Jeudi 18 avril 2143
Saul Howard guida le groupe de pilleurs le long de la rue Balzac5, qui serpentait paresseusement sur le versant ouest de la vallée de Pinsappo. La couche de neige atteignait plusieurs mètres d’épaisseur sur la côte abrupte, recouvrant les buissons et habillant les palmiers plantés par les propriétaires pour délimiter leurs terrains. Seul le haut des panneaux de signalisation dépassait de la neige, pierres tombales délimitant la route.
Cela faisait des années – des décennies, en fait – que Saul n’avait pas skié. Après quelques chutes et dérapages, il avait réveillé son corps, recouvré sa technique, et cela lui faisait plaisir. Alors qu’il n’avait pas pratiqué depuis vingt-cinq ans, il était un des meilleurs skieurs de fond de Camilo.
Ils étaient cinq à glisser avec circonspection au milieu des montagnes imposantes. Otto et Lewis le flanquaient, tandis qu’Ayanna et Markos fermaient la marche. Ils étaient tous vêtus de plusieurs couches de vêtements épais qui les protégeaient des lents tourbillons de neige tombant des nuages d’altitude. Saul était trop couvert, si bien qu’il transpirait abondamment en gravissant la montée modeste. Ils avaient mis environ deux heures pour arriver là, à trois ou quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Ils n’avaient connu aucun répit, le vent qui balayait la vallée semblant vouloir les gêner à tout prix, quelle que soit la direction prise. Depuis que le climat s’était altéré, la douce brise qui soufflait de la mer sur la péninsule d’Abellia était devenue violente, impitoyable.
Des lunettes protégeaient son visage contre les minuscules grains de glace qui, portés par le vent, martelaient le moindre centimètre carré de peau découverte. Les rafales modelaient sans cesse la surface de la couche neigeuse, sculptant de façon apparemment aléatoire d’étranges vagues et arêtes incurvées, transformant les versants des montagnes en mers qui se mouvaient au ralenti. Au cours de ces sorties, Saul faisait particulièrement attention aux terrains instables et aux fissures. Dans le meilleur des cas, on risquait de se briser la jambe, dans le pire, de tomber dans un précipice. Il convenait aussi de se méfier des avalanches, de ces grands glissements de neige qui pouvaient vous tomber dessus à l’improviste. Tout en suivant la route, ils ne lâchaient pas des yeux les crêtes dentelées qui les surplombaient, à l’affût du moindre tas de poudreuse un peu trop instable. Plus d’une fois, Saul avait renoncé à poursuivre sa route à cause du risque d’avalanche.
Et la lumière n’arrangeait pas les choses. Rose, polluée par les aurores boréales en perpétuel mouvement, elle déformait les ombres et rendait compliquée l’évaluation des tailles et des distances. Pour évoluer dans un paysage tel que celui-là, mieux valait ne pas avoir le cœur fragile. Trop de vies avaient été perdues durant les premières semaines pour que Saul puisse se détendre et profiter de l’expérience, et ce quelle que soit la quantité de nourriture rapportée.
— Celle-là a l’air bien ! cria Otto par-dessus les sifflements des rafales.
Saul suivit du regard la direction qu’il indiquait. À environ trois cents mètres, droit devant eux, se dressait une villa de style romain au milieu d’un jardin en terrasses : murs chaulés, larges balcons et fenêtres noir de jais. Son habit de neige adoucissait la rigueur de ses angles, surplombait ses balcons, s’appuyait contre ses colonnades, se pressait contre les fenêtres du premier étage. Par endroits, le toit s’était écroulé. Le faîte s’était affaissé, remarqua Saul, produisant une dépression dans la couverture de panneaux photovoltaïques. Personne ne semblait avoir visité la villa avant eux.
— Ouais, acquiesça-t-il en changeant de direction.
La propriété était dotée d’un grand portail en fer fixé sur des colonnes de pierre, et ceinte d’une haie haute de trois mètres renforcée avec un grillage de sécurité en carbone. Saul glissa sur la haie dont seul le sommet mort et noirci par le gel était encore visible.
