mettre à nu les bras de l’homme.
— Il y a une éclisse sur le bras droit, commenta-t-elle, et le gauche est couvert de bleus. Le bras droit est très gonflé.
— Nous nous en occuperons plus tard.
Il abaissa le drap et entreprit de palper le ventre de son patient.
— Si vous accordez quelque valeur à votre vie, messire, lui dit-il, vous allez devoir parler. Dites-moi si je vous fais mal.
— J’accorde de la valeur à mon existence, mon bon médecin. Vous ne pouvez imaginer à quel point !
— Parfait. Le ventre semble relativement indemne, murmura-t-il. Ce qui m’étonne. Voyons les jambes.
Il recouvrit le torse du patient et fit signe à Raquel de remonter le drap sur ses jambes.
— Papa, sa jambe droite est horriblement marquée de bleus et enflée du genou à la cheville.
— L’os est-il apparent ?
— Pas que je sache.
— L’autre jambe ?
— Elle me semble en bon état.
— Est-ce vrai, messire, une seule jambe blessée ?
— Oui, répondit le patient.
Commençant par le genou, Isaac palpa, délicatement dans un premier temps, puis avec plus de force. Ses mains descendirent alors vers la cheville en suivant le contour de chaque os, de chaque tendon. Sur le lit, l’homme se tenait très raide et la douleur donnait une teinte grise à son visage. Quand les mains d’Isaac se pressèrent contre son tibia, tout son corps frémit de douleur avant de se détendre quand il sombra dans l’inconscience.
— Bien, dit le médecin. La chair est enflammée et meurtrie et, sous le renflement, je sens une fracture, ici, oui. Mais il n’y a pas de déplacement. J’espère que cela ne posera pas de problème.
— Oui, papa.
— À présent, Raquel, montre-moi son bras.
— Dois-je défaire le bandage et retirer l’éclisse ?
— Oui. Tu essaieras ensuite de le faire revenir à lui.
Isaac palpa le bras comme il l’avait fait pour la jambe.
— Il devait être ivre mort, le rebouteux qui s’est occupé de vous, dit Isaac en continuant de palper.
— Fin saoul, effectivement, articula avec difficulté le patient, mais c’est le meilleur qu’elle ait pu trouver.
Isaac revint au poignet et à la main ; l’homme haleta puis se tut.
— Papa, il s’est encore évanoui.
— Dans ce cas, donnons-lui une potion. Mon ami, s’adressa-t-il à Jacob, auriez-vous un demi-gobelet de vin coupé d’eau que nous puissions lui donner ?
— Un demi-gobelet en tout ? Ou un demi de chaque breuvage ?
— En tout.
Jacob prit une cruche dans l’armoire, versa le vin, ajouta l’eau et tendit le tout à Raquel.
— Même lorsqu’il était enfant, il avait cette qualité qui m’a fait l’apprécier, dit Isaac. Une précision de bon augure.
— Et un manque d’imagination de mauvais augure, comme vous me l’avez un jour fait remarquer, ajouta Jacob.
— Vraiment ? Raquel, trois gouttes. Et voyons si de l’eau versée sur le front le ranime assez longtemps pour qu’il boive.
Le patient ouvrit les yeux.
— Je suis éveillé.
Raquel lui souleva la tête et porta le gobelet à ses lèvres.
— C’est amer, le prévint-elle, mais vous devez tout boire le plus vite possible.
— Et si mon estomac ne peut le tolérer ?
— Vous ferez en sorte que cela ne se produise pas, répliqua-t-elle avec fermeté. Vous boirez tout et ne recracherez rien. Avez-vous compris ? Au bout de quelques instants, vous vous sentirez mieux. Buvez.
Le patient avala avec difficulté le breuvage amer puis il fit des efforts réels pour le retenir en lui. Peu à peu, la souffrance s’estompa.
— Je n’ai plus la nausée, dit-il.
— Parfait. La douleur va disparaître, annonça Isaac. Faites-moi confiance. Est-ce le cas ?
— Je le crois, oui, dit l’homme d’une voix pâteuse.
— Bien. Attendons encore un instant.
Isaac attira Jacob et Yusuf de l’autre côté de la pièce, laissant Raquel seule auprès du patient.
