L’armurerie était une longue pièce de béton sans fenêtres, des armoires métalliques contre un mur, des rangées d’armes sur l’autre, et dix tables au milieu avec du matériel de vérification et les différents outils cybernétiques utilisés par les armuriers. Cette vue et l’odeur chaude de l’huile ramenèrent Greg à ses années d’armée. Même le bavardage de l’équipe d’intervention était le même, bravache, émaillé de l’humour si particulier d’avant-mission.

Il était assis sur un banc et regardait Alex Lahey, l’un des armuriers, équiper Suzi. Il avait trouvé une armure musculaire assez petite pour elle et la programmait pour accepter les impulsions neuronales de son implant. Un épais fouillis de fibres optiques partait de la prise d’interface de la poitrine de l’armure vers le terminal qu’il utilisait. Seul le casque n’était pas en place, laissant la tête de Suzi dépasser du torse en forme de tonneau.

— D’un côté, il y a la saine paranoïa, expliquait Greg. Et de l’autre la psychose obsessionnelle. La frontière entre les deux est plutôt fine.

— Conneries ! Leol est sorti de ce putain d’hôpital nigérian. Tu crois vraiment qu’il va laisser tomber Charlotte ?

— Non. Mais comment va-t-il la trouver maintenant ?

Suzi laissa échapper un grognement découragé.

— Ce connard est bon, Greg. Il faut bien l’admettre. Et il a tout le pognon de Jepson derrière lui.

— Victor est encore meilleur et on a l’argent de Julia.

— Ouais, bien sûr.

Alex Lahey leva la tête du terminal qu’il avait branché sur l’armure de Suzi.

— Pouvez-vous lever le bras gauche, s’il vous plaît ? Elle le leva lentement jusqu’à ce qu’il soit au niveau de son épaule puis il pointa soudain vers le plafond.

— Merde !

— Désolé, réagit Alex Lahey.

Il étudia le cube du terminal, marmonnant.

— Hé ! Je peux le baisser ou pas ?

L’interpellé ne leva pas les yeux.

— Oui, oui.

— Ce tank personnalisé est un peu exagéré, hein ?

La main gantée de Suzi frappa son torse, produisant un choc creux.

— Je peux le battre maintenant, Greg. Plus de fuite, plus de diversion. Seigneur, c’était vraiment humiliant. Tu devrais essayer une armure, c’est un véritable orgasme pour la confiance en soi.

— Non merci, les armures musculaires sont apparues après mon époque. Je garde ce que j’ai. Cette bonne vieille intuition mystique. Elle m’a maintenu en vie jusqu’à présent.

— Ouais ? Et elle te dit quoi à propos de Royan ?

— Il est là-haut.

Il fut le premier surpris. Les mots étaient sortis sans conscience préalable, et sans sécrétion glandulaire.

— Ouais, grogna Suzi.

— Pourriez-vous toucher vos orteils, s’il vous plaît ? demanda Alex Lahey.

Greg garda son amusement pour lui, mais la gymnastique à laquelle se livrait l’armure, pendant que Suzi testait les articulations de ses membres, était légèrement ridicule. Le reste de l’équipe d’intervention choisissait ses armes.

L’armure de Suzi s’ouvrit en deux par le torse et elle en sortit ses jambes. Le tissu de sa salopette était très fripé aux endroits où la doublure de l’armure s’était contractée.

Alex Lahey débrancha les câbles.

— Votre genou ne devrait pas poser de problème, dit-il. L’armure le soutiendra.

— Super !

Elle se laissa tomber légèrement sur le sol et étira immédiatement sa jambe, frottant le bandage.

— Pouvez-vous apposer votre pouce ici, s’il vous plaît ? (Il lui tendit un cybofax.) C’est l’autorisation de sortie pour l’armure.

Greg perdit son regard dans le béton nu du plafond et prononça une vague prière.

— Affirmatif ! (Suzi souriait amèrement en pressant son pouce contre la surface sensible de l’appareil. Elle se tourna vers le râtelier.) Je vais prendre une de ces carabines Honeywell à pulsations plasma, un fusil Konica et huit magasins, cinq missiles Loral quinze centimètres, programmables par mon implant, et dix charges directionnelles avec détonateur. Avez-vous rechargé mon Browning ?

Alex Lahey se laissa aller dans son siège, soupirant en regardant Suzi d’un air incrédule.

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez encore besoin de mon pouce ?

— Tout ce que madame veut, Alex, déclara Melvyn Ambler d’une voix peinée. Mettez ça avec le reste de notre équipement.

— Vous êtes un vrai gentleman, sourit Suzi.

Greg se retourna pour faire face au capitaine de l’équipe d’intervention.

— La navette sera là dans cinq minutes, expliqua Melvyn. On charge le matériel et on décolle. (Il souleva deux sacs bordeaux.) J’ai des tenues de vol pour vous. Mettez vos vêtements dans le sac, vous pourrez les porter à New London. L’un d’entre vous a-t-il besoin d’un antinausée avant le vol ?

— Pas moi, répondit Greg. J’ai déjà testé la chute libre et ça ne m’a rien fait.

— J’en veux bien un, dit joyeusement Suzi.

— Bien. (Melvyn Ambler hésita.) Risquons-nous du grabuge là-haut ?

— Je vous brieferai à bord, dit Greg. Mais vous êtes surtout une force de dissuasion.

— Merci. M. Tyo a précisé que vous aviez le contrôle total de l’opération.

— Il devait plaisanter, marmonna Suzi.

 

Les tenues de vol des avions spatiaux s’étaient améliorées. Lors de son dernier séjour en orbite, le vêtement en caoutchouc de Greg était vraiment trop serré. Il fallait être mésomorphe pour en porter un avec dignité. Cette fois, Melvyn lui avait fourni un costume une pièce confortable, plutôt flottant, avec des élastiques aux poignets et aux chevilles. Les revers boutonnés ressemblaient à ce qu’aurait porté un as de la voltige des années 1930. Une tablette multifonction était attachée à une poche sur le biceps droit, surveillant ses fonctions physiologiques, la pression atmosphérique, la température, la composition gazeuse et les niveaux de radiations.

