Samedi 23 mars 2143

Pour la première fois depuis plusieurs jours, il avait plu durant la nuit, et les bottes d’Angela faisaient un bruit de succion rassurant comme elle marchait dans la boue vers la rangée de palettes 350DL qui contenaient les réserves du camp. La jungle qui ceignait Wukang scintillait d’une manière inquiétante dans la lumière des aurores boréales ; un milliard de minuscules fleurs prismatiques couleur citron et cerise brillaient de tous côtés. Au-dessus, leur soleil rubis et maladif était masqué par d’épais nuages qui arrivaient du nord, poussés par des vents rapides. Angela n’était pas habituée à tant de bruit de fond, sur St Libra ; en plus du vent, on entendait régulièrement le tonnerre gronder au loin, derrière les collines.

Les violentes détonations étaient là pour lui rappeler la fragilité des e-Rays qui la reliaient à la civilisation, aux autres mondes transspatiaux. Tout comme ce fichier que tout le monde ne cessait de consulter sur le réseau du camp, comme pour en diluer l’impact. L’e-Ray qui tournoyait vaillamment au-dessus du massif de l’Éclipse depuis deux mois avait été la cible d’un véritable barrage d’éclairs. La foudre l’avait frappé encore et encore, endommageant le dispositif et ses systèmes auxiliaires, détruisant composant après composant. Les spécialistes des VAA avaient redoublé leurs efforts, compensant les défaillances avec des programmes de secours, jusqu’au vendredi après-midi, lorsque le dernier rotor encore fonctionnel avait été frappé de plein fouet. Incapable de se stabiliser, l’e-Ray s’était rapidement mis à tournoyer dans les courants-jets accélérés par la tempête, avant d’entamer une chute folle. Sa structure affaiblie se vrilla, les poutrelles se cassèrent, transperçant les bulles d’hélium, et l’appareil tomba comme une pierre vers les pics rocheux. Grâce à l’avionique qui fonctionna jusqu’à la fin, sa chute fut transmise en haute résolution jusqu’au moment où l’engin heurta la roche nue.

La brèche laissée dans la chaîne de relais était importante ; les deux e-Rays positionnés de part et d’autre du massif étaient parvenus à se connecter pour maintenir une liaison, mais en perdant énormément de bande passante, ce qui avait aggravé le sentiment d’isolement des hommes.

C’était stupide, se répétait-elle. Après tout, ils étaient à moins de huit heures d’avion d’Abellia. Si seulement on en avait un.

Angela atteignit une rangée de palettes et demanda à son i-e de se connecter à la première. Les particules intelligentes des boîtes et colis répondirent, et une liste défila sur sa grille. Forster Wardele et elle avaient entrepris de faire l’inventaire des réserves du camp dès le lendemain de l’assassinat de Coombes. L’attaque contre le réseau de Wukang avait fait plus de dégâts que prévu, effaçant ou corrompant des milliers de fichiers. L’inventaire général n’était pas très bien protégé.

Paresh apparut à l’extrémité de la rangée accompagné d’Atyeo et Josh. Tous les trois avaient revêtu une armure légère, ensemble de segments en carbone gris qui se tordaient pour accompagner leurs mouvements. Avec une aisance trompeuse, ils portaient des fusils Heckler au canon courtaud équipé de plusieurs capteurs visuels. Angela sourit et agita la main.

— Salut, lança-t-elle quand ils l’eurent rejointe.

Elle n’essaya pas d’embrasser Paresh ; il était en service, et cela n’aurait pas été juste devant les autres. Et puis, le casque qu’il portait ne lui aurait pas facilité la tâche.

— Alors, ça avance ? demanda-t-il.

— Je ne pensais pas qu’on avait tant de trucs, répondit Angela en désignant d’un geste ample la longue rangée de palettes. Enfin, je suppose que c’est une bonne chose.

— Ouais, acquiesça Paresh. Cette Passam, quelle plaie !

Ils avaient tous pris conscience de leur isolement à l’annonce de l’évacuation, par un Daedalus, de soixante-dix des quatre-vingts hommes de la base de Sarvar le vendredi matin. L’appareil avait filé vers Abellia dès que les quelques techniciens de maintenance de la base eurent confirmé l’absence de bombe à bord.

Passam avait dit à Elston qu’il s’agissait d’un « repli stratégique ». Le Daedalus retournerait à Sarvar, ferait le plein – car les cuves y étaient pleines – avant de venir chercher le personnel de Wukang, Varese et Omaru. Lorsque les hommes des trois bases avancées seraient à Sarvar, deux Daedalus ramèneraient tout le monde à la maison.

— C’est des conneries ! avait crié Ravi Hendrik sous le chapiteau de la cantine dans la soirée du vendredi, lorsque la nouvelle avait filtré. Personne ne volera au-dessus du massif de l’Éclipse. Ce serait du suicide. Le dernier avion a eu du bol de passer ; la foudre n’a bousillé qu’un seul de ses réacteurs. Ils ont été frappés dix-huit fois sur le chemin du retour. Dix-huit ! C’est un des pilotes d’Abellia qui me l’a dit.

Depuis, Angela n’avait cessé de se dire que leur isolement ne la dérangeait pas, qu’il était temporaire, qu’en cas de véritable coup dur l’ADH leur enverrait un Daedalus, et ce quelles que soient les conditions.

— Ce sera beaucoup mieux quand on saura exactement ce qu’on a sous la main, dit-elle. En tout cas, il y a assez de nourriture pour deux mois, surtout si on compte la gelée nutritive.

— Bordel, Angela ! s’exclama Atyeo. Tu as déjà bouffé cette merde ?

