CHAPITRE X











Une voix plus profonde, plus lente, se matérialisa dans l’esprit de David.

— Je vous salue, créature, dit-elle, grave. Le nom que vient de vous donner --- est magnifique.

— Je vous laisse la place, --- ---, dit la voix féminine.

David eut soudain la certitude que l’être qui possédait la voix féminine n’était plus en contact mental avec lui. Il se retourna machinalement, agissant une fois de plus sous l’illusion que ces voix venaient d’une direction quelconque. Son esprit non entraîné essayait encore d’interpréter la réalité dans le sens qui lui était habituel, mais qui ne convenait plus. Les voix ne venaient d’aucune direction, bien entendu, elles étaient à l’intérieur de son esprit.

La créature à la voix grave parut mesurer la difficulté.

— Vous êtes troublé dit-elle, parce que votre appareil sensitif n’arrive pas à me situer dans l’Espace. Mais je ne veux pas que vous soyez inquiet. Je pourrais adopter l’aspect physique extérieur d’une créature semblable à vous, mais ce serait une imposture indigne et basse. Ceci suffira-t-il ?

David Starr regarda se former devant une lueur. C’était une raie de douce lumière vert-bleu d’environ sept pieds de hant sur un de large.

— C’est tout à fait suffisant, dit-il, calme.

— Bien, acquiesça la voix. Et maintenant, je vais vous expliquer qui je suis. Je suis l’Administrateur --- ---. J’ai naturellement reçu le rapport concernant la capture d’un spécimen vivant de la race nouvelle qui se développe à la surface. Je vais examiner votre esprit.

L’énoncé de la profession de cet être nouveau n’avait été pour David qu’une confusion de sons, mais il avait nettement perçu le sentiment de dignité et de responsabilité qui l’accompagnait. Néanmoins, il dit avec fermeté :

— Je préférerais de beaucoup que vous restiez à l’extérieur de mon esprit.

— Votre pudeur, dit la voix profonde, est très compréhensible. J’aurais dû vous expliquer que je me bornerai très soigneusement à inspecter les zones extérieures de votre individualité. J’éviterai toute intrusion dans vos pensées intimes.

David tendit inutilement ses muscles. De longues minutes s’écoulèrent sans que rien se passât. Au cours de cette inspection nouvelle et plus expérimentée, il ne sentit même pas sur son esprit le contact léger et vaporeux qui avait existé lorsque l’être à la voix féminine l’avait étudié. Toutefois. David savait (mais sans pouvoir s’expliquer comment il le savait) quels compartiments de son esprit étaient délicatement ouverts, puis refermés. Il n’en éprouvait ni souffrance ni trouble.

— Je vous remercie, dit la voix grave. Vous serez bientôt remis en liberté et renvoyé à la surface.

David demanda, presque sur un ton de défi :

— Qu’avez-vous trouvé dans mon esprit ?

— J’en ai assez vu pour plaindre vos semblables. Nous avons autrefois, nous, êtres de la Vie Intérieure, été comme vous. Nous pouvons donc, dans une certaine mesure, vous comprendre. Votre peuple n’est pas en harmonie avec l’univers. Vous avez un esprit plein de curiosité, un esprit qui cherche inlassablement à comprendre ce qu’il pressent obscurément. Mais il vous manque les aptitudes plus vraies, plus profondes, qui seules pourraient vous révéler le réel dans toute sa vérité. Dans votre course futile à la poursuite des ombres qui vous cernent, vous sillonnez l’Espace jusqu’aux limites extrêmes de la Galaxie. C’est bien ce que j’ai dit. --- vous a bien nommé. Vous êtes, en vérité, une race d’aventuriers de l’Espace… Mais à quoi bon ce vagabondage ? La véritable victoire est intérieure. Pour comprendre l’univers matériel, il faut d’abord que vous vous en sépariez comme nous l’avons fait. Nous nous sommes éloignés des étoiles pour plonger en nous-mêmes. Nous nous sommes retirés dans les cavernes de notre monde, et nous avons abandonné nos corps. Chez nous, il n’y a plus de mort, à moins qu’un esprit ne désire se reposer. Il n’y a plus de naissance non plus, sauf lorsque nous avons à remplacer un esprit qui est allé se reposer.

