CHAPITRE IV
Des taches inégales de lumière flottèrent devant David qui prit lentement conscience d’un intense fourmillement et d’une nette pression sur le dos. La pression s’avéra être le contact du matelas dur sur lequel il était allongé. Il savait que le fourmillement provenait des suites d’un coup de fusil-assommoir, arme dont les radiations agissaient sur les centres nerveux de la base du crâne.
Il sentit qu’on le secouait par les épaules et il entendit le claquement lointain des gifles violentes qui lui étaient assénées. La lumière s’engouffra dans ses yeux ouverts et il leva un bras plein de fourmillements pour parer la gifle suivante.
Le Grand était penché sur lui. Son étrange museau de lapin au nez rond et camus touchait presque le sien.
— Par Jupiter ! grommela-t-il, j’ai cru qu’ils vous avaient liquidé pour de bon.
David se souleva sur son coude douloureux.
— J’ai presque l’impression qu’ils l’ont fait, dit-il en soupirant. Où sommes-nous ?
— Dans, le cachot de la ferme. Inutile d’ailleurs de chercher à sortir : la porte est fermée à clef et les fenêtres ont des barreaux.
Le Grand paraissait déprimé.
David chercha sous ses bras. On lui avait enlevé son revolver.
— Est-ce qu’ils vous ont anéanti, vous aussi ? demanda-t-il.
— Zukis m’a abattu avec la crosse de son pistolet, répondit Le Grand en hochant la tête.
Il se tâta le crâne avec une grimace écœurée. Puis il marmonna :
— Mais je lui ai presque cassé le bras avant d’être assommé.
Ils entendirent un bruit de pas de l’autre côté de la porte. David s’assit et attendit. Hennes entra, accompagné d’un homme plus âgé, au visage long et fatigué. Ce visage était rehaussé par des yeux bleu pâle sous des sourcils gris broussailleux qui semblaient fixés dans un froncement permanent. Il portait un costume de ville à peu près semblable à ceux des gens de la Terre. Il n’était même pas chaussé des hautes bottes martiennes.
Hennes s’adressa d’abord à Le Grand :
— Filez au réfectoire ! Et si vous vous avisez d’éternuer sans ma permission, on vous cassera les reins, compris ?
Le Grand le regarda de travers, fit de la main un geste d’adieu à David et lança :
— Je te reverrai !
Puis il sortit d’un air conquérant en faisant claquer ses bottes.
Hennes le regarda partir, ferma la porte à clef derrière lui et se tourna vers l’homme aux sourcils grisonnants :
— C’est celui-là, Monsieur Makian. Il s’appelle Williams.
— Vous avez risqué gros en l’assommant, Hennes. Si vous l’aviez tué, un indice précieux aurait été perdu.
— Il était armé, bougonna Hennes en haussant les épaules. Nous ne pouvions pas prendre trop de risques. En tout cas, il est là.
David constata qu’ils discutaient à son sujet comme s’il était absent ou comme s’il était un objet inanimé qui faisait partie du lit. Makian se tourna vers lui, le regard dur.
— Ecoutez, vous, commença-t-il sur un ton autoritaire. Je suis propriétaire de ce ranch. Tout appartient à Makian sur une surface de cent milles dans toutes les directions. Je suis maître de mes terres et de mes gens. C’est moi qui commande, et c’est aussi moi qui dirige ceux qui peuvent rester et ceux qui doivent aller en prison ; ceux qui doivent travailler et ceux qui doivent être privés de nourriture. J’ai droit de vie et de mort sur mes sujets. Vous me comprenez ?
David opina en silence. Makian reprit :
— Répondez donc avec franchise et vous n’aurez rien à craindre. Si vous essayez de dissimuler quoi que ce soit, nous vous le ferons avouer d’une manière ou d’une autre… Votre nom est Williams ?
— C’est le seul que je donnerai sur Mars.