Ils retirèrent leurs skis juste devant le balcon et mirent leurs sacs à dos en tas. Markos cassa une des grandes fenêtres avec un pot en terre, et ils entrèrent à l’intérieur. C’était une chambre à coucher. Ils ne s’y attardèrent pas, sortant directement sur la galerie qui surplombait l’atrium central. Il y faisait si sombre qu’ils durent allumer leurs torches. Les puissants faisceaux blancs balayèrent la demeure, révélant que, par miracle, la grande verrière avait survécu. Recouverte de plusieurs mètres de neige, elle ne laissait passer aucune lumière. Le toit avait cédé et s’était affaissé en une demi-douzaine d’endroits, si bien que les chambres du haut étaient enneigées, elles aussi. Une fois à l’intérieur, elle s’était engouffrée par toutes les portes ouvertes, recouvrant également le palier. Des stalactites longues et dures comme de l’acier pendaient de la rampe et se répandaient même sur les marches. Sous les lourdes bottes de Saul, la moquette avait disparu sous un centimètre de givre scintillant, finissant de transformer la villa en crypte hivernale. Rien ne répondait aux émissions de son i-e ; les systèmes de la villa étaient complètement morts. Il actionna un interrupteur sur le mur, mais rien ne se produisit. Même l’éclairage ne fonctionnait plus.
Ils descendirent au rez-de-chaussée sans rien dire. Une certaine routine s’était installée ; chacun savait ce qu’il avait à faire. Ils étaient là pour la nourriture, et celle-ci était stockée dans la cuisine ou le garde-manger, parfois au sous-sol. Beaucoup de maisons de ce style possédaient également une cave à vin. Il s’agissait principalement de résidences secondaires, habitées très occasionnellement par leurs riches propriétaires. Les plats de gourmet étaient livrés au dernier moment, garantie de fraîcheur, mais il y avait aussi de la nourriture en sachet et des surgelés. Les quantités stockées dans les maisons les plus grandes étaient parfois phénoménales. Deux des demeures qu’ils avaient visitées étaient la propriété de survivalistes, Saul en était persuadé. En plus de provisions, ils y avaient trouvé des imprimantes 3D, des cuves de brut et des réservoirs souterrains de biocarburant. Évidemment, ces gens avaient fui la planète dès qu’on avait parlé du Zanth, et ce même s’ils avaient construit des toits capables de résister à des tonnes de neige.
Les maisons plus petites et les bungalows tels que ceux de Camilo avaient été plus faciles à renforcer. Après les premières chutes importantes, plus de cinquante habitants s’étaient rendus dans le petit bois de sparpins indigènes situé de l’autre côté de la rue du Ranelagh pour y abattre des arbres. Le village accueillait des travailleurs et des artisans, le genre de personnes qui savaient se servir de leurs mains. Saul avait mis deux jours à acheminer chez lui les imprimantes et les cuves de brut de sa boutique avant que les routes soient abandonnées. Il avait aussitôt conçu et microfabriqué une chaudière à bois dans une résine résistant aux hautes températures. Elle trônait désormais au centre de leur vaste séjour, poêle rustique, qui dégageait énormément de chaleur grâce aux morceaux de bois que les enfants continuaient à rapporter de ce qui restait de la forêt.
Dès les premiers blizzards, on avait fait venir un bulldozer d’un chantier situé en bordure de la rue du Ranelagh, à une dizaine de kilomètres du village. Quotidiennement, l’engin déneigeait les voies et les abords des bungalows, poussant la neige jusqu’à la mer. Presque chaque jour, les enfants sortaient avec des balais munis de très grands manches pour nettoyer les flocons qui recouvraient les panneaux PV. Ils avaient toujours l’électricité, mais le réseau du bungalow devait faire des choix, déterminer des priorités.
