Mardi 30 avril 2143
La couche nuageuse s’était affinée à mesure que la matinée avançait, avant de disparaître complètement. Pour la première fois depuis des semaines, Angela pouvait admirer le système annulaire dans toute sa majesté, même si, à cause de la nouvelle teinte de Sirius et des aurores boréales, il brillait d’un éclat mauve maladif comme il s’incurvait au-dessus de l’horizon sud. En dessous, à trois kilomètres, au pied d’une petite colline, se trouvait l’affluent du Lan. Angela n’arrivait pas à détacher son regard du cours d’eau, car elle avait besoin de se rassurer sur le fait que quelque chose, dans ce maudit voyage, pouvait se dérouler comme prévu. Comme l’avait prédit Leif, il était plat, gelé et relativement rectiligne ; une véritable autoroute dans ce paysage impitoyable fait de jungles et de vallées. Plus que trois kilomètres. C’était si peu.
Elle remonta péniblement la colonne de véhicules arrêtés. L’atmosphère était suffisamment claire pour lui permettre de distinguer le sommet des rubans boréaux situés à des dizaines de kilomètres au-dessus de sa tête. Plus loin encore, elle voyait par intermittence la phosphorescence mauve et diffuse qui enveloppait l’atmosphère. L’ionosphère, bombardée par les particules émises par Sirius, brillait comme une enseigne de magasin, comme un panneau criant la détresse de cette planète au reste du système solaire. Des éclairs fins zébraient les couches hautes de l’atmosphère, qui essayaient d’égaliser leurs niveaux d’énergie.
En dépit de son étrange beauté, c’était un spectacle déprimant. Le climat n’était pas près de changer. Pas à court terme, en tout cas – alors que le convoi évoluait dans ce court terme, justement. Ils commençaient même à manquer de temps. Elle dépassa le garage orange qui abritait la JMT-1, bulle que l’équipe de maintenance s’apprêtait à dégonfler et d’où le véhicule était sur le point de sortir.
Deux des moteurs des essieux de la voiture étaient tombés en panne en l’espace de trois heures, le lundi après-midi. Tout le monde commençait à parler de sabotage. Sauf Leif et Darwin, qui s’y attendaient un peu. Comme ils l’avaient dit à Elston, un véhicule qui avait connu l’expérience d’une chute dans un ravin risquait d’avoir des soucis de fiabilité au cours d’un voyage de deux mille kilomètres. Un diagnostic rapide leur permit de conclure que la meilleure solution était un remplacement pur et simple. Ils avaient mis onze heures à démonter et à remplacer les vieux roulements dans le garage gonflable.
Angela arriva devant le biolab-2. Son i-e ordonna à la portière coulissante de s’ouvrir. Elle attendit que le sas se soit refermé avant de retirer son passe-montagne et ses gants. Comme d’habitude, la lumière et la chaleur lui semblèrent bizarres. L’atmosphère lui donna un peu la nausée. Il y avait neuf personnes dans le compartiment, sans compter une forte odeur d’antiseptique, aussi les filtres de la climatisation avaient-ils le plus grand mal à accomplir leur mission.
Paresh était réveillé et assis contre des coussins, si bien qu’elle oublia rapidement cette sensation désagréable. Il avait les joues rouges, comme un enfant en train de jouer. C’était une bonne chose, sans doute.
— Salut, commença-t-elle en se faufilant entre son brancard et celui de Luther.
Ce dernier semblait toujours mal en point ; sa peau était grisâtre, et toute une panoplie de tubes sortait de sous sa couverture. La couleur des fluides qui y circulait, emplissant des sachets en plastique, lui parut étrange.
— Eh ! salut, toi.
Angela embrassa Paresh furtivement, consciente d’être observée par les personnes présentes dans l’habitacle et la cabine du conducteur.
— Comment tu te sens ?
— Assez bien. Le doc me donne les médicaments qu’il faut.
— Tu en as de la chance. Nous, on est passés à la gelée nutritive.
— Ouais, je sais.
Il désigna une petite alcôve contenant une de ces machines à préparer des repas ; de l’adhésif industriel l’empêchait de glisser sur la surface en acier inoxydable de l’étagère.
