CHAPITRE PREMIER











David Starr, par une étrange coïncidence, avait les yeux fixés sur l’homme. Il fut donc témoin de ce qui se passa. Il vit mourir l’homme.

David avait rendez-vous avec le Dr Henree et il attendait ce dernier dans la grande salle du restaurant Majestic, le plus bel établissement de la Cité Internationale.

A vrai dire, David ne se sentait nullement impatient. C’était la première fois qu’il allait célébrer par un dîner de gala un événement important de sa vie, et, en outre, il était heureux de découvrir l’ambiance élégante du Majestic ; il n’était jamais venu encore dans ce luxueux restaurant dont la construction était toute récente.

David allait fêter sa réussite aux examens de l’institut Technique, réussite qui lui conférait désormais le titre très envié de « Membre Actif du Conseil Scientifique ».

Peu lui importait d’attendre l’arrivée du Dr Henree, car l’endroit était agréable ; sur les murs, la peinture au chromosilicone – fraîchement appliquée – étincelait encore. La lumière tamisée qui se répandait, uniforme, dans la vaste salle, venait on ne savait d’où ; une musique douce se répandait autour des tables et couvrait le murmure des conversations.

Justement, les yeux bruns de David examinaient les gens attablés non loin de lui. Il y avait, à une table voisine, une jolie jeune fille qui riait et bavardait avec l’homme assis en face d’elle. L’homme semblait avoir beaucoup de plaisir à utiliser le « robot serveur » ; il poussait avec une application ingénue les boutons de l’appareil, et ce nouveau dispositif électronique pour établir son menu l’amusait visiblement.

A une autre table, deux hommes plus âgés, des industriels vraisemblablement, discutaient à mi-voix. L’événement se produisit à l’instant précis où le regard de David se portait sur les deux hommes d’affaires ; l’un d’eux, le visage congestionné, eut un mouvement convulsif et tenta de se lever. L’autre poussa un cri de saisissement, se leva et esquissa un vague geste comme pour porter secours à son compagnon, mais celui-ci, déjà, s’était évanoui sur son siège et glissait lentement sous la table.

David ne fit qu’un bond, il se précipita vers l’homme en détresse.

Avec beaucoup de sang-froid, il abaissa une petite manette placée sous le bord de la table. Aussitôt, des cloisons mobiles sortirent du sol et vinrent entourer la table, isolant celle-ci comme dans un compartiment. Ce geste, tout à fait banal, n’attira même pas l’attention des autres clients. La plupart des établissements de classe comportaient ce dispositif qui permettait aux dîneurs d’isoler leur table s’ils le désiraient, et il suffisait d’actionner la manette dont l’usage était facultatif.

Le compagnon de l’homme malade parut se ressaisir et balbutia en regardant David :

— Je… je crois que c’est… une espèce d’attaque, n’est-ce pas ? Etes-vous médecin ?

De sa voix calme et posée dont le timbre était si rassurant, David répondit :

— Ne vous affolez pas, Monsieur… Reprenez votre place et ne faites pas de bruit, je vais appeler le gérant. Tout ce qui pourra être fait pour secourir votre ami sera fait, n’ayez crainte.

David redressa l’homme évanoui et le cala au fond du fauteuil. Ensuite, avec une grande habileté, il détacha les coutures magnétiques de la blouse du malade et il lui tâta le cœur.

En fait, David savait qu’il n’y avait guère d’espoir que le malade pût être arraché des griffes de la mort. Il connaissait ces symptômes : brusque montée du sang, perte complète du souffle et de la voix, quelques minutes de passivité comateuse, puis la fin.

Le visage sombre, David appuya sur le bouton d’appel du « robot serveur ».

Un pan de la cloison automatique s’écarta et le gérant de l’établissement apparut. C’était un homme grassouillet, habillé de vêtements noirs. Ses traits empreints de gravité compassée lui donnaient un air austère.

— Vous avez appelé, Messieurs ? s’enquit-il machinalement.

