CHAPITRE XVIII
Isaac frappa de son bâton à la porte de la maison du médecin.
— Il fait sombre à l’intérieur, maître Isaac, dit Esclarmonda. La maison est endormie. Je ne devrais pas être ici. Je ne vais faire que les déranger inutilement.
— Chut, maman, fit Jacinta. Maître Isaac ne t’aurait pas dit de venir si ce n’était pas important.
— Je ne vois pas pourquoi il est plus important d’être ici pendant la dernière partie de la nuit que demain matin où tout le monde sera réveillé.
— Il n’est pas si tard, dit Isaac. Les cloches n’ont pas encore sonné la neuvième heure de la nuit. L’aube ne se lèvera pas avant longtemps.
La discussion se poursuivit jusqu’à l’ouverture de la porte. Jacob Bonjuhes les accueillit.
— Entrez, je vous attendais. Nous cherchions un endroit sûr où mettre l’homme que vous nous avez envoyé, Isaac, mon ami. Jacinta, maîtresse, je vous en prie, entrez. Je n’avais pas imaginé que votre présence chez nous, Isaac, pût tant animer notre existence.
— Je vous en demande pardon, dit Isaac, mais je vous ai amené une vieille amie qui désire vous voir. Elle a une requête à vous faire.
— Papa, dit une voix du haut de l’escalier. Je suis heureuse de vous voir de retour. Que se passe-t-il ?
— Rien, ma chérie, tout va bien pour l’instant.
— Allons dans mon cabinet, proposa Jacob. Si nous nous asseyons dans la cour, nous réveillerons Ruth. Et l’air est assez frais.
Jacob alluma une abondance de bougies et trouva des sièges à chacun.
— Alors, où est cette vieille amie que vous m’avez promise ?
Esclarmonda sortit de l’ombre des larges épaules d’Isaac.
— Ici, Jacob. Vous ne vous souvenez peut-être plus de moi. Mais cela importe peu. Je viens vous trouver pour faire appel à votre générosité à l’égard de ma fille, Jacinta.
Jacob souleva un chandelier à trois branches afin de mieux éclairer le visage de la femme. Ses propres traits avaient une pâleur de mort.
— Puisse le Seigneur me pardonner, murmura-t-il, c’est toi. Je croyais que tu étais morte. Ma…
— Je m’appelle Esclarmonda à présent. Il n’est pas bon, pour vous comme pour moi, que nous utilisions le nom sous lequel vous me connaissiez. Et voici Jacinta. Elle n’est pas l’enfant de ma honte, je puis vous l’assurer. Vous le saurez en comptant les années. Mais elle mérite mieux que la vie que je mène. Je ne me plains pas pour moi, mais j’aimerais qu’elle soit épargnée.
— C’est une enfant bonne et courageuse, dit Jacob. Et j’aurais dû me douter de qui elle était. Je lui ai toujours trouvé quelque chose de familier. Mon amie, quoi que je puisse faire, je le ferai, mais je crains que Ruth…
— Que se passe-t-il, Jacob ?
Ruth se tenait sur le pas de la porte, en chemise de nuit et couverte d’un châle.
— Pourquoi tout le monde est-il debout ?
— C’est la mère de Jacinta. Elle est venue nous demander si nous pouvions engager sa fille. Elle est utile, et ce serait une bénédiction pour nous.
— Jacob, nous en avons déjà parlé maintes fois. Vous savez ce que j’en pense. Je suis désolée, dit Ruth en adressant un regard froid à Esclarmonda, mais nous avons tout le personnel nécessaire. Nous ne pouvons prendre une servante de plus.
— Ruth, écoutez-moi…
— Je vous ai écouté, Jacob, et vous savez que je tiens la maison comme vous l’exigez. Mais c’est aussi ma demeure, et il y a des choses que je ne puis admettre.
— Surtout aujourd’hui, dit très vite Raquel avant que Ruth pût poursuivre. La maison est si bondée que vous avez à peine de la place pour dormir. Mais, papa, rappelez-vous ce que maman a dit juste avant notre départ. Elle a grand besoin d’une petite servante, vous vous en souvenez ?
— Naturellement, fit Isaac. Il est très difficile d’en trouver chez nous. Nous avions même songé à acheter une esclave, mais Judith en a repoussé l’idée. J’ignore si vous laisseriez partir votre fille à Gérone, mais si vous acceptez, ce serait un soulagement pour nous tous et surtout pour ma femme, qui attend un enfant et a besoin d’être aidée.
