CHAPITRE VI
Griswold ne bougea pas. Un grognement menaçant monta du groupe des spectateurs.
David s’avança, en ayant soin de mesurer ses pas, puis il s’élança gauchement, avec l’impression d’être porté par de l’eau, et saisit Griswold à l’épaule. En pivotant sur un côté, il évita le coup de genou que lui décochait son adversaire. Une de ses mains se posa sur le menton de Griswold et arracha le respirateur de ce dernier.
Griswold, décontenancé, essaya d’abord de rattraper l’appareil. Mais il n’y parvint pas. Alors, refermant hermétiquement la bouche pour ne rien perdre de son souffle, il se dégagea de l’étreinte de David. En titubant légèrement, il se mit à tourner autour du jeune Terrien.
Près d’une minute s’était écoulée depuis que David avait rejeté sa dernière bouffée d’air. Ses poumons se ressentaient de la tension qui leur était imposée. Griswold, les yeux injectés, se ramassait sur lui-même, avançait de biais sur David. Ses jambes étaient souples, ses gestes bien contrôlés. Il était habitué à ce peu de force de gravitation et pouvait diriger ses mouvements.
David se rendit compte que son inexpérience le désavantageait considérablement. Un seul mouvement mal calculé, et il se retrouvait peut-être les quatre fers en l’air. Chaque seconde augmentait la tension qu’il supportait. Il se tenait hors d’atteinte et surveillait la grimace du visage convulsé de Griswold. Le garçon de ferme mangeait et buvait trop pour se trouver en bonne forme, tandis que David, athlète entraîné, avait plus de résistance physique.
David aperçut la crevasse. Elle se trouvait à quatre pieds derrière lui, falaise à pic qui tombait perpendiculairement. C’était vers ce précipice que le poussait Griswold.
Il cessa de reculer. Dans dix secondes, Griswold serait obligé de charger. Et Griswold chargea.
David se laissa tomber sur le côté ; il reçut l’autre sur son épaule, tournoya sous le choc et se servit de l’élan que lui donnait ce mouvement pour augmenter la force de son poing qui vint frapper Griswold à la mâchoire. Sous la violence du choc, le garçon de ferme ouvrit la bouche et laissa échapper son souffle en poussant un grognement de douleur. Ses poumons se remplirent d’un mélange d’argon, de néon, de bioxyde de carbone. Il se replia sur lui-même, puis, dans un dernier effort, il essaya de se relever, y réussit, recommença à se replier, trébucha en avant…
Les oreilles de David enregistraient des cris confus. Les jambes tremblantes, il se pencha pour ramasser son respirateur. Il avala enfin, frissonnant, une gorgée d’oxygène.
Une bonne minute s’écoula avant qu’il pût faire autre chose que respirer. Il ouvrit les yeux.
— Où est Griswold ? questionna-t-il.
Tous l’entouraient. Le Grand, qui était en avant, parut surpris.
— N’avez-vous pas vu ce qui s’est passé ?
— Je l’ai assommé ?
David jeta un regard rapide autour de lui. Griswold n’était nulle part. Le Grand fit de la main un geste catégorique.
— Dans la crevasse !
— Quoi ? s’écria David.
Le Grand ricana :
— Il a basculé par-dessus le bord comme un plongeur ! Mais c’est un cas net de légitime défense. S’il n’avait pas cherché lui-même à vous pousser vers le précipice, cela ne serait pas arrivé.
David regarda les hommes. Ils lui rendirent son regard. Finalement, l’un d’eux tendit sa main.
— Un beau combat, garçon !
C’était dit avec calme, mais cela signifiait qu’ils acceptaient David dans leurs rangs, et que la glace était rompue entre eux.
Le Grand poussa un hurlement de triomphe, sauta à six pieds en l’air et retomba lentement, les jambes tournoyant sous lui, manœuvre qu’aucun danseur de ballet, quelle que fût son habileté, n’aurait pu imiter sous la gravitation terrestre. Les autres se groupaient maintenant autour de David. Des hommes qui jusque-là ne s’étaient pas intéressé à lui, lui tapaient dans le dos et lui disaient qu’il était un gaillard épatant.
Le Grand s’écria :
— Allons, les gars ! Continuons l’inspection ! Nous n’avons pas besoin des leçons de Griswold !
Et il sauta dans sa voiture.
*
* *
Pendant que David conduisait son véhicule de long en large dans les couloirs qui séparaient les murs de verre, la nouvelle de la fin de Griswold faisait son chemin sur toute l’étendue de la ferme, transmise par les émetteurs portatifs dont étaient munis les véhicules.
Lorsque David rentra à la ferme, il se rendit compte qu’il était déjà célèbre.