Ce qui leur manquait, à eux comme à tous les habitants restés à Abellia, c’était du biocarburant. En véritable baronne, Brinkelle distribuait le carburant dans sa cité-État comme elle l’entendait. Les services médicaux étaient également rationnés. Ces ressources, et non pas l’argent, lui permettaient de continuer à faire la loi. En vérité, personne ne protestait ; dans des conditions si hostiles, la dissidence politique s’inclinait devant la nécessité de la survie. Et puis, force lui était de l’admettre, Brinkelle se débrouillait plutôt bien. Une partie du réseau de la ville fonctionnait toujours, et Camilo était connecté à ce qui restait de l’administration publique. Tous les dix jours, on leur livrait une cuve de biocarburant pour le bulldozer, dont le travail – protéger les bungalows – était essentiel. Quand Nerys avait perdu les eaux, un hélicoptère de la protection civile était venu la chercher pour la conduire à l’Institut. Elle avait eu un petit garçon. Les communautés s’organisaient et coopéraient, n’attendant pas l’aide directe du gouvernement. Bartram et Brinkelle avaient d’ailleurs toujours favorisé une certaine forme de laisser-faire en la matière.
Le fait qu’elle et sa famille ne les aient pas complètement abandonnés étonnait Saul. Il aurait été très facile pour eux de voler jusqu’à Highcastle et de traverser le portail. Et pourtant, Brinkelle était restée. Peut-être pour garder le contrôle de l’Institut, dans lequel sa branche de la famille s’était totalement impliquée. Sans celui-ci, elle n’aurait été qu’une milliardaire parmi tant d’autres.
En restant, en garantissant le fonctionnement de l’Institut et le salaire de ses dix-sept mille employés, elle renforçait son statut et sa position. La manière dont elle pourrait ou non continuer à garantir la survie d’Abellia à moyen terme faisait l’objet de conversations nombreuses et tardives au village. Si on pouvait restreindre la consommation d’énergie pour tenir encore quelque temps, la question de la nourriture était beaucoup plus problématique.
Brinkelle avait été très claire à ce sujet : il reviendrait aux différentes communautés de trouver de quoi se nourrir. Ce qui n’était pas sans causer de très sérieux problèmes. Le blizzard était parfois si violent que personne ne pouvait s’aventurer dehors pendant une semaine entière. Ces derniers temps, heureusement, la météo avait été plus clémente, et Camilo avait profité de la situation, envoyant quatre ou cinq équipes fouiller les grandes demeures abandonnées par leurs riches propriétaires.
Arrivé en bas de l’escalier, Saul traversa l’atrium. Après une semaine passée à visiter d’étranges maisons, il commençait à s’habituer à leur organisation et n’avait aucun mal à trouver la cuisine, notamment. L’obscurité semblait agir comme un tampon, étouffant les bruits. Les faisceaux de lumière la transperçaient, explorant portes et arches. Les pièces aperçues au-delà étaient enrobées de glace, les fenêtres obstruées par les congères.
La cuisine de la villa était plus grande que le salon de Saul. Il avisa deux grandes cuisinières et un îlot central doté d’un four à pain, d’un cuiseur à vapeur et d’un four à pizza, surplombé d’une panoplie d’excellentes casseroles en cuivre accrochées à une suspension carrée.
Saul braqua sa torche sur toutes les surfaces couvertes de givre. Son faisceau s’arrêta un instant sur un étrange monticule hérissé – des chats morts de froid sous une cuisinière dont la chaleur n’était qu’un lointain souvenir. Pour le moment, personne n’en était encore réduit à manger cette viande-là.
Cinq faisceaux blancs se braquèrent sur l’énorme double porte du réfrigérateur. Lewis en força l’ouverture, révélant huit étagères pleines à craquer. Il y avait des plats en sachet de bonne qualité, des briques de lait et de jus de fruit, beaucoup de viande et de poisson, des yaourts, des confitures et du beurre.
— Ne perdons pas de temps, lança Saul.
Markos ouvrit la glissière d’un grand sac en toile et commença à vider les étagères. Tout était complètement congelé. On ne faisait pas attention aux dates de péremption ; dans le pire des cas, tout serait cuit.
Ayanna et Saul se rendirent dans une petite pièce attenante.
— Bingo ! s’exclama la femme.
Dans le fond, il y avait deux gros congélateurs-bahuts. Ils en cassèrent les serrures et découvrirent qu’ils regorgeaient de toutes sortes d’aliments.
— Une semaine de nourriture pour tout le village, annonça Saul. Au moins.