Angela la regarda en plissant le nez. On aurait dit une de ces machines à café franchisées qu’on trouvait dans les bars, sauf qu’il n’en sortait aucune vapeur ni aucun sifflement. Leur fonctionnement était relativement simple : on glissait le pack de gelée par le haut et on choisissait le plat, qui sortait, coloré de façon idoine, dans un petit carton argenté. Ragoût de bœuf, crumble à la pomme, purée de pommes de terre, soupe, poulet au curry, etc. On avait le choix entre une vingtaine de plats. La machine mélangeait à la gelée des arômes ainsi que diverses gélatines en poudre destinées à en altérer la texture pour aboutir à une approximation raisonnable du plat demandé – à en croire l’extravagante brochure numérique du constructeur. Comme l’avaient découvert Angela et ses camarades ce jour-là, à l’heure du déjeuner, ce qui jaillissait du tuyau de la machine ressemblait à une crème graisseuse mal mélangée à des grains de colorants alimentaires et des arômes artificiels amers.
— Je n’arrive pas à croire que j’ai mis ce truc sur la liste des provisions, lui dit-elle. Si c’était pour embarquer moins de poids, j’aurais mieux fait de laisser Karizma derrière.
Penser à la nourriture lui donna des frissons dans le dos. Malgré la chaleur du biolab, elle avait froid.
Paresh sourit.
— Je dois t’avouer que le doc me donne de la vraie nourriture.
— Merde, je vais regretter de ne pas être blessée.
— Non, tu te lasserais vite du bouillon de poule, parce qu’il n’y a que ça. Et en quantités industrielles.
Angela se retourna vers Coniff, assise à côté de Luther.
— Dans combien de temps pourra-t-il se lever ?
— Disons quelques jours. Cette pause inopinée a été une bénédiction. Grâce à elle, le tissu de synthèse a eu une chance de stabiliser les fractures de ses côtes, de les solidifier.
— Tu vois, tu seras bientôt guéri, dit Angela à Paresh en lui serrant la main.
— Ouais. On repart quand ?
— Darwin va faire un tour avec la JMT-1 pour la tester. Ils étaient en train de dégonfler le garage quand je suis passée devant. Si les roulements fonctionnent comme prévu, on foncera vers la rivière au petit matin.
— On m’a dit que le colonel y avait déjà jeté un coup d’œil.
— Ouais. La JMT-2 et la Tropic-1 sont descendues jusqu’au cours d’eau ce matin. Il est complètement gelé, et il n’y a qu’un mètre de neige dessus. On pourra rattraper une partie de notre retard, et puis ce sera beaucoup moins difficile pour les véhicules.
— Enfin des bonnes nouvelles.
Elle souleva son sac.
— Un nouveau pull pour toi, annonça-t-elle. Pour quand tu pourras te lever. Comme j’étais pressée, les mailles ne sont pas très régulières.
Un nouveau frisson involontaire lui parcourut les muscles, faisant trembler son bras lorsqu’elle lui tendit son épais pull rouge et bleu.
— Merci.
Le doc lui lança un regard appuyé.
— Bon, j’y retourne, dit Angela. J’ai un tas de passe-montagne à tricoter. On dirait que j’ai découvert mon vrai talent.
Paresh toussa. Une grimace lui déforma le visage.
— Tout le monde aime ce que tu fais.
— Apparemment. Prends soin de toi. Je reviendrai te voir dès qu’on s’arrêtera pour faire le plein.
Il semblait si diminué, allongé comme cela. Tellement diminué qu’elle avait du mal à le regarder. Elle n’avait jamais été très douée pour affronter la maladie – la sienne ou celle des autres – et avait un peu honte de sa faiblesse. Elle s’efforça de ne pas voir Luther lorsqu’elle se faufila entre les deux brancards. Il avait apparemment souffert d’avoir été déplacé dans la cabine du conducteur pour faire de la place et accueillir les urgences. Elle avait entendu Juanitar Sakur parler des dommages internes importants dont souffrait Luther et du fait que le voyage ne l’aiderait pas à guérir.
— Je vous accompagne, dit Mark Chitty. Je vais rendre une petite visite à Dean Creshaun.
Angela attendit poliment que l’infirmier enfile ses vêtements. Ils entrèrent dans le sas ensemble. Dehors, la JMT-1 décrivait lentement des cercles autour des véhicules du convoi, frôlant un bois situé à l’est. Le garage dégonflé formait une étrange flaque de tissu par terre. Dans la lumière instable, il était plus gentiane qu’orange.
Chitty la salua de la main et se dirigea vers le biolab-1, où Dean récupérait de ses blessures. Ses quelques contusions et meurtrissures au flanc ne nécessitant pas la même surveillance que Luther, le docteur l’avait installé sur une couchette de l’autre biolab, où il serait tranquille pendant quelques jours.
