Mardi 7 mai 2143

Lorsque le convoi retrouva enfin la JMT-1, dans l’après-midi du lundi, et que Vance découvrit la « voie » décrite par Antrinell via leur radio à ondes courtes, il crut à une mauvaise blague. La paroi du canyon était certes moins haute et moins escarpée. Le véhicule était garé au bord d’une chute d’eau gelée moins imposante que la précédente, car moins large et haute de seulement sept cents mètres.

D’un côté des rubans de glace massifs qui se déroulaient vers le fond de la vallée se trouvait un genre de talus composé de rochers et d’éclats de pierres à peine moins abrupt que la chute d’eau elle-même. L’opinion de Vance était largement partagée. Les gens sortaient de leur véhicule pour voir de plus près cette « voie » à l’inclinaison impressionnante. Camm et Darwin, minuscules silhouettes sombres évoluant sur une neige meuble et traîtresse, étaient en train de remonter péniblement vers le camp de base.

Comme ils n’avaient pas le choix, ils élaborèrent un plan impliquant les treuils dont étaient équipés tous les véhicules. Les câbles seraient attachés à des rochers gros et stables permettant aux engins de s’engager sur la pente en marche arrière, avant de laisser les treuils faire le gros du travail. Le restant de la journée fut donc passé à étudier le chemin emprunté par Camm et Darwin et à tester les rochers qui leur serviraient de points d’ancrage.

Il neigeait faiblement ce mardi matin quand ils commencèrent leur descente dans une aube pâle. Vance insista pour qu’une Tropic se lance la première, car ils ne pouvaient se permettre de perdre ni leur seule JMT ni la citerne ni le dernier camion.

Antrinell se porta volontaire pour conduire. Il recula lentement et se retrouva bientôt sur une pente inclinée à soixante-dix degrés. À ce stade, seul le câble du treuil retenait le véhicule. Ses roues, quasi inutiles, n’étaient là que pour lui offrir une meilleure stabilité. Les hommes restèrent à une distance respectable, le souvenir du câble se rompant encore frais dans leur mémoire.

Le treuil déroula tranquillement cinquante mètres de filin, soit bien moins que la longueur maximale conseillée. Oleg et Darwin descendirent pour ancrer la Tropic à des rochers tout proches, après quoi le câble fut fixé plus bas, et la voiture put parcourir cinquante nouveaux mètres en marche arrière.

Cela prit plus de deux heures, mais la Tropic atteignit le fond du canyon sans incident et sous des applaudissements nourris. Chacun savait que s’ils atteignaient le fleuve, ils auraient toutes les chances d’arriver sains et saufs à Sarvar.

On guida la Tropic-2 jusqu’au sommet du talus et accrocha son câble à un gros rocher. Vance préférait que les véhicules descendent chacun à leur tour. Qu’un câble cède pendant une descente groupée, et ce serait une catastrophe qu’il refusait d’envisager.

L’après-midi touchait à sa fin lorsque le dernier véhicule se retrouva sur la glace qui tapissait le fond du large canyon. Restait à faire descendre les traîneaux. Vance donna le signal. Toute la journée, les flocons s’étaient faits plus denses. Comme les nuages noircissaient continuellement et que la lumière déclinait, il craignait de devoir attendre le matin pour récupérer les traîneaux. On démonta les treuils et les utilisa pour mettre en place un relais jusqu’en bas. De cette façon, la descente serait beaucoup plus rapide que pour les véhicules.

Le déroulement des opérations était encourageant.

Le docteur Coniff l’appela pour le prévenir que Ravi Hendrik s’était réveillé.

Dans le sas du biolab-2, Vance secoua la pellicule de neige qui collait à sa parka et à son pantalon imperméable. Lorsque la porte intérieure s’ouvrit et que l’atmosphère chaude le frappa, ce qui restait de glace sur ses vêtements fondit instantanément, formant des taches sombres. Des gouttelettes dégoulinèrent sur ses bottes.

Ravi Hendrik avait toujours l’air mal en point, mais il était éveillé et buvait du bouillon dans un mug que Juanitar tenait pour lui.

Vance retira son passe-montagne imprimé en envoyant des gouttelettes en tous sens et se força à sourire.

— Vous avez l’air en forme, mentit-il.

— Colonel, je m’estime heureux d’être en vie.

— J’ai regardé le contenu de votre mémoire cache visuelle pendant que le docteur s’occupait de vous. Vous avez eu de la chance. Ce fut un combat dantesque.

— Alors vous l’avez vu ? Vous avez vu le monstre ?

— Oui, je l’ai vu.

— Et les arbres, les fouettards ? C’est ce que Mark Chitty a essayé de nous dire.

— Je sais. Plus question de retourner dans la jungle.