Hennes et les autres avaient sans aucun doute entendu parler du combat. (Il y avait suffisamment d’hommes de la « clique Hennes », c’est-à-dire qui avaient été embauchés depuis que Hennes était devenu contremaitre, et qui avaient leurs intérêts entièrement liés à ceux de Hennes, pour qu’on fût assuré que la nouvelle lui avait été communiquée sans délai !)
Les hommes attendaient la suite avec un plaisir anticipé.
Ce n’était pas que Hennes leur inspirât de la haine, car il se montrait à la hauteur de sa tâche et il n’était pas brutal. Mais on ne l’aimait pas. Il était froid et hautain. Il lui manquait, dans ses rapports avec les hommes, cette aisance qui avait caractérisé les contremaitres précédents. Sur Mars, où les distinctions sociales n’existaient pas, les allures de Hennes déplaisaient et les hommes ne pouvaient s’empêcher de lui en vouloir. Quant à Griswold, il était loin d’être populaire !
A tout prendre, depuis trois années martiennes, – et une année martienne est, à un mois près, égale à deux années terrestres, – c’était la première fois que l’excitation était aussi grande à la ferme de Makian. Lorsque David apparut, il fut accueillit par un tonnerre d’acclamations et on s’écarta pour lui faire place. Seul, un petit groupe, à l’écart, parut renfrogné et hostile.
Les acclamations avaient sans doute été entendues de l’intérieur car Makian, Hennes, Benson et quelques autres sortirent du bâtiment central. Hennes s’avança jusqu’au bord de la terrasse où il resta debout, dominant la foule.
— Monsieur, commença David, je viens vous expliquer l’incident qui s’est produit et qui…
Hennes l’interrompit en disant, sans hausser le ton :
— Un employé des fermes Makian est mort aujourd’hui à la suite d’une querelle qu’il a eue avec vous, Williams. Votre explication pourra-t-elle changer quoi que ce soit ?
— Non, Monsieur, mais Griswold a été battu en combat régulier.
Une voix s’éleva dans la foule :
— Griswold a essayé de tuer le Terrien ! Il a oublié volontairement de faire mettre les barres de pesanteur dans sa voiture.
Hennes pâlit. Ses poings se fermèrent.
— Qui a dit cela ? aboya-t-il.
Faisant un effort pour dominer sa fureur, il apostropha David :
— Prétendez-vous qu’il y ait eu un attentat contre vous ?
— Non, Monsieur, répondit David. J’affirme seulement qu’il y eut un combat régulier dont sept garçons de ferme ont été les témoins. Celui qui accepte un combat régulier doit tâcher de s’en tirer de son mieux. Avez-vous l’intention de changer les règles établies ?
Un hurlement approbatif monta de l’auditoire. Hennes promena son regard sur les hommes et articula, rageur :
— Je regrette que vous vous laissiez si facilement tromper… Allez ! Retournez à votre travail, tous, et soyez certains que je n’oublierai pas votre attitude de ce soir. Quant à vous, Williams, votre cas sera examiné. Ce n’est pas fini !…
Il rentra dans le bureau en faisant claquer la porte.
*
* *
David fut convoqué de bonne heure, le lendemain, au bureau de Benson.
— Entrez, Williams, lui dit Benson.
Celui-ci était vêtu d’une blouse blanche et le bureau avait cette odeur animale caractéristique qui émanait des cages de rats et de hamsters.
— Comment allez-vous ? dit Benson en souriant. Asseyez-vous.
— Merci, dit David. Que puis-je faire pour vous ?
— Demandez-moi plutôt ce que je puis faire pour vous, Williams ! Vous êtes dans le pétrin et il se peut que la situation empire. Je crois que vous ne savez pas encore ce que sont les conditions de la vie sur Mars. Makian a pleine autorité, légalement, pour vous faire fusiller, s’il croit que la mort de Griswold peut être considérée comme un meurtre.
— Sans procès ?
— Non, mais Hennes pourrait très facilement trouver douze garçons de ferme qui raconteraient sans hésiter ce qu’il leur ferait dire.
— S’il tentait cette manœuvre, il aurait des ennuis avec les autres garçons de ferme, ne croyez-vous pas ?
— C’est possible… Je n’ai d’ailleurs cessé de le répéter à Hennes la nuit dernière. Ne croyez pas que Hennes et moi nous sympathisions. Il est trop dictatorial pour mon goût, trop attaché, beaucoup trop, à ses propres idées, entre autres à ce travail de détective privé dont je vous ai parlé l’autre jour. Et Makian est tout à fait d’accord avec moi. Il est obligé de laisser à Hennes la responsabilité de tous les rapports directe avec les hommes, naturellement, et c’est pourquoi il n’est pas intervenu hier. Mais il a dit ensuite à Hennes qu’il n’allait pas rester les bras croisés à regarder les gens détruire sa ferme à cause d’une stupide canaille comme Griswold. Hennes a dû lui promettre de laisser l’histoire se tasser pendant quelque temps. Il n’empêche que Hennes n’oubliera pas si vite et… c’est dangereux de l’avoir comme ennemi.