Comme Angela retournait à la Tropic-2, son estomac se remit à bouillonner. Elle commençait à avoir la migraine, et sa bouche s’emplissait de salive. Elle craignait d’être sur le point de vomir. Quelque chose la rendait étrangement sensible aux changements de l’air. Soudain, elle ressentit un besoin pressant d’une tout autre nature.
— Putain ! gémit-elle en se mettant à courir aussi vite que possible vers la Tropic.
Elle aurait besoin d’une bassine, et très vite. Son i-e établit une liaison avec Madeleine, qu’elle supplia de tout lui préparer. Au diable sa dignité ; elle n’en pouvait plus et transpirait de partout.
— Vous aussi ? répondit Madeleine.
Angela se moquait de savoir qui d’autre souffrait des mêmes symptômes qu’elle. Tout ce qu’elle voulait, c’était entrer dans la Tropic.
***
Mark Chitty sortit du biolab-1 au moment où Sirius disparaissait derrière la ligne d’horizon. Dean allait très bien, désormais, et les visites étaient devenues des formalités. Dès le lendemain matin, lorsque tout serait prêt, il pourrait monter à bord de la Tropic-1.
De fins flocons de neige tourbillonnaient sur le sol comme le vent se levait. Il regarda les mécanos transporter le garage roulé vers le traîneau du biolab-1, et leur fit signe lorsqu’ils passèrent devant lui. La JMT-1 était de retour dans la file de véhicules. Plusieurs hommes étaient occupés à fixer des caisses sur son toit. Autrement, tout le monde retournait à son véhicule. Il avisa deux personnes en train de courir, leurs jambes battant l’air et soulevant des plumets de neige. Chacun ayant terminé son travail ou presque, Mark commençait à croire qu’ils allaient vraiment rallier la rivière le lendemain matin. De là, le chemin serait direct jusqu’à Sarvar. Encore une semaine environ, et ils seraient en sécurité.
— J’ai une course à vous confier, lui annonça le docteur Coniff lorsqu’il fut à mi-chemin du biolab-2. Nous avons cinq cas avérés de grippe intestinale, sans compter de nombreux symptômes préliminaires. Ils vont tous avoir besoin de taraxophane.
— D’accord, je serai là dans une minute.
— Occupez-vous des trois Tropic ; Juanitar visitera les camions et les JMT.
— Et les biolabs ? Dans le 2, personne ne semblait souffrir. Pourquoi n’avons-nous rien attrapé ?
— Euh… Miya et Zhao l’ont aussi, et je ne me sens pas très bien non plus, pour vous dire la vérité.
— Zut ! Quelle est l’origine de l’épidémie, à votre avis ?
— J’opte pour un empoisonnement alimentaire. Les malades sont trop nombreux pour qu’il puisse s’agir d’une simple contagion.
— C’est cette saleté de nourriture reconstituée, conclut immédiatement Mark. Il doit y avoir un souci avec les machines.
— Sans doute. Nous isolerons la cause plus tard. Pour l’instant, je veux que tout le monde prenne ses médicaments et s’hydrate.
— Bien sûr.
Mark chercha le biolab-2 du regard. La météo s’aggravait, et Sirius avait presque complètement disparu. La nuit serait longue et désagréable. Il n’avait pas envie de penser aux conditions qui régneraient dans les voitures, le nombre de bassines étant limité. Dans l’idéal, les gens sortiraient des véhicules, baisseraient leur pantalon et s’accroupiraient, mais, avec toutes les couches qu’ils portaient, ce ne serait pas si simple. Et puis, il y avait le monstre, pensa-t-il.
Comme il dépassait le camion-1, il aperçut un cylindre dans la neige, entre deux grands arbres. Il avait dû tomber de la JMT-1 pendant les essais du véhicule. Il savait que ces cylindres contenaient d’importantes pièces détachées, chaque véhicule transportant les siennes, y compris les biolabs. S’il continuait à neiger de la sorte, le tube serait rapidement recouvert.
— Fait chier, marmonna-t-il dans sa barbe.
Cela ne prendrait pas plus d’une minute. Les traces laissées par les roues de la JMT conduisaient directement au cylindre.
Mark fit donc un détour et se dirigea vers l’objet abandonné. Lequel s’avéra plus éloigné que prévu. Juger des distances dans la neige immaculée n’était pas chose aisée. La piste de la JMT s’incurvait, frôlant les fouettards et les métacoyas. Les arbres l’avaient trompé aussi ; ils étaient plus grands qu’il ne l’avait pensé, contribuant autant que le paysage blanc et infini à déformer les distances.