— Pourquoi ne le lui avez-vous pas donné plus tôt ? demanda Jacob. Puisque vous sentez les dégâts commis à l’intérieur de son corps, vous n’avez pas besoin de voir quelles sont ses réactions.
— Je ne sens pas tout. Je me devais de connaître l’exacte étendue de ses blessures, et sa douleur m’y a aidé. Jacob, vous n’avez pas tenté de remettre ses os en place ?
— Nullement. Je ne suis pas un rebouteux, hélas. Je craignais d’aggraver son état en voulant l’améliorer plusieurs jours après l’accident. Je lui aurais fait plus de mal que de bien. Et pour certaines raisons que je ne peux expliquer à présent, je n’ai appelé personne à mon secours…
— Il est encore en vie, et je ferai de mon mieux pour remettre ses os en place. Heureusement, ils n’ont pas commencé à se ressouder. Mais je crains, mon ami, que nous n’ayons besoin de beaucoup de bandages et de plusieurs éclisses.
— Je vais m’en occuper. Je reviens tout de suite, dit Jacob en s’empressant de quitter la pièce.
— Papa, il dort, annonça Raquel.
— Très bien. As-tu fait d’autres observations susceptibles de m’intéresser ? D’autant plus que Jacob est absent.
— Seulement que le patient n’est pas un humble marchand de Carcassonne, papa. La tunique accrochée derrière vous est usée, mais sa chemise est du lin le plus fin et elle est pratiquement neuve. Et puis, papa, il n’est pas juif. Je peux vous le jurer.
— Moi aussi, seigneur, intervint Yusuf. Quand vous l’avez découvert…
— C’est ce que je soupçonnais, mais je voulais en être sûr. Il nous faut déplacer le lit pour pouvoir nous tenir à notre aise de part et d’autre. Jacob m’aidera à réparer les os, mais une paire de robustes serviteurs seraient utiles pour déplacer le lit.
— Je vais les chercher, dit Yusuf.
— Où cela ? demanda Raquel alors que le garçon disparaissait.
— Je n’entre jamais dans le détail avec lui, Raquel, mais je suis certain qu’il nous ramènera deux gaillards.
Ils commencèrent par le bras et le poignet. Isaac entama le processus : il tira sur la main pour écarter les os, puis il confia à Jacob la tâche de maintenir une pression constante sur le membre. Des deux mains, il remit ensuite les os à leur place. Sans ralentir, il fixa les éclisses.
— Il aurait été plus facile de faire ça il y a une semaine, dit-il. Les chairs sont trop gonflées. Raquel, ajoute un autre bandage, mais pas trop serré.
— Oui, papa.
— La jambe, à présent.
— Vous ne lui redressez pas la côte, papa ?
— Je veux m’occuper de cette jambe avant de penser au reste du corps.
Ainsi, pendant que Raquel travaillait sur l’avant-bras, Jacob et Isaac s’affairaient à remettre la jambe en place.
— Tirez, mon ami, dit Isaac. Yusuf, immobilise le genou.
De toute la force de ses puissantes mains, il rapprocha les deux fragments d’os avant de palper pour s’assurer de leur bonne position.
— C’est une fracture nette, me semble-t-il. Mais avec toutes ces blessures, je suis surpris qu’il ait survécu… combien ? sept, huit jours ? depuis l’attaque. C’est un homme très résistant.
— Une attaque ? demanda prudemment Jacob Bonjuhes.
— Quoi d’autre pourrait provoquer de telles blessures ? dit Isaac en fixant une éclisse sur la jambe blessée. La plupart des hommes, après une chute assez mauvaise pour provoquer de telles fractures, se seraient rompu bien d’autres os, dans d’autres parties du corps, et ils en seraient morts. Réfléchissez, Jacob, à la disposition de ses blessures. Un bras, la poitrine, et une jambe sont sérieusement touchés, mais ni la tête ni le ventre. Imaginez un homme couché à terre, se protégeant la tête de ses bras et le ventre en ramenant ses jambes contre lui. Il n’aurait pu se défendre longtemps ainsi. Je crois donc que ses agresseurs ont été surpris avant d’achever leur besogne.
— Voilà qui est très sensé, dit son hôte d’une voix grave, mais peut-être vaudrait-il mieux garder le silence pour l’instant.
