CHAPITRE IV
Dans l’obscurité qui annonçait l’aurore, Raquel était couchée sur le côté et écoutait les petits bruits indiquant que quelqu’un était déjà levé, au-dessus. Elle partageait un lit étroit avec Bonafilla et elle avait passé une nuit aussi longue que désagréable, où l’insomnie n’était entrecoupée que de rêves étranges. Heureuse d’en voir la fin, elle se glissa hors du lit, ouvrit les volets et passa sa robe à la pâle lueur de la lune. Elle fit de son mieux pour se coiffer de ses doigts, puis elle réveilla Bonafilla et descendit l’escalier. Dans la cuisine, Francesca préparait le déjeuner à la lueur d’une bougie.
Éprouvant toujours un sentiment d’oppression, Raquel sortit de la maison, trouva la petite cabane au fond du jardin et se rendit ensuite dans la cour pour s’y laver. Le contact de l’eau froide du puits sur son visage, son cou et ses bras lui éclaircit les idées. Le cri de la chouette avait cédé la place aux piaillements des oiseaux qui se cachaient pendant la nuit et, soudain, l’odeur entêtante du pain qui cuisait dans le four extérieur emplit l’air et chassa les dernières terreurs de la nuit.
Lorsque Raquel rentra, Francesca lui sourit d’un air timide et lui tendit un linge. Quand elle se fut essuyée et eut remis de l’ordre dans ses habits, Francesca déposa devant elle une grosse miche de pain, ainsi qu’un fromage de chèvre et un panier de fruits. Pendant que Raquel mangeait, Francesca sortit du four plusieurs miches qu’elle plaça sur la table dans l’attente des autres convives.
— Vous n’avez personne pour vous aider ? demanda Raquel.
Francesca fit signe que non.
— Rien qu’une gosse de dix ans, et en ce moment elle est auprès de sa mère, qui est malade. La peste a fait tant de victimes qu’il est difficile de trouver des serviteurs, surtout au prix que nous pouvons payer. Oh, je ne me plains pas, mais Johan a du mal à s’en tirer au moment de la moisson avec seulement quelques journaliers. Mais mon aîné, Robert, il a près de cinq ans et il sait déjà beaucoup de choses, ajouta-t-elle avec fierté. Il pourra bientôt aider son papa.
— J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour vous.
Francesca eut un sourire d’impuissance et ne répondit pas.
La porte s’ouvrit et des hommes entrèrent.
— Merci pour cet excellent déjeuner, maîtresse. Je reviens dans un instant.
— La bonne journée, maîtresse Francesca, lança Astruch en lançant un regard appréciateur à la table. Quel beau spectacle !
— Papa, dit Raquel quand elle rencontra son père alors qu’il achevait de dire ses prières du matin, j’aimerais faire quelque chose pour Johan et sa femme. Leur existence est pénible, ici.
— Que proposes-tu ?
— Ils pourraient faire bon usage d’une pièce d’étoffe pour se vêtir ainsi que leurs enfants. J’en ai ici sur quoi j’allais travailler, mais je peux en racheter à Perpignan.
— Ne serait-il pas plus utile de lui laisser une médication pour la toux de son bébé ? Donne-lui-en plein – ils prennent beaucoup de risques pour nous. Quant aux étoffes, j’en parlerai à Astruch. Il en a apporté de grandes quantités qu’il tient à montrer aux marchands avant de les laisser à sa fille. Plus qu’elle n’en a besoin. Regarde dans le panier et vois ce qui pourrait convenir à une famille comme celle-ci.
La lune décroissante était encore assez haut pour éclairer la route quand le petit groupe parti de Gérone quitta la ferme. Francesca, sur le pas de la porte, serrait contre elle le paquet épais que lui avait remis Astruch. Il contenait du linge fin pour faire des sous-vêtements et de la laine pour tricoter des habits chauds : il y avait là plus d’étoffe qu’elle n’avait jamais rêvé en posséder. Sur l’étagère de la cuisine, un panier était rempli de diverses potions, toutes soigneusement étiquetées, car Francesca connaissait assez ses lettres pour les déchiffrer. Johan, les gardes et les serviteurs avaient sellé les chevaux et les mules ; ils avaient également attelé les bêtes de trait aux charrettes. Tous les animaux s’engagèrent sur le chemin tandis que de doux murmures d’encouragement cherchaient vainement à leur imposer le silence. La jument de Yusuf hennissait d’impatience et secouait sa crinière. Sa bride cliquetait dans le silence matinal. Vouloir la faire taire était inutile.
— Nous aurions dû attacher de la paille à leurs sabots, murmura Astruch.
Duran haussa les épaules et continua de marcher. Personne d’autre ne répondit.
Quand ils furent tout près de la grand-route, Astruch se mit en selle et les autres l’imitèrent. Ils partirent en silence, enveloppés dans leurs capes sombres, les yeux rivés sur le sol, et ce jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé la maison du voisin.
