CHAPITRE XV
Le petit homme, de sa voix aiguë, dit avec fermeté :
— Ne tirons maintenant aucune conclusion prématurée. L’Aventurier de l’Espace semble avoir voulu faire une description de ma personne, mais il n’a encore formulé aucune accusation, ni avancé aucune preuve.
Tous le regardèrent. Personne ne dit mot. Le Grand fit soudain sauter son revolver, le prit par le canon et le lança sur la table où il glissa bruyamment dans la direction de l’Aventurier de l’Espace.
— Je dis que ce n’est pas moi l’homme que vous cherchez ! Et, pour vous prouver que je parle sérieusement, je vous remets mon arme.
L’Aventurier de l’Espace tendit vers l’arme ses doigts qu’obscurcissait la fumée.
— Je dis, moi aussi, que vous n’êtes pas le coupable, répondit-il.
Et le revolver glissa en sens contraire jusqu’à Le Grand.
Celui-ci fondit sur l’arme, la remit dans son ceinturon et s’assit de nouveau.
L’Aventurier de l’Espace reprit :
— Le Grand aurait pu être l’homme que nous recherchons. Mais de nombreuses raisons montrent qu’il n’en est rien. D’abord, la haine qui existe entre Le Grand et Hennes a commencé longtemps avant l’apparition de Williams sur la scène…
— Pardon, protesta le docteur Argent. Si le chef prétendait être brouillé avec Hennes, ce n’était peut-être pas seulement pour tromper Williams. Peut-être était-ce un complot dont l’exécution avait une origine plus lointaine…
— Votre remarque est très juste, dit l’Aventurier de l’Espace. Mais, réfléchissez… Le chef, quel qu’il soit, a le contrôle entier d’une bande d’anciens pirates, des hors-la-loi aux mœurs de brutes. Il lui a fallu, par conséquent, compenser sa propre faiblesse en s’arrangeant pour qu’il soit impossible aux autres de continuer sans lui. Comment ? En contrôlant la fourniture du poison et la méthode d’empoisonnement. Le Grand ne pourrait certainement faire ni l’un ni l’autre…
— Qu’en savez-vous ? demanda le docteur Argent.
— Il n’a pas la formation scientifique qui lui permettrait de créer et de produire un nouveau poison plus virulent que tous ceux que l’on connaît. Il n’a pas de laboratoire. Il ne sait rien de la botanique ni de la bactériologie. Il n’a pas accès aux coffres de produits alimentaires de la cité de Wingrad. Mais toutes ces caractéristiques s’appliquent parfaitement à… Benson.
L’agronome transpirait à grosses gouttes. Il articula péniblement :
— Qu’est-ce que vous essayez ? Vous voulez me soumettre à un test comme venez de le faire pour Le Grand ?
— Je n’ai soumis Le Grand à aucun test. Je ne l’ai jamais accusé. C’est vous que j’accuse, Benson. Vous êtes le cerveau et le chef du gang des empoisonneurs.
— Vous êtes fou !
— Pas du tout. Je suis tout à fait sain d’esprit. C’est Williams qui, le premier, vous a soupçonné. Et c’est lui qui m’a démontré votre culpabilité.
— Il n’avait aucune raison de me soupçonner. J’ai été avec lui d’une franchise parfaite.
— Trop parfaite pour votre sécurité. Vous avez commis l’erreur de lui raconter qu’à votre avis le poison provenait de bactéries martiennes introduites dans les produits fermiers. Vous saviez, étant agronome, que c’était impossible. Les substances vivantes de Mars ne pourraient pas plus trouver leur nourriture sur les plantes de la Terre que nous pourrions puiser la nôtre dans le roc. Vous avez donc prononcé un mensonge flagrant qui a jeté le soupçon sur tous vos actes. Williams a été amené à se demander si vous n’aviez pas par hasard préparé vous-même un extrait de bactéries martiennes. L’extrait serait un poison, n’est-ce pas ?
Benson cria avec rage :
— Comment aurais-je pu répandre ce poison ? Ce que vous dites est insensé !
— Vous aviez accès aux cargaisons de la ferme Makian. Après les premiers empoisonnements, vous avez pu vous arranger pour obtenir des échantillons prélevés dans les silos de réserve de la cité. Vous avez raconté à Williams avec quel soin vous préleviez des échantillons différents, à des niveaux variés. Vous lui avez expliqué comment vous utilisiez un instrument semblable à un harpon que vous aviez vous-même inventé.