Il ouvrit son propre sac et entreprit de le remplir. Il leur faudrait faire plusieurs voyages jusqu’à l’étage. Alors ils assembleraient les traîneaux conçus par Saul qu’ils avaient apportés dans leurs sacs à dos. Il les avait d’ailleurs imprimés avec ce qui lui restait du brut rapporté du Hawaiian Moon. Ils n’étaient pas très faciles à tracter, mais les équipes d’exploration s’arrangeaient toujours pour que le chemin du retour soit en descente. Pour transporter des charges moyennes, les traîneaux s’étaient révélés extrêmement précieux.
Saul souleva le sac en gonflant les joues, tant il était lourd. Il le porta néanmoins sans se plaindre. Cette expédition, comme celles auxquelles il avait déjà participé et celles auxquelles il participerait à l’avenir, permettrait aux siens de survivre à ce terrible hiver. Il savait que ce degré d’entraide n’était observable que dans une communauté de la taille d’un village. Camilo resterait uni jusqu’à la disparition des taches solaires et au retour à la normale. Cette foi en la communauté, cette certitude, était son moteur. Elle faisait également de lui un leader naturel pour les habitants du village. Son calme et sa détermination avaient surpris Emily, qui ne connaissait pas cette facette de sa personnalité.
Elle ignorait quelles épreuves il avait traversées avant de la rencontrer. Les circonstances actuelles étaient bien différentes, mais son but était le même : survivre. Il se savait capable de continuer quoi qu’il arrive, car il avait déjà connu tous les malheurs imaginables dans le passé. Saul et l’adversité étaient de vieux amis.
Dans la cuisine de la villa, Markos et Otto avaient presque terminé de vider le réfrigérateur. Le faisceau de la lampe de Saul se balada dans la pièce équipée de façon extravagante. La vitesse à laquelle le décor avait perdu sa valeur et sa pertinence était surprenante.
— On a presque fini, annonça Otto.
— Il faudra deux voyages pour vider les congélateurs, dit Saul. Ils sont pleins à craquer.
Otto hocha la tête et contempla la cuisine luxueuse illuminée par la torche de Saul. Il se posait manifestement les mêmes questions que celui-ci.
— Et après ? Qu’arrivera-t-il quand il n’y aura plus de maisons à piller ?
— Les taches solaires disparaîtront bien un jour, répondit Saul comme il le faisait chaque fois que ses enfants lui posaient cette question. Mais ça prendra peut-être un an.
— On ne tiendra jamais un an.
— Il y a toujours l’Institut.
— Et alors ?
— Ils ont des cuves de clonage. J’imagine qu’ils pourraient cultiver un tas de protéines monocellulaires pour nous nourrir.
— Exactement, acquiesça Markos. Brinkelle a aussi une centrale à fusion, là-bas. On aura de quoi tenir le temps qu’il faudra.
— Dans ce cas, pourquoi Brinkelle ne nous a-t-elle rien dit ?
— Je ne sais pas, répondit Saul, que la façon dont tout le monde avait de se tourner vers lui commençait à fatiguer. Peut-être qu’elle ne veut pas faire de nous des assistés.
Je m’en passerais bien, figure-toi…
— Vous croyez qu’ils pourraient cultiver de la nourriture ? insista Otto.
— Dix-sept mille chercheurs en biogénétique crèveront de faim s’ils ne le font pas. Ça devrait suffire à les motiver.
— Ouais, dit Otto, comme pour se convaincre lui-même. Ouais, c’est sûr, ils vont trouver un moyen.
Markos et Saul échangèrent un regard, puis ce dernier attrapa son lourd sac plein de nourriture congelée et se dirigea vers l’escalier.
***
Les réunions et conférences à distance avec le service juridique et le chef des opérations de Market Street se prolongèrent bien après 20 heures. Ne restait plus à Sid qu’à terminer son travail sur les données recueillies. Une journée de disputes, de négociations, d’accords et de discussions sous le regard impitoyable de Milligan et de ses lieutenants, qui adoraient créer des problèmes et les pousser dans sa direction. Il avait promis à Jacinta d’être de retour à la maison pour 18 heures, « 19 heures au plus tard, chérie, promis ». Mais c’était avant l’annonce par la GE d’un accord au sujet des résidents de St Libra. Il commençait à se dire que le salaire de Kressley était bien mérité, après tout.
