CHAPITRE 16

 

 

Julia regarda la porte du bureau se refermer sur les deux hommes. Rick Parnell était plus ou moins ce à quoi elle s’attendait ; à part sa taille, c’était un intellectuel socialement paumé. La royauté n’était-elle pas censée être capable de mettre tout le monde à l’aise ? C’était un tour qu’elle n’était jamais parvenue à maîtriser. Il lui fallait toujours quatre ou cinq rencontres avant que les gens ne commencent à se détendre avec elle. Sauf Victor, bien sûr. Elle ne se rappelait pas un instant où Victor avait été réticent avec elle. Toujours honnête, c’était son grand attrait. Et loyal, ce qui allait beaucoup plus loin que l’intégrité professionnelle.

— Tu ne devrais pas être malhonnête avec toi-même, Juliet, lui reprocha gentiment son grand-père.

Elle ne s’était pas rendu compte que ses blocs RN étaient toujours branchés.

— Je n’étais pas malhonnête, juste pratique.

— Pauvre Juliet, tant de problèmes, tant d’inconnues.

— Tu deviens lamentablement sentimental avec l’âge.

— Écoute-moi bien, ma fille. Je sais que c’est l’immortalité, mais c’est insipide, inodore et ennuyeux, et ça ne va pas s’améliorer. Peut-être aurais-je dû tenter ma chance avec les anges et les démons, après tout…

— Tu n’as pas de glandes, Grand-père, tu n’as pas besoin du monde extérieur.

— Non, mais j’aime ça.

— Oh, très bien, n’importe quoi pour avoir un peu de calme.

>Branchement AutresYeux.

Elle sentit la persona jaillir dans ses nodules, c’était un fragment de la personnalité de son grand-père formaté pour ses impulsions sensorielles à elle et les relayant vers son bloc RN. En clair, il chevauchait son système nerveux comme un touriste tactile.

— Tu es content, maintenant ? lui demanda-t-elle.

Elle lui donnait accès au sensorium une fois par semaine.

Il prétendait qu’il avait besoin de sensations physiques pour ne pas devenir fou, mais Julia en doutait : ses deux blocs RN ne le lui demandaient jamais et son grand-père avait évité les quatre derniers mois de chacune de ses grossesses. « C’est vraiment trop bizarre, Juliet, lui avait-il dit. Souviens-toi que ce gamin a grandi dans les sixties… les Beatles, Apollo sur la Lune et la télé noir et blanc… ça c’est mon éducation, une époque simple. Quand je vois ce monde à l’esprit brisé, je me sens déjà à moitié en enfer. »

— C’est mieux, merci, Juliet.

Sa voix silencieuse paraissait plus proche quand AutresYeux était branché, ce qui était impossible. Elle étira ses bras, remua les doigts et inspira profondément.

— Ah, merveilleux ! Cette bonne vieille odeur d’air conditionné glacial. Rien ne l’égale. Tu vis dans un putain de vaisseau spatial, ma fille.

Elle rit.

— Je vais faire une promenade dans les jardins pour toi plus tard. Daniella et Matthew sont dans la piscine, je pourrais les rejoindre.

Une étrange bouffée de fierté sinua dans son cerveau à la mention des enfants. Ce n’était pas elle, pas sa fierté maternelle habituelle.

— Ce sont de bons enfants, Julia. Mes arrière-petits-enfants. Même s’ils continuent à emmener Brutus dans la piscine.

— Oh, non, pas encore ! J’ai dit à Qoi de ne pas les laisser faire.

Il y eut un rire mental.

— Brutus ne fait de mal à personne, ce n’est pas comme s’il avait des puces. Et je me souviens d’une petite fille qui aurait gardé son cheval dans sa chambre si je l’avais laissée faire.

— Si c’est pour faire ton larmoyant, tu peux retourner d’où tu viens.

— C’est tellement froid et impitoyable, Julia, ce que nous sommes devenus.

Le canal de communication s’élargit pour incorporer ses deux blocs RN.