Il n’était plus qu’à deux mètres du cylindre lorsqu’il avisa l’empreinte de pas. Elle se trouvait à côté des lignes parallèles laissées par les pneus basse pression de la Jeep, à un endroit où la neige était vierge. Sa forme surprenante attira son attention. Le fait qu’une JMT soit passée par là ne suffisait pas à expliquer sa présence. Il s’arrêta, se pencha et retira ses lunettes pour pouvoir l’examiner correctement. Cela lui prit quelques secondes, mais il finit par comprendre ce qu’il y avait de choquant dans la forme imprimée dans la neige.
— Des orteils ?
L’empreinte avait été laissée par un pied et non une botte. Quelqu’un s’était baladé pieds nus dans la neige. Quelle idée !
Un paquet de neige tomba avec un bruit mat.
— Hein ?
Mark se retourna. Une importante quantité de poudre blanche tombait du fouettard le plus proche, un énorme spécimen culminant à soixante mètres dans le ciel iridescent. En dessous se découpait une silhouette qui attira l’attention de Mark. Une des branches enroulées du fouettard vibrait et tremblait, se débarrassant de son manteau de glace, mais l’homme ne la remarqua pas, hypnotisé qu’il était par la forme qui se dressait à une cinquantaine de mètres de là – une silhouette sombre, humanoïde, mais en rien humaine.
— Nom de Dieu ! cria Mark.
Il ordonna à son i-e d’établir une connexion d’urgence avec le réseau du convoi. La créature ne bougeait pas, ne le chargeait pas.
— Au secours, supplia Mark. À l’aide !
Devant lui, la créature leva les bras et agita élégamment dans les airs ses mains munies de cinq longues lames.
— Que se passe-t-il ? demanda Elston.
Stupéfait, bouche bée, Mark regarda les bras du monstre décrire des gestes rapides et complexes. Il pensa aussitôt à un chef d’orchestre dirigeant une symphonie folle et discordante.
La branche du fouettard libérée de son linceul blanc se déroula dans un mouvement serpentin. À la base, elle était aussi épaisse qu’un tronc humain, puis elle s’affinait progressivement jusqu’à ne mesurer que quelques centimètres de diamètre à la pointe. Elle fendit l’atmosphère comme une tornade folle, relâchant d’un seul coup toute l’énergie accumulée et retenue depuis que l’arbre avait envoyé ses spores dans la nature pour la dernière fois, plusieurs mois plus tôt. Au lieu de se dérouler à l’horizontale pour lancer les spores le plus loin possible, la branche, à cause de ses fibres déformées, siffla vers le bas.
Mark Chitty n’eut le temps ni de la voir ni de l’entendre. La section de la branche qui le frappa au-dessus du pelvis était plus épaisse que sa cuisse.
Son maillage corporel envoya aussitôt une alerte médicale frénétique, déversant sur le réseau du convoi les détails horribles des dommages qu’il avait subis.
Elston :
— Chitty !
Coniff :
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que… ?
Juanitar :
— Mark !
Mark tomba dans la neige et roula sur lui-même deux fois. Sa respiration était sifflante et saccadée. Sa vision brouillée s’éclaircit un peu. L’incroyable douleur commença à se dissiper comme si on lui avait injecté des analgésiques. Une brume rouge foncé comprimait son champ de vision. Sa grille devint illisible, puis disparut. Loin au-dessus de lui, il vit la branche de fouettard s’enrouler et reprendre sa position horizontale, les poils blancs de son écorce ondulant comme les plumes d’un animal agité.
Sa tête tomba sur le côté, et il se retrouva de nouveau face à la créature. Celle-ci continuait à agiter les bras, poursuivait sa folle danse, dirigeant, crescendo, une symphonie que personne n’entendait.
— Elle est vivante, annonça un Mark sonné à ses collègues paniqués. Tout entière.
Une autre branche de fouettard se déroula vers le bas, lui cassant les deux jambes et le projetant à dix mètres de là. À peine eut-il cessé de glisser qu’il reçut un nouveau coup. Après le troisième impact, sa conscience commença à l’abandonner. Il ne sentait plus du tout son corps fracassé. Et la créature se tenait toujours là où il l’avait vue la première fois. Les lames de ses doigts étaient écartées dans un geste de triomphe exubérant, leur surface noire et brillante réfléchissant la faible lumière rouge de Sirius à travers la neige tourbillonnante, manipulant les fouettards comme des marionnettes.