— Mais qu’y a-t-il de mal en tout cela ?
— Beaucoup de choses. La nuit dernière, j’ai pris les clefs de Hennes. Je m’en suis servi pour entrer dans le seul endroit de la ferme qui soit constamment fermé, votre laboratoire… Et j’y ai trouvé ceci.
Il tendit vers la lumière le petit objet métallique.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le docteur Argent.
— C’est l’appareil de prélèvement d’échantillons de Benson. Il s’adapte a l’extrémité de son harpon. Voyez comment il fonctionne.
L’Aventurier de l’Espace poussa un petit bouton placé a une extrémité.
— Lorsqu’on lance le harpon, dit-il, on déclenche ce cran de sûreté. Ainsi !… Maintenant, regardez !
Il y eut un très léger bourdonnement qui dura cinq secondes, ensuite l’extrémité antérieure de l’appareil s’ouvrit, resta béante une seconde, puis se referma.
— C’est ainsi qu’il fonctionne, en effet ! cria Benson. Je n’en ai pas fait un mystère.
— C’est exact, dit l’Aventurier de l’Espace. Hennes et vous, vous vous êtes querellés des jours durant au sujet de Williams. Vous n’aviez pas assez d’estomac pour le faire tuer. Au tout dernier moment, vous avez apporté ce harpon près du lit de Williams afin de voir si, surpris par la vue de l’appareil, celui-ci serait amené à quelque action qui le trahirait. Il n’en a rien été, mais Hennes n’a pas voulu attendre plus longtemps. Il a envoyé Zukis assassiner Williams.
— Qu’y a-t-il donc de mal dans cet appareil ? demanda Benson.
— Je vais, une fois encore, le faire fonctionner. Cette fois, Docteur Argent, observez, je vous prie, le côté de l’appareil qui est dirigé vers vous.
Le docteur Argent se pencha sur la table pour regarder de près. Le Grand, le revolver à la main, partageait son attention entre Benson et Hennes. Makian, sa peau de cuir congestionnée, était debout.
De nouveau l’appareil fut ajusté, de nouveau la petite bouche s’ouvrit, mais cette fois, tandis que tous regardaient le côté neutre, un petit couvercle d’argent glissa aussi et révéla une dépression creuse dans laquelle luisait une substance visqueuse.
— Vous voyez là, dit l’Aventurier de l’Espace, ce qui se passait en réalité. Cette gomme incolore, un extrait vénéneux de bactéries martiennes, souillait quelques grains de blé, un fruit, une feuille de laitue, chaque fois que Benson prélevait un échantillon. C’est un poison que ne détruisent pas les processus subsidiaires auxquels sont soumis les produits alimentaires.
— Mensonge, odieux mensonge ! cria Benson en frappant la table.
— Bâillonnez cet homme, Le Grand, ordonna l’Aventurier de l’Espace. Restez près de lui et ne le laissez pas bouger.
— Vraiment, protesta le docteur Argent, ce que vous dites est troublant, mais il faut laisser cet homme se défendre.
— Nous n’en avons pas le temps, dit l’Aventurier de l’Espace. Nous aurons rapidement des preuves qui donneront satisfaction à tout le monde et même à vous.
Le Grand se servit de son mouchoir pour bâillonner Benson. Celui-ci essaya de se débattre, puis se calma, quand la crosse du revolver de Le Grand résonna sur son crâne.
— La prochaine fois, dit Le Grand, le coup sera assez dur pour vous assommer.
L’Aventurier de l’Espace se leva.
— Vous avez tous soupçonné, ou prétendu soupçonner Le Grand quand j’ai parlé d’un homme à qui sa petitesse donnait un complexe d’infériorité. Il y a d’autres façons d’être petit que par la taille. Le Grand compense sa courte taille par son courage. On le respecte ici à cause de son caractère franc et entier. Benson, lui, qui vit sur Mars au milieu d’hommes d’action, se voit méprisé, considéré comme un théoricien de collège, ignoré parce qu’il est chétif, regardé de haut par des hommes qu’il considère pour la plupart comme des inférieurs. Il n’a été capable de compenser cette situation que par des meurtres de l’espèce la plus lâche… Mais Benson est un malade mental. Il serait difficile de lui arracher une confession, peut-être impossible même. Cependant, nous avons Hennes qui représente pour nous une excellente source d’informations au sujet des projets futurs des empoisonneurs. Il nous dira exactement en quels endroits des Astéroïdes nous pourrons trouver ses divers partisans. Il pourra nous dire également où se trouve entreposé le stock de poison que les criminels entendent utiliser ce soir à minuit. Il pourra nous raconter beaucoup de choses.