Toute la journée, le transnet n’avait brui que de commentaires concernant l’accord. Les négociateurs de la GE avaient finalement autorisé un retour limité des résidents de Highcastle ne travaillant pas pour l’industrie du biocarburant. On leur remettrait des permis de séjour humanitaire temporaires et leur demanderait de payer une somme rondelette pour obtenir leur bon de retour. Le permis expirerait automatiquement un mois après la fin de l’éruption de taches solaires.
Cela signifiait que deux cent mille personnes allaient déferler par le portail, et que les premiers réfugiés arriveraient le samedi. Newcastle n’avait donc que trois jours pour se préparer à les recevoir.
Le maire, suivant les recommandations de la GE, avait opté pour une dispersion. Toutes les chambres d’hôtel de la ville étaient déjà occupées par les employés de l’industrie du biocarburant qui avaient déjà reçu l’autorisation de traverser le portail. Comme il n’y avait plus de place en ville, les prochains rapatriés seraient mis dans des cars et des trains, puis répartis dans toute l’Europe. Cette perspective n’enchantait pas les États du Sud de la GE ; la population de Highcastle était principalement originaire de France et des États du Nord, qui exploitaient tous le biocarburant du monde géant. Il fallut faire d’autres concessions, notamment promettre d’aider les réfugiés à s’installer sur les mondes transspatiaux de la GE, où la place ne manquait pas. Tout, plutôt que de les voir rester sur le vieux continent. À ce titre, Newcastle serait une forme de test. Par décrets, le conseil renforça les lois interdisant le vagabondage et donna à la police et aux agences de sécurité privées le pouvoir de déplacer les gens. Afin de fluidifier encore la circulation des réfugiés, on fit également appel à différents fonds humanitaires, ONG, services gouvernementaux et agences d’assistance.
Pour que personne ne disparaisse entre la sortie du portail et celle de la ville, l’organisation devrait être sans faille et les forces de l’ordre très strictes. Des centaines de policiers et plus de deux mille agents seraient déployés pour sécuriser les routes. Les troupes de la douane de la GE seraient également en alerte.
Comme il incombait au service dirigé par Sid d’examiner et d’autoriser toutes ces actions, son i-e avait été noyée sous un déluge d’appels – cadres des agences de sécurité, amis ayant des contacts dans celles-ci, collègues devenus des intermédiaires… Son agenda était déjà plein de dîners pour les deux prochains mois – les agences fournissant chaque fois une baby-sitter agréée –, et il avait refusé cinq voyages d’agrément, dont deux sur des mondes transspatiaux. Jacinta avait moyennement goûté tous ces changements, même si, comme par hasard, trois agences médicales lui avaient déjà proposé un poste de cadre et un bon salaire.
Argent et pouvoir faisaient un cocktail enivrant, mais Sid avait pris très au sérieux la gestion de cette logistique, et il était très satisfait du travail fourni par son service. Lorsque les réfugiés glacés, affamés et ruinés arriveraient le samedi matin, la ville serait prête à les accueillir.
Sid souhaita une bonne nuit à sa nouvelle équipe et prit l’ascenseur pour descendre au premier sous-sol. Là, dans une aile en béton dotée de portes en acier et d’un éclairage bleu-vert agressif, se trouvaient une dizaine de salles sécurisées, dont l’armurerie et sa grande voisine : la salle de tir. Sid passa devant celles-ci et se dirigea tout droit vers le dépôt de matériel. La zone était divisée en cinq sections, dont Ian avait piraté les maillages, créant des boucles avec les enregistrements, si bien que personne ne pouvait voir que Sid marchait dans le couloir qui conduisait au coffre de moyenne sécurité contenant l’équipement de surveillance mobile. Son i-e envoya à la serrure l’identité et le code de l’inspecteur Brannagh. Celui-ci travaillait pour la police des polices ; il était de ceux qui avaient enquêté sur les pratiques de Sid, l’année passée. Il n’avait pas beaucoup d’alliés à Market Street, et personne ne le protégerait au cas où il viendrait à l’idée de quelqu’un d’organiser un audit des stocks. La serrure cliqueta et la porte s’ouvrit.