— Comme il vous plaira, mon ami. Taisons-nous.
Après s’être occupé du bras et de la jambe, Isaac banda la cage thoracique pour protéger la côte cassée et déclara qu’il avait terminé.
— Il lui faut seulement se remettre de ce que nous lui avons fait subir, conclut-il.
— Je crois qu’il dort à nouveau, papa, dit Raquel. Je vais rester auprès de lui.
— Mais il est l’heure de dîner ! s’étonna Jacob.
— Faites-moi monter quelque chose. Je mangerai ici.
Le patient dormit plusieurs heures, profondément tout d’abord, puis de manière agitée. Il se réveilla. Raquel lui donna de l’eau et il retomba dans la somnolence. Quand Isaac revint, le patient semblait à moitié conscient et gémissait doucement. Le médecin fit signe à sa fille de se taire et il s’assit auprès de lui.
— Êtes-vous réveillé, señor ?
— Je le crois, fit-il d’une voix vague.
— Éprouvez-vous de la douleur ?
— Oui, mais elle est très lointaine. Si lointaine que je la sens à peine.
— Nous avons replacé vos membres. Ils devraient guérir et vous être à nouveau utiles.
— La douleur importe peu, dit l’homme. Je ne dois pas mourir. Pas encore…
Et il se rendormit.
La fois suivante où il reprit conscience, ses yeux et son langage étaient limpides, et Raquel envoya chercher son père.
— Hola, señor, l’accueillit le patient, vous devez être le médecin.
— C’est moi, effectivement. Je vous ai remis les os en place.
— On me l’a dit il n’y a pas si longtemps. Mais je vous ai déjà parlé, n’est-ce pas ?
— Quand je suis venu pour la première fois. Jacob Bonjuhes m’a appris que vous êtes un marchand juif. Puis vous m’avez dit venir de Carcassonne et souffrir d’arthrite. Je suis heureux de vous apprendre que le choc provoqué par vos blessures a guéri votre arthrite et assoupli vos articulations. Il vous a aussi fait changer de religion.
— D’accord, señor, je reconnais que je ne suis pas juif.
— Ce fut évident dès l’instant où nous avons rejeté les draps pour vous examiner, expliqua Isaac.
— Maître Jacob craignait…
— Je sais parfaitement ce que craignait maître Jacob, mais de moi, il n’a rien à redouter. Il est plus facile de soigner un homme quand on sait qui il est et ce qu’il est.
— Je ne vois pas en quoi. Un os brisé n’est-il pas le même chez un chrétien et chez un juif ? Un riche et un pauvre ? Un paysan et un seigneur ?
— Nullement, señor, et pour bien des raisons que je vous exposerai quand vous serez plus vaillant.
— Bon. Jusque-là, je vous croirai. Mon passé est assez commun, cependant. Je suis issu d’une vieille famille de bonne réputation. Du moins c’est ce que l’on m’a toujours raconté. Sa fortune a été mise à mal par les épreuves, la peste, mais aussi la cupidité et la stupidité de mes ancêtres. Ils ont perdu de l’argent dans toutes les entreprises hasardeuses qu’ait connues le Roussillon.
— Il est souvent vrai que ceux qui perdent leur argent et leur pouvoir se lancent dans des entreprises absurdes pour tenter de les récupérer, dit Isaac.
— C’est exact. Vous décrivez mon père et mon grand-père avec une précision extrême. Mais, n’étant pas aussi fier et stupide que mes ancêtres, j’ai suivi le conseil d’un serviteur et j’ai épousé la fille d’un marchand. Je suis par conséquent assez fortuné pour vous payer ainsi que maître Jacob. J’ai également trouvé l’existence assez agréable pour m’y accrocher.
— Alors, señor, il vous faut lutter pour rester en vie. Ma fille, Raquel, et mon apprenti, Yusuf, vous veilleront. Faites ce qu’ils vous disent. En cas de besoin, ils viendront me chercher.
— Et vous êtes ?
— Isaac, médecin de Gérone.
— À propos de qui l’on raconte des choses prodigieuses. Je suis très honoré, maître Isaac.
Et le patient retomba dans le sommeil.