Le corps inerte de Mark fut projeté encore et encore contre les gros troncs. Les fouettards frappèrent sans retenue, le réduisant à l’état de masse informe de chair inerte et de membres brisés et flasques. Son sang imbiba ses couches multiples de vêtements là où ses os cassés avaient transpercé son épiderme. Des gouttelettes dessinèrent des taches sombres sur la neige immaculée, seules preuves de son passage de vie à trépas. La plupart de ses cellules intelligentes étaient détruites, et ce qui restait de son maillage corporel n’émettait qu’un faible signal.
Le dernier coup l’envoya au loin, à côté d’un énorme fouettard, hors de vue des véhicules du convoi. La moitié des branches enroulées de l’arbre se mirent à trembler, fracturant leur manteau de glace cassante. Une avalanche de neige tomba sur la victime, bloquant les dernières émissions de son maillage. D’autres fouettards s’agitèrent, couvrant les traces de sang et les diverses marques laissées dans la neige par le brutal voyage de Mark vers l’oubli.
***
Vance se força à participer aux recherches alors même que, malade comme un chien, il avait peine à tenir debout. Seuls huit des hommes du convoi n’étaient pas affectés, dont Paresh Evitts et Dean Creshaun. La raison en était claire : aucun des deux blessés n’avait mangé de gelée alimentaire. Luther, au contraire, avait insisté pour être traité comme les autres, avalant fièrement des cuillerées de ragoût préparé par le distributeur du biolab. Les six autres – Lorelei, Lulu MacNamara, Leora Fawkes, Antrinell, Karizma Wadhai et Leif Davdia – s’étaient tous abstenus de manger de la gelée à l’heure du déjeuner.
Vance leur donna l’ordre à tous de sortir dans la nuit scintillante – sauf à Lulu. La pauvre jeune femme ne leur aurait servi à rien sur le terrain, et ce même si elle avait obéi à ses ordres.
En une demi-heure, Vance était tombé à genoux deux fois pour vomir faiblement dans la neige. Il tremblait continuellement, tandis que, sous ses vêtements trempés, sa peau était brûlante et humide. L’intensité de ses maux de tête était fluctuante, l’obligeant parfois à rester immobile et à inspirer profondément, tandis que les vrilles de douleur devenaient trop difficiles à supporter. Raddon et Mohammed avaient insisté pour participer aussi, affirmant que leurs symptômes n’étaient pas trop graves. Le docteur Coniff s’était connecté à leurs cellules intelligentes médicales avant de refuser de les laisser sortir. Vance n’avait pas écouté son avis.
Tous les huit formaient donc une ligne lâche en bordure de la forêt. Dans la lumière étrange des aurores boréales le vent générait des tourbillons de neige autour des troncs. Au-dessus des hommes, les silhouettes sombres des arbres semblaient encore plus menaçantes que d’habitude. Dans leur dos, les véhicules du convoi faisaient face à la vaste zone de recherche, qu’ils illuminaient de leurs phares. Les faisceaux multiples créaient des ombres trompeuses et déconcertantes. Vance surveillait par télémétrie les mitrailleuses robotisées des voitures, qui suivaient les membres de l’équipe, à l’affût du moindre mouvement inexpliqué.
Bien que toutes les précautions imaginables aient été prises, Vance avait l’impression de marcher au bord d’un précipice. La créature était là. Il le savait. D’une manière ou d’une autre, elle les avait rattrapés.
Les maillages des véhicules leur avaient fourni les coordonnées approximatives de la dernière position connue de Chitty. Ils n’avaient rien trouvé à cet endroit, évidemment. Durant l’attaque, il y avait eu une série de dégradations brutales de la connexion et de la bande passante. Quoi que la créature lui ait fait, elle avait agi par étapes. Le docteur Coniff avait expliqué que les dernières données reçues confirmaient la mort de Chitty. Les hommes s’étaient donc dispersés dans ce sombre paysage arctique à la recherche d’un cadavre. Comme son corps le lâchait, Vance commençait à se demander si se fatiguer de la sorte avait réellement un sens.
Mohammed laissa échapper un gémissement grave et tomba à quatre pattes. Il se balança d’avant en arrière à deux ou trois reprises. Vance se dit que le légionnaire allait encore vomir. Au lieu de quoi Mohammed s’affaissa contre le tronc massif et couvert de glace d’un métacoya. Il gémissait de plus belle. Leora et Antrinell se précipitèrent vers lui. Vance aurait aimé les aider, mais il n’avait tout simplement pas la force de bouger. Le regard rivé sur les faisceaux des phares, il se demanda s’il serait capable de rejoindre les véhicules sans aide. La lumière blanche semblait nourrir sa migraine.