La salle était renforcée avec des poutres en béton et contenait cinq rayonnages en grilles métalliques. Les antiques ventilateurs de la climatisation revinrent à la vie, brassant l’atmosphère viciée. Sid s’avança jusqu’au deuxième rayonnage et examina les caisses soigneusement empilées. Il manquait pas mal de choses, remarqua-t-il. Il est vrai que la plupart des inspecteurs de classe deux et plus savaient comment entrer dans les coffres de moyenne sécurité.
Il trouva les boîtes qui l’intéressaient sur la troisième étagère : des rectangles d’aluminium noir – trente centimètres par vingt, sur dix d’épaisseur. Une fois de plus, son i-e donna au programme de gestion de l’inventaire du coffre les codes de Brannagh. Il prit trois boîtes et se retourna.
— Bonsoir, patron, lança Abner North2.
Sid sursauta. Il n’avait pas entendu Abner entrer, et comme Ian avait désactivé les maillages, il n’avait aucun moyen de surveiller les alentours. Tant pis, il devrait y aller au bluff.
— Bonsoir, répondit-il en souriant. J’avais besoin de microcoptères pour une enquête. Et vous ?
— Vous n’êtes pas très convaincant, patron. Vous êtes à la tête du BCAP, maintenant ; les enquêtes, les microcoptères, c’est terminé pour vous. Vu que vous avez désactivé les maillages de surveillance, si ça ne vous fait rien, je vais être franc avec vous. Ian a laissé tourner un paquet de programmes de surveillance en utilisant les codes et l’autorité de Vance Elston. J’imagine que vous menez un genre d’opération secrète. Eva est sans doute elle aussi dans le coup. Notez que ça ne m’embête pas outre mesure ; on fait tous ce genre de choses. Mais c’est mon frère qui a été tué. J’ai le droit de savoir si vous avez découvert l’identité de son assassin.
— Fait chier. (Il aurait dû se douter que quelqu’un finirait par remarquer quelque chose, surtout un inspecteur formé aux méthodes d’enquêtes scientifiques tel qu’Abner.) À qui en avez-vous parlé ?
— À personne.
— D’accord. Mais pas maintenant, il faut qu’on sorte d’ici.
— Pas de problème. Laissez-moi vous aider à porter ces boîtes.
Abner tendit la main d’un air neutre étudié. Sid hésita. Ce visage… Il le revoyait, blanc et figé, sur une table de la morgue. Et puis Augustine, furieux et déterminé ; Aldred, calme et calculateur. C’était vrai : d’une façon ou d’une autre, les North étaient partout à Newcastle. Sid soupira en prenant conscience de cette évidence et confia une boîte à Abner.
— Merci.
— Brannagh, hein ? C’est un bon choix.
Sid haussa les épaules.
— Ben oui, Jenson San n’est plus là, alors…
***
Pour une fois, Ian avait dû se connecter au maillage de l’escalier qui conduisait à son appartement, car il ne parut aucunement surpris en voyant Abner entrer avec un Sid légèrement nerveux. Eva, en revanche, considéra le North d’un air inquiet.
— Il a trouvé les programmes d’observation, expliqua aussitôt Sid.
— Merde, marmonna Ian, les lèvres pincées de colère. Désolé, patron, j’aurais dû faire plus attention.
— Et maintenant ? demanda Eva.
— Je veux découvrir qui a tué mon frère, répondit Abner.
— La réponse risque de ne pas vous plaire, dit Sid.
— C’est pour ça que vous poursuivez l’enquête officieusement ?
— Ouais.
— Écoutez, je n’ai aucune intention de vous balancer à Milligan ou à Aldred, mais j’ai besoin de contribuer à… À quoi, d’ailleurs ? s’enquit-il en les regardant tour à tour.
— Ça ne va pas être très agréable, le prévint Sid.
— Allez, dites-moi ce qui se passe.
Sid n’avait pas le choix ; il le savait depuis qu’Abner l’avait pincé dans le coffre. Pour être tout à fait honnête, le North2 devait être au courant de leurs agissements depuis un moment déjà.
— Nous avons découvert pourquoi votre frère a été tué dans cet appartement de St James.