— Le ciel s’éclaircit à l’est, dit Astruch quand ils abordèrent la route.
Comme à un signal, ils se mirent tous à bavarder.
— Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, dit Bonafilla.
— Tu n’as rien à craindre. Nous disposons de documents de voyage signés de la main de l’évêque et du roi qui nous garantissent une libre circulation.
— Dans ce cas, pourquoi nous être conduits ainsi ? demanda Bonafilla, étonnée.
— Mais c’est pour le bien de Johan, pauvre sotte ! Nous pensions à la sécurité de nos hôtes. Les rumeurs vont vite, on dira qu’il fréquente les juifs et que, par conséquent, ce n’est pas un bon chrétien. Avec un voisin comme le sien, c’est tout à fait possible.
Avant qu’elle pût songer à une réplique, le galop d’un cheval les fit se retourner. C’était une jument baie, qui avait de brusques mouvements de tête. Elle se mit au trot, puis au pas pour se ranger à côté de Raquel.
— Yusuf, s’exclama-t-elle, mais où étais-tu ? Je croyais que tu nous accompagnais.
— Elle avait besoin d’exercice, répondit le jeune garçon. Et je voulais m’assurer que rien n’arrive après votre départ.
— Il y avait du mouvement dans la ferme du voisin ?
— Un gamin est sorti chercher de l’eau au puits. Je lui ai fait signe et il m’a répondu. Le reste de la maisonnée semblait endormie.
— Parfait, dit Astruch. J’espère que Johan Cervian ne sera pas inquiété. Je regrette déjà cet endroit : je ne pourrai jamais y revenir.
Quand le soleil fut monté au-dessus de la cime des arbres, nombre de personnes s’engagèrent sur la route : certaines marchaient, seules ou en groupes, d’autres menaient des ânes et des mules chargés de biens de toutes sortes. Des journaliers, très recherchés en cette époque où la main-d’œuvre faisait défaut, se rendaient à leur travail en bavardant, en riant, en chantant et en faisant passer de main en main des outres de vin. Ils virent un autre groupe de marchands qui, bien gardés et l’air grave, s’en allaient à Barcelone, suivis de mules chargées de coffres et de ballots. Ils se saluèrent courtoisement. Des courriers officiels sur leurs agiles montures passèrent au galop sans leur adresser le moindre signe de tête. Même si octobre était déjà là, la chaleur de l’été régnait encore et le soleil, bien que bas dans le ciel, changeait la campagne en un trésor digne de Midas.
— Je dois peut-être vous prévenir, mon ami, annonça Astruch à Isaac, je ne sais exactement où nous dormirons ce soir.
— Nous avons nos capes. Si la pluie ne revient pas, nous pouvons passer la nuit dans un champ. Cela ne me dérange pas.
— La situation n’est pas aussi catastrophique, dit Astruch en riant. Nous descendrons soit chez un ami à Collioure soit chez Jacob à Perpignan. Mais j’ai d’importantes affaires à régler à Collioure.
— Quand pensez-vous que nous atteindrons la ville ? demanda Isaac.
— Nous y sommes presque, fit Astruch joyeusement.
Yusuf se tourna vers Raquel et leva un sourcil.
— Nous y serons certainement à temps pour dîner, oui, ajouta-t-il. Et même avant. Si tout se déroule comme je le souhaite, je réglerai mes affaires en un instant. Nous reprendrons alors la route pour atteindre Perpignan au crépuscule, ou peu après.
— Il serait utile d’arriver avant la fermeture des portes, dit Isaac.
— C’est vrai.
— Vos affaires à Collioure, sont-elles complexes ?
— Pas particulièrement, du moins je l’espère. Je n’y tiens pas une part très importante. Cela concerne surtout Guillem de Castell.
— À Collioure ?
— Oui. Il a investi dans la cargaison d’un vaisseau qui prend la route de l’Orient. Je lui ai avancé une partie de la somme destinée à son achat, il est donc dans mon intérêt de m’assurer que tout va bien.
— J’ai toujours pensé que Don Guillem était un homme aussi honnête que prospère. Je ne crois pas que lui octroyer un prêt puisse poser un problème.
— Vous avez raison. Et si l’expédition réussit, cela ira encore mieux. Il a acheté une petite part – un seizième seulement – d’un navire appelé la Santa Maria Nunciada. Il est à l’ancre à Collioure, je crois, prêt à appareiller. Il m’a demandé d’avoir une discussion avec le capitaine et l’actionnaire majoritaire, Arnau Marça, et de voir comment se déroulent les préparatifs. Tous deux devraient se trouver à Collioure à l’heure qu’il est. Je vous le dis, tout ira très vite si les choses se passent normalement.
— Dans ce cas, nous dormirons ce soir à Perpignan, sans aucun doute, dit Isaac avec courtoisie.
— Mais comme c’est maître Astruch qui parle, murmura Yusuf à l’oreille de Raquel, c’est à Collioure que nous passerons la nuit. J’espère que cet ami nous logera mieux que le précédent.