— Vous ne vous suffisez pourtant pas complètement à vous-même, objecta David. Quelques-uns d’entre vous souffrent de curiosité. L’être qui m’a parlé tout à l’heure désirait connaître la Terre.

— --- est née il n’y a pas longtemps. Le nombre de ses jours est inférieur à cent révolutions de la planète autour soleil. Elle n’a pas le contrôle parfait des formes de la pensée. Nous qui avons plus de maturité, nous pouvons facilement concevoir les dessins variés suivant lesquels l’histoire de votre Terre pourrait avoir été tissée. Vous en comprendriez vous-même bien peu et il nous faudrait une infinité d’années pour épuiser les pensées que votre seul monde pourrait évoquer. Et chacune de ces pensées serait aussi fascinante et stimulante que l’unique pensée qui se trouve représenter la réalité. Avec le temps, --- le comprendra.

— Cependant, vous prenez la peine d’examiner vous-même mon esprit.

— C’est pour être certain de ce que je ne faisais que soupçonner auparavant. Votre race porte en elle les instruments de sa perfection. Dans les circonstances les plus favorables, elle atteindra peut-être au stade de la Vie Intérieur dans un million de révolutions de notre planète, ce qui n’est qu’un instant dans la vie de la Galaxie. Ce serait bien. Ma race aurait une compagne d’éternité et nous bénéficierions mutuellement de nos rapports amicaux.

— Vous dites que nous y arriverons peut-être ? fit remarquer David avec prudence.

— Votre espèce manifeste certaines tendances que n’a jamais eues mon peuple. Je puis facilement voir, d’après votre esprit, qu’elle recèle certaines impulsions contraires au bien-être de la communauté.

— Si vous voulez parler du crime et de la guerre, vous pouvez aussi voir dans mon esprit que l’immense majorité des humains lutte contre ces tendances anti-sociales, et que nos progrès, bien que lents, sont certains.

— Je le vois… Je vois plus encore. Je me rends compte que vous luttez vous-même ardemment pour le bien-être de tous. Vous avez un esprit solide et sain. Je ne regretterais pas d’en voir l’essence prendre place parmi nous. J’aimerais vous aider dans votre lutte.

— Comment ? demanda David.

— Votre esprit est encore plein de méfiance. Détendez-vous. Je vous assure que mon aide ne comporterait aucune intrusion personnelle dans les activités de votre peuple. Une telle intervention serait indigne de moi. Je vais plutôt vous parler des deux faiblesses de votre personne qui vous gênent le plus. En premier lieu, comme vous êtes composé d’ingrédients instables, vous n’êtes pas une créature de durée indéfinie. Vous vous décomposerez et vous vous dissoudrez sûrement au bout de quelques révolutions de la planète. Mais si, auparavant, vous êtes atteint par une seule des milliers de forces diverses, vous mourrez tout de suite. Par ailleurs, vous sentez que vous pouvez mieux travailler dans le secret. Cependant, il n’y a pas longtemps, un de vos semblables a reconnu votre véritable identité, bien que vous en ayez adopté complètement une autre. Est-ce exact ?

— C’est vai. Mais que pouvez-vous faire pour m’aider ?

— Ce que j’ai déjà fait et que vous tenez à la main, dit la voix profonde.

Il y avait, dans la main de David, un objet de texture moelleuse. C’était une bande, presque sans aucun poids, de… de quoi ?

La voix grave répondit, placide, à la pensée inexprimée :

— Ce n’est pas une matière comme celle que conçoit votre esprit. C’est du ---. Placez-le sur vos yeux.

David fit ce qu’on lui demandait et l’objet lui sauta des mains – à croire qu’il était doué d’une vie primitive qui lui était propre – et s’appliqua, doux et chaud, contre son front, ses yeux, son nez, en pénétrant dans tous les plis de son visage. Cependant, l’objet ne l’empêchait, ni de respirer, ni de cligner des yeux.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

Avant que les mots ne fussent sortis de sa bouche, il avait devant lui un miroir, issu de l’énergie par un phénomène rapide et silencieux comme la pensée elle-même.

David put se voir, mais l’image était assez sombre. Ses vêtements de garçon de ferme, depuis ses bottes jusqu’aux larges revers de sa chemise, se reflétaient en une image qui paraissait ne pas être au point, à travers un brouillard d’ombre qui changeait continuellement. La moitié supérieure de son visage, depuis la racine du nez, se perdait dans un vague scintillement de lumière qui brillait sans aveugler et à travers lequel on ne pouvait rien voir. Pendant qu’il se regardait, le miroir disparut, pour retourner à la réserve d’énergie de laquelle on l’avait momentanément fait jaillir.