— C’est votre droit. Que savez-vous des empoisonnements par les produits alimentaires ?
David s’assit sur le lit.
— Ma sœur est morte en prenant un goûter de pain et de confiture. Elle avait douze ans et je l’ai vue étendue, sans vie, le visage encore maculé de confiture. Nous avons appelé un médecin. Il a dit que les aliments étaient empoisonnés et que nous ne devions rien manger dans la maison jusqu’à son retour. Il devait revenir avec un équipement pour procéder à des analyses, mais il n’est jamais revenu. Nous avons vu arriver à sa place un autre personnage que des hommes en civil accompagnaient. Il nous a fait raconter tout ce qui s’était passé, puis il a dit : « C’est une crise cardiaque ». Nous lui avons répondu que c’était ridicule, car ma sœur n’avait aucune maladie de cœur. Mais il n’a pas voulu nous écouter. Il nous a dit que si nous colportions des histoires absurdes de nourriture empoisonnée, nous aurions des ennuis. Il a emporté ensuite le pot de confiture. Il était même furieux que nous ayons essuyé la confiture sur les lèvres de ma sœur. Par la suite, j’ai vainement essayé d’entrer en contact avec notre médecin. Son infirmière prétendait, sans vouloir en démordre, qu’il était absent. A la fin, je suis entré de force dans son bureau. Il y était. Toutefois, il a affirmé qu’il s’était trompé dans son diagnostic. Il paraissait avoir peur d’en parler. Je suis allé à la police, on a refusé de m’écouter. Le pot de confiture que les hommes avaient emporté était le seul aliment de la maison que ma sœur avait mangé ce jour-là en dehors de ce qu’avait absorbé le reste de la famille. Le pot venait d’être ouvert et il était importé de Mars. Nous sommes des gens à l’ancienne mode et nous aimons nos aliments traditionnels. C’était le seul produit de Mars qui se trouvât dans la maison. J’ai essayé de découvrir par les journaux s’il y avait d’autres cas d’empoisonnement par les aliments. Tout cela me paraissait tellement louche ! Je suis même allé dans la Cité Internationale. J’ai abandonné mon travail et j’ai décidé que, d’une manière ou d’une autre, je découvrirais ce qui avait tué ma sœur. Je me suis heurté partout à un mur. Mais comme j’insistais, des policiers sont arrivés avec un mandat pour m’arrêter.
David se tut un instant. Puis, baissant la tête, il poursuivit :
— Je m’y attendais presque et je les ai gagnés de vitesse. Je suis venu sur Mars pour deux raisons. D’abord, c’était la seule façon de ne pas être jeté en prison. En second lieu, j’ai tout de même découvert quelque chose. Il y avait eu deux ou trois morts suspectes dans les restaurants de la Cité Internationale et, dans chaque cas, c’étaient des restaurants qui se prévalaient d’une cuisine martienne. J’ai donc pensé que l’explication de cette affaire se trouvait sur Mars.
Makian, pensif, se caressa le menton.
— L’histoire tient debout, Hennes, qu’en pensez-vous ?
Hennes articula sombrement :
— Demandez-lui les noms et les dates, et vérifiez ce qu’il vient de raconter. Nous ne savons pas qui est cet homme.
Makian se mit presque en colère.
— Vous savez bien que nous ne devons faire aucune démarche qui puisse, si peu que ce soit, donner l’éveil sur tout ce gâchis. Ce serait la perte du Syndicat tout entier !…
Il regarda David :
— Je vais envoyer Benson qui va vous parler. C’est notre ingénieur agronome.
Il ajouta à l’adresse de Hennes :
— Restez ici jusqu’à l’arrivée de Benson.
*
* *
Benson n’arriva qu’une demi-heure plus tard. David passa ce laps de temps nonchalamment étendu sur sa couchette sans accorder la moindre attention à Hennes qui, de son côté, joua le même jeu.