Mais il comprit la scène avant d’avoir obtenu une réponse à sa question. Il devint pâle. Le convive survivant se mit a parler avec une volubilité fébrile :

— Nous étions en train de dîner quand mon ami a eu cette attaque…

David dévisagea le gérant. Ce dernier, avec une politesse toute commerciale, se crut obligé de décliner son nom et son titre :

— Olivier Gaspere, gérant du Majestic. Je vais immédiatement appeler le médecin.

Il pivota sur ses talons. Mais David l’arrêta d’un mot :

— Inutile !

Puis, au gérant qui se retournait d’un air surpris :

— Cet homme est mort.

L’autre industriel se leva et poussa un glapissement :

— Mort ? Manning ! Non, ce n’est pas…

David se rua sur le bonhomme. Avec une autorité qui n’admettait point de réplique, il le força à se rasseoir.

— Inutile de vous agiter, Monsieur, dit-il sèchement. Votre ami est mort et nous ne pouvons plus rien pour lui. Ce que je vous demande, c’est de ne pas ameuter les autres clients.

— En effet, en effet, renchérit le gérant, il ne faut pas déranger les autres dîneurs. Je vais appeler le docteur pour constater le décès de ce Monsieur et examiner… euh… la situation. Je suis obligé de le faire, c’est la loi…

David répliqua, catégorique :

— Je regrette, Monsieur Gaspere, mais j’interdis à quiconque d’examiner cet homme.

— Mais… Monsieur ! protesta le gérant. Si cet homme est mort d’une crise cardiaque, je dois légalement aviser les autorités. Un restaurant est un lieu public, Monsieur !… Je connais mon métier, tout de même !…

— Une seconde, fit David.

Il se tourna vers l’ami du mort et lui demanda :

— Votre nom, je vous prie ?

— Eugène Forester…

— M. Forester, je désire savoir exactement ce que votre ami mangeait au moment où il a eu ce malaise mortel…

Le gérant, indigné, fixa sur David ses deux yeux qui sortaient presque de leurs orbites.

— Vous… vous voulez insinuer, bégaya-t-il.

— Je n’insinue rien, trancha David. Je pose des questions.

— Vous n’avez pas le droit de poser des questions. Qui êtes-vous ? Vous n’avez aucun titre spécial. J’exige qu’un docteur examine ce pauvre homme…

— Monsieur Gaspere, ceci est l’affaire du Conseil Scientifique.

David fit rouler le bord de sa manche droite et montra son poignet.

Sur sa peau nue, un ovale s’assombrit et noircit. A l’intérieur de cet ovale, de petits grains de lumière jaune dansèrent et scintillèrent pour former les images familières de la Grande Ourse et d’Orion.

Les lèvres du gérant tremblèrent. Le Conseil Scientifique n’était pas une simple organisation administrative, ses membres avaient des pouvoirs presque supérieurs à ceux du gouvernement.

— Je vous demande pardon, Monsieur, dit-il.

— Inutile de vous excuser… Monsieur Forester, voulez-vous maintenant répondre à ma question ?

— Nous avions le menu spécial numéro trois, murmura Forester.

— Tous les deux ?

— Tous les deux.

— N’y a-t-il eu aucun plat spécial pour l’un de vous ?

David avait, à sa table, étudié le menu. Le Majestic avait la spécialité des friandises importées des autres planètes, mais le menu spécial numéro trois était un repas des plus ordinaires, composé de nourritures d’origine terrestre : potage aux légumes, côte de veau, pommes de terre au four, petits pois, ice-cream, café.

— Oui, attendez… Il y a eu un petit supplément, dit Forester en fronçant les sourcils. Manning a commandé pour son dessert une compote de prunes de Mars…

— Et pas vous ?

— Non.

— Où sont-elles, ces prunes ? En reste-t-il ?

David avait souvent mangé de ces belles prunes cultivées dans les vastes serres de Mars ; elles étaient juteuses et sans taches, avec une légère saveur de citron superposée à leur goût fruité.

— Il a mangé toute la portion, répondit Forester. Que supposez-vous ?

— Combien de temps avant qu’il s’évanouisse ?

— Environ cinq minutes, je pense. Nous n’avions même pas fini notre café. Etaient-elles empoisonnées, ces prunes ?