— Est-ce ainsi que me verront les autres ? demanda David, étonné.

— Oui, s’ils ont le même appareil sensoriel que vous.

— Cependant, je vois parfaitement, ce qui indique que les rayons lumineux traversent l’écran. Pourquoi ne peuvent-ils donc passer dans l’autre sens et révéler mon visage ?

— Ils passent, comme vous dites, mais en traversant l’écran ils changent et montrent seulement ce que vous avez vu dans le miroir. Pour expliquer ce phénomène en détail, il me faudrait faire appel à des concepts qui n’existent pas dans votre entendement.

— Et le reste ?

La main de David se déplaça lentement sur la fumée qui l’entourait. Il ne sentit rien. La voix grave répondit encore à la pensée inexprimée :

— Vous ne sentez rien. Mais ce qui vous paraît être de la fumée est une barrière qui résiste aux radiations d’ondes courtes et que ne peuvent traverser les objets matériels dont le volume est supérieur à celui de la molécule.

— Vous voulez dire que c’est un bouclier magnétique sur ma personne ?

— Votre description est sommaire, mais pas inexacte, admit le personnage immatériel.

— Mais… c’est impossible ! s’exclama-t-il. Il a été définitivement prouvé qu’aucune machine à la mesure des forces humaines ne pourrait engendrer un champ magnétique suffisamment petit pour protéger un individu des radiations et de l’inertie matérielle.

— Il en est ainsi pour la science que vos semblables ont le pouvoir de développer. Mais le masque que vous portez n’est pas une source de puissance. C’est un appareil qui accumule l’énergie. Celle-ci peut s’obtenir par exposition de l’appareil quelques instants, par exemple, aux rayons d’un astre dont les radiations seraient équivalentes à celles de notre soleil, à la distance où il se trouve de notre planète. Cette énergie est, en outre, libérée par un mécanisme qui obéit à un ordre mental. Comme votre esprit est incapable de contrôler cette puissance, l’appareil a été adapté aux caractéristiques de votre entendement et il fonctionnera automatiquement lorsque ce sera nécessaire. Enlevez maintenant le masque.

David porta les mains à ses yeux et, répondant de nouveau à sa volonté, le masque retomba. Il n’eut plus dans la main qu’un léger amas de gaz.

La voix grave se fit entendre pour la dernière fois :

— Et maintenant, vous allez nous quitter, Aventurier de l’Espace.

Avec une douceur que l’on ne peut imaginer, David Starr sombra dans l’inconscience.

Il reprit connaissance sans transition aucune. Sa lucidité lui revint, parfaite.

Il savait avec certitude qu’il était debout, solide sur ses jambes, à la surface de Mars ; qu’il portait de nouveau son respirateur ; que derrière lui se trouvait le point exact, au bord de la fissure, où il avait ancré le bulbe de l’échelle de corde pour commencer à descendre ; qu’à sa gauche, à moitié caché dans les rochers, était placé le scooter que lui avait laissé Le Grand.

Il savait même exactement comment il avait été renvoyé à la surface. Ce n’était pas un souvenir. C’était un renseignement délibérément inséré dans son esprit, sans doute avec l’intention finale de le convaincre que les Martiens avaient le pouvoir de convertir la matière en énergie, et réciproquement.

Ils avaient dissous la matière jusqu’à la surface pour lui percer un tunnel. Ils l’avaient hissé, en sens contraire de la pesanteur, presque à une vitesse de fusée en transformant en énergie devant lui le roc solide et en congelant l’énergie en roc derrière lui, jusqu’à ce qu’il se retrouvât debout sur la croûte extérieure de la planète.

Il y avait même dans son esprit des mots qu’il n’avait jamais eu conscience d’entendre. Ils avaient été prononcés par la voix féminine de la caverne. Ils disaient simplement :

— Ne crains rien, Aventurier de l’Espace !

Lorsqu’il se mit en marche, il se rendit compte que l’atmosphère chaude, semblable à celle de la Terre, qui lui avait été préparée dans la caverne, n’existait plus. Il sentait d’autant plus le froid que le contraste était grand, et le vent était plus violent que tous ceux qu’il avait supportés jusque-là sur la planète rouge.