Enfin la porte s’ouvrit et une voix dit :
— Je suis Benson…
C’était une voix aimable, hésitante, et elle appartenait à un individu au visage rond, d’environ quarante ans, aux cheveux blonds assez clairsemés et qui portait des lunettes sans monture. Sa bouche mince s’élargit en un sourire.
— C’est vous, Williams ? s’enquit-il en examinant David.
— Oui, c’est moi.
Benson regarda attentivement le jeune habitant de la Terre.
— Etes-vous d’un caractère violent ? demanda-t-il.
— Je suis désarmé, fit remarquer David, et je suis prisonnier. Vous n’avez vraiment rien à craindre !…
— Tout à fait juste. Voulez-vous nous laisser, Hennes ?
Hennes se releva d’un bond pour protester.
— Ce n’est pas prudent, Benson !
— Je vous en prie, Hennes, insista Benson qui, de ses yeux calmes, fixa l’autre par-dessus ses lunettes.
Hennes grogna, fit claquer sa main contre sa botte en signe de mécontentement, et sortit. Benson ferma la porte derrière lui.
— Voyez-vous, Williams, dit-il sur un ton d’excuse, depuis six mois, je suis devenu un homme important ici. Hennes lui-même m’obéit !… Je n’y suis pas encore habitué.
Il sourit de nouveau, puis reprit :
— Monsieur Makian viens de me dire que vous avez réellement assisté à une mort causée par cet étrange poison mêlé aux aliments. Est-ce exact ?
— Celle de ma sœur, oui.
— Oh ! dit Benson qui rougit. Je suis absolument désolé. Je sais que ce sera pour vous un sujet pénible, mais pouvez-vous me donner quelques détails ? C’est très important.
David répéta l’histoire qu’il avait racontée à Makian.
— Et cela s’est passé aussi rapidement que vous le dites ?
— Cinq ou six minutes après qu’elle ait mangé.
— Terrible. Terrible. Vous n’avez pas idée combien tout cela est épouvantable, dit Benson en se frottant nerveusement les mains. Dans tous les cas, Williams, je veux vous aider… Vous avez deviné une partie de la vérité et je me sens en quelque sorte responsable vis-à-vis de vous de ce qui est arrivé à votre sœur. Jusqu’à ce que le mystère soit éclairci, nous serons tous responsables, nous tous qui habitons Mars. Il y a des mois déjà, voyez-vous, que durent ces empoisonnements, ils ne sont pas nombreux, mais il y en a suffisamment pour que nous ne sachions plus de quel côté nous tourner… Nous sommes remontés à la source des substances empoisonnées et nous sommes certains qu’elles ne proviennent d’aucune ferme. Une chose est sûre aussi : tous les aliments empoisonnés sont embarqués de la cité de Wingrad. Les deux autres villes de Mars sont jusqu’ici hors de cause. Ce fait paraît indiquer que la source de ces drames étranges se trouve à l’intérieur de la ville… Hennes, à partir de cet indice, a entrepris de faire personnellement, la nuit, des expéditions de recherche, mais il n’en est rien résulté.
— Je vois. Cela explique les remarques de Le Grand, dit David.
— Quoi ?
Benson, déconcerté, fronça les sourcils, puis son visage s’éclaircit.
— Oh ! Vous voulez parler de ce petit rouquin qui est toujours en train de vociférer ! Oui, il a une fois surpris Hennes alors que celui-ci quittait la ferme en pleine nuit. Il a demandé ce que cela signifiait et… il a été mis à la porte. Hennes est très jaloux de son autorité et, malheureusement très impulsif aussi… Mais pour en revenir à notre affaire, j’estime qu’il est normal que les marchandises empoisonnées passent par la cité de Wingrad. C’est le port qui dessert tout l’hémisphère… Makian, pour sa part, croit que le poison a été délibérément mélangé à certaines denrées alimentaires par une main criminelle. Plusieurs membres du Syndicat, et lui-même, ont reçu des offres d’achat de leurs fermes pour une somme ridicule. Il n’y est pas fait mention des empoisonnements et il n’y a aucune preuve qu’il existe une relation éventuelle entre ces offres d’achat et cette horrible affaire, mais la coïncidence est bien troublante.
