CHAPITRE 18

 

 

Finalement, Fabian jouait assez bien de la guitare. Ce genre de découverte ne surprenait plus Charlotte. Tout ce qui attirait l’attention de Fabian assez longtemps pour l’intéresser finissait par être pratiqué à un haut niveau. Le truc, c’était de faire en sorte qu’il s’intéresse.

Après le déjeuner, il avait mis un jean, une veste en cuir cloutée et un bandeau de soie blanche avec des idéogrammes japonais dans ses cheveux. Il souriait avec une certaine assurance. La chaîne hi-fi de son antre était programmée pour lui offrir un accompagnement, basse, guitare et batterie. Ce n’était pas une surprise. Fabian préférait le hard rock et une ou deux chansons de glam. Heureusement, il ne chantait pas.

Elle l’écouta interpréter deux morceaux puis s’installa au piano Yamaha.

— Je ne savais pas que tu jouais, dit Fabian.

Elle lui dédia un sourire dédaigneux et joua l’introduction de Last Elvis Song des Sonic Energy Authority.

— N’est-ce pas le cas de tout le monde ?

L’un de ses premiers mécènes avait dépensé une petite fortune en leçons pour elle. Il aimait ce qu’il appelait les soirées traditionnelles, pas de télévision, pas de jeux RV, pas de boîtes de nuit, juste des récitals de musique, des lectures de poésie, parfois une pièce ou un ballet. Elle avait adoré les leçons de piano, un talent que Baronski n’avait pas pu lui greffer dans la clinique du Prezda. Néanmoins, ses articulations avaient été reconfigurées pour donner à ses doigts une plus grande dextérité, ce qui était utile.

Charlotte entama les premières mesures du classique Dream Day High de Bil Yi Somanzer. Elle gardait de bons souvenirs de Bil Yi, ses albums étaient ce quelle avait entendu en premier à l’orphelinat. Il était alors déjà sur le déclin, mais il était toujours le meilleur, quoi qu’on en dise.

Fabian prit le rythme, grattant les cordes le long de ce petit paradis privé. Ils poussèrent le volume de la chaîne et commencèrent à taper un bœuf sur les Beatles, les Stones, et encore Bil Yi, se hurlant les paroles par-dessus les riffs qui faisaient trembler les panneaux d’isolation et vibrer le gosier de Charlotte. Les poissons devenaient fous dans leur aquarium. Elle ne s’était pas lâchée comme ça depuis des années.

Ils interprétaient une version trash de Bloody Honey quand Charlotte entendit la détonation et pensa qu’ils avaient fait exploser un haut-parleur. Fabian mit une minute à se rendre compte qu’elle s’était arrêtée de jouer.

— Quoi ? demanda-t-il.

Son visage était rouge et en sueur. Elle ne pensait pas l’avoir déjà vu aussi souriant, comme s’il était naturellement shooté. C’était agréable.

— On a pété une enceinte, répondit-elle en riant.

Son haut en coton était trempé, un peu trop serré.

Il n’y avait pas vraiment d’air conditionné dans l’antre. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle s’en foutait.

— Aargh ! (Fabian fit la grimace et bondit vers la chaîne, la guitare toujours en bandoulière. Les LED clignotèrent vert et orange quand il en manipula les boutons.) Non, tout va bien.

— J’ai entendu quelque chose faire « pop ».

— Ce n’est pas ça. Non coupable.

La voix de Fabian était cassée et euphorique.

— Ah ? Bon, j’avais besoin de souffler.

— Mince, tu étais fantastique, Charlotte. (Ses yeux brillaient.) Je n’avais jamais joué avec quelqu’un avant, juste avec la chaîne.

Le souffle de Charlotte s’échappait par courtes bouffées.

— Jamais ?

— Non.

— Tu es sacrément bon.

— Vraiment ? Tu es sûre ?

— Ouais. Tu as vraiment du talent, Fabian.

Son expression devint distante.

— Tu sais de quoi je rêve ? D’avoir un accès au « garage » de MTV.

Charlotte sourit. Elle avait déjà vu l’émission. Deux fois par semaine, MTV offrait quatre-vingt-dix minutes de ses heures mortes, entre 2 et 4 heures du matin, à des groupes inconnus. N’importe quelle bande de jeunes avec un ampli et une caméra pouvait se brancher sur la chaîne. La rumeur disait que les découvreurs des majors étaient scotchés à l’écran pendant ces moments, à la recherche de nouveaux talents. Charlotte pensait que c’était des conneries.

Soudain, elle eut une vision de Baronski la regardant massacrer Your Coolin’ Heart avec Fabian. Elle explosa de rire en imaginant la mâchoire du vieil homme stupéfait se décrocher, sa précieuse sensibilité à la torture.

— Quoi ? demanda Fabian.

Elle agita les mains.

— Un de mes amis me regardant sur MTV.

Le nez de Fabian frémit.

— Mon père nous voyant à la télé !

Charlotte poussa des cris de joie extatique, frappant les touches au hasard, tandis que Fabian éclatait de rire.

La porte s’ouvrit. Charlotte vit la silhouette de la femme de chambre se découper dans la lumière lugubre du fuselage.

— Que voulez-vous ? haleta Fabian. À moins que vous ne veniez auditionner pour les percus ?

