Lundi 6 mai 2143
Le blizzard durait depuis trois jours. Le matin du quatrième, Saul Howard mit deux bûches dans le poêle situé au centre du séjour. Il s’était levé plusieurs fois durant la nuit pour alimenter le feu, aussi la pièce était-elle assez chaude pour qu’il puisse se passer de la couverture dont il s’était enveloppé les épaules. Cependant, à la vue de la neige amoncelée contre la vitre de la porte-fenêtre du patio, un frisson lui parcourut l’échine. Il préférait ne pas savoir combien il y en avait sur le toit. Le réseau du bungalow lui confirma que les panneaux PV ne généraient aucune énergie. Pour le moment, Saul et sa famille devraient se contenter de l’électricité stockée dans les cellules régén.
Durant la journée, la lumière, rouge ou autre, était de toute façon trop faible pour produire de l’électricité. Il s’approcha de la porte coulissante et sentit le froid qui transperçait le verre. Les éclairs pastel occasionnels qui traversaient la couche de neige lui confirmèrent que les aurores boréales étaient toujours actives au-dessus des nuages épais et sombres.
— Ça ne durera plus très longtemps, dit Emily.
Saul se retourna et la découvrit dans l’encadrement de la porte.
— Non, admit-il. On a dû épuiser les stocks de neige de cette planète.
Saul était convaincu que leur proximité avec la mer leur valait des averses particulièrement grosses.
— Je mets de l’eau à bouillir. On va avaler un peu de porridge ; ça nous donnera un coup de fouet.
— Ouais.
Dans le poêle, les bûches qu’il venait d’ajouter commençaient à brûler avec force sifflements. Le sparpin ne faisait pas un très bon bois de chauffage, mais ils n’avaient pas vraiment le choix.
— Combien nous reste-t-il de bois ? demanda Emily.
— Ah ! tu lis dans mes pensées. On en a pour une bonne semaine. La chambre d’ami en est pleine. D’ici là, le blizzard sera tombé.
— Après quoi il faudra repartir en quête de nourriture. Le village a presque épuisé ses réserves.
— Je sais.
— Vivement que Brinkelle commence à produire cette viande clonée dont tout le monde parle.
Saul grimaça. Il ne savait trop comment les habitants de Camilo s’étaient mis cette idée dans la tête.
Emily versa de l’eau dans la bouilloire. Saul s’installa dans le canapé et s’abîma dans la contemplation des flocons qui filaient à l’extérieur. Il se sentait inutile, incapable de faire quoi que ce soit. Passif. Il était terrifié à l’idée de n’être pas capable de s’occuper de sa femme et de ses enfants. Il ne savait même pas exprimer sa peur. Un peu comme la dernière fois qu’il avait vécu une crise grave, vingt ans plus tôt.
La dernière fois qu’il avait parlé à Angela, aussi, qu’il l’avait regardée dans les yeux. Ce fameux jour, il avait eu peine à reconnaître la magnifique et adorable jeune femme qu’il avait épousée trois ans auparavant.
La dernière fois… avant qu’elle lui fiche une trouille bleue en réapparaissant, au début du mois de février. Il avait reconnu en elle cette étrangère, cette personne inconnue qui avait pris la place de sa femme lorsque le Zanth avait déferlé sur New Florida. Celle qui l’avait envoyé sur St Libra pour l’aider à réaliser son plan complètement fou. Celle à qui il avait dit « oui » parce qu’il n’avait rien d’autre à offrir à sa minuscule et pauvre Rebka…
***
Ce matin-là, comme tous les autres matins depuis qu’il avait reçu le message, Saul était assis sur une banquette du Maslen Café, tandis que les haut-parleurs diffusaient une musique démodée et horriblement guillerette. En plus de se trouver tout près de la sortie de secours, il avait une très bonne vue sur la porte d’entrée. Angela était à cheval sur les détails de ce genre. C’était un « métier », disait-elle ; Saul, lui, avait l’impression de jouer dans une fiction d’espionnage bas de gamme. Elle ne lui avait jamais clairement expliqué comment il était censé réagir si la sécurité de Bartram débarquait en pleine nuit en défonçant sa porte.
Il lui obéit néanmoins, car ce plan maudit élaboré par son épouse était tout ce qui lui restait. Il était le spectateur passif de sa propre vie, il contemplait le monde à travers les grandes fenêtres de ses yeux, il commandait à son corps de bouger et à sa bouche de parler en respectant la partition qu’Angela avait écrite.