— Et qui a fait ces offres d’achat ? demanda David qui écoutait avec attention.
— Comment le savoir ? J’ai vu les lettres… On y dit seulement que si les offres sont acceptées, le Syndicat devra diffuser un message codé sur une longueur d’onde sub-éthérique spéciale. Le prix offert, précisent les lettres anonymes, diminuera chaque mois de dix pour cent.
— En on ne peut savoir d’où viennent ces lettres ?
— Je crains que non. Elles passent par les voies postales ordinaires et portent le tampon « Astéroïdes ». Comment pourrait-on mener à bien des recherches dans les astéroïdes ?
— La police planétaire a-t-elle été prévenue ?
Benson rit doucement.
— Pensez-vous que Makian, ou même n’importe quel membre du Syndicat, appellerait la police pour une affaire comme celle-là ? C’est une déclaration de guerre qui leur est adressée personnellement. Vous ne connaissez pas encore la mentalité martienne, Monsieur Williams. Ici, on ne s’adresse jamais à la police quand on a des ennuis, car se serait admettre qu’on est incapable d’arranger soi-même ses affaires. J’ai proposé que la question soit soumise au Conseil Scientifique, mais Makian se refuse même à cette démarche. Il dit que les gens du Conseil n’ont pas assez de flair pour découvrir les causes de ces empoisonnements, que ce sont donc des imbéciles et qu’il préfère se passer d’eux. C’est alors que j’entre en scène.
— Vous travaillez aussi à chercher la cause des empoisonnements ?
— Oui. Je suis l’agronome de l’établissement.
— C’est en effet le titre sous lequel Makian vous a présenté.
— Heu… Strictement parlant, un agronome est un individu qui se spécialise dans l’agriculture scientifique. J’ai étudié les principes qui régissent le maintien de la fertilité, ceux de l’assolement, et autres questions de ce genre. En fait, je me suis toujours spécialisé dans les problèmes martiens. Comme nous ne sommes pas très nombreux dans la profession, nous pouvons arriver à des positions assez intéressantes. Parfois, pourtant, les fermiers s’énervent contre nous et pensent que nous ne sommes que des idiots, des théoriciens dépourvus d’expérience pratique. Mais j’ai étudié par ailleurs la botanique et la bactériologie, et c’est pour cette raison que Markian m’a chargé de tout le programme des recherches au sujet des empoisonnements. Les autres membres du Syndicat collaborent d’ailleurs à mes travaux d’investigation…
— Et… qu’avez-vous découvert, Monsieur Benson ?
— En réalité, pas grand’chose. Mais cela n’est pas surprenant si l’on considère la pauvreté de l’équipement dont je dispose… J’ai cependant établi quelques théories. A mon avis, l’empoisonnement est trop rapide pour que ce soit autre chose qu’une toxine de bactérie qui le provoque. Du moins si l’on tient compte de la dégénérescence nerveuse et des autres symptômes qui se manifestent. Bref, je soupçonne qu’il s’agit bel et bien de bactéries martiennes.
— Quoi !
— Il existe une vie martienne. Quand les premiers hommes de la Terre sont arrivés sur Mars, la planète était couverte de formes vivantes simples. Il y avait des algues géantes dont on percevait la teinte bleu-vert au télescope avant même l’invention des voyages dans l’Espace. Il y avait sur ces algues des formes de vie bactérienne, et même de petites créatures analogues aux insectes ; ces créatures pouvaient se mouvoir et fabriquaient elles-mêmes leur propre nourriture, comme des plantes.
— Existent-elles encore ?