Raquel demeura auprès du patient jusqu’au crépuscule. Il était éveillé par intervalles : elle l’obligeait alors à boire du bouillon et une préparation à base d’orange amère et de menthe, elle lui donnait une goutte de potion contre la douleur puis elle le regardait sombrer à nouveau dans un sommeil dû à l’épuisement. Elle avait chaud et se sentait sale, était agitée et ses yeux étaient lourds de sommeil. Elle s’était assise sur un siège peu confortable et sommeillait quand Yusuf arriva.
— Comment va-t-il ? demanda le jeune garçon.
— Il dort. S’il s’éveille à nouveau, essaye de lui faire prendre du bouillon et une boisson fraîche.
— Vous devriez vous hâter. La famille et les invités se rassemblent dans la cour.
— Tu as mangé ?
— Bien sûr. À la cuisine, avant de venir ici.
— Et tu as choisi les meilleurs plats, sans aucun doute.
Raquel se dirigea vers l’autre partie de la maison et calcula qu’elle avait le temps, avant de se joindre aux autres pour souper, de se débarrasser de la poussière du voyage, de troquer sa robe sale contre une autre propre et de se reposer.
Quand elle trouva la chambre qu’elle devait partager avec Bonafilla, la fiancée était encore là, allongée sur le lit et contemplant le plafond.
— Tout le monde est dans la cour, dit-elle d’un ton joyeux. Quelle belle soirée…
Pas de réponse.
— Nous devrions peut-être aller faire un tour avec quelqu’un de la famille, reprit Raquel. Sortir nous serait profitable. Ce sera intéressant de voir la ville, vous ne trouvez pas ?
— Je ne veux pas aller me promener avec la famille, dit Bonafilla qui daignait enfin parler. Je refuse de les affronter.
— Que voulez-vous dire par là, les affronter ? répliqua Raquel avec impatience. Ce ne sont ni des monstres ni des assassins, que je sache.
— Cela m’est impossible. Ne pourriez-vous prier papa de m’excuser ? Dites-lui que je ne viendrai pas souper.
— Non, Bonafilla, il n’en est pas question. Que va penser David si vous refusez de descendre ?
— Il pensera ce qu’il veut. Je m’en moque, dit-elle avant de se remettre à pleurer.
— Pourquoi donc… commença Raquel, qui abandonna.
— Vous m’avez demandé quelque chose ? fit Bonafilla, tout entière préoccupée d’elle-même. Je n’ai pas entendu.
Comme la fin de sa question était « vous conduisez-vous comme une sotte », Raquel dit la première chose qui lui passa par la tête.
— Je voulais seulement savoir s’il ressemblait à son frère. Si tel est le cas, ajouta-t-elle, il doit être plutôt plaisant à regarder.
— Je l’ignore. Je ne l’ai pas encore vu. Je ne pouvais pas dîner, alors je suis restée ici.
Raquel poussa un soupir d’exaspération.
— Franchement, Bonafilla, je ne comprends pas ce que vous voulez. Vous devez descendre. Vous n’avez pas mangé depuis le déjeuner et vous manquez de courtoisie à l’égard de sa famille. Il vous faut au moins rencontrer David. Comment pouvez-vous refuser de l’épouser – si c’est bien ce que vous souhaitez – alors que vous ne l’avez vu ni ne lui avez parlé ? Personne ne le comprendra.
Et moi non plus, ajouta-t-elle pour elle-même.
— Oh, Raquel, je n’ai plus le choix, gémit la jeune fille. Je vais devoir l’épouser.
— Que dites-vous ?
— Après ce qui s’est passé… je veux dire… nous avons beaucoup voyagé et ils ont fait des préparatifs. Je ne peux plus refuser.
— Je ne comprends pas pourquoi vous ne pourriez le refuser. Ce serait gênant et affligeant, mais nullement impossible. Mais il vous faut d’abord le rencontrer.
— Si je descends, me promettez-vous de rester auprès de moi ?
— Quand je le pourrai, Bonafilla. Rappelez-vous qu’il y a un homme très malade dans cette maison et que j’aide mon père à le veiller.
— Je me demandais où vous vous trouviez. J’aurais voulu vous parler plus tôt. Mais qu’a-t-il donc ? Oh, appelez Ester, je vous prie. Elle m’aidera à m’habiller.