En milieu de matinée, Maslen lui-même alla chercher, dans la cuisine située à l’arrière du café, des plateaux chargés de délicieux gâteaux et pâtisseries qu’il disposa avec art sur des présentoirs en verre. Chacun d’entre eux était un chef-d’œuvre miniature. Saul les considéra longuement, songeant à reprendre de la tarte aux fruits confits. Une de plus ne lui ferait pas de mal. Il avait pris beaucoup de poids depuis son installation à Abellia. Quand il ne travaillait pas chez Abellia TeleNet, où il acceptait toutes les heures supplémentaires que les autres refusaient, il était complètement oisif. Il n’avait envie de rien, et surtout pas de s’entretenir. Il était d’humeur lugubre, ces derniers temps, et ne voyait pas l’intérêt de se forcer. Quand il rentrait dans son minuscule appartement, aménagé dans un entrepôt du port converti en résidence, il s’asseyait et lisait. Des biographies de personnages historiques, notamment, qui l’intéressaient un peu plus que le reste. Celles des présidents américains et des dirigeants russes surtout.
Il sirotait son expresso en hésitant à reprendre de la tarte quand elles entrèrent. Angela était superbe dans une courte robe verte, sa chevelure blonde tressée en une natte épaisse et enroulée dans des lanières de cuir. Elle semblait tout juste sortie de l’adolescence, comme le jour où il l’avait rencontrée pour la première fois dans les bureaux de Massachusetts Agrimech. Peut-être même paraissait-elle plus jeune. Non pas à cause de ses gènes modifiés, mais grâce à son enthousiasme débridé, à son sourire permanent et magnifique, à son émerveillement permanent devant la beauté de l’univers. Sa jeunesse, son énergie, comparées à la morosité morbide de Saul… C’était injuste.
Il y avait une autre fille avec elle. Une autre petite amie. Une autre putain. Celle-ci avait sans doute vraiment vingt ans. Elle avait la peau plus sombre, les cheveux plus épais, et portait un haut en coton blanc vaporeux et une jupe assortie. Avec beaucoup de chair nue entre les deux.
Elles riaient, chuchotaient, tout excitées. Les meilleures amies du monde, et depuis des années, aurait-on dit. Angela commanda un thé au citron, tandis que l’autre fille demanda un smoothie. Puis elles se mirent au défi de goûter une pâtisserie avant de renoncer et de s’asseoir près de la vitrine.
Saul fit de son mieux pour ne pas les regarder fixement, alors que tous les clients mâles de l’établissement reluquaient les deux jeunes femmes dès qu’ils pensaient qu’elles ne les voyaient pas. Personne ne ferait attention à un triste loser portant une salopette aux couleurs de son employeur. Pas dans cet univers en tout cas.
Après que leurs rires et leur joie l’eurent tourmenté pendant trop longtemps, l’autre fille se leva, serra Angela dans ses bras et l’embrassa sur la joue.
— On se retrouve à la voiture dans une heure, dit-elle en disparaissant dans un tourbillon de tissu blanc et de parfum fleuri.
Angela termina tranquillement son thé et, deux minutes plus tard, s’en fut à son tour. Saul attendit un peu avant de la suivre.
Dans la vieille ville, les rues étaient étroites et courtes, avec des croisements brusques et des allées transversales encore plus étroites s’étirant entre de gros bâtiments industriels. Saul longea un entrepôt désaffecté dans lequel, lisait-on sur de grandes pancartes, on allait bientôt créer plusieurs lofts. Angela l’attendait dans la troisième aire de chargement, une cuvette humide de béton et de panneaux de composite affaissés, que les rayons blanc-bleu de Sirius n’éclairaient jamais.
Ils s’examinèrent pendant un long moment. Saul constata qu’elle avait abandonné sa vitalité juvénile de façade, révélant la femme impitoyable et froide dissimulée derrière une enveloppe trompeuse. Elle lui lança un regard interrogateur.
— Comment t’en sors-tu ? lui demanda-t-elle d’un ton qu’elle parvint à rendre intéressé.
— Je suis là. J’ai fait tout ce que tu m’as demandé.
Angela se rapprocha et le prit dans ses bras, ne trahissant aucune déception lorsqu’il ne répondit pas à son étreinte.
— Je savais que tu serais prêt, mais je ne parlais pas de ça.
— Qu’est-ce que tu crois ? Tu es ma femme, je t’aime, et toi, tu… tu fais… ça.