Le soleil était bas, à l’Orient, comme lorsqu’il avait commencé sa descente dans la fissure. Combien de jours s’étaient écoulés depuis son départ de la ferme ?

Il n’avait aucun moyen d’évaluer la durée du temps qui avait passé dans les intervalles où il avait été inconscient, mais il était certain que, de toute façon, sa descente n’avait pas eu lieu plus de deux jours auparavant.

Le ciel paraissait différent. Il était plus bleu et le soleil semblait être plus rouge. David, pensif, fronça un moment les sourcils, puis haussa les épaules. C’était sans doute qu’il s’accoutumait au paysage martien. Celui-ci commençait à lui paraître familier et, l’habitude aidant, il l’interprêtait suivant les anciennes images de la Terre.

Il valait mieux, cependant, qu’il se mît en route immédiatement pour retourner à la ferme. Le scooter n’était pas du tout aussi rapide qu’une voiture des sables, ni aussi confortable. Moins il traînerait, mieux ce serait.

Il chercha des points de repère approximatifs dans les formes rocheuses et il eut alors l’impression d’être un vieux routier. Les garçons fermiers trouvaient leur chemin exactement par cette méthode dans ce qui paraissait être un désert uniforme.

Ils visaient au loin un rocher qui ressemblait à un melon d’eau sur un chapeau, marchaient dans cette direction jusqu’au niveau d’un autre rocher qui avait la forme d’un vaisseau de l’Espace au centre duquel deux fusées étaient en saillie, puis s’avançaient entre ce rocher et un autre qui avait l’air d’une boîte dont le couvercle avait été défoncé.

La méthode était rudimentaire, mais elle n’exigeait d’autre instrument qu’une mémoire fidèle et une imagination pittoresque, ce dont les garçons de ferme étaient amplement pourvus.

David longeait la route que Le Grand lui avait recommandé de suivre. C’était la plus courte et celle qui offrait le moins de risque de s’égarer, à cause des formes spectaculaires des rochers.

Le scooter cahotait, bondissait follement lorsqu’il heurtait une crête et, à chaque tournant, soulevait la poussière. David donnait le maximum de vitesse. Même si le véhicule se retournait, il y avait peu de chance, étant donné la force de gravitation sur Mars, pour qu’il se fît grand mal.

Mais c’est autre chose qui l’arrêta. Il avait à la bouche un goût étrange et de terribles démangeaisons l’irritaient au menton et le long de la colonne vertébrale. Il sentait entre les dents comme un léger gravier et il regarda avec dégoût le plumet de poussière qui jaillissait derrière lui comme un échappement de fusée. Comment cette poussière pouvait-elle lui emplir ainsi la bouche.

Il ralentit le scooter et se dirigea vers une crête rocheuse sur laquelle le véhicule ne soulèverait pas de poussière. Là il s’arrêta et attendit que l’atmosphère s’éclaircît. Il avait la gorge incroyablement sèche et sa langue se démenait, essayant en vain d’humecter l’intérieur de sa bouche. Il sentait sur ses gencives et dans son palais la rugosité croissante qui venait du sable fin.

Il regarda le bleu du ciel et le rouge du soleil. Et il comprit brusquement. C’était à cause de la poussière répandue dans l’air que le ciel était d’un bleu si intense !

Il n’y avait plus à douter ! David, avec une sombre ardeur, se jeta résolument sur le scooter et repartit à toute vitesse.

La poussière !

La poussière !

On connaissait bien, même sur la Terre, ces tempêtes martiennes, les plus redoutables de tout le système solaire habité. Personne, dans la situation où se trouvait maintenant David, c’est-à-dire sans la protection d’une voiture, à des milles du plus proche abri, n’avait jamais, de mémoire d’homme, survécu à une tempête de poussière sur Mars. On avait vu rouler, agonisants, à cinquante pieds d’un dôme, des hommes incapables d’évaluer la distance, tandis qu’à l’intérieur les observateurs n’osaient, ni ne pouvaient partir à leur secours s’ils n’avaient un véhicule.

David Starr savait que c’était une question de minutes. Déjà la poussière s’infiltrait, implacable, entre son appareil nasal et la peau de son visage. Il le sentait à ses yeux qui pleuraient et clignotaient.