— Elle recevrait un lot d’habits et trois livres la première année. Si elle continuait à donner satisfaction, son salaire passerait à cinq puis sept livres au cours des quatre années suivantes, ajouta Raquel. Elle serait vêtue, évidemment. Il est important de préciser ces détails, papa.
— Qu’en pensez-vous, maîtresse ?
— Jacinta ? Qu’en penses-tu ? Tu me manqueras, mais ce serait mieux pour toi.
— Je crois que Naomi pourrait t’apprendre à faire la cuisine. Et maman s’occupera de ton éducation.
— Je vais y aller, maman.
— Ce serait demain…
— Alors, d’accord pour demain, dit Esclarmonda. Mais je veux un contrat, ajouta-t-elle, une touche de désespoir dans la voix. Je ne la laisserai pas partir sans ça.
— Je vais écrire ce que j’ai promis, dit Raquel. Connaissez-vous vos lettres ?
— Oui, répondit Esclarmonda.
— Bien. Vous pourrez m’aider. Asseyons-nous à cette table, à l’écart. Pouvez-vous apporter ce chandelier, maîtresse Esclarmonda ?
Celle-ci prit le chandelier sur le secrétaire de Jacob et le posa au milieu de la table.
— Auriez-vous du papier, maître Jacob ? Ou un morceau de parchemin ?
— Certes, fit Jacob. Du papier, une plume et de l’encre.
Les deux femmes s’installèrent à la table. Jacinta se reposait sur un coussin, appuyée sur sa mère. Rapidement, elle s’endormit.
— Êtes-vous sûr de devoir partir demain ? demanda Jacob.
— J’ai fait la promesse solennelle à mon épouse de revenir avant le sabbat, dit Isaac. Et l’on m’a rappelé cette promesse ce soir même.
— Dans ce cas, que faisons-nous ?
— Que faisons-nous à propos de quoi ?
David venait d’entrer, habillé de pied en cap, les bottes aux pieds. Il regarda autour de lui, se versa du vin et s’assit.
— J’espère que je ne vous dérange pas, mais il est décidément impossible de dormir dans cette maison. Tous ces gens qui entrent et sortent, montent ou descendent les escaliers, ouvrent et referment des portes… J’ai même entendu un bébé pleurer. J’ai bien entendu un bébé, n’est-ce pas ?
— Et Bonafilla ?
— Elle dort à poings fermés. C’est incroyable. Mais que complotez-vous ?
— Nous avons capturé un individu susceptible de nous éclairer sur ce qui s’est passé, expliqua Isaac. Je suggère de l’amener ici pour lui poser quelques questions.
— Certainement, dit Jacob. David, viens me prêter main-forte. Il n’est pas très heureux d’être ici.
— Où est-il ?
— Dans la chambre de Mordecai.
— Et lui, où est-il ?
— Il a dit de ne pas s’inquiéter. Il allait se trouver un lit.
— Il a dû prendre mon ancienne chambre. Et il doit dormir comme un loir.
Ils sortirent pour revenir quelques minutes plus tard avec un homme à l’air hébété.
— Isaac, il dormait, dit Jacob. Et il se plaint d’avoir mal à la tête.
— Est-ce qu’il saigne ?
— Je ne vois pas de sang, et il n’en coule pas de ses narines. Il a plutôt l’air sale.
— Il a passé une bonne partie de notre rencontre à terre, dit Isaac.
— C’est ce qui explique la poussière. Je crois que ça va aller. Asseyez-vous. Oui, sur cette chaise. Nous avons des questions à vous poser.
— Celui-là, qui a déboulé dans notre réunion, demanda le prisonnier, il ne voit pas ?
— Effectivement, messire, répondit Isaac.
— On m’a traité de manière ignoble. S’attaquer à un innocent qui accompagnait un ami chez une… une relation. Le tuer à moitié sans savoir qui il est, ensuite l’enfermer dans une maison inconnue. J’aurai votre tête, croyez-moi. J’ai de puissants amis qui s’empresseront de défendre mes intérêts…
Il renifla.
— Vous avez de l’eau ici ?
— Certainement, messire, dit Jacob qui remplit un gobelet et le lui tendit. Vous avez fini ? Bien, vous allez pouvoir répondre à nos questions.
— Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, je ne me sens aucune obligation de vous répondre.
— Quel est votre nom ? commença Isaac.
— Mon nom n’est connu que de mes amis et de mes relations, parmi lesquels je puis nommer des membres de la cour, y compris la princesse royale. Je ne vois pas pourquoi je vous le révélerais.
— Je vous ai posé cette question parce que, bien qu’aveugle, je suis persuadé d’avoir été agressé par trois hommes dans la maison d’Esclarmonda. Je suis également certain qu’elle témoignera de votre présence avec joie.