— C’est-à-dire ?
— Bartram. Les petites amies. Ce que tu as dû faire à Londres pour les convaincre de t’embaucher.
— Saul, s’il te plaît, arrête de te torturer de la sorte. Ce n’est que du sexe.
— Oui, que du sexe, acquiesça-t-il en luttant pour ne pas se mettre à pleurer comme cela lui arrivait presque toutes les nuits, quand il était seul dans son misérable appartement. Tu n’imagines pas comme je souffre.
— C’est moi qui dois me taper un vieillard de cent neuf ans, alors, oui, j’imagine très bien ce que tu ressens.
— Excuse-moi. C’est juste que… c’est tellement dur pour moi.
Elle desserra son étreinte et scruta son visage.
— Je sais, mais pense à notre objectif. Notre fille, vivante et en bonne santé. Je sacrifierais tout pour ça. Tout. Je ne pensais pas être capable de tant d’amour avant d’avoir cet enfant avec toi. Elle est nous, Saul. Notre bébé. C’est toi qui me l’as donnée.
Il sourit tant bien que mal et hocha la tête.
— J’y arriverai. Pour elle.
— Tu es un type bien, Saul Howard. Je suis fière d’être ta femme.
— Ma sœur a appelé. Elles sont arrivées. Rebka est dans le meilleur hôpital de la Vraie Jérusalem. Tout est prêt. Ne manque plus que l’argent.
— Parfait. J’ai vu Barclay North2 au manoir, l’autre jour. Il m’a remarquée. Cette partie de la mission sera très facile.
— Bien, acquiesça-t-il, la gorge sèche.
— Tu as trouvé les boutons de manchettes ?
— Oui.
Il sortit de sa poche la petite boîte contenant les boutons de manchettes en forme de bananes qu’il avait achetés dans un magasin Birk-Unwin.
— Waouh ! fit Angela en gonflant les joues, incrédule. De mauvais goût, en effet. Exactement le genre de truc qu’un homme choisirait.
— Les capteurs sont chargés et prêts à fonctionner.
— D’accord. J’en achèterai une autre paire et on procédera à l’échange, comme prévu, au café.
— Pourquoi ne les prends-tu pas maintenant ?
— J’aurais du mal à fournir une explication à Marc-Anthony. Une vraie fouine, ce Marc-Anthony. Tenons-nous-en à notre plan, d’accord ? Il se peut même que j’aille à la boutique avec Olivia-Jay ; ça me fera une couverture supplémentaire.
— Très bien. Tu connais le manoir et ses habitudes mieux que moi.
— En effet. Bon, tu as pensé au sachet ?
— Angela, on est déjà assez compromis comme ça, non ? Alors, des armes… Tu penses vraiment que c’est nécessaire ? Il n’est pas trop tard pour changer d’avis.
— Ces armes ne feront aucune différence si je me fais attraper. Ce que j’ai dégotté à Tokyo pourrait bien être ma seule chance de m’enfuir. Alors, s’il te plaît…
Elle tendit la main et fixa sur lui un regard qui ne souffrait aucune discussion.
Il lui remit le sachet d’activateurs, qu’elle se plaqua sur la nuque.
— Voilà une bonne chose de faite.
— Je t’en prie, Angela, sois prudente. Promets-moi.
— Je te le promets. Ne t’en fais pas pour moi. Quand tu m’auras donné les boutons de manchettes, ta part du boulot sera terminée. Inutile qu’on soit bloqués tous les deux ici. Pourquoi tu ne retournerais pas m’attendre sur Terre ? Je serais soulagée de te savoir en sécurité.
— Si tout se déroule comme prévu, on sera en sécurité tous les deux, et il est hors de question que je parte sans toi. Je vis très mal ce que tu es en train de faire, mais je ne compte pas t’abandonner. Je ne suis pas ce genre d’homme, Angela.
Elle lui caressa la joue.
— Quand ce sera terminé, toi et moi, on sera de nouveau ensemble. Un nouveau départ sur un nouveau monde, et, cette fois, on aura plus de chance.
— Oui, j’espère.
Angela l’embrassa tendrement et s’éloigna d’un pas vif. Saul eut néanmoins le temps de lire sa peur et son incertitude sur son visage, exactement comme le matin où il l’avait demandée en mariage. Deux époques différentes, mais deux conclusions identiques pour ce qui le concernait : l’amour ne se décrète jamais seul.
— Je t’attendrai, promit-il dans le vide.