Le souper fut servi dans la cour, sur une longue table couverte d’étoffes brodées et de plats de fête. Raquel jeta un coup d’œil à leur hôtesse et se dit que c’était trop lui demander que d’accueillir tant d’invités avec si peu d’aide. Ruth avait l’air pâle et misérable, et Raquel en avait mal pour elle. Harassée, la cuisinière apporta les derniers plats et d’autres carafes de vin, assistée si l’on peut dire par un gosse d’une dizaine d’années et une souillon de douze ans. Raquel s’approcha doucement de son hôtesse.
— Puis-je vous aider en quoi que ce soit ? Nous sommes si nombreux…
La jeune femme sursauta et rougit.
— Je n’ai pas l’habitude d’une telle compagnie, répondit-elle. J’ai toujours vécu paisiblement, mais je suis satisfaite. Tout se passerait bien, d’autant plus que vous aidez aux soins du patient, si ma servante, Eva, n’était pas tombée malade. C’est l’inattendu qui rend la vie difficile.
— Votre servante est souffrante ? Et vous devez vous occuper de nous tous ? Je l’ignorais, pardonnez-moi. Vous pouvez avoir Leah. Ce n’est pas une dame de compagnie, vous savez. Elle peut tout faire, même aider à la cuisine. Ma mère lui a demandé de me suivre non pas pour me coiffer ou défaire ma robe, mais parce qu’elle ne voulait pas me voir revenir seule à Gérone.
— Si elle est vive, elle me sera d’une grande aide, dit maîtresse Ruth. Saurait-elle s’occuper du bébé ?
— Certainement. Elle prend soin de mon petit frère et de ma petite sœur, des jumeaux, depuis leur naissance. Je vais la prévenir qu’elle est redevenue bonne d’enfants. Quant à moi, je peux partager sa servante avec maîtresse Bonafilla. Elle n’a pas grand-chose à faire, me semble-t-il.
— Maîtresse Bonafilla m’a l’air d’être timide.
— Ne le croyez pas. Elle est nerveuse et de mauvaise humeur, mais ça lui passera. Elle est à un âge difficile.
Maîtresse Ruth soupira et secoua la tête.
— Un âge difficile, dites-vous ? Mais qu’est-ce qui la rend aussi nerveuse ? Le mariage ?
— Je l’ignore. Je suppose que c’est ça. J’espère qu’elle descendra souper. Sinon, j’irai moi-même la chercher. Elle n’a pas quitté le lit depuis qu’elle est arrivée, et je puis vous assurer qu’elle va parfaitement bien.
— Oh non, maîtresse Raquel. Elle n’est pas venue dîner, mais avec sa servante elle a profité du calme de l’après-midi pour aller se promener. C’est ma cuisinière qui me l’a dit : elle les a vues sortir de la maison quand tout le monde faisait la sieste. Les voyages poussent à d’étranges choses, assurément.
Avant même que Raquel eût la possibilité de s’étonner de la soudaine envie d’exercice de Bonafilla, celle-ci apparut dans la cour, vêtue d’une robe fauve qui mettait en valeur sa chevelure et ses yeux. De la même couleur, son voile était fixé sur le sommet de son crâne et, pour une fois, il ne recouvrait que partiellement son visage. Raquel se rendit compte qu’elle était l’objet d’un regard furibond de la part de la fiancée qu’elle avait abandonnée, et cette dernière rejeta la tête en arrière avant de rejoindre son père. Sur le pas de la porte, Ester ne la quittait pas des yeux.
Jacob se retourna et fit signe à un jeune homme qui était de toute évidence son frère. Celui-ci acquiesça et s’approcha d’un pas assuré pour s’incliner, d’abord devant Astruch puis devant Bonafilla. Elle lui répondit d’une profonde révérence et elle lui tendit la main. Il la conduisit à table et prit place à ses côtés.
— Il est certainement très beau et très sûr de lui, dit Raquel à Ruth. Comme un jeune seigneur.
— Oh oui, répondit Ruth, elle aura du mal à le faire plier si c’est ce qu’elle a en tête. Mais il a été très impressionné par sa beauté – il a vu un portrait d’elle – et il a toujours désiré disposer d’une fortune lui permettant de prendre son indépendance par rapport à Jacob.