— Il faudra bien que j’accepte ce risque, n’est-ce pas ?
— Nous pouvons le minimiser. J’ai demandé à Makian si je pouvais vous employer ici. Malgré votre manque de culture scientifique, vous rendriez de grands services. Vous pourriez m’aider à nourrir les animaux. Je vous apprendrai à les anesthésier et à faire des injections. Ce ce ne sera pas grand’chose, mais ce travail vous tiendra à l’écart de Hennes. Etes-vous d’accord ?… En travaillant avec moi, peut-être pourrez-vous également m’aider à résoudre le mystère des empoisonnements, m’aider à venger votre sœur. C’est pour cette raison que vous êtes venu sur Mars, n’est-ce pas ?
— Je travaillerai pour vous, dit David.
— Bien.
Le visage de Benson se détendit.
*
* *
Le Grand regarda prudemment par la porte.
— Hé ? lança-t-il, chuchotant à moitié.
David se retourna et ferma la porte de la cage qu’il nettoyait.
— Hello, Le Grand ! Quoi de neuf ?
— Benson est-il là ?
— Non. Il est parti pour la journée…
— Bien !…
Le Grand entra d’un air méfiant et circonspect, comme pour éviter tout contact, même accidentel, entre ses vêtements et les objets du laboratoire.
— Ne me dites pas que vous avez quelque chose contre Benson, plaisanta David.
— Qui, moi ? Non. Il est seulement un peu… vous comprenez ?
Il se tapota le front deux ou trois fois, et expliqua :
— Quel est l’homme dans la force de l’âge qui pourrait venir sur Mars pour passer son temps avec des rats ? Et le plus fort, c’est que ce bonhomme veut nous faire des remarques sur la façon de semer et de moissonner ! Qu’est-ce qu’il en sait ? L’agriculture sur Mars, ça ne s’apprend pas dans un collège de la Terre. Par-dessus le marché, il cherche toujours à paraître supérieur à nous. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous sommes évidemment obligés de le remettre à sa place de temps en temps…
Il examina David et fit une moue déçue en prononçant d’un ton de mépris :
— Je vois qu’il vous a affublé d’une chemise de nuit comme la sienne !… Vous jouez à la nourrice avec les souris ?…
— Ce n’est que pour un bout de temps, dit David.
Le Grand médita un instant, puis, comme à regret, il tendit la main.
— Je viens vous dire au revoir, Williams.
— Vous partez ?
— Mon mois est terminé. J’ai maintenant mes papiers, de sorte que je pourrai trouver du travail ailleurs. Je suis heureux de vous avoir rencontré. Quand votre engagement sera terminé, peut-être pourrons-nous nous revoir ? Vous n’aurez sans doute pas envie de rester sous les ordres de Hennes….
— Attendez, dit David sans lâcher la main du petit bonhomme. Vous allez maintenant à la cité Wingrad, n’est-ce pas ?
— Jusqu’à ce que je trouve du travail, oui.
— Bien. Comme je ne peux pas quitter la ferme, pour le moment, voulez-vous faire une course pour moi ?
— Pour sûr ! Dites seulement ce que c’est.
— C’est un peu risqué… Vous devrez revenir ici.
— Quelle importance ? Je n’ai pas peur de Hennes. En outre, il y a des chemins où nous pourrons nous rejoindre et qu’il ignore absolument. Je suis dans les fermes de Makian depuis beaucoup plus de temps que lui…
David obligea Le Grand à s’asseoir.
— Ecoutez, commença-t-il, il y a une bibliothèque au coin de la rue du Canal et de la rue Phobos, dans la cité de Wingrad. J’aimerais que vous y preniez pour moi quelques copies de films et un projecteur… Les indications qui vous permettront d’obtenir les films voulus se trouvent dans cette enveloppe…
Le Grand avança vivement sa main, saisit la manche droite de David et la releva de force.
— Voyons, que faites-vous ? s’étonna David.
— Je veux voir quelque chose, dit Le Grand.
Il examinait le poignet de David.
David ne fit aucun mouvement pour se dégager :
— Allons, quelle est votre idée ? questionna-t-il d’un air amusé.
— Ce n’est pas le bon, marmonna Le Grand.
— Vraiment ?
David tendit son autre poignet.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda-t-il.
— Vous le savez bien ce que je cherche ! Depuis votre arrivée ici, je pensais que votre visage m’était familier, mais je n’arrivais pas à le situer. Il a fallu que vous m’envoyiez à la bibliothèque du Conseil Scientifique pour que je pige !
— Je ne comprends toujours pas, marmonna David.
— Je crois que si, David Starr, riposta Le Grand en affichant un visage radieux.