Il porta son sac bordeaux jusqu’à l’Anastasia, la navette de classe Orion qui avait atterri au centre de la plate-forme du générateur. Les vingt hommes de l’équipe d’intervention s’étaient rassemblés dans le sas. Ils portaient tous le même costume rouille, une véritable armée de cyborgs. Charlotte et Fabian suivaient, chuchotant.

L’Anastasia était un appareil triangulaire de vingt-six mètres de long assemblé autour d’une paire de collecteurs à induction, des tubes convergents qui compressaient l’air entrant, le réchauffaient grâce à une batterie de tubes à induction d’ondes radio et le renvoyaient sous forte pression par les tuyères d’expansion. Un système de propulsion simple et propre qui remplaçait les rotors à Mach 7 et poussait l’avion jusqu’à la vitesse de libération. Un moteur auxiliaire lui permettait d’emporter vingt-cinq tonnes de chargement directement jusqu’à New London. Son fuselage nacré antifriction scintillait dans le soleil. De grands écussons représentant des dragons écarlates étaient peints sur les ailerons.

Depuis cinq camions drones placés sous l’avion, les armuriers chargeaient les capsules d’équipement dans la zone de cargaison arrière par des écoutilles dans le cône de la queue.

Greg ordonna une petite sécrétion de neurohormones en attendant au pied de l’avion. Son intuition ne lui disait pas grand-chose, mais un certain sens d’inévitabilité s’imposait à lui. Il pensait toujours que cette capacité était liée au temps, comme une sorte de précognition. Cela devait vouloir dire que la mort était inévitable.

— Quelque chose ? demanda Suzi.

Elle savait à quel point il comptait sur son intuition.

— Non, rien. (Il se tourna vers Charlotte et Fabian. La salopette rouille était magnifique sur la jeune femme.) Il est temps d’y aller.

Charlotte se pencha et embrassa longuement Fabian.

Greg se détourna, mal à l’aise. Suzi ricana et monta les marches de l’escalier, faisant balancer son sac de vol.

Charlotte finit pas se détacher de Fabian.

— Ça ne prendra pas longtemps, murmura-t-elle d’une voix si basse que Greg put à peine reconnaître les mots.

Fabian et elle avaient l’air de se séparer pour l’éternité. Fabian dégagea une mèche de cheveux de son visage.

— Reviens-moi, plaida-t-il tristement.

— Tu sais bien que oui !

Charlotte planta un dernier baiser sur son front et grimpa l’escalier à toute vitesse. Greg mit sa casquette, un dôme serré matelassé qui descendait sur ses oreilles et servait de protection pendant la chute libre. Il suivit Charlotte. Quand il regarda en arrière, Fabian courait vers les quartiers de l’équipage, un garde du corps à sa poursuite.

 

L’Anastasia pouvait transporter quarante passagers. C’était compact mais pas exigu. Les murs étaient couverts de capitonnage écossais gris, même le sol était légèrement élastique comme le découvrit Greg en traversant la cabine. Une bande de biolums courait au centre du plafond, des anneaux en tissu pendaient de chaque côté, lui rappelant les poignées pour les passagers d’un bus. À l’arrière de la cabine, il y avait une coquerie et deux cabines de toilette. Il les regarda avec méfiance, une série de mauvais souvenirs remontant à la surface de son esprit, des tubes douloureusement serrés et des trous de succion qui pinçaient. Mieux valait attendre New London.

Le cockpit n’était pas séparé de la cabine. Le pilote était assis devant un pare-brise étroit, vêtu du même genre de costume que les autres mais gris argent. Il n’avait ni console de vol, ni matériel de contrôle. Assis, bras repliés sur les genoux, les yeux fermés comme en méditation zen. Des motifs en forme de toile d’araignée, géométriques et multicolores, roulaient sur le pare-brise. Il devait utiliser un nodule d’interface avec le processeur de vol.

Greg n’aimait pas cette idée. À l’armée, il volait sur des appareils superlégers, des voiles à contrôle direct, il suffisait de déplacer son centre de gravité et la voile virait. C’était une sensation directe, solide et fiable. Un vrai vol.

Les navettes disposaient certainement d’un système manuel en cas de problème, mais le pilote éclaterait probablement de rire si Greg le lui demandait. Il avait la vingtaine, une génération qui a grandi avec le numérique et en est dépendante.

L’équipe d’intervention choisissait ses sièges bruyamment, comme le club de rugby d’une petite ville en partance pour un match, tout en blagues et en rires. Deux stewards les aidaient à ranger leurs sacs dans les tiroirs sous les sièges.

Suzi était assise derrière le pilote. Greg s’installa à côté d’elle, pour observer les motifs sur le pare-brise. Il activa un bouton sur son accoudoir et les coussins du siège se refermèrent délicatement sur ses jambes.

Charlotte et Melvyn Ambler étaient assis de l’autre côté du couloir, Rick dans la rangée derrière. Le capitaine de la sécurité se pencha en avant.

— Tout le monde est là, annonça-t-il au pilote.

— OK. Le vol durera approximativement trois heures et demie. Nous devrions atteindre New London quelque part au-dessus de l’Amérique du Sud.

Le sas se referma, atténuant le vacarme des générateurs de la plate-forme.

Les compresseurs se mirent en marche. L’avion frémit et le bâtiment du générateur s’éloigna.

— Tu as dit à Eleanor où tu allais ? demanda Suzi.

— Ouais. Elle va s’inquiéter, mais elle s’inquiéterait encore plus si elle le découvrait toute seule. J’ai bien précisé que l’équipe d’intervention nous protégeait. Ça devrait aider.