Ravi éclata d’un rire quasi hystérique.

— On fera comment pour traverser la jungle qui nous sépare de Sarvar ?

— Ils vont devoir nous envoyer un hélico, au minimum. J’ai donné l’ordre de lancer une fusée de communication. Ken et Chris sont en train d’en déballer une.

— Excellente initiative, l’approuva Ravi en se détendant sur son fin matelas.

— Ravi, j’ai besoin de savoir. Avez-vous demandé à Angela de venir vous chercher ?

— Oui.

— Je vois. Pourquoi ? Pourquoi elle ?

— Le monstre l’a déjà loupée une fois. Je pouvais avoir confiance en elle. En elle seule.

— Vous auriez pu m’appeler, moi aussi.

— Il y a un saboteur parmi nous. On vient de me dire que Karizma avait déserté à bord de la JMT-1, mais je ne suis pas sûr que ce soit elle la coupable. Il y a peut-être quelqu’un d’autre. Avant qu’on songe à quitter Wukang, notre situation était déjà mauvaise.

Vance se retint à grand-peine de ne pas crier au visage du pilote blessé et assommé par les médicaments. Il n’aurait pas cru que le fait de ne pas inspirer une totale confiance à tous ses hommes puisse le toucher à ce point. Maudites soient Karizma et sa trahison !

— On peut légitimement penser qu’il s’agissait de Karizma, dit-il à Ravi.

— L’extraterrestre est toujours dans la nature, rétorqua le pilote. Il ne nous laissera pas quitter ce monde en vie.

— Si c’est ce qu’il a prévu pour nous, il risque d’être déçu. Maintenant, reposez-vous.

— Un Berlin n’a pas l’autonomie suffisante pour venir de Sarvar nous récupérer. Et les Daedalus ne voleront pas au-dessus des montagnes, assena Ravi en s’animant tant que plusieurs icones de son moniteur de surveillance virèrent à l’ambre. On ne s’en sortira pas. On est coincés ici, et il va venir nous cueillir un par un jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne. Personne ! Il n’y a pas de porte de sortie.

— On n’en arrivera pas là, tenta de le rassurer Vance en demandant, du regard, l’aide de Coniff.

— Je lui ai tiré dessus. À bout portant. Dans le visage. Et il n’a rien remarqué.

— Vous vous trompez. J’ai étudié vos enregistrements. Il a essayé d’éviter vos balles.

Ravi éclata d’un rire haut perché et désagréable.

— Oui, c’est ça ! Il a essayé d’éviter mes balles ! Et c’est tout ! Du 9 mm à pointe creuse… Elles n’étaient pas à son goût, apparemment.

— Docteur, appela Vance.

Coniff s’était déjà levée, qui étudiait les fonctions vitales du blessé. Son i-e donna sans doute des instructions à l’équipement, car le pilote laissa échapper un long soupir et eut un sourire d’extase.

— Ouiiii… La réponse à tout…

Sa tête bascula sur le côté, et il s’endormit.

— Il va s’en sortir ? demanda Vance au médecin.

— Oui, à condition que nous continuions à lui administrer le traitement nécessaire. Je suis préoccupée par l’état de sa colonne vertébrale. Son dos, en revanche, va beaucoup mieux. L’hémorragie et l’hypothermie ont laissé des séquelles, mais son état s’améliore maintenant qu’il est sous assistance. Il a eu de la chance qu’Angela le ramène si vite. Quelques heures de plus, et il ne serait plus de ce monde.

— Merci.

Vance se demanda si toute la profession médicale avait toujours une attitude si négative. Il s’enferma dans le sas, remit ses multiples couches de vêtements et ses gants avant de visser son casque sur sa tête. La météo ne s’arrangeait pas. Quelque part au-dessus de la masse noire et cotonneuse qui les surplombait, des éclairs zébraient le ciel, fissures incandescentes sur le ventre des nuages, accompagnés de grondements graves qui se réverbéraient sur les parois du canyon. La neige tombait dru, les flocons atteignant désormais dix centimètres de diamètre. Le vent qui balayait le fond de la vallée forcissait également, projetant la neige contre les véhicules à une vitesse toujours plus grande.

Sur le talus, le dernier traîneau avait parcouru la moitié du chemin. Vance ne voyait même plus le sommet de la paroi. Son i-e appela Ken.

— Dans combien de temps pourrez-vous procéder au lancement ?

— Une quinzaine de minutes, mon colonel. Le lanceur est prêt. Les dernières vérifications sont en cours.

— La météo ne va pas le gêner ?

— Je ne crois pas. En revanche, je ne suis pas sûr que nous puissions maintenir le contact. Nos maillages sont dans un piteux état, et l’orage électrique qui menace ne va pas arranger les choses. Mais le pire, ce sont les parois du canyon ; elles ne manqueront pas de bloquer le signal.