L’homme était devenu d’une pâleur maladive. David ne répondit pas. Il se tourna vers le gérant. Celui-cil, comprenant ce que David allait lui demander haussa les épaules en maugréant :

— Elles n’avaient rien de mauvais, ces prunes ! C’est une cargaison récente qui vient de Mars. Elle a été contrôlée par le Gouvernement qui en a autorisé la consommation. Nous en avons servi des centaines de portions, rien que dans ces trois derniers jours. Il n’y a jamais eu d’accident de ce genre jusqu’à présent.

— Vous feriez quand même mieux de donner l’ordre d’éliminer les prunes de la liste des desserts, tout au moins jusqu’à ce que nous puissions les examiner de nouveau… Ceci dit, pour le cas où ce ne seraient pas les prunes, apportez-moi un carton quelconque. Nous y mettrons ce qui reste du dîner, pour l’analyser.

Le gérant s’empressa.

— Tout de suite. Tout de suite, dit-il.

— Bien entendu, ne parlez de cet accident à personne !

Le gérant revint peu d’instants après en s’épongeant le front de son mouchoir vaporeux.

— Je ne peux pas comprendre, dit-il. Je ne peux vraiment pas.

David rangea dans le carton les raviers en matière plastique dans lesquels subsistaient encore des parcelles de nourriture. Il y ajouta ce qui restait des petits pains grillés, remit leur couvercle aux tasses de cire dans lesquelles le café avait été servi et les mit de côté.

Gaspere, cessant de se frotter frénétiquement les mains, tendit le doigt vers le bouton qui se trouvait sur le bord de la table. La main de David, d’un mouvement rapide, emprisonna le poignet du gérant surpris.

— Mais, Monsieur, les miettes !

— Je les prendrai aussi, dit David.

Il se servit de son canif pour ramasser chaque miette. L’acier tranchant glissait facilement sur la surface invisible de la table. Car, en fait, au lieu de la tablette habituelle, toutes les tables du restaurant avaient un dessus constitué par un champ de force. David, en son for intérieur, mettait en doute la valeur des champs de force comme surfaces de table. Leur pure transparence ne favorisait guère la détente. La vue des plats et de la vaisselle placés sur… du vide, ne pouvait qu’éveiller chez les dîneurs une certaine tension nerveuse. On était amené à placer carrément le champ hors de phase pour provoquer un débit continu d’étincelles d’interférence qui donnait l’illusion de la substance.

Ces champs de force étaient très appréciés des restaurateurs car, à la fin des repas, il suffisait de les élargir d’une fraction de pouce pour faire disparaître les miettes qui adhéraient à la table et les gouttes qui étaient tombées.

David ne permit à Gaspere de procéder au nettoyage automatique de la table qu’après avoir achevé sa récolte. D’une chiquenaude, il déplaça le cran de sûreté et laissa Gaspere se servir de sa clef spéciale. Une surface nouvelle, absolument nette, apparut instantanément.

David jeta un regard au cadran métallique de son bracelet-montre, puis, écartant de la main la cloison qui isolait la table où le drame s’était produit, il appela doucement :

— Docteur Henree !…

Un homme efflanqué, entre deux âges, était assis sur le siège qu’occupait David quelques minutes plus tôt. Il se raidit et, surpris, regarda autour de lui.

David, souriant, lui souffla :

— Me voici !

Et il posa un doigt sur ses lèvres.

Le docteur Henree se leva. Ses vêtements un peu trop larges avaient l’air de pendre sur lui, mais ses cheveux gris clairsemés étaient soigneusement ramenés sur la circonférence chauve de son crâne.

— Mon cher David, dit-il, vous étiez donc arrivé ? Je vous croyais en retard. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?

Le sourire de David avait été éphémère.

— C’en est un autre, dit-il tout bas. Venez par ici un instant…

Le docteur Henree pénétra dans le petit box, regarda le mort et murmura :

— Bon Dieu !…

Sur quoi il enleva ses lunettes. Il en soumit les verres au faible rayon de force de son crayon nettoyeur, puis les remit.