— Tu veux dire quelle sera heureuse d’apprendre que tu ne dépends pas que de moi.

L’assiette de l’Anastasia prit un angle de 15°. Ils se dirigeaient vers l’est, en direction du golfe de Gascogne.

Greg renifla, l’odeur de soufre des générateurs thermiques avait disparu, filtrée par les équipements d’épuration. L’air conditionné de l’avion spatial était curieusement insipide.

— Pourquoi toutes les femmes de ma vie me mènent-elles la vie dure ? se plaignit Greg.

Suzi éclata de rire.

— Eleanor n’est pas un problème. Vous avez une putain de chance, tous les deux.

— De quoi te plains-tu ? Andria a l’air d’être une chouette fille.

Suzi jeta un coup d’œil vers Charlotte et Melvyn Ambler et baissa la voix.

— La meilleure, Greg. Vraiment. Elle et moi, ça marche. Rigolo, hein ? Vu ce que je suis, qui voudrait de moi ? Mais elle, oui.

Il n’avait pas besoin de son implant pour savoir qu’elle était sérieuse. Il lui faudrait du temps pour s’habituer à une Suzi prenant la vie au sérieux.

— Il faudra que tu l’amènes à la ferme, un jour.

— Elle est enceinte.

— Eleanor aussi. Elles s’entendraient bien.

— Ouais. (Elle siffla entre ses dents.) Greg ? Après ça, j’arrête. Pour l’enfant, tu sais ? Alors, euh, si tu entends parler d’une affaire à reprendre, un pub ou autre chose, fais-le-moi savoir.

— Bien sûr.

Il en parlerait à Julia, elle devrait pouvoir trouver un club qui conviendrait et le vendre à Suzi par un intermédiaire. Il s’appuya contre le dossier de son siège. L’attention aux détails, c’était ce qui était le plus important. Il le noterait dans son cybofax, plus tard, dès que Suzi ne pourrait plus le voir.

Trois cents kilomètres au sud des îles Sorlingues, l’Anastasia passa au vol sous induction. Cela provoqua un tel rugissement qu’on ne put bientôt plus s’entendre dans la navette. Cloué à son siège, Greg estima l’accélération à 1,75 G. Il ressentit une certaine désorientation quand l’assiette de la navette commença à se redresser, vers trente-cinq kilomètres d’altitude, mais que les effets de l’accélération lui donnaient toujours l’impression de grimper. Il aurait peut-être dû accepter l’antinausée.

Le ciel pâle commença à s’assombrir.

Après le déclenchement de l’induction, il leur fallut sept minutes pour atteindre leur trajectoire de transfert orbital, traversant proprement la mésosphère jusqu’à la thermosphère raréfiée où le ratio puissance/poussée diminua drastiquement. L’induction se coupa au-dessus de l’Égypte. L’Anastasia était à Mach 29 et grimpait toujours.

Les étoiles étaient visibles dans le ciel nocturne. La Terre n’était plus qu’une frange de lumière bleu-blanc en limite de pare-brise.

Greg laissa échapper un rot dangereusement humide quand la sensation presque oubliée de la chute libre fit remonter son estomac vers son sternum.

— Nous serons sur notre trajectoire vers New London dans huit secondes, annonça le pilote.

Le silence auquel s’attendait Greg fut ponctué de craquements quand les tuyères à induction se contractèrent en perdant leur charge thermique. Les actionneurs électrohydrostatiques gémirent faiblement.

Suzi fit la grimace.

— Merde ! Encore trois heures comme ça.

— La piqûre ne fonctionne pas ? demanda Greg.

— Si, mais ça ne fait que calmer l’estomac, ça n’empêche pas le pire. Flotter comme ça n’est pas bien, Greg. Je ne suis pas un putain de poisson !

Une portion de son esprit était secrètement contente qu’il existe quelque chose qu’il supportait mieux quelle.

Bien sûr, il avait beaucoup volé à l’armée et s’était débarrassé de la nausée.

— Il m’a fallu une journée pour atteindre New London, la dernière fois, intervint Charlotte. J’ai pris une navette commerciale.

— J’ai passé une semaine sur une des stations en orbite basse, dit Rick. Je vérifiais le radiotélescope avant qu’on ne l’envoie au point de Lagrange L2 derrière la Lune. C’est plus efficace que le meilleur des régimes. Je crois que j’ai perdu deux kilos.

— Et vous, Melvyn ? demanda Greg. Vous êtes déjà monté aussi haut ?

— Bien sûr. Victor Tyo aime qu’on se familiarise avec les environnements dans lesquels on pourrait être amenés à intervenir. On m’expédie à New London un mois tous les deux ans.

— C’est bien du Victor, commenta Greg.

Les micropropulseurs de l’Anastasia se mirent soudain en marche, comme un tir rapide de pistolet. Greg vit la silhouette de la Terre disparaître du pare-brise.

— En attente, appela le pilote.

Greg tenta de comprendre les images sur le pare-brise, des trous de vers holographiques en vert et bleu, des cubes rouges en rotation, un quadrillage de lignes jaunes oscillant. Rien n’était sous-titré.

Les moteurs auxiliaires s’enclenchèrent. Une paire de tuyères en forme de cloche à l’arrière de l’Anastasia. L’eau était pompée dans les chambres de vaporisation où elle était énergisée par les cellules gigaconductrices. Elle sortait des tuyères dans une grande flamme d’ions.

Greg fut plaqué à son siège une fois de plus. L’Anastasia semblait à la verticale. La pression était moins forte cette fois, d’à peu près un tiers.

New London suivait une orbite légèrement elliptique autour de la Terre, son apogée à quarante-cinq mille kilomètres et son périgée à quarante-deux mille. L’Anastasia s’éleva vers elle dans un long arc plat.