— Bon, il est temps de rentrer, dit Antrinell à Mohammed.
— Ramenez-le-moi, demanda Coniff. Je reçois les données de ses cellules médicales. Son rythme cardiaque devient erratique. Colonel, Raddon et vous devez rentrer aussi.
— D’accord, acquiesça Vance d’une voix rauque.
Un spasme puissant le secoua. Il n’avait même plus la force de lever les bras. Il ne restait aucune trace de Chitty, ni aucun indice de ce qui lui était arrivé.
— Il faut y aller, mon colonel, lui répétait Lorelei. Les recherches sont terminées.
Il ne l’avait même pas vue arriver, mais son icone était bien là, dans sa grille, et son bras glissait sous son épaule. Un nouvel icone d’identité apparut tout près de lui. Leif attrapait son autre bras.
— Vous avez besoin de vous allonger.
Vance eut envie d’acquiescer vigoureusement de la tête, au lieu de quoi il perdit connaissance.
***
Après les vomissements incontrôlables. Après la diarrhée humiliante. Après la fièvre et le froid. Après la transpiration et les tremblements. Après avoir inhalé la puanteur et partagé la souffrance des autres passagers de la Tropic-2. Après avoir bu de l’eau épaissie par les minéraux de réhydratation et s’être appliqué sachet sur sachet de taraxophane, Angela fut enfin capable de s’intéresser de nouveau à ce qui l’entourait. Elle avait dû s’assoupir, pensa-t-elle ; il faisait nuit noire.
L’habitacle de la voiture était plongé dans les ténèbres, mais les phares étaient allumés, faisant briller d’un éclat fluorescent les gouttelettes de condensation qui couvraient le pare-brise. Elle était assise à l’avant, à la place du passager. Elle se rappelait vaguement être remontée dans le véhicule après s’être précipitée dehors pour répondre à l’appel urgent et ô combien familier de son sphincter.
— Comment ça va ? coassa Forster, assis à l’arrière.
— Très mal, répondit-elle en clignant des yeux pour tenter d’y voir clair. À peu près aussi mal que vous, je dirais.
— Ouais, confirma-t-il en fermant aussitôt les paupières.
Il avait le teint luisant et grisâtre. Ses bras étaient secoués de spasmes sous sa couverture maculée de filets de vomi encore frais et puant. Mais il y avait largement pire dans l’habitacle.
— Où sont les autres ? demanda-t-elle.
— Raddon est dans le biolab-2, dit-il les yeux clos. Ils l’ont embarqué là-bas après la recherche. L’idiot a voulu jouer au macho. Juanitar le soigne aussi bien que possible, mais il souffre encore, comme la plupart d’entre nous. Madeleine s’est vite remise, mais elle est jeune. Elle est à bord de la Tropic-3 pour aider Garrick, Winn et Darwin, qui sont dans un sale état.
— Bien.
Angela jeta un coup d’œil circulaire à l’habitacle à la recherche de quelque chose à boire. Sa gourde était à sa place habituelle, dans le rangement prévu à cet effet, sur la portière. Par chance, ce n’était que de l’eau. Elle se rappelait avoir eu des haut-le-cœur quand quelqu’un lui avait fait avaler une solution de réhydratation. Elle avala quelques gorgées avec circonspection de peur d’être reprise de nausées. Après avoir attendu quelques minutes, elle eut le courage d’étancher sa soif.
Forster avait de nouveau sombré dans un sommeil agité, tremblant régulièrement sous sa couverture crasseuse.
— Je veux voir la localisation de tout le monde, dit-elle à son i-e.
Sa grille apparut en même temps qu’une constellation d’icones d’identité. Elle remarqua le vrombissement des servomoteurs, au-dessus de sa tête. La mitrailleuse robotisée était armée et balayait les environs, prête à réduire en bouillie tout ce qui approcherait d’un peu trop près le convoi.
— Tout le monde répond à l’appel, annonça l’i-e.
— Parfait. (Elle sélectionna l’icone d’Elston et avisa avec inquiétude les données de ses cellules médicales.) Qui dirige les opérations, alors ?
Elston étant indisponible, Antrinell était le patron. Il avait organisé efficacement les opérations, distribuant du travail à tous ceux, même diminués, qui n’étaient pas affectés au soin des malades. L’intoxication alimentaire, s’il s’agissait bien de cela, avait fait des ravages.