— Il est bien tombé. Elle lui arrive couverte d’or.
— Ses parents ont laissé une belle part d’héritage à David. Même sans elle, il n’aurait jamais été pauvre, mais il caressait l’idée de trouver en une seule et même personne beauté et richesse.
Elle s’arrêta de parler et porta la main à sa bouche avant d’adresser un regard bouleversé à Raquel.
— J’ignore pourquoi je vous dis tout ça. Ce n’est pas très aimable de ma part. Ordinairement, je n’ai pas des propos si…
— Directs ? C’est le jour qui veut ça, maîtresse Ruth. Vous êtes si fatiguée que vous proclamez tout haut la vérité.
Et Raquel songea que Jacob Bonjuhes avait mieux choisi son épouse que son frère, David.
— Bonafilla pourrait beaucoup apprendre rien qu’à vous observer, ajouta-t-elle.
— Je ne crois pas. Je suis timide et renfermée en compagnie. Je n’ai pas sa grâce. Mais venez, prenons place à table nous aussi.
Quand Raquel s’approcha de la table, accompagnée de Ruth Bonjuhes, elle remarqua deux choses. Ruth allait avoir un autre enfant et Bonafilla riait, discrètement, de quelque chose que David venait de lui dire.
Les premiers ennuis se présentèrent le lendemain matin à la maison du médecin. Ils furent rapportés par la cuisinière. Elle était partie à l’aube au marché aux poissons, puis au marché aux volailles et à la viande, pour tenter de dénicher les poissons les plus frais, les poulardes les plus dodues, et surtout suffisamment de commérages pour alimenter une journée de travail ininterrompue.
— C’est ce qu’on raconte, maîtresse. Pas au marché, le Seigneur en soit remercié, mais ici, dans le Call.
— Tu en es sûre ? dit Ruth, qui, sous l’effet de la surprise, reposa un gros paquet de légumes.
Elle était descendue à la cuisine pour voir ce que la cuisinière et la souillon avaient rapporté.
— Un de ces cathares, voilà ce qu’on dit de lui. Et ça va nous apporter des embêtements, pas vrai, maîtresse ?
— Certainement pas. C’est un marchand de Carcassonne et un juif, comme tout le monde ici, enfin presque, ajouta-t-elle puisque des chrétiens possédaient des maisons et habitaient dans le Call, de même qu’il y avait à l’extérieur du Call des maisons dont des juifs étaient les propriétaires et les occupants. En tout cas, il n’est pas de ceux-là.
— Oui, ma mie, c’est bien ce qu’on raconte, dit Jacob Bonjuhes à sa femme qui l’avait envoyé aux nouvelles.
— Mais ça fait des années qu’il n’y a pas eu de cathares par ici, une éternité ! Comment pourrait-on le savoir ?
— Pour les gens, il en est toujours resté dans les montagnes. C’est ennuyeux, nous aurions dû dire qu’il était de Valence, pas de Carcassonne.
— Oui, pour qu’ils aillent proclamer partout que c’est un Maure. Vous savez comment c’est…
— Je crois qu’il vaudrait mieux parler de tout ça avec David, dit Jacob. J’aimerais aussi qu’Isaac fût présent. Il est très discret et d’une grande sagesse. Et peut-être Bonafilla, puisqu’elle…
— Je ne pense pas qu’il soit très sage de l’accabler de nos problèmes. Elle a déjà beaucoup de sujets de réflexion. Raquel pourrait peut-être l’emmener se promener. Je suis certaine qu’elle aimerait se rendre chez certains marchands. Chez le gantier ou le négociant en drap, par exemple. Il y a ici tout ce qu’il faut pour combler une jeune dame élégante comme Bonafilla.
C’est ainsi que Yusuf fut envoyé auprès du patient, que Raquel, surprise, dut traîner Bonafilla vers les quartiers de la ville où le prospère commerce des étoffes avait ses magasins et que le reste de la famille se retrouva dans la cour pour discuter de ce nouveau problème.
— Pensez-vous que quelqu’un rapportera cette rumeur aux autorités ? demanda Isaac. C’est plus important que de savoir la véracité de ladite rumeur.