New London était visible de la Terre même pendant la journée, une tache de lumière brumeuse et ovale, bien plus brillante que la Lune. En approche, c’était une nébuleuse pointue qui gagnait en taille et en magnitude.

Greg passa la dernière heure à observer le rocher et son archipel se préciser. Quasiment vertical, leur angle d’approche permettait de voir l’archipel s’étirer dans l’orbite du rocher. Au début, le rocher paraissait être la tête d’une comète étrangement stable, avec une queue en strass, puis les orbes individuelles devenaient distinctes.

L’astéroïde que Julia avait choisi pour le lancement de son nouvel ordre industriel mondial mesurait seize kilomètres de long sur cinq à huit kilomètres de large, bosselé et asymétrique. Une sonde Merlin l’avait approché quatorze ans plus tôt, alors qu’il n’était qu’une tache de lumière dans un télescope et un numéro de catalogue : 2040BA. Une flotte de petits vaisseaux robots de prospection avait amassé des informations sur la composition des astéroïdes Apollon et Amor pendant près d’une décennie. Le projet avait été initié par Philip Evans avant même la chute du PSP ; il avait prédit le développement de l’industrie spatiale et voulait utiliser les sondes pour doter Event Horizon d’un monopole d’informations. Julia avait poursuivi le projet Merlin après sa mort, allant jusqu’à quinze lancements par an. 2040BA était sa récompense pour sa persistance : un astéroïde nickel-fer, orbitant à deux cents millions de kilomètres du soleil, semblable à la centaine d’autres que les Merlin avaient examiné. Sauf que, dans un passé lointain, il avait rencontré un astéroïde carbonochondritique. La collision avait déposé une épaisse couche de schiste argileux de huit kilomètres de long sur le flanc de 2040BA : un goudron visqueux riche en azote, carbone et hydrogène, par millions de tonnes.

Ces éléments avaient rendu possible la conception de New London. À lui seul, l’astéroïde nickel-fer valait des trillions, mais le coût d’entretien des équipes de mineurs et des ouvriers de la raffinerie était prohibitif Même avec des navettes fonctionnant aux gigaconducteurs pour assurer le transport des consommables, l’exploitation serait restée marginale. Pour que l’investissement soit intéressant, il fallait que l’opération minière soit autosuffisante. Au niveau le plus bas, cela signifiait cultures hydroponiques et viande de cuve. Parallèlement, des activistes spatiaux rêvaient de capturer des astéroïdes fer-nickel ou carbono-chondritiques pour construire des colonies O’Neill de vingt kilomètres de long et des jardins d’Éden orbitaux, revitalisant la Terre aussi bien physiquement que spirituellement.

2040BA avait permis à Julia de trouver un compromis.

Les différentes équipes d’astronautes qui se relayèrent mirent deux ans à capturer 2040BA. Des charges de compression d’électrons de dix mégatonnes modifièrent son orbite et augmentèrent sa vitesse de rotation.

— Je voulais utiliser tout ce qu’il restait de l’arsenal nucléaire des grandes puissances, avait confié Julia à Greg et Eleanor une fois la mission en cours. Un symbole que les gens auraient pu apprécier et comprendre : les temps anciens partant glorieusement en fumée pour céder la place au nouveau monde. Ç’aurait été quelque chose, non ?

Elle n’aurait pas dû s’inquiéter. Les gens avaient interprété l’arrivée de l’astéroïde comme celle d’un nouvel âge, faisant naître l’espoir dans un monde psychologiquement abattu. Un coup d’État technophile annonçant la fin des pires aspects du réchauffement. En levant les yeux, on pouvait voir que quelqu’un avait eu les tripes et la puissance pour innover alors que le monde se traînait depuis deux décennies. Ce quelqu’un, c’était Julia. Plus que son héritage, le monopole sur les gigaconducteurs et l’incroyable renouveau de Peterborough, c’était cette capture qui l’avait catapultée devant les projecteurs.

Les trois derniers mois du voyage de 2040BA avaient été le plus grand spectacle de l’histoire de l’humanité. Greg s’était toujours demandé si c’était une coïncidence que la dernière charge explose de nuit juste au-dessus de l’Europe. Julia avait-elle lancé une opération de relations publiques, ou Royan avait-il couronné leur réussite d’un geste typique de technophile ? Quoi qu’il en soit, après cela, la réputation de Julia avait crevé la stratosphère.

Il se souvenait encore des festivités lors de cette Dernière Explosion, dans tout le pays. Comme un nouvel an au milieu d’une nuit d’août sans nuage. À Hambleton, tout le village s’était installé pour un barbecue autour de tables de fortune devant l’église. Christine avait cinq ans, mais ils lui avaient permis de rester avec eux jusque tard dans la nuit.

23 h 37, l’heure était tatouée dans son esprit. 2040BA était un astre plus brillant que Vénus, puis la dernière charge avait explosé, stabilisant son orbite. Une explosion de dix mégatonnes envoyant voler une grande giclée de rochers vaporisés. La déflagration avait duré une minute, s’évasant jusqu’à devenir aussi grosse qu’une pleine lune avant de disparaître et de se disperser dans un nuage violet. Enfants, adultes, retraités, tous l’avaient observée en silence, les yeux dans les étoiles ; Greg s’était stupidement attendu à un coup de tonnerre.

Les excavatrices expédiées par Julia sur le nouveau satellite de la Terre avaient creusé une chambre cylindrique de cinq kilomètres sur trois, la caverne de Hyde. La rotation lui donnait une pesanteur comparable à celle de la Terre. Des fourneaux solaires avaient libéré l’oxygène de la roche de New London. Les équipes d’Event Horizon avaient ramassé la traînée de schiste argileux, la fourrant dans d’énormes modules de distillation, poduisant tous les éléments nécessaires à une biosphère fonctionnelle.