— Certainement. Nous en avons complètement débarrassé nos terres avant de les convertir en terrains de culture, mais dans les zones non cultivées, la vie martienne est encore florissante.
— Comment peut-elle agir sur nos plantes ?
— Voilà une question pertinente. Les exploitations agricoles martiennes, en effet, ne sont pas semblables à ce qui existe sur la Terre. Sur Mars, les fermes ne sont pas ouvertes à l’air et au soleil. Le soleil ne fournit pas suffisamment de chaleur pour les plantes originaires de la Terre et il n’y pleut pas. Le sol, toutefois, est bon et fertile et contient en abondance le bioxyde de carbone dont la végétation se nourrit principalement. Aussi les plantes poussent-elles ici sous des écrans de verre. Elles sont semées, soignées et récoltées presque exclusivement par des machines automatiques. Nos fermiers sont, surtout, des mécaniciens. L’eau est artificiellement fournie aux exploitations agricoles par un système d’irrigation qui couvre toute la planète ; ce sont les canaux dans lesquels coule l’eau des calottes polaires. J’insiste sur ces points pour que vous compreniez qu’il serait difficile, par les moyens ordinaires, d’infecter les plantes. Les champs sont fermés et gardés dans toutes les directions, sauf par en dessous.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie qu’en dessous se trouvent les fameuses cavernes martiennes dans lesquelles vivent peut-être des Martiens doués d’intelligence.
— Vous voulez réellement parler de… d’une humanité martienne ?
— Pas d’une humanité, mais d’organismes aussi intelligents que les organismes humains. Il y a une raison qui m’incite a croire qu’il existe des intelligences martiennes qui, sans doute, désirent chasser de leur planète les intrus venus de la Terre.
— Quelle raison ? demanda David.
Benson parut embarrassé. Il se passa lentement la main sur la tête pour lisser les rares cheveux blonds qui garnissaient encore son crâne.
— Ce n’est pas une raison qui soit de nature à convaincre le Conseil Scientifique, dit-il enfin. Ce n’est pas non plus une raison que je pourrais exposer à Makian. Et pourtant, je suis certain que je vois juste.
— Est-ce quelque chose dont vous pouvez me parler ?
— Ma foi, je ne sais pas. Il y a longtemps, franchement, que je ne parle qu’à des fermiers. Vous êtes, je m’en doute, sorti d’un collège ? Dans quelle partie vous êtes-vous spécialisé ?
— En histoire, dit promptement David. Ma thèse traitait de la politique internationale à l’époque ancienne de l’âge atomique.
— Oh ! fit Benson, qui parut désappointé. Vous n’avez aucune culture scientifique ?
— J’ai suivi deux cours de chimie, un de zoologie.
— Je vois. J’avais pensé pouvoir obtenir de Makian qu’il vous permette de m’aider au laboratoire. Ce serait un travail un peu pénible pour vous, surtout si vous n’avez aucun entraînement scientifique, mais ce serait mieux que ce que vous aurait demandé Hennes.
— Merci, Monsieur Benson. Mais… que disiez-vous au sujet des Martiens ?