Avant de succomber à une fièvre horrible qui lui avait fait perdre sa lucidité par intermittence, le docteur Coniff leur avait fait comprendre que la réhydratation devait être leur priorité. La femme leur avait également distribué de grandes quantités de taraxophane, un médicament censé renforcer le système immunitaire et donc susceptible d’aider l’organisme à combattre la maladie, mais un médicament connu pour mettre les organes à rude épreuve.
En dehors de cela, Antrinell avait donné l’ordre que les mitrailleuses soient prêtes à tirer, aussi devait-il toujours y avoir quelqu’un pour surveiller les données recueillies par les quelques capteurs encore fonctionnels. Sa politique était de tirer d’abord et d’aller voir après.
L’i-e d’Angela se connecta à celle du capitaine.
— Je me sens un peu mieux. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour aider ?
— Vraiment ? Vous vous sentez bien ?
— Je ne dirais pas cela. Je me sens comme un ballon de football après une prolongation, mais ça va quand même mieux.
— Dieu merci. C’est la meilleure nouvelle de la semaine. Vous êtes la deuxième à vous remettre. Pour plusieurs d’entre nous, c’est de pire en pire. Je commençais à me demander si nous allions nous en tirer.
Angela s’abstint de lui dire que ses organes génétiquement modifiés lui conféraient de meilleures chances de vaincre la fièvre, que son foie et ses reins étaient capables de résister à des niveaux de toxines qui tueraient n’importe quelle femme de vingt ans. Néanmoins, vu leur situation, quelques faux espoirs ne leur feraient pas de mal.
— Savons-nous de quoi il s’agit ? demanda-t-elle.
— Non. J’ai demandé à Camm de faire subir quelques tests à la gelée. À moins qu’il parvienne à identifier ce qui nous a frappés, nous devrons nous contenter du traitement générique prescrit par Coniff.
— D’accord. Qu’y a-t-il à faire ? Je parle de choses pas trop difficiles, évidemment.
— Il y a des gens très mal en point dans la JMT-2. Leif est débordé et votre aide serait la bienvenue.
— Laissez-moi dix minutes. Et faites gaffe de ne pas pointer vos mitrailleuses sur moi quand je serai dehors.
— Merci, Angela. Heureux que vous soyez de retour parmi nous.
Elle trouva un sachet de toasts beurrés et mit le rectangle de plastique argenté dans le four à micro-ondes. Pas de confiture ; il était encore trop tôt pour imposer cela à son estomac. Elle posa sur le sachet de chocolat chaud un regard mouillé, mais préféra se contenter d’une gorgée d’eau plate de sa bouteille isotherme, telle une maniaque du fitness.
— Montre-moi les données visuelles de Chitty et remonte une minute avant le début de l’attaque, ordonna-t-elle à son i-e.
L’image apparut dans sa grille, et elle vit l’homme emprunter la piste tracée par la JMT-1 durant son petit tour d’essai. Il se dirigeait manifestement vers un cylindre de pièces détachées tombé du véhicule. L’image, déjà mauvaise, était rendue calamiteuse par les lunettes que portait l’homme et par les tourbillons de neige, mais Angela se retint de la passer à la moulinette de programmes correcteurs, car elle voulait voir la même chose que ce pauvre vieux Mark.
Il s’arrêta et se pencha en avant en relevant ses lunettes. Tout comme Mark, Angela fronça les sourcils, incrédule, en découvrant une empreinte humaine. Le tissu qui lui couvrait le visage étouffa le « Oh ! » étonné de la victime. Mark se retourna vers les arbres. Le monstre était là, clairement visible et bien plus distinct que la nuit où il avait tué Tork Ericson, silhouette sombre et humaine dotée, à la place des doigts, de lames menaçantes qui scintillaient dans la lumière pâle des aurores boréales. La créature agitait les bras, décrivait des cercles bizarres. Soudain, la liaison s’interrompait et l’enregistrement se terminait. Quelques secondes plus tard, le contact se rétablissait, mais la bande passante était si réduite que seules les données de base étaient disponibles.
Angela ouvrit le sachet et grignota un toast. Quelque chose, dans les arbres, avait attiré l’attention de Chitty. Le monstre était à une cinquantaine de mètres de là, aussi n’avait-il pu frapper l’infirmier.
Et puis, il y avait les dernières paroles, pour le moins énigmatiques, de la victime : « Elle est vivante. Tout entière. » De quoi pouvait-il bien parler ?
— Montre-moi une vue du convoi à ce moment-là, demanda-t-elle à son i-e. Et marque la position de chacun.