On dota la caverne d’une atmosphère, d’eau, de lumière, de chaleur, de plantes comestibles génétiquement modifiées, d’insectes et de bactéries pour nourrir le sol. Des équipes d’ingénieurs d’Event Horizon et des divisions spatiales de divers kombinates s’y étaient installés pour raffiner les minéraux. Des usines de transformation orbitales avaient été déplacées pour se rapprocher de l’astéroïde : il était moins cher de loger les ouvriers sur New London que de construire des stations d’habitation.

 

Greg voyait New London à travers le pare-brise de l’Anastasia, tête sombre d’un archipel d’orbes à fort rayonnement. L’axe du rocher était orienté nord-sud pour orbiter. Tournant dans le sens inverse sur un axe d’un kilomètre et demi, une roue d’amarrage s’étirait depuis le moyeu sud, soutenant un dispositif de panneaux solaires en forme de diamant de quatre kilomètres carrés. Le moyeu nord possédait un axe similaire qui portait un miroir solaire concave de cinq kilomètres de diamètre, constitué de sections hexagonales de cent mètres carrés constellées de minuscules taches noires, les trous formés par les micrométéores au long des années. Un miroir directionnel pendait à deux kilomètres de son centre, concentrant les rayons collectés vers une ouverture. Pendant que Greg l’observait, l’un des orbes s’éleva lentement au-dessus du miroir, comme un petit soleil au bord de l’horizon.

L’orbe faisait partie de l’excavation en cours de la deuxième chambre. Une grotte plus grande encore que Hyde : huit kilomètres de long. Les machines creusaient le minerai et le broyaient en sable fin, constitué de poudre de métal et de poussière de roche. On le charriait le long du moyeu nord jusqu’à une fonderie vers laquelle le miroir directionnel était orienté. La chaleur intense fusionnait la roche et le métal en magma glutineux que les fondeurs appelaient le molargent. En chute libre, n’importe quel liquide était plus facile à contrôler qu’une rivière de sable, puis venait le problème du stockage.

On pompait le molargent à travers des tuyaux d’extrusion qui l’envoyaient dans l’espace, dans l’ombre du miroir, où on lui permettait de s’agréger jusqu’à former un globe de cinquante mètres de diamètre. Quand la coquille extérieure avait refroidi et s’était solidifiée, le tuyau se détachait et libérait la sphère. La fonderie produisait cent quarante orbes par jour.

Julia n’avait pas d’autre option pour stocker les détritus de la deuxième caverne, les raffineries et les modules de production ne pouvaient consommer qu’une fraction de ce que les machines excavaient. Les orbes s’accumulaient donc dans l’archipel, par dizaines de milliers, comme une longue traîne globulaire derrière l’astéroïde. Certains étaient presque d’argent pur, d’autres présentaient des spirales abstraites, arc-en-ciel, gelés en surface où des sels et des minéraux exotiques s’étaient coagulés et avaient réagi à la chaleur.

Des complexes de raffineries flottaient aux abords de l’archipel, de grands modules cylindriques de deux cents mètres de long pour quarante de large, accrochés à des miroirs solaires d’un kilomètre. La perspective donnait à Greg l’impression que les raffineries étaient des nénuphars chromés dérivant sur un océan de velours. C’était presque une peinture op-art. Le matériel spatial avait quelque chose de froid à son goût : quand chaque centimètre carré était fonctionnel, n’existaient de couleurs que le blanc et l’argent.

Un remorqueur quittait l’une des raffineries, un anneau ouvert de trois cents mètres de diamètre, avec un moteur au centre, qui commençait sa spirale de trois mois vers l’orbite basse de la Terre. Dix corps de levage étaient accrochés à l’anneau, des triangles au nez émoussé de trois mille tonnes avec une densité plus faible que celle de l’eau. Des oiseaux nés dans l’espace qui allaient être jetés dans l’atmosphère pour plonger vers l’une des deux flottes de récupération dans le Pacifique, ou l’unique de l’Atlantique.

L’Anastasia se dirigeait vers le moyeu sud de New London. Cette partie de l’astéroïde était couverte de longs panneaux thermiques rayonnant depuis un cratère central. Deux navettes sphériques de transfert interorbital de la ligne Dragon étaient amarrées au milieu de l’axe. Un flux constant de petits remorqueurs et de transports de personnel faisait l’aller-retour entre New London et les modules micro-G au sud du panneau solaire principal.

Greg tenta de se représenter mentalement New London, de capturer son essence, croquant la surface poussiéreuse et froissée, les petits cratères profonds. La caverne de Hyde : un vide grand ouvert entouré de plissements rocheux ; la deuxième chambre, en forme de champignon, inachevée. Des tuyaux et des tunnels reliaient les chambres entre elles, des lignes noires ultrafines traversant deux kilomètres de roche, formant des boucles sous les vallées selon des nœuds complexes ; il y avait des réservoirs d’eau douce enterrés et des chambres à haute tension, des grottes pour les réserves d’oxygène et d’azote.

L’image fantôme tournait derrière ses paupières fermées, pleine de pulsations de vie. La caverne était un cœur calme, un noyau d’espoir et de promesses. Il en ressentait la force et la détermination, l’aura brumeuse des psychés mélangées de ses habitants. L’astéroïde était niché au centre d’un tourbillon spectral de rêves humains.

Il sentit alors un fil solitaire et contradictoire qui empêchait la communion, non pas un contaminant mais quelque chose d’étranger au consensus, de différent. Extraterrestre.

La cabine de l’Anastasia revint à son esprit, laissant le spectre s’échapper doucement.

— C’est là, dit-il.

L’extrémité sud de l’astéroïde glissait sous ses yeux, des panneaux thermiques côtelés cloués au roc par d’énormes pylônes, un labyrinthe de conduits de dérivation thermique jaunes et bleus s’étalant en dessous.