— Je ne pourrai rien vous dire, ricana Hennes, et je ne vous dirai rien. Vous pouvez nous fusiller, Benson et moi, à l’instant même. Les événements suivront leurs cours exactement comme si nous étions vivants. Faites donc ce que vous voulez !…
— Parlerez-vous, demanda l’Aventurier de l’Espace, si nous garantissons votre sécurité personnelle ?
— Qui pourrait croire en votre garantie ? répliqua Hennes, hargneux. Je m’en tiens à ma version. Je suis innocent. Nous tuer ne vous servira à rien.
— Vous vous rendez compte que si vous refusez de parler, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants vont mourir ?
Hennes haussa les épaules.
— Très bien, dit l’Aventurier de l’Espace. On m’a parlé des effets du poison martien que Benson a découvert. Lorsqu’il est introduit dans l’estomac, l’action est très rapide. Les nerfs de la poitrine sont paralysés et la victime ne peut respirer. C’est un étouffement douloureux qui peut durer quelques minutes. Cela se passe ainsi, je le répète, lorsque le poison arrive dans l’estomac.
Tout en parlant, l’Aventurier de l’Espace avait tiré de sa poche une pilule de verre. Il ouvrit l’appareil à prélèvements et frotta la pilule sur la surface visqueuse jusqu’à ce que le brillant du verre eût été terni par un revêtement collant.
— Lorsque le poison est placé entre les lèvres, continua-t-il, le processus est différent. Il est absorbé beaucoup plus lentement, son effet se fait sentir d’une façon beaucoup plus graduelle. Makian ! cria-t-il soudain. Voilà l’homme qui vous a trahi, qui s’est servi de votre ferme pour organiser une vaste entreprise d’empoisonnement et la ruine du Syndicat fermier. Prenez-lui les bras et attachez-les.
L’Aventurier de l’Espace jeta des menottes sur la table. Makian, exhalant dans un cri sa rage longtemps accumulée, se jeta sur Hennes. La colère lui rendit un moment la force de sa jeunesse et Hennes se débattit en vain contre lui.
Lorsque Makian le lâcha, il était attaché à sa chaise, les bras tirés en arrière en une posture douloureuse, et il avait les poignets serrés dans des menottes. Makian, livide de haine, lui cracha :
— Quand vous aurez parlé, je me ferai un plaisir de vous prendre à part et vous connaîtrez la force de mes dix doigts.
L’Aventurier de l’Espace fit le tour de la table, s’approcha lentement de Hennes en tenant devant lui, entre deux doigts, la pilule de verre souillée de poison. Hennes se contracta pour reculer. A l’autre bout de la table, Benson se tordait désespérément et Le Grand dut l’immobiliser d’un nouveau coup de crosse sur la tête.
L’Aventurier de l’Espace pinça la lèvre inférieure de Hennes sur laquelle il tira, découvrant ainsi les dents. Hennes essaya de dégager sa tête, mais les doigts du justicier se resserrèrent et Hennes laissa échapper un cri étouffé. La pilule tomba entre la lèvre et les dents.
— Je pense que dans dix minutes environ vous aurez absorbé suffisamment de poison par les muqueuses de la bouche pour commencer à en percevoir les effets, Hennes. Si vous consentez à parler auparavant, nous enlèverons la pilule et nous vous permettrons de vous rincer la bouche. Autrement, le poison agira lentement, implacablement. Vous éprouverez de plus en plus de difficulté et de douleur à respirer. Finalement, dans une heure environ, vous mourrez d’un étranglement très lent. Et dans ce cas, vous n’aurez rien sauvé, car la démonstration aura été très instructive pour Benson et nous lui ferons dire la vérité.
Sur les tempes de Hennes, la sueur coulait. On entendait, dans son arrière-gorge, un léger râle de suffocation. Patient, l’Aventurier de l’Espace attendait. Hennes cria :
— Je vais parler ! Je vais parler ! Enlevez-moi le poison !
Les mots étaient à demi-étouffés entre ses lèvres tordues, mais leur violence et la terreur hideuse qu’exprimaient les traits de son visage étaient assez claires.
— Bon ! dit David. Prenez des notes, Docteur Argent.