— Ah ! Oui… Revenons à nos moutons… Je suppose que vous savez qu’il y a, sous la surface de Mars, d’immenses cavernes qui s’étendent sur des milles et des milles ? On le sait par les renseignements enregistrés lors des tremblements de terre, ou plutôt des tremblements de Mars. Certains explorateurs ont prétendu que ces cavernes provenaient simplement de l’action naturelle des eaux de l’époque où la planète avait encore des océans, mais on a relevé une radiation qui vient des profondeurs du sol et qui ne peut en tout cas être d’origine humaine. Cependant, elle émane d’une source dotée d’intelligence. Les signaux sont trop bien ordonnés pour qu’il en soit autrement…
Il se tut, resta un moment pensif, puis reprit :
— En réalité, ce fait n’est pas extraordinaire. Au moment où la planète était jeune, il y avait suffisamment d’eau et d’oxygène pour alimenter la vie. Mais la force de gravitation n’étant que les deux-cinquièmes de celle de la Terre, ces deux éléments se sont lentement échappés dans l’Espace. Supposez qu’il y ait eu des Martiens intelligents ! Ils ont pu prévoir cette fuite. Ils ont pu construire dans le sol, à de très grandes profondeurs, d’énormes cavernes dans lesquelles ils pouvaient se retirer avec une quantité suffisante d’air et d’eau, et perpétuer leur race. Imaginez maintenant que ces Martiens se soient rendu compte que la surface de leur planète abritait une vie intelligente en provenance d’une autre planète ! Supposez qu’ils aient résolu de détruire cette vie étrangère ! Ce que nous appelons l’empoisonnement des produits alimentaires pourrait être une guerre bactériologique.
— Oui, je vois ce que vous voulez dire, répondit David, songeur.
— Je m’arrangerai pour que vous puissiez bientôt travailler avec moi, conclut Benson. Nous pourrons peut-être tirer cette mystérieuse affaire au clair.
Il sourit et tendit la main à David en murmurant :
— Je crois qu’ils vont vous laisser sortir maintenant.
On lui permit en effet de sortir et, pour la première fois, David eut l’occasion d’étudier l’intérieur d’une ferme martienne. Elle était surmontée d’un dôme, bien entendu, tout comme l’était la ville. Sur Mars, on ne pouvait s’attendre à respirer à l’air libre et à vivre dans un champ de gravitation équivalent à celui de la Terre que si l’on se trouvait sous un dôme de force.
Le dôme, cependant, était beaucoup moins élevé que ceux sous lesquels s’abritaient les cités. A son point culminant, il ne mesurait qu’une centaine de pieds, et on pouvait voir tous les détails de sa structure translucide. La lumière blanche fluorescente des lampes l’emportait sur la clarté tamisée du soleil. L’édifice tout entier couvrait environ un demi-mille carré.
Après la première soirée, David n’eut plus guère le temps de poursuivre son examen des lieux. La ferme hébergeait toute une population d’hommes et il fallait nourrir tout ce monde trois fois par jour. Le soir, surtout, quand la journée de travail était terminée, on n’en voyait pas la fin.
Les garçons de ferme ne s’occupaient guère du nouveau domestique. Seul, Le Grand, dont la petite silhouette glissait entre les tables pour remplacer les bouteilles de sauce et les flacons d’épices, lui disait bonjour de la main. Ce métier de serviteur était un peu humiliant pour le bonhomme, mais il acceptait la chose avec philosophie.
— Ce n’est que pour un mois, avait-il expliqué à David dans la cuisine, alors qu’il aidait à préparer le repas du jour et que le chef cuisinier s’était absenté quelques minutes pour son travail personnel. D’ailleurs, la plupart des type savent pourquoi je suis ici et ils me facilitent la besogne. Bien entendu, il y a Griswold, Zukis et consorts, des rats qui essaient d’arriver en léchant les bottes de Hennes. Mais, qu’importe ! Ce n’est que pour quelques semaines.
Une autre fois, il dit à David :
— Ne t’inquiète pas de l’attitude distante des garçons vis-à-vis de toi. Ils savent que tu es un homme de la Terre et ils n’ont pas appris, comme moi, que tu es rudement fort pour un homme de la Terre. Hennes est toujours en train de fourrer son nez de mon côté pour m’empêcher de leur parler, et quand ce n’est pas lui, c’est Griswold. Autrement, je leur aurais raconté ce qui s’est passé. Mais ils finiront bien par te connaître.