Suzi pencha la tête sur le côté, sa casquette la faisant étrangement ressembler à un squelette.

— Quoi ?

— L’extraterrestre, il est à l’intérieur de New London.

— Merde ! Où ?

Greg tenta de hausser les épaules, mais le mouvement ne fit qu’éloigner ses épaules du siège.

— Si tu veux des précisions, utilise une boule de cristal. Mon hypersens est encore efficace à cinq cents mètres, si je le pousse vraiment, et la roche le bloque complètement.

— Alors, comment sais-tu qu’il est là ?

— Intuition.

Elle ouvrit la bouche pour crier, changea d’avis.

— Et Royan ? Il est là aussi ?

— Sais pas.

— Super. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— On suit le scénario. On trouve le prêtre de Charlotte.

— Hmm… (Suzi lui montra son cybofax.) Je me suis renseignée sur les Apôtres célestes. Je me demande pourquoi Victor ne les jette pas dans le vide. Des putains de tarés !

— Je crois que je détecte la main de Julia là-dessous. Elle autorise toujours un certain laxisme dans les systèmes humains. Les Célestes sont inoffensifs et ils soutiennent ses projets à long terme, sinon ses méthodes. Tant qu’ils ne sont pas hors de contrôle, pourquoi se déranger ?

— Tu crois que ce sont eux qui sont en contact avec l’extraterrestre ?

— C’est possible. Leur psychologie convient. Ils le traiteraient comme un messie. C’est le seul groupe humain qui n’en parlerait pas si on le leur demandait. Ce qui soulève une question ; comment l’ont-ils rencontré ?

 

Le cratère du moyeu sud de New London était large d’un kilomètre et profond de trois cents mètres, ses parois étaient parfaitement droites. Il avait été creusé par les machines, les charges de compression d’électrons avaient toutes été placées côté nord.

L’Anastasia glissa sur le pourtour et son anneau de radars. Le sol était un disque de métal, des paliers circulaires massifs en son centre soutenaient l’axe de trois cents mètres de diamètre ; autour, il y avait des cuves, des rails de levage, des galeries d’observation, des sas, trois anneaux concentriques de lumières éclairant les murs, et des machineries volumineuses et incompréhensibles.

Les micropropulseurs de l’Anastasia se mirent en marche. Le champ de vision de Greg changea en même temps que l’avion tournait. Le sol du cratère s’éleva lentement pour devenir un immense mur latéral, tandis que sa paroi prit l’aspect d’une vallée dont le versant montait vertigineusement devant l’appareil. Les propulseurs émirent une nouvelle séquence de coups de tambour quand le pilote modifia encore le régime de l’Anastasia.

Greg entendit le roulement caractéristique du train d’atterrissage. Le mur du cratère décrivait une courbe qui grimpait devant le nez de l’appareil ; il était en mouvement, et on voyait la bande de petites lumières blanches du pourtour qui, sous l’action de la rotation de New London, fuyaient sous l’avion spatial. On aurait dit que l’Anastasia survolait une plaine couverte de rochers lisses.

Il y eut une dernière détonation et l’avion spatial entama sa descente, un peu comme vers une piste d’atterrissage sauf que l’Anastasia était immobile tandis que le pourtour du cratère se déplaçait. Ils se posèrent dans un choc léger. Les moteurs électriques accéléraient les roues du train d’atterrissage pour compenser la rotation de New London.

Les mâchoires de Suzi étaient serrées, ses joues pâles, elle regardait fixement devant elle. Greg sentit l’avion spatial accélérer ; pourtant, par rapport au pourtour, il ralentissait nettement. Les étoiles et l’axe commencèrent à tourner.

— Nous y sommes, annonça le pilote.

Greg prit alors conscience du champ gravitationnel, faible. Le sang s’éloignait de son visage, le gonflement s’apaisait.

L’Anastasia roula vers le mur de métal circulaire et le sas.

 

Ils quittèrent le sas pour une salle de réception aux parois rocheuses. Greg marchait prudemment dans la faible pesanteur, très conscient de l’inertie, chaque pas le faisant progresser d’un mètre et demi.

Le gouverneur de New London l’attendait, flanqué de deux assistants. C’était un homme grand et austère qui souriait en tendant la main, espérant manifestement une réaction. Greg l’observa intensément et tenta de mettre un nom sur ce visage familier.

— Greg Mandel, quel plaisir de vous revoir. Cela fait quinze ans, non ?

Le souvenir lui revint. Sean Francis, l’un des jeunes cadres d’Event Horizon, terriblement ambitieux si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Il était aussi superbement efficace, et enthousiaste, accordant son attention à tout problème ou requête, aucun détail n’étant trop petit pour ne pas mériter une analyse. C’était une attitude que Greg avait immédiatement appréciée. Sean Francis inspirait la confiance. Puis, après cinq minutes, son enthousiasme obstiné devenait irritant.

Greg lui serra la main.

— Dix-sept ans, le croiriez-vous ? On dirait que vous vous êtes bien débrouillé. Je suis surpris qu’Event Horizon vous ait laissé partir.

Sean Francis sourit.

— Je ne suis pas parti. J’ai pris une année sabbatique. Vous voyez, le gouvernement anglais avait besoin d’un cadre compétent qui soit parfaitement au courant de l’industrie spatiale, alors Julia Evans m’a prêté. C’est simple, non ?

— Ouais.

Même après tout ce temps, l’opportunisme politique de Julia Evans ne cessait de forcer son admiration. Sur le papier, New London était peut-être une colonie de la Couronne, mais, dans la realpolltik, le caillou appartenait à Julia.

Sean Francis présenta ses assistants. Lloyd McDonald, un Afro-Caribéen : un homme de Victor qui s’occupait de la sécurité commerciale de New London, mais Greg suspectait que sa responsabilité allait beaucoup plus loin, vu la hiérarchie administrative. Et Michele Waddington, la secrétaire du gouverneur, une autre transfuge d’Event Horizon.