— Non, répondit David d’une voix assurée, de sorte que chacun se tourna vers lui, étonné. Moi aussi je suis sorti ce matin et j’ai entendu ce qui se disait. Il semble que le bruit soit né hier soir parmi des buveurs. Aujourd’hui, naturellement tout le monde est au courant. Mais les gens disent surtout que les autorités ne doivent rien apprendre, sinon les chrétiens de la ville mettront le Call à sac et nous traîneront devant l’Inquisition, il est formellement interdit de cacher des hérétiques.
— C’est mieux que rien. Qu’allons-nous décider ? dit Jacob.
— Débarrassons-nous de lui. Vous m’en voyez désolé, mon frère, mais c’est la seule chose sage à faire.
— Cela ne vous aidera en rien, déclara Isaac. À moins de le livrer vous-même aux autorités et de dire que vous venez d’apprendre ce qui se raconte. Il y aura quand même enquête. Car l’on vous accusera d’avoir dissimulé un hérétique, de toute façon, et votre revirement sera imputé aux rumeurs. On dira que vous l’avez livré par peur de vous faire prendre – la lâcheté au lieu de la vertu.
— Il a raison, David. Et ce serait criminel que de le déplacer à présent. Je veux bien contourner un règlement, mais pas tuer un homme, un patient, de sang-froid. Mais penser qu’il est cathare ! En ce qui nous concerne, ce serait bien pis que de reconnaître qu’il est chrétien. Si quelqu’un apprenait que nous soignons un chrétien dans le Call, tout au plus devrions-nous payer une amende.
Ils se regardaient tous en silence quand la cuisinière apparut sur le pas de la porte.
— Excusez-moi, maîtresse, dit-elle avec humeur, mais comme on ne répond pas à la porte, j’ai quitté mon ouvrage pour voir ce que c’était.
— Y a-t-il un problème ?
— Je n’en sais rien, mais il se trouve là une personne qui veut vous voir. Elle a une lettre, ou ce genre de chose.
— Merci, ma fille. Je vais veiller à ce que quelqu’un réponde à la porte désormais, dit Ruth. Fais-la entrer.
La personne en question était une petite fille de huit ou neuf ans, propre sur elle. Elle fit la révérence et tendit une lettre scellée.
— Maîtresse Ruth ?
— Entrons, veux-tu ? proposa Ruth en posant une main ferme sur son épaule.
Le message était bref et clair. Ruth commença à le lire puis elle saisit l’enfant par le bras et la ramena dans la cour.
— Jacob, aidez-moi à décider, dit-elle en lui tendant le morceau de papier.
Il le lut pour lui-même, puis à haute voix.
« Maîtresse Ruth, je crois qu’en ce moment vous pourriez en appeler aux services de la fille de ma voisine, Jacinta. Elle a neuf ans, et elle est honnête et travailleuse. Pour des raisons personnelles, ça lui ferait du bien d’être dans une maison comme la vôtre. Si elle ne convient pas, renvoyez-la après le départ de vos invités. »
Jacob releva la tête.
— C’est signé d’un E, rien de plus.
— L’amie de ma maman s’appelle Esclarmonda, dit la petite fille. C’est elle qui m’a envoyée.
— Et quelles raisons t’a-t-elle données ? lui demanda Jacob.
— C’est Esclarmonda qui vous a confié le malade. Elle sait qu’il lui faut beaucoup de soins. Et puis elle a appris que vous aviez un mariage à la maison, avec des invités. Elle s’est dit que vous auriez besoin d’aide, señora, et moi, j’y suis habituée. Je m’occupais aussi du malade quand il était chez elle.
— C’est exactement ce qu’il nous faut, dit David. Non seulement nous abritons un patient chrétien, que la rumeur dit être un cathare, mais nous avons de plus une servante chrétienne. Combien de lois allons-nous violer avant que je ne sois marié ?
— Ce n’est pas vrai, dit Jacinta avec beaucoup de sérieux. Moi aussi, je suis juive. C’est maman qui le dit.
— Ta mère l’est-elle ? lui demanda Isaac.
— Oui, messire.
— Et ton père ? voulut savoir David.
La gamine haussa les épaules.
— Cela expliquerait pourquoi elle veut qu’elle vienne ici, dit Ruth.
— Où habite ta mère ? s’enquit Jacob.
— Au Partit, messire. Ce n’est pas très loin…