Cependant, ils y mettaient le temps. Et pour David, la situation ne changeait pas. Néanmoins, il s’acquittait du mieux qu’il pouvait de ses fonctions de domestique. Un ouvrier et son assiette, une motte de pommes de terre écrasées, une louche de pois, une ration de viande, et ainsi de suite…
Pour les gens de la ferme, David n’était même pas un visage : tout juste une louche et une fourchette !…
Le cuisinier passa la tête par la porte. Ses petits yeux de porc luisaient au-dessus de poches flasques.
— Hé ! Williams ? Allez donc porter les plats au mess particulier.
Makian, Benson, Hennes et tous ceux qui étaient considérés comme dignes d’un tel honneur, soit à cause du poste qu’ils occupaient, soit en raison de leur ancienneté dans la ferme, dînaient entre eux dans une autre salle. Ils s’asseyaient autour des tables et on leur apportait les plats.
Ce n’était pas la première fois que David servait au mess. Il se mit en devoir de pousser la table roulante et il circula entre les tables, en commençant par celle où étaient assis Makian, Hennes et deux autres.
Il s’attarda un moment près de Benson. Celui-ci reçut son plat avec un sourire et un : « Comment allez-vous ? », mais se mit aussitôt à manger.
David, l’air très affairé, brossait d’invisibles miettes. Il s’arrangea pour se pencher vers Benson et lui chuchota tout contre l’oreille :
— Y a-t-il eu des gens empoisonnés dans la ferme ?
Benson sursauta et jeta un vif regard à David. Mais il détourna rapidement les yeux et afficha un air indifférent.
— Les légumes sont martiens, n’est-ce pas ? insista David.
Une autre voix se fit entendre dans la pièce. C’était un aboiement rauque venu de l’autre bout de la salle.
C’était Griswold, le barbu. Il se trouvait à la dernière table et il paraissait furieux.
— Apportez donc ces plats ! cria-t-il. On dirait que vous le faites exprès de traînailler, espèce de fainéant !
David lui obéit, mais sans se presser. Griswold, fourchette en main, fonça sur lui. David fut plus vif et la fourchette heurta bruyamment le plateau que le jeune domestique tenait dans les mains.
Soutenant d’une seule main son plateau, David avait saisi le poignet de Griswold de l’autre. Il resserra son étreinte. Les trois autres convives de la table repoussèrent leurs chaises et se levèrent.
David, d’une voix basse, glacée et monocorde, juste assez haute pour être entendue de Griswold, articula :
— Ne faites pas le sauvage, Griswold. Demandez-moi votre ration poliment, sans quoi vous la recevrez d’un coup.
Griswold se tordit, essaya de se dégager, mais ne put amener David à lâcher prise.
— Demandez poliment, dit David en souriant avec une douceur trompeuse. Faites un petit effort et tâchez de vous conduire comme un homme bien élevé.
Griswold haletait. La fourchette tomba de ses doigts engourdis. Il grogna :
— Donnez-moi ce plateau !…
— Est-ce tout ?
— S’il vous plaît…
Il crachait les mots à contre-cœur. David abaissa son plateau et lâcha le poignet de Griswold. Le sang s’était retiré de ses doigts et sa main était devenue blanche. Fou de colère, il jeta un regard autour de lui. Mais les yeux qui rencontrèrent les siens n’exprimaient que de l’amusement ou de l’indifférence. La vie, dans les fermes de Mars, était dure et chacun devait veiller à sa propre sécurité. Makian se leva :
— Williams ! appela-t-il.
— Monsieur ! répondit David en s’approchant.
Makian ne fit aucune allusion directe à ce qui venait de se passer, mais resta debout un moment à regarder attentivement David comme s’il le voyait pour la première fois.
— Aimeriez-vous vous joindre demain à l’équipe d’inspection ? demanda-t-il. L’inspection, c’est le parcours en voiture de tout le territoire de la ferme, chaque mois, pour vérifier les rangées de plantes. Nous vérifions l’état du matériel et nous examinons le fonctionnement des machines agricoles. Il nous faut des gaillards solides pour ce travail…
— J’aimerais y aller, Monsieur, dit David.