— Nous avons préparé des logements pour votre équipe dans les quartiers de la sécurité, annonça Lloyd McDonald. Mon personnel va s’occuper de décharger votre équipement.

— Très bien, répondit Melvyn.

— Vous attendez-vous à des problèmes ? demanda Sean.

— Il y a une possibilité, admit Greg. J’aimerais que Lloyd McDonald renforce ses procédures de contrôle pour les nouveaux arrivants. En particulier pour un homme, Leol Reiger. C’est un tech-merc, très dangereux. Il pourrait bien être assez stupide pour nous avoir suivis jusqu’ici.

— Le contrôle des visiteurs est de la responsabilité du bureau de l’immigration, intervint Sean. Mais je peux envoyer la sécurité de l’entreprise en renfort, cela fait partie de mon boulot. (Il se tourna vers Michele Waddington.) Préparez l’autorisation, s’il vous plaît.

— Oui, monsieur.

Elle entra un ordre dans son cybofax.

— Vous avez un dossier sur Reiger ? demanda Lloyd McDonald.

Greg leva son cybofax et fit glisser les données dans celui de McDonald. Le chef de la sécurité y jeta un coup d’œil.

— Trois vols supplémentaires sont prévus aujourd’hui. Je vais m’assurer que les passagers soient isolés et identifiés avant qu’on ne leur permette d’entrer dans la colonie.

— Si Reiger se présente, il ne sera pas seul, ajouta Melvyn. Assurez-vous que votre personnel soit armé.

— Autre chose ? demanda Sean.

Greg se tourna vers Melvyn qui secoua la tête.

— Juste un endroit pour nous changer, dit Greg. Nous nous mettrons en chasse juste après.

— Certainement, répondit Sean. Je vous ai fait préparer des chambres dans la résidence du gouverneur.

— Je vais installer mon équipe dans leurs quartiers et je me joins à vous, dit Melvyn.

— Bien. Prenez deux personnes avec vous, précisa Greg. Armées mais rien de trop lourd, les Tokarev seront suffisants.

— Pas de problème.

Greg prit son sac de vol et suivit Sean dans l’ascenseur circulaire, accompagné de Charlotte, Suzi, Rick et Michele Waddington. L’appareil descendit lentement, les pieds de Greg faillirent quitter le sol. La pesanteur augmentait régulièrement.

Les portes s’ouvrirent sur un autre tunnel creusé dans le roc, une paire de tapis roulants circulait au milieu, deux larges bandes de biolums étaient fixées au plafond, plus lumineuses que d’habitude. La pesanteur semblait normale. Le sol devait être légèrement recourbé mais c’était difficile à dire.

Ils empruntèrent un tapis roulant, puis un autre. La disposition des lieux lui rappelait le Prezda, les gens rangés dans des espaces de logement parfaitement régulés. Une mentalité de ruche.

Un policier en uniforme était assis à un bureau métallique devant la porte de la résidence du gouverneur. Il se leva et salua tandis que Sean montrait sa carte à la porte.

Greg changea d’avis à propos de la conformité locale. L’intérieur de la résidence semblait avoir été importé d’un manoir colonial du XVIIIe siècle, un arrangement typiquement européen avec des meubles asiatiques et orientaux. Les pièces étaient spacieuses, aérées, et hautes de plafond, les murs étaient blancs, les piliers et les arches dominaient l’architecture du lieu. Greg se demanda combien avait coûté l’importation de tout ce bois depuis la Terre.

À l’entrée du hall parqueté, Suzi siffla d’admiration.

— Pas si mal. Vous payez un loyer ?

— Non. C’est ma résidence officielle. Ça va avec le boulot. Le roi et la reine ont dormi ici. Le Premier ministre aussi.

— C’est vrai ? Et maintenant, nous.

Elle donna un coup de coude joyeux à Greg.

— Parlez-moi des Apôtres célestes, engagea celui-ci tandis que Sean les conduisait à l’étage.

Sean eut un sourire peu convaincu.

— Un groupe de fanatiques religieux, avec quelques techniciens dans le tas. Leur credo veut que l’espace soit le point nodal de la destinée humaine. Pas de détails, surprise, surprise. Rien que des généralités, l’espace nous sauvera, augmentera notre horizon spirituel. Même genre de salades que d’autres sectes. Une différence toutefois, les guides ne vivent pas aux dépens des acolytes. D’après ce qu’on sait, ils croient vraiment à ce qu’ils racontent. Ils habitent dans des tunnels inutilisés et des chambres de stockage vides. Je ne dirais pas qu’ils sont dangereux, pas vraiment, mais, personnellement, je préférerais que la police et les équipes de sécurité les rassemblent et les déportent, vous voyez ? Je veux dire : que se passerait-il s’il y avait une véritable urgence ? Une chute de pression ou une épidémie ? Comment les vacciner ? Je devrais risquer la vie de mes équipes pour leur porter secours. Mais, bien sûr, personne n’y a pensé.

— Pourquoi ne les virez-vous pas ? demanda Greg.

— La police en attrape quelques-uns, mais Julia Evans exige qu’on les laisse tranquilles, donc aucune opération d’envergure. Ce n’est pourtant pas comme si on allait épuiser le budget policier de la colonie…

Greg adressa un sourire satisfait à Suzi, lui savait que cette sentimentalité faisait partie de la personnalité de Julia. Suzi se contenta de lever les yeux au ciel.

La chambre était décorée de rouge et or, les meubles étaient de bois massif marqueté. La salle de bains et le jacuzzi étaient séparés du reste de la pièce par des paravents peints de scènes forestières sur un arrière-fond noir avec de jeunes arbres aux feuilles pâles. Des portes-fenêtres aux encadrements métalliques ouvraient sur un balcon au garde-corps en fer forgé, des fougères en pot étaient alignées sur le rebord.