— Mais Abellia va bien le recevoir ?

— Oui, mon colonel. Normalement. Enfin, si leurs paraboles sont toujours opérationnelles.

— Compris. Poursuivez.

Ken lui ayant déjà fait part de ses réserves concernant l’efficacité de la fusée, Vance avait préparé un message destiné à Vermekia et à quiconque stationnait encore à Abellia. Il contenait la mémoire cache visuelle de Ravi ainsi que son appel au secours. La communion étrange du monstre et des fouettards avait énormément secoué le colonel. Un tel pouvoir frisait le surnaturel. Il ne l’avait dit à personne, mais il partageait la conviction de Ravi : jamais ils ne sortiraient vivants de cette jungle, à moins que Vermekia les écoute et leur vienne en aide. Le temps des manœuvres politiciennes et des négociations de couloir était révolu. Personne, pas même lui, ne pourrait plus écarter d’un revers de la main les preuves réunies par Vance.

Il traversa le cercle formé par les véhicules et monta dans le sas du biolab-1. Il y avait plus de neige accrochée à ses vêtements que lorsqu’il était monté à bord du biolab-2. Il la nettoya vigoureusement et entra dans l’habitacle principal. Antrinell, Tamisha et Roarke buvaient un café. Fort heureusement, les boissons chaudes n’étaient pas encore rationnées. Tous les trois avaient passé de longues heures dehors pour aider les véhicules à descendre du sommet du canyon. Leurs lèvres étaient bleues, craquelées, et tous présentaient des marques rouges sur le visage, là où le froid s’était engouffré sous les passe-montagnes et autres écharpes.

Vance se débarrassa de ses couches externes dégoulinantes de neige fondue et prit place autour de la petite table escamotable. Tamisha lui proposa un mug de café, qu’il accepta avec reconnaissance.

— J’ai vérifié les réserves de carburant, commença Antrinell. Ce sera juste, quoique faisable, à condition qu’il n’y ait plus d’imprévu.

— Oui.

— Mais… nous savons tous qu’il y aura des imprévus. La créature court en liberté, et elle est capable d’utiliser la jungle contre nous. Pour résumer notre situation, je dirai que nous n’atteindrons jamais Sarvar.

— Je ne m’attendais pas à cela de votre part, dit Vance d’un ton léger. De toute façon, j’ai joint une demande d’évacuation au message que la fusée va transmettre.

— Message dont on ignore s’il passera ou non.

— Il nous reste encore trois fusées, en plus de celle-là.

— Excusez-moi, mon colonel, mais j’ai l’impression que vous sous-estimez la puissance de notre adversaire. Nous savons désormais que la jungle réagit aux injonctions d’un extraterrestre intelligent. Cette planète abrite une force dont nous ne soupçonnions pas l’existence.

— Êtes-vous en train de me dire que j’aurais dû agir différemment ? demanda Vance.

Le fait qu’Antrinell l’ait appelé « mon colonel » devant les autres membres de l’équipe de xénobiologie était un très mauvais signe. Ils se connaissaient depuis trop longtemps pour cela. Ses hommes avaient peur, ce qui était compréhensible, mais cette défiance de la part d’un officier en second était sans précédent et inacceptable.

— Nous avons tous les mêmes informations, mon colonel, intervint Tamisha. Nous sommes tous arrivés aux mêmes conclusions. Nous étions tous d’accord pour essayer de rallier Sarvar. À l’époque.

— Et vous avez changé d’avis ? Vous auriez dû y penser avant de descendre dans ce maudit canyon, car Dieu sait que nous ne pouvons plus faire demi-tour.

— Nous ne remettons pas en question cette expédition ni le fait qu’elle nous ait entraînés jusqu’ici, reprit Antrinell. Toutefois, vous vous devez de prendre en considération notre situation actuelle.

— Vous croyez peut-être que je ne suis pas conscient de notre situation ? Vous vous fichez de moi ?

— Mon colonel, commença Roarke d’un ton incertain. Ce n’est pas la question ; tout le monde sait ce qui nous arrive. En réalité, nous parlons des implications…

— Vance, nous sommes en guerre, lâcha Antrinell. Je ne suis pas sûr que vous l’ayez vraiment compris. Cette guerre a commencé de façon subtile et progressive, et nous n’avons sans doute pas répondu comme nous aurions dû. Notre ennemi, quel que soit sa nature, a décidé de nous exterminer. La planète réagit à notre présence, les arbres eux-mêmes essaient de nous tuer. Pour ma part, je suis intimement convaincu que l’apparition des taches solaires n’a pas été fortuite. Nous sommes manifestement opposés à des forces qui nous dépassent. Des forces phénoménales. Peut-être même comparables au Zanth. Et elles nous sont résolument hostiles.