*
* *
Le docteur Argent ne rencontra de nouveau David Starr que trois jours plus tard. Il avait peu dormi dans l’intervalle et il était fatigué, mais pas au point de ne pouvoir accueillir David chaleureusement. Le Grand, qui n’avait pas quitté Argent pendant ces trois jours, reçut également David avec des démonstrations d’amitié.
— Tout a fort bien marché, dit Argent. Vous êtes au courant, je suppose ?
— Je sais, dit David, souriant. L’Aventurier de l’Espace m’a tout raconté.
— Vous l’avez donc revu depuis ?
— Un instant seulement.
— Il a disparu presque immédiatement après l’interrogatoire. J’ai parlé de lui dans mon rapport. Je ne pouvais faire autrement, mais j’avais l’impression, certes, d’être un imbécile. J’ai heureusement comme témoin Le Grand et Makian.
— Et moi-même, dit David.
— Oui, bien entendu ! Enfin, tout est terminé. Nous avons découvert les réserves de poison et nettoyé les Astéroïdes. Il y aura deux douzaines d’hommes condamnés à mort et, au bout du compte, le travail de Benson sera en réalité profitable. Ses expériences sur la vie martienne étaient, dans leur genre, révolutionnaires. Il est possible que sa tentative criminelle, amène en fin de compte, la découverte de toute une nouvelle série d’antibiotiques. Si le pauvre imbécile avait visé à la supériorité scientifique, il serait devenu un grand homme. C’est grâce à la confession de Hennes qu’on a pu l’arrêter.
— Pour amener cette confession, dit David, le plan avait été soigneusement étudié. L’Aventurier de l’Espace avait commencé, depuis la nuit précédente, à travailler l’homme.
— Oh ! De toute façon, je doute qu’aucun être humain eût pu résister à la menace d’empoisonnement à laquelle Hennes était soumis. En fait, que se serait-il passé si Hennes avait été réellement innocent ? Le risque que courait l’Aventurier de l’Espace était gros !
— Pas réellement. Il n’y avait pas de poison dans l’affaire. Benson le savait. Croyez-vous que Benson aurait laisse dans son laboratoire un appareil enduit de poison qui eût pu servir de preuve contre lui ? Croyez-vous qu’il aurait gardé du poison en un endroit où on pouvait accidentellement le trouver ?
— Mais le poison de la pilule…
— C’était de la simple gélatine, sans saveur. Benson aurait compris ce qu’il en était, c’est pourquoi l’Aventurier de l’Espace n’a pas essayé de lui arracher une confession. C’est pour cette raison qu’il l’a fait bâillonner afin qu’il ne pût prévenir Hennes. Celui-ci aurait pu d’ailleurs le comprendre tout seul s’il n’avait été saisi d’une terreur panique.
— Eh bien, que je sois lancé dans l’Espace si j’y avais pensé ! dit le docteur Argent tout net.
Il se frottait le menton. Finalement, il s’excusa et se retira pour aller dormir. Il tombait de fatigue. David se retourna vers Le Grand.
— Qu’allez-vous faire maintenant, Le Grand ?
— Le docteur Argent m’a offert un emploi permanent au Conseil, répondit celui-ci. Mais je ne crois pas que j’accepterai.
— Pourquoi donc ?
— Je vais vous le dire, Monsieur Starr. J’ai l’intention de vous accompagner, où que vous alliez par la suite.
— Je vais simplement sur la Terre, dit David.
Ils étaient seuls, mais Le Grand inspecta néanmoins la pièce avec prudence avant de parler.
— Je crois que vous irez aussi en des tas d’autres endroits, n’est-ce pas, cher Aventurier de l’Espace ?
— Quoi ?
— Vous pouvez faire l’étonné ! Moi je sais que je ne me trompe pas. J’ai deviné toute la vérité à ce sujet dès que je vous ai vu entrer avec cette lumière et cette fumée. C’est pourquoi je n’ai pas pris au sérieux l’accusation que vous avez eu l’air de diriger contre moi.
La bouche de Le Grand était ouverte en un large sourire.
— Savez-vous de quoi vous parlez ? fit David.
— Bien sûr ! Je n’ai pas pu voir votre visage ni les détails de votre costume, mais vous portiez des bottes et vous aviez la même taille, la même carrure.
— Coïncidence ! riposta David, narquois.
— Peut-être. Mais je suis très observateur, vous savez. Et je me tiens à mon idée.
David Starr rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Vous avez gagné ! Désirez-vous réellement joindre vos forces aux miennes ?
— J’en serais fier, dit Le Grand. Fier et heureux.
David s’avança et ils se serrèrent la main.
FIN