Charlotte rit, ravie de voir la grosse vache complètement dépassée, ce qui redoubla le rire de Fabian. Mais la femme de chambre avait une expression bizarre sur le visage, comme si elle était saoule. Charlotte ne parvenait pas à se souvenir où elle avait déjà vu cette expression.

La femme de chambre fit deux pas dans la pièce. Deux pas rapides.

— Hé ! s’offusqua Fabian.

La femme de chambre le gifla du dos de la main, puis elle l’attrapa par la joue et l’arracha du sol. Il retomba sur la pile de coussins dans un silence de mort. Puis sa guitare se fracassa sur le pont et il laissa échapper un grognement sourd.

Charlotte cria :

— Fabian !

Elle se précipita vers lui.

Du sang gouttait de ses lèvres et sa joue était très rouge. Il cillait de confusion et ses bras luttaient mollement. Son œil commençait à gonfler, sa peau à se décolorer. Charlotte s’agenouilla sur les coussins, attrapa son poignet d’une main et posa l’autre sur son front.

— Ne bouge pas, murmura-t-elle.

Le manche de la guitare était pressé inconfortablement contre le ventre de Charlotte.

— Je…

Il toussa. Du sang éclaboussa son menton.

Charlotte inspira rapidement. Des gouttes de sang tachaient son haut de coton blanc. Elle lui caressa les cheveux, angoissée, les larmes aux yeux.

— Ne…

Fabian aperçut la femme de chambre derrière elle. Son visage se tordit de rage, il se leva d’un bond.

— Non ! (Charlotte se jeta sur lui, le clouant aux coussins.) Non, Fabian, elle est défoncée à la claire-poussière.

C’était ça, le souvenir : le strabisme, l’air à moitié fou et abruti. Elle avait vu certains gardes du corps de mécènes prendre ce truc. La claire-poussière était un dérivé synthétique de la phéncyclidine, ou PCP, décuplant la force et éliminant la douleur sans effets hallucinogènes.

— Très bien, dit la femme de chambre. Tu n’es pas si conne, pour une pute.

Sur le visage de Fabian, Charlotte lisait la douleur et en voyait le reflet dans ses yeux.

Une main d’acier se referma sur son biceps et la releva, lui arrachant un cri perçant. Elle vacilla mais s’efforça de ne pas perdre l’équilibre.

— S’il te plaît, Fabian, s’il te plaît, reste où tu es. S’il te plaît.

Elle ne pensait à rien d’autre. Il ne pouvait pas comprendre. La femme de chambre le tuerait.

Il lui lança un regard furieux, les lèvres ouvertes ensanglantées.

— S’il te plaît, pour moi, plaida-t-elle.

— D’accord, dit-il d’une voix déformée comme s’il mâchait quelque chose.

La pression sur le bras de Charlotte s’accrut, la faisant béer de douleur. La femme de chambre la retourna pour quelle lui fasse face. Ses yeux vitreux firent frissonner Charlotte. Ils ne voyaient rien de cet univers.

— Je vais te poser des questions, dit la femme, et tu y répondras, sinon je commence à briser tous ces os hors de prix. Tu as compris, pute ?

— Laissez-le partir. Je vous dirai tout ce que vous voulez. Mais ne lui faites pas de mal.

Il y eut un crépitement aigu, étouffé, quelque part à l’extérieur de l’antre, que Charlotte pensa être le bruit d’une arme.

La femme de chambre lui décocha un regard de cyborg.

— Tu es une fille très populaire tout à coup. Plein de gens veulent te parler. Mais je suis la première. Et la dernière.

Le crépitement se reproduisit, deux fois.

— Qui t’a donné la fleur ?

Il fallut un moment à l’esprit désespéré de Charlotte pour comprendre à quelle fleur la femme de chambre faisait allusion.

— Laissez partir Fabian.

— La fleur ?

— J’ignore de qui il s’agit, je ne connais pas son nom. S’il vous plaît.

— Menteuse !

Elle saisit la main de Charlotte. Celle-ci hurla quand elle lui retourna deux doigts. Il y eut un bruit de coup de feu.

Étrangement, elle ne ressentit d’abord rien – elle n’avait aucune sensation au-dessus du poignet –, puis une douleur acérée partit de ses doigts et lui mordit les muscles. La bile monta dans sa gorge. Sa tête se mit à tourner, elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Elle vit avec horreur Fabian se jeter vers elle et la femme de chambre. Celle-ci le frappa de son bras libre, le rejetant en arrière. Le visage du garçon était un masque de désespoir et de douleur.

— Oh, Seigneur, non ! cria-t-elle, les larmes aux yeux.

Fabian retrouvait son équilibre, il allait réessayer.

— ÇA SUFFIT, FABIAN, RESTE OÙ TU ES.

La voix était un grondement inhumain, suffisamment puissante pour être douloureuse. Elle sortait des haut-parleurs de la chaîne.

Fabian baissa la tête par réflexe, les mains se levant vers ses oreilles. Même la femme de chambre s’était figée.

Les écrans s’allumèrent, chacun d’eux affichant un visage féminin. Charlotte laissa échapper un cri étouffé en le reconnaissant.

— Julia Evans, souffla-t-elle.

C’était elle. Vraiment elle. Exactement comme au bal de Newfields. Ce même visage ovale et séduisant.

Julia Evans sourit froidement.

— Bonjour Charlotte. Je crois qu’il est temps que nous ayons une petite conversation.

— Hors de question, dit la femme de chambre.