— Bon ! Je crois que vous ferez l’affaire. Continuez votre service en attendant…
Makian se tourna vers Hennes qui avait tout écouté, le regard glacé et sans émotion.
— L’allure de ce garçon me plaît, Hennes. Nous arriverons peut-être à en faire un ouvrier agricole.
Makian baissa la voix et David, qui s’éloignait, ne put l’entendre. Toutefois, à en juger par le rapide coup d’œil en dessous que jeta Makian dans la direction de la table de Griswold, il comprit que l’incident n’avait pas été favorable à Griswold, le vétéran des garçons de ferme.
*
* *
David Starr entendit un bruit de pas à l’intérieur du baraquement et, avant même d’être complètement réveillé, il prit sa décision, se laissant glisser sur le bord extrême de sa couchette, il passa en dessous. Il aperçut, dans la pâle lumière qui entrait par la fenêtre, deux pieds nus. On laissait toujours brûler les résidus pendant la période du sommeil, afin d’éviter l’obscurité gênante de ténèbres trop noires.
David, aux aguets, entendit le froissement des draps sous les mains qui tâtonnaient inutilement le long du lit, puis un chuchotement :
— Williams ? Hé, Williams ?…
David sortit de sa cachette et murmura :
— C’est vous, Le Grand ?
Le petit type maugréa :
— Vous avez tort de faire des plaisanteries pareilles ! Vous auriez pu me faire pousser un cri et je serais dans le pétrin jusqu’au cou. Il faut que je vous parle.
— Allez-y !
— Vous êtes un garçon bougrement soupçonneux, fit remarquer Le Grand.
— Je vous crois ! J’ai l’intention de vivre longtemps.
— Dans ce cas, vous avez raison de faire attention, sinon vous n’y réussirez guère !…
— Non ?
— Non. Et moi je suis fou d’être ici, car si on me surprend, je n’aurai jamais mes certificats de travail. Mais vous m’avez aidé quand j’en avais besoin et je veux vous le rendre. Qu’est-ce que vous avez fait à ce fou de Griswold ?
— Rien qu’une petite bagarre au mess.
— Une petite bagarre ? Il est fou de rage. C’est à peine si Hennes pouvait le retenir.
— Est-ce pour me dire cela que vous êtes venu, Le Grand ?
— En partie, oui. Les types se trouvaient derrière le garage après l’extinction des lumières. Ils ne savaient pas que j’étais par là et j’ai eu soin de ne pas me montrer. En tout cas, Hennes était en colère et il en voulait à Griswold. D’abord pour être entré en discussion avec vous en présence du vieux, ensuite pour n’avoir pas eu le cran d’aller jusqu’au bout après avoir commencé. Griswold était trop enragé pour dire quelque chose de sensé. Autant que j’aie pu en juger, il bégayait des menaces. Il voulait avoir votre peau. Hennes disait…
Le Grand s’interrompit.
— Eh bien, je vous écoute, fit David.
Le Grand paraissait anxieux. Il épia le silence, puis reprit :
— Quand Griswold a eu fini de parler, Hennes lui a dit d’attendre. Il a expliqué que vous seriez dehors demain pour l’inspection, et que ce serait le moment. C’est pourquoi je suis venu vous avertir. Il vaut mieux que vous ne partiez pas en inspection.
— L’inspection serait le moment pour quoi ? demanda David d’une voix qui ne révéla aucun émoi. Hennes l’a-t-il précisé ?
— Je n’en ai pas entendu plus long. Ils se sont éloignés et je n’ai pas pu les suivre, car je risquais d’être découvert. Mais je crois que c’est assez clair : ils ont l’intention de se débarrasser de vous.
— J’irai quand même, dit David, flegmatique. Cela pourrait s’appeler un suicide, je suppose ? Mais je suis assez têtu et les menaces ne me font jamais changer d’avis…