— Eh bien, moi, je n’en serais pas si sûr, répliqua le prisonnier avec arrogance.
— Le premier m’est inconnu, poursuivit Isaac en l’ignorant. Il n’a dit qu’un ou deux mots, mais je crois pouvoir reconnaître sa voix. Le deuxième ? Nous nous sommes rencontrés sur la route de Perpignan et nous avons longuement conversé avec lui. Il nous a dit s’appeler Felip. Quant au troisième – vous-même, messire –, j’ai identifié en lui le personnage qui s’adressait de façon si persuasive au père Miró, le jour même de sa mort. C’est vous qui étiez si intéressé par les déplacements du père Miró, vous qui avez été si déçu par son impuissance à trouver un nid d’hérétiques dans le Call.
— Tout cela n’est que mensonges. Mensonges et insinuations.
— Vraiment ? Voyons si vous vous rappelez aussi bien que moi vos propres paroles. Vous lui avez demandé si sa visite avait été profitable et, quand il vous a répondu que non, vous avez suggéré que si l’homme à qui il avait rendu visite n’était pas un cathare, c’était peut-être un chrétien qui violait la loi en habitant dans le Call.
Le prisonnier eut l’air gêné.
— Comment le savez-vous ?
— Vous lui avez ensuite demandé où il allait. Au lieu de vous renseigner, il vous a dit qu’il voulait vous voir le même jour, la semaine suivante. « Et ne me faites pas attendre, messire, car j’irai vous chercher. » Ne craignez-vous pas ces paroles, señor ? Ne craignez-vous pas que le père Miró ne vienne vous chercher ?
— Par tous les saints ! J’ignore qui vous êtes pour entendre et vous souvenir des paroles murmurées, et jusqu’à nos pensées. Mais je jure que je n’ai pas attenté à la vie de ce prêtre. Ce n’est pas moi. Vous ne pouvez dresser son ombre contre moi.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Martin et je viens de Valence.
— Alors vous êtes le mystérieux étranger, Martin. Celui qui a organisé une évasion avant d’engager des portefaix pour tuer l’évadé.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Qui vous a raconté tout ça ? Non, je ne ferais jamais ça. J’ai simplement aidé l’ami d’un ami à sortir de prison, mais de là à m’en prendre à lui… Qui ferait pareille chose à un ami ?
— Depuis combien de temps vivez-vous en Roussillon ?
— Moins de deux mois.
— Qui étaient les deux autres ?
— L’un d’eux s’appelle Felip.
— Votre hôte le connaît certainement, dit brusquement Esclarmonda.
L’homme sursauta et lança un regard nerveux vers la table où la bougie crachota avant de s’éteindre.
— Jordi – mon ami Jordi, qui était son serviteur – a parlé de Felip et de Martin, poursuivit-elle.
— Nous ne pouvons le déranger, intervint Jacob. Pas en pleine nuit. Il n’est pas assez remis.
— Dites-moi, Martin, demanda David en posant sa longue dague sur la table. Où se cache ce Felip ?
— À cette heure, messire ? bredouilla Martin.
— Oui, à cette heure. Vous avez été capturé, les deux autres se sont échappés. Où est allé Felip ? Vous devez le savoir.
Sa voix était calme et menaçante. Tout en parlant, il reprit sa dague, dont il examina attentivement le tranchant. Martin se ratatinait sur son siège.
— Il doit être dans la maison, dit Martin avant de parler de plus en plus vite, d’une voix qui tendait vers l’aigu. Mais il ne faut pas qu’il sache que je vous l’ai dit. Il y a une maison quelque part au nord, Felip a expliqué que c’est là qu’on irait en cas de problème. Là, nous ne craindrions rien. C’est là qu’il a dû aller.
— Comment vous y seriez-vous rendus ? demanda David en le regardant droit dans les yeux.
— À cheval. C’est à quelques milles de la ville. On a laissé les chevaux avec un serviteur à la limite du Partit.
— Où cela ? insista David avec froideur.
— Sur la route de Vernet.
— Felip a-t-il été blessé ?
— Je l’ignore, fit Martin. C’est possible. Nous étions tous dans le noir, difficile de dire ce qui s’est passé. Quand on a rallumé la bougie, il y avait du sang par terre. Comme ce n’était pas le mien, je pense que c’était le sien.
— Parfait. Cela l’aura ralenti. C’est maintenant mon tour de sortir en pleine nuit, dit David en glissant la dague dans sa botte. Je vous souhaite une bonne nuit… et une conversation très enrichissante.