Treize personnes étaient à l’extérieur lorsque Chitty avait été attaqué, dont elle. Elle s’était précipitée frénétiquement hors de la Tropic pour baisser son pantalon, comme l’attestaient les engelures de son postérieur. Ou bien était-elle sortie un peu plus tard ; elle ne s’en souvenait plus. Les autres… L’icone de Chitty était facile à repérer, seul, à l’écart des véhicules du convoi. Tout le monde était regroupé autour des engins ; les mécanos étaient en train de remballer leur matériel, d’autres vomissaient dans la neige. Ou pire.
Elle compta les icones. Personne ne manquait. Personne n’était à proximité de Chitty. C’était impossible, car quelqu’un devait avoir laissé cette empreinte de pied nu dans la neige.
— Je veux une confirmation visuelle de la position de chacun. Je veux confirmer que tout le monde était bien là où il était censé être.
— Les données sont incomplètes, répondit l’i-e. Seules les JMT et les Tropic disposent de maillages internes accessibles. Ceux des biolabs sont protégés. Les habitacles des camions élévateurs et de la citerne ne disposent d’aucun maillage.
— Bon, dans ce cas, essayons les mémoires caches visuelles du personnel ; elles ont dû être chargées sur le réseau.
Elles ne l’avaient pas été. Ses collègues avaient pris l’habitude d’interrompre leurs enregistrements à bord des véhicules, où ils étaient ensemble et en sécurité. Angela elle aussi était coupable ; son propre enregistrement s’arrêtait au moment où elle remontait à bord de la Tropic après avoir rendu visite à Paresh. Il n’existait aucune image d’elle sortant plusieurs fois dans la neige pour déféquer ou vomir. Elle s’était connectée aux maillages de la Tropic, mais ils n’avaient que deux brèves séquences la montrant furtivement en train de jaillir par la portière, alors que, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, elle était sortie au moins quatre fois cette nuit-là.
Angela entreprit de se changer tout en compulsant les données disponibles et en réfléchissant à celles qui ne l’étaient pas. Le chaos régnait dans le convoi au moment de la mort de Chitty. Le personnel était affairé, chargeant la JMT après les réparations. La maladie commençait à gagner du terrain, et tout le monde était agité – comme des fourmis perturbées dans leur travail. Aurait-elle pu s’éclipser dans de telles circonstances ? Oui, facilement. Il aurait suffi de quelques particules intelligentes émettant le bon code d’identification sur la banquette, et tout le monde l’aurait crue dans le véhicule. Le maillage corporel désactivé, elle aurait alors pu rejoindre Chitty en silence.
Physiquement – technologiquement –, cela n’aurait pas posé de problème. Toutefois, le pourquoi restait déconcertant. Le monstre avait-il un complice au sein du convoi ? Le sabotage du câble avait certes déjà démontré qu’un de ses collègues désapprouvait cette expédition. Elle ne croyait pas à une simple coïncidence ; il devait s’agir de la même personne.
Elle se tourna vers Forster. Les cheveux collés au crâne par la transpiration, il frissonnait sous sa couverture. Il semblait gravement malade, mais, maintenant qu’elle avait réveillé sa paranoïa, elle n’était plus sûre de rien.
Ne sois pas idiote, se dit-elle. S’il avait voulu la tuer, Forster aurait eu de nombreuses occasions de le faire. À qui faire confiance, alors ?
Elle se concentra sur sa tâche, retirant une à une ses couches de vêtements horriblement humides et tachées et les fourrant dans des sacs en plastique en attendant Sarvar et des machines à laver en état de marche. Elle parvint à faire un brin de toilette avec du gel hydroalcoolique et une serviette, après quoi elle se contorsionna comme elle en avait désormais l’habitude pour aller chercher ses derniers vêtements propres.
Le fusil de Forster était posé sur la banquette, à côté de lui. Elle le vérifia, se le suspendit dans le dos, puis fourra dans la poche de sa parka le pistolet automatique que Raddon gardait toujours dans la boîte à gants. Elle déverrouilla enfin la portière.
— Je suis prête, annonça-t-elle à Antrinell.
— Je surveille vos arrières, répondit-il.
Angela sortit dans la lumière vicieuse de la nuit de St Libra. Le vent agita la fourrure qui doublait sa capuche, tandis que la neige traversait les faisceaux des phares à toute vitesse. Au-dessus d’elle, les énormes replis fluctuants d’une aurore boréale brûlaient d’une phosphorescence bleue et froide devant le champ d’étoiles. Elle examina nerveusement les environs et prit la direction de la JMT-2.
À qui faire confiance ? À qui ?