Greg laissa tomber son sac sur le lit et ouvrit la fenêtre. L’air chaud, humide et riche en ozone de la caverne de Hyde sentait les fleurs fraîches. Le balcon donnait sur une vallée profonde avec un massif de rochers sombres et émoussés barrant l’horizon. Un mince soleil tubulaire brûlait d’une virulence bleu-blanc, masquant tout ce qui se trouvait derrière. Les bords de la vallée s’élevaient comme deux vagues vertes géantes prêtes à s’abattre. En se protégeant les yeux du soleil tubulaire, Greg pouvait deviner le paysage au-dessus. Il était prêt à l’impossible, il s’y était préparé intellectuellement, mais voir le ciel comme un sol était difficile à admettre. La masse physique, la pression. Il n’était pas sûr du nom qu’il pouvait donner au frisson phobique qui lui parcourut le dos, mais c’était comme si ce petit monde cylindrique allait se resserrer et l’écraser.

Il baissa le regard. Sur quatre ou cinq kilomètres la caverne était un parc luxuriant. Le sol rocheux avait été aménagé en douces ondulations, des ruisseaux d’argent serpentaient dans les combes, de petites chutes d’eau nourrissaient des lacs calmes. De jeunes arbres bordant des allées de cailloux jaunes sinuaient comme des serpents dans l’herbe. Des bâtiments blancs de type hellénistique parsemaient la vallée, chacun était le centre de son propre jardin. C’était le cœur de la vie sociale de New London – théâtres, restaurants, boîtes de nuit, pubs, salles de réception, églises, deux amphithéâtres sportifs. Les gens ne vivaient pas à la surface de la caverne, l’espace était trop précieux, la partie inférieure de la calotte sud avait été transformée pour accueillir une ruche de logements, de bureaux, d’usines et d’hôtels.

Le fond de la caverne était une mer miniature, une bande d’eau salée au pied de la calotte nord, agrémentée de plages de sable blanc et de criques isolées. De minuscules îles émergeaient au milieu de la mer, couvertes d’une végétation dense. Cette seule vue donnait à Greg l’envie de courir et de plonger.

Il se pencha par la balustrade. Vingt mètres plus bas, des gens en vêtements légers se promenaient sur une large avenue qui suivait la paroi de la calotte sud. Au-delà, il y avait une piste cyclable et de petits nids de tables de café équipées de parasols. Des balcons s’étendaient de chaque côté, de la vigne vierge aux grandes feuilles en forme de cœur s’accrochait sur les colonnes de fer forgé qui les soutenaient, de longues fleurs mauves formaient une frise au-dessus de sa tête, des grappes de raisins verts les encadraient. Il en ramassa une et la goûta, c’était délicieux, doux et sans pépins.

Suzi, Rick et Charlotte l’avaient rejoint. Même Suzi resta silencieuse.

— Où étiez-vous quand vous avez rencontré le prêtre céleste ? demanda Greg à Charlotte.

La jeune femme n’avait pas desserré les lèvres depuis qu’ils avaient quitté Listœl. Ses courants de pensées étaient tendus, lents mais concentrés, inquiétude et sentiment de culpabilité s’accumulaient dans son esprit.

Elle fronça légèrement les sourcils, détaillant le bord de mer.

— Là ! (Elle désigna un point haut sur la droite.) La plage de surf près de la station Kenton.

— La zone touristique, intervint Sean. Les plages y sont toutes équipées de bars, de chaises longues, de terrains de jeu et ce genre de choses. C’est assez populaire chez les jeunes.

Il sourit à Charlotte.

— Les Célestes essaient-ils souvent d’y recruter ? demanda Greg.

— Cela dépend. La routine est un piège pour eux, n’est-ce pas ? Mais ils ont tendance à préférer les zones touristiques.

Greg tourna le dos au paysage distrayant, rassemblant ses pensées.

— OK. Que tous les policiers soient assignés à la patrouille à pied. Qu’ils couvrent les zones publiques où les Célestes se baladent. Ce sont leurs activités qui m’intéressent, recrutement, récolte de fruits, n’importe quoi. Qu’ils se concentrent plus spécifiquement sur les hommes un peu âgés. S’ils repèrent quoi que ce soit, ils font un rapport, mais ils n’interpellent pas, quelles que soient les circonstances. Je ne veux pas qu’ils se cachent.

— Très bien, dit Sean. Il faudra toutefois un peu de temps pour organiser ça.

— Pas de problème, mais qu’ils commencent cet après-midi. Nous ferons à peu près la même chose nous aussi.

— J’aimerais manger, s’il vous plaît, demanda Charlotte.

— Bonne idée, approuva Greg. On se change et on va manger quelque chose. (Il vérifia sa montre.) On se retrouve ici dans une heure, à trois heures et demie. D’accord ?

— Oui, merci.

Charlotte lui accorda un sourire courtois.

— Je vais demander au cuisinier de vous préparer quelque chose, dit Sean.

— Envoyez-nous Melvyn Ambler et Lloyd McDonald dès qu’ils arriveront, demanda Greg. Et, Charlotte… (Elle se retourna, les yeux exorbités et tristes.) N’allez nulle part sans garde du corps. Vous êtes la personne la plus importante de New London pour le moment.

Il obtint un bref hochement de tête.

— Je vais vous montrer votre chambre, annonça Michele Waddington en ouvrant la porte.

Suzi fit un clin d’œil à Greg.

— Je reste avec elle jusqu’à ce que les durs arrivent.

— Merci, Suzi.

Il se passa la main dans les cheveux. Après quatre heures sous la casquette, ils étaient humides de transpiration et emmêlés.

Sur son ordre vocal, le jacuzzi se mit en marche, et Greg ôta sa tenue de vol.