— Non, pourquoi ? C’est si dégueulasse ?

— Quels que soient les arômes que tu fous dedans, ç’a toujours un goût de semoule mélangée à de la pisse.

— Merci pour la comparaison… Sinon, vous avez vu quelque chose, dehors ?

— Rien, répondit Paresh. Il refuse de se montrer, mais on finira par le trouver, ce fumier. Et alors, ajouta-t-il en tapotant son fusil, il regrettera de s’en être pris à nous.

Angela aurait voulu lui dire à quel point il était ridicule avec son arme, petit garçon persuadé d’être le plus fort grâce à son gros fusil, mais elle se retint. Le moment était mal choisi pour faire sa rabat-joie, d’autant qu’elle avait encore besoin de ces légionnaires.

— Faites attention, d’accord.

Quelque chose cliqueta du côté des palettes.

Les légionnaires l’entendirent aussi. Paresh regarda autour de lui. Tous les soldats levèrent leur fusil.

« Clic ! clic ! »

— Qu’est-ce que… ?

Quelque chose piqua Angela à la joue.

— Aïe ! fit-elle en agitant la main par réflexe, comme pour chasser une guêpe.

Sauf qu’il n’y avait pas d’insectes sur St Libra. Soudain, quelque chose traversa son champ de vision et rebondit sur sa veste de protection. Angela désactiva sa grille.

Les cliquetis se multiplièrent. Stupéfaite, elle vit un grêlon blanc heurter l’armure de Paresh. Quelque chose lui picota le dos de la main, puis elle reçut un coup sur la tête. Elle avait vu de quoi il s’agissait, mais elle refusait de l’admettre. Ça n’existe pas sur St Libra. Sauf qu’il y avait des dizaines de grêlons blancs sur le sol boueux, tout autour d’elle, et il en tombait davantage chaque seconde. Comme pour accentuer cet événement improbable, le vent se renforça.

Hypnotisé, Josh se pencha pour ramasser une petite boule blanche.

— De la grêle ?

Angela leva les yeux au ciel, ce qui était une réaction stupide. Elle lâcha un cri lorsque les grêlons martelèrent son visage non protégé.

— Merde !

Le ciel s’assombrissait davantage, un voile gris recouvrant les vrilles boréales – un voile presque noir près de la ligne d’horizon. Faisant le dos rond, Angela constata que les grêlons étaient de plus en plus gros. Tout est plus grand sur St Libra. Un morceau de la taille d’un caillou la frappa dans le cou.

— Aïe !

Son i-e l’informa de l’état d’alerte générale. Angela regarda frénétiquement dans tous les sens à la recherche d’un endroit où s’abriter. Les tentes étaient à environ deux cents mètres ; et puis, la protégeraient-elles vraiment contre ce qui était sur le point d’arriver ? Un des chariots élévateurs était garé à l’extrémité de la rangée de palettes.

— Venez ! cria-t-elle en se mettant à courir vers la machine.

Les légionnaires lui emboîtèrent le pas, mais leur armure les ralentissait. Leur démarche, ajoutée au vacarme des grêlons qui les mitraillaient, les faisait ressembler à des robots maladroits. Atteignant enfin l’engin, Angela se jeta dessous et replia ses jambes pour qu’elles ne soient pas exposées. Paresh et les deux autres arrivèrent enfin et rampèrent à ses côtés. Les grêlons qui tombaient autour d’eux étaient aussi gros que des balles de golf, à présent. Ils frappaient durement le sol, rebondissaient, réduisant en morceaux ceux qui tapissaient la boue. La base en était couverte dans toutes les directions. Une vapeur fine s’élevait déjà de la couche blanche.

— Putain ! mais c’est pas possible ! beugla Josh pour se faire entendre par-dessus le grondement constant des impacts.

— Sirius a viré au rouge ! cria Angela. Ça veut dire qu’elle s’est refroidie. Et St Libra est en train de suivre le même chemin.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ?

Collé contre elle, son bras autour de ses épaules, comme si cela servait à quelque chose, Paresh lui lança un regard inquiet.

— Que va-t-il se passer d’autre ?

— Je n’en sais rien, je ne suis pas une putain de climatologue.

La colère était bonne. Elle l’empêchait d’avoir peur.

Le déluge s’arrêta au bout de vingt minutes, lorsque les nuages filèrent au sud. Les aurores boréales provoquées par l’orage électromagnétique brillèrent de nouveau, faisant scintiller l’épaisse couche de grêlons qui couvrait le sol.

Angela et les légionnaires sortirent de sous le chariot élévateur et avisèrent le camp dévasté. Leurs bottes écrasaient la couche de glace irrégulière, qui commençait déjà à fondre, des filets de vapeur s’enroulant autour des jambes d’Angela. Les gens émergeaient petit à petit des endroits où ils s’étaient glissés pour échapper à l’ire des cieux déchaînés.

— Regardez-moi ça, marmonna Paresh en avisant les dégâts.

Il n’y avait plus une seule tente debout. Celles, peu nombreuses, dont la structure avait résisté étaient réduites à l’état de rubans photovoltaïques se balançant lentement dans le vent déclinant. Les grêlons avaient déchiqueté la toile noire et luisante comme un vulgaire mouchoir en papier. Même le grand chapiteau central de la cantine présentait de longues déchirures, et ses poteaux penchaient de façon inquiétante.

— Ça ne peut pas durer comme ça ! lança Paresh à voix haute, proche de la panique. On doit se tirer d’ici. Je me fous de la foudre, il nous faut un Daedalus. Il nous le faut !

— On va nous en envoyer un, mentit Angela pour le rassurer. Ne t’en fais pas, ils vont venir nous chercher.