— Oui. Je suis entièrement d’accord avec vous.

— En conséquence de quoi nous devrions déployer l’arme qu’on nous a confiée précisément pour répondre à ce genre de situation.

— Antrinell, je ne peux pas autoriser une chose pareille. Le métavirus zéro a été créé pour tuer toute vie sur St Libra, tout ce qui contient des molécules génétiques endogènes. Vu les liens qui semblent l’unir à la flore de cette planète, cela inclut nécessairement la créature, le gardien. Nous ne pouvons pas faire ça. Vous et moi, nous savons que le Seigneur ne pardonnerait pas un crime pareil.

— Si nous ne réagissons pas, si nous ne déployons pas l’arme, St Libra gagnera. Nous n’arriverons jamais à Sarvar ; pas avec la créature et la jungle en travers de notre chemin. Nous avons tous regardé la mémoire visuelle de Ravi. Les balles ne lui font rien du tout. Il n’y a pas d’autre solution. Le métavirus détruira cette chose. C’est notre unique chance de survie. Et si nous ne le faisons pas, qui pourra prévenir l’ADH et les mondes transspatiaux ? Le métavirus zéro a été créé parce que nous ne pouvons pas affronter deux menaces extraterrestres simultanément. Surtout pas des menaces de cette ampleur. Nous nous devons d’éliminer celle-ci avant qu’elle nous détruise.

Vance regarda d’un air incrédule son collègue officier et Guerrier de l’Évangile. Qu’une personne puisse prendre une décision si contraire à ses convictions et au serment qu’elle avait prêté le dépassait complètement. Antrinell n’avait apparemment pas idée de la profondeur de la foi de Vance dans son Seigneur. Sa religion était tout pour lui. Elle était sa raison d’être. Il savait que l’apparition de la vie dans l’univers n’était pas le fruit du hasard. Dieu seul savait pourquoi et comment il avait créé le cosmos. Vance ne s’était jamais imaginé comprendre un jour, car il se savait trop insignifiant pour cela ; il se satisfaisait d’avoir sa place dans un si glorieux projet. Il s’efforçait de vivre une existence digne de la création du Seigneur.

— Non, assena-t-il fermement. Et je ne reviendrai pas sur ma décision. Nous ne libérerons pas le métavirus. Je ne crois pas que l’hostilité d’un gardien égaré justifie à elle seule un génocide.

— Un génocide ? cria Antrinell. Nous parlons de plantes !

— S’il s’agissait seulement de plantes, nous n’aurions pas cette conversation.

— Vous nous condamnez à une mort certaine. Sans le métavirus zéro, nous n’arriverons jamais à Sarvar.

— S’il doit en être ainsi, le Seigneur nous montrera la voie. Par ailleurs, rien ne dit que le métavirus fonctionnerait dans ce climat. Les missiles le disperseraient dans les courants-jets, mais cela s’arrêterait là. Une fois au sol, à quoi s’accrocherait-il ? Rien ne vit plus. Le froid le tuerait aussi sûrement que du feu. Cela prendrait sans doute un peu plus de temps, mais le résultat serait le même. Il n’y aurait pas de croissance exponentielle, donc pas de contagion.

— Peut-être, mais vous oubliez qu’une des formes de vie de St Libra est bel et bien vivante et active, insista Antrinell. Il se peut que nous ne puissions rien contre la jungle, mais nous pouvons au moins régler son compte au fumier qui nous assassine. Laissez-nous essayer. Nous aussi, nous avons le droit de vivre.

Vance réfléchit à sa proposition. Puis il se retourna vers Tamisha.

— Est-il possible de fabriquer un pistolet ou un vaporisateur, enfin quelque chose qui permette de cibler le monstre et seulement le monstre ?

— Pourquoi pas, répondit-elle, pensive. Je devrais pouvoir concevoir une charge qui viendrait se nicher dans nos munitions à pointe creuse. Nous disposons de deux imprimantes de microprécision, ici, au labo. Elles sont conçues pour fabriquer des pièces détachées, mais devraient faire l’affaire.

— Commencez à travailler sur ce projet. Si vous réussissez, j’envisagerai l’idée de désactiver un missile et d’extraire le métavirus pour le charger dans nos balles.

— Entendu, mon colonel.

— Si votre système est viable, ajouta Vance en brandissant un index décidé, je porterai cette arme personnellement à la ceinture.

— Atteignez votre cible, et tout le monde sera content, dit Antrinell.

— Bien. (Vance termina son café d’une traite.) J’ai un lancement de fusée de communication à superviser. Si vous n’avez rien à ajouter, cette conversation est terminée.