— Oh !…
— Tallulah Packer a eu une liaison avec Aldred, l’an dernier. Il a les codes de sa porte.
Sid attendit une réaction. Comme Abner ne disait rien, il lui révéla le reste, le pire, à savoir qu’Aldred connaissait Marcus Sherman, qu’il s’agissait de manœuvres internes, que des North combattaient d’autres North. Il lui expliqua qu’ils avaient affublé les hommes de Sherman, mais aussi Aldred, de microbes intelligents.
— Que vous ont appris les données téléchargées ? demanda doucement Abner.
Sid était impressionné. Si on lui avait appris que des membres de sa propre famille étaient impliqués dans quelque chose de si terrible, il aurait été bien en peine de garder son calme. Toutefois, Abner savait exactement à quoi s’attendre de la part de ses frères.
— Les téléchargements n’ont pas été aussi riches en informations que prévu. Dans beaucoup de conversations, il nous manque un des deux interlocuteurs. Il semblerait que l’équipe de Sherman prépare un raid sur Trigval Molecular Solutions, une société spécialisée dans la très haute technologie installée à Jarrow. Elle fait dans les chambres d’assemblage moléculaire. À quoi sont utilisées ces chambres ? Nous n’en savons rien. Cette information n’est pas disponible sur le transnet, ce qui est intéressant en soi. En tout cas, la société travaille pour la défense.
— J’ai entendu parler d’eux, dit Abner.
— Comment ça ? s’étonna Eva.
— C’est une société capitale pour Northumberland Interstellar. Avant d’entrer dans la police, je suivais de près les affaires de la famille.
— Capitale comment ? demanda Sid.
— Les systèmes moléculaires de Trigval peuvent produire de la matière active. C’est un genre d’état intermédiaire capable de déclencher les effets de la matière négative. Laquelle est à la base de la technologie transspatiale.
— Donc ce raid pourrait menacer le portail ? conclut Ian.
— Pas vraiment. Pas directement, en tout cas. La matière active n’est pas rare ; de nombreuses compagnies en produisent. Elle nécessite cependant un brut très spécial qu’on ne trouve pas au marché noir. J’avoue que je ne comprends pas.
— C’est peut-être simplement un vol de technologie ? proposa Eva. Sherman a peut-être trouvé un acheteur sur un monde lointain.
— Pourquoi Aldred tremperait-il là-dedans ? demanda Abner. Northumberland Interstellar a déjà un portail. Cette technologie, nous la possédons, nous n’avons pas besoin de la voler.
— À cause d’une autre affaire, sans doute, intervint Sid. C’est notre problème, justement ; nous ignorons ce qui se trame exactement.
Abner fixa son regard sur la petite boîte noire qu’il tenait entre les mains comme s’il la voyait pour la première fois.
— Quel est votre plan ? demanda-t-il.
— Ils sont en train d’organiser leur raid. Nous allons utiliser les microcoptères pour les surveiller, et cette fois, nous saurons exactement ce qu’ils préparent.
— Cette fois ?
— Ils ont déjà été impliqués dans d’autres activités similaires, expliqua Sid. Une transaction. Et ils ont parlé d’une nouvelle acquisition. Par ailleurs, nous sommes certains que ce sont eux qui ont mis le feu au garage de Reinert. Si nous parvenions à les suivre pour voir à qui ils vont remettre ce machin, ça éclairerait notre lanterne.
Abner hocha lentement la tête.
— Oui, les microcoptères sont parfaits pour ce boulot. J’ai été formé au pilotage de ces joujoux. Je veux participer à cette mission d’observation.
— Et après ? le provoqua Eva. Si on découvre qu’Aldred est derrière le meurtre, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je vous aiderai à le coffrer et je ferai en sorte qu’il paie.
— Vous êtes pareil que lui, pareil que tous vos autres frères, dit Sid. Vous croyez-vous capable de tuer l’un des vôtres ?
— Non, j’en serais incapable. Cependant, nous sommes tous légèrement différents. Nous ne sommes parfaitement identiques que dans les légendes urbaines. Il doit avoir une raison d’agir comme il le fait, et je suis curieux de l’entendre.
5. En français dans le texte. (NdT)