— Je crois, dit-il, que le mieux serait de fermer le restaurant.

Gaspere, atterré, ouvrit et ferma la bouche sans pouvoir émettre un son. Finalement, il parvint à dire d’une voix étranglée :

— Fermer mon restaurant ! Mais il n’y a qu’une semaine qu’il est ouvert. Ce serait la ruine ! La ruine complète !

— Oh ! Mais seulement pour une heure environ. Il nous faut enlever le corps et passer l’inspection de vos cuisines. Vous préférez sûrement que nous vous évitions le scandale qui salirait le nom de votre établissement si on apprenait que vous avez servi des aliments empoisonnés…

— Très bien… Euh… Je donnerai des ordres pour que le restaurant soit mis à votre disposition. Je vous demande toutefois un moment de délai pour laisser aux clients qui sont là le temps de finir leur repas. J’espère qu’il n’y aura aucune publicité autour de ce… de cet accident.

— Aucune, je vous l’assure, affirma le docteur Henree, soucieux.

Puis, à David :

— David, voulez-vous appeler la salle du Conseil et demander à parler à Conway ? Nous avons une procédure pour ces cas. Il saura ce qu’il y a lieu de faire…

— Dois-je rester ? demanda soudain Forester. Je me sens malade.

— Qui est ce Monsieur, David ? questionna le docteur Henree.

— Le compagnon de table du mort. Il s’appelle Forester.

— Oh ! Alors, Monsieur Forester, je suis désolé, mais vous allez être obligé d’être malade ici…



*

* *



Vide, le restaurant paraissait froid et hostile. Des opérateurs silencieux étaient venus et repartis. Ils avaient examiné les cuisines avec minutie et compétence, atome par atome.

Le docteur Henree et David Starr étaient maintenant seuls dans le restaurant. Ils s’étaient installés dans un compartiment vide. Il n’y avait pas de lumière et, sur les tables, les appareils de télévision en relief n’étaient plus que des cubes de verre éteints. Le docteur Henree hochait la tête.

— Nous n’apprendrons rien, je le sais par expérience… Vous savez, David, je suis désolé ; ce n’est guère ce que nous avions projeté pour fêter votre nomination, n’est-ce pas !…

— Nous avons tout le temps. Nous fêterons cela plus tard. Vous m’aviez parlé, dans vos lettres, de ces cas d’empoisonnement par la nourriture, c’est pourquoi je n’ai pas été surpris. J’ignorais cependant qu’il fût nécessaire de garder le secret le plus absolu à ce sujet. Si je l’avais su, j’aurais été plus discret…

— Vous n’avez rien à vous reprocher… D’ailleurs, nous ne pourrons pas éternellement cacher cette affaire. Petit à petit, des rumeurs commencent à circuler… Les gens voient mourir des personnes qui sont en train de manger, puis ils entendent parler d’autres cas semblables. L’inquiétude s’éveille dans l’esprit du public et je crois que cela ira de mal en pis. Mais nous en reparlerons demain, quand vous aurez vu Conway lui-même.

— Attendez ! dit David en plongeant son regard dans les yeux de son aîné. Ce n’est pas seulement la mort d’un homme, ni même celle d’un millier d’individus qui vous inquiète. Il y a autre chose. Quelque chose que j’ignore. Qu’est-ce que c’est ?

— Je crains, David, dit le docteur Henree en soupirant, que la Terre ne soit en grand danger. La plupart des membres du Conseil ne le croient pas et Conway n’est qu’à moitié convaincu. Mais je suis certain, moi, que ces empoisonnements, que nous supposons causés par la nourriture, constituent une tentative sournoisement camouflée pour s’emparer du contrôle économique de la Terre et, ensuite, du pouvoir Gouvernemental. Jusqu’à présent, David, nous n’avons aucun indice qui nous permette de savoir qui est derrière cette menace ; et cependant je suis sûr qu’il s’agit d’un plan mûrement élaboré par des criminels. Le Conseil Scientifique est malheureusement impuissant ! Nos enquêtes n’ont encore rien apporté de positif…