La porte du cabinet s’ouvrit et se referma. Ses bottes claquèrent sur le dallage du couloir. Quand il ouvrit la porte d’entrée, les cloches sonnaient les laudes. Les deux tiers de la nuit s’étaient écoulés.
David prit sa mule, monta en selle et s’engagea sur la route du nord. Il partit à toute allure, mais il ralentit en approchant de la route de Vernet. D’abord, il n’avait aucun désir de prévenir sa proie, qui montait certainement une bête plus rapide que la sienne. Ensuite, il ne savait exactement que faire. Sous sa cape de voyageur, il portait une épée en plus de sa dague et, bien qu’assez furieux pour s’en servir, il n’était pas assez fou pour mettre sa vie en danger la nuit même de ses noces.
La route était déserte aux abords de la Têt, au nord de la ville. Et puis, devant lui, sur le pont, David aperçut trois silhouettes à cheval dans la pâleur de la lune. L’homme sans nom, Felip, ce méprisable individu, et le serviteur. Trois contre un. Il ralentit sa mule pour qu’elle aille au pas, mit discrètement pied à terre et la laissa au bord de la route, dans l’ombre. Il avança en prenant soin de ne pas être éclairé par la lune.
Les trois hommes descendirent de leurs montures afin, semblait-il, d’avoir une conversation assez animée quoique chuchotée. Une ombre noire détourée par la lune se tenait près des chevaux, une autre avait les poings sur les hanches et la troisième appuyait chacun de ses mots de gestes nerveux. David était à présent tout près du pont. En douceur, il se laissa glisser vers la rivière dans l’espoir de s’approcher assez pour entendre ce qu’ils disaient et mieux les voir.
Les murmures cessèrent.
— Non ! lança une voix, déchirant le silence de la nuit troublé seulement par la caresse de l’eau sur les galets.
David leva les yeux mais il ne vit rien. Et puis, il entendit un grand plouf légèrement en amont. Il regarda sous le pont avec attention et, un instant plus tard, quelque chose de blanc apparut dans l’eau – quelque chose qu’un fort tourbillon projeta sur la grève, à ses pieds.
— Partons d’ici. Amène son cheval, pour l’amour de Dieu ! dit une voix. Je suis couvert de sang. Hâtons-nous !
Quand le bruit des sabots eut diminué, David prit la lanterne qu’il avait accrochée à sa ceinture et alluma la bougie avant de la brandir à bout de bras. L’homme que Bonafilla rencontrait sur la place gisait là, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Son corps était ballotté par le courant. Cédant à une impulsion qu’il ne put jamais s’expliquer de manière satisfaisante – et dont il eut la sagesse de ne parler à personne –, il posa son pied botté contre l’épaule de l’homme et, d’un coup sec, le renvoya dans les tourbillons.
— Adieu, Felip, murmura-t-il.
Il souffla sa bougie et alla récupérer sa mule.
— Où étais-tu passé ? lui demanda Jacob. J’étais inquiet.
— J’espérais rattraper ce Felip.
— Alors ? Tu ne t’es pas battu avec lui ? Tu ne l’as pas tué, n’est-ce pas ? Voilà qui nous créerait de sérieux ennuis.
— Ne t’inquiète pas. Nous ne nous sommes pas battus, et je ne l’ai certainement pas tué. Je n’ai même pas eu l’occasion de l’affronter. Mais je sais à présent qu’il a quitté le pays, en quelque sorte, et qu’il ne nous nuira plus.
— Qu’entends-tu par là ?
— Quand je les ai rattrapés, ses amis le convainquaient de descendre la rivière jusqu’à la mer. Quand je suis parti, il était déjà en route.
— Seul ?
— Oh oui ! Je vais retourner me coucher, dit David. Après tout, c’est ma nuit de noces, et je crois que personne n’en a passé de plus étrange.
— Un instant, dit Raquel. Nous avons rédigé un contrat et nous avons besoin de témoins. Voudriez-vous signer ? Vous et maître Jacob ?
— Certainement, répondit David avec entrain. Où ?
— Juste là, répondit Raquel en posant le doigt sous l’endroit où Esclarmonda avait signé « Deborah, juive de Perpignan ».
— Nous aussi, je pense qu’il serait sage de regagner nos lits, dit Isaac. Il y a encore un certain nombre de choses à faire avant notre départ, mais je ne me lèverai pas très tôt.
— Quand pensez-vous nous quitter ? demanda Jacob.
— Si cela vous convient, après un rapide dîner. Astruch nous donne l’un de ses hommes, nous serons donc six.