— Nous avons trouvé le dirigeable de Jason Whitehurst, dit le bloc RN1 dans une brève excitation. Nous n’avons même pas eu besoin d’entrer dans l’illégalité. PLC Stratotransit détient la franchise pour le contrôle aérien de l’Agence de vol européenne, et Event Horizon détient douze pour cent de Stratotransit ; notre demande était parfaitement légitime.

— Bien. Alors, où sont-ils ?

— Stratotransit a suivi le Colonel Maitland depuis Monaco jusqu’au détroit de Gibraltar. La couverture radar s’arrête là. Nous l’avons ensuite pisté avec nos plates-formes d’observation de la Terre.

L’un des cubes du terminal devant elle s’alluma. Julia reconnut la péninsule ibérique et le nord-ouest de l’Afrique scintillant en différentes teintes de rouge. La mer était vert clair.

— C’est une image infrarouge augmentée, expliqua le bloc RN1.

L’image s’élargit, se centrant sur le détroit de Gibraltar. Julia pouvait voir les récifs comme une langue émeraude qui miroitait. Un point bleu apparut sur l’image.

— Les voilà. Ils ont traversé de nuit, ce qui est important. C’était le seul moment où ils étaient en vue de la Terre après avoir quitté Monaco.

L’image s’élargit encore et se décala vers le sud-ouest. Le Colonel Maitland passait au nord des Canaries et survolait l’océan.

— En ce moment, le Colonel Maitland fait du surplace à sept cents kilomètres à l’ouest du Cap-Vert, dit le bloc RN1. C’est le milieu de nulle part absolu. Ces dix dernières heures, il n’a fait que compenser le vent.

Julia regarda le point bleu. Il était à peu près à équidistance de l’Afrique et de l’Amérique du Sud.

— Tu veux dire que seul quelqu’un disposant de nos ressources pourrait localiser le dirigeable ?

— Oui, Malgré sa taille, cette saloperie est minuscule à l’échelle de l’océan. À moins d’avoir accès à Stratotransit et à nos données satellite, il n’y a pas moyen de le trouver.

— Et en ce qui concerne les communications habituelles ? Il suffirait d’appeler Jason Whitehurst et de le localiser à l’aide du transpondeur.

— Jason est trop malin pour ça, récupérer les coordonnées du transpondeur de notre Intelsat est un vieux truc de hacker. Il n’y a aucune réponse transpondeur à son numéro.

— Tu veux dire qu’il est totalement injoignahle ?

— Loin de là. Un de nos satellites ELINT de renseignement électronique est sur une orbite qui passe suffisamment près pour scanner le Colonel Maitland. Nous avons attendu que les derniers résultats nous parviennent avant de t’informer que nous avions déniché Jason. Il semblerait que le Colonel Maitland opère une sorte de brouillage localisé.

— Est-ce pour cela que nous ne parvenons pas à obtenir une réponse du cybofax de Charlotte Fielder ?

— C’est bien possible, si elle est à bord. Mais Jason Whitehurst n’est sûrement pas devenu stupide. Il utilise son propre comsat pour échanger des données avec ses agents, et la vitesse de téléchargement frise la capacité maximale. La liaison vers l’orbite géostationnaire est très étroite, mais ELINT a pu en intercepter une partie pendant qu’il survolait le Colonel Maitland. Jason Whitehurst reçoit un grand nombre d’informations sur les finances des kombinates que ses agents ont rassemblées grâce aux sociétés de renseignements commerciaux.

Julia observa le cube de nouveau, traduisant le point bleu en dirigeable dérivant au-dessus de l’océan. Qu’avait dit Victor ? Les coïncidences n’existent pas. Et Greg disait souvent la même chose.

— Grand-père, tu vois la similitude ? Je suis à la recherche de Charlotte Fielder et, à la suite des offres de Mutizen et de Clifford Jepson, j’ai entamé une recherche dans les finances des kombinates. Jason Whitehurst détient Charlotte Fielder, et à quoi s’occupe-t-il ?

— Dans le mille, Juliet. Tu as remarqué quelque chose d’autre ?

— Quoi ?

— La technologie de la structuration atomique est apparue à peu près au moment où Royan nous avertissait pour les extraterrestres. Une technologie tellement différente que ce n’est même pas une percée dans le sens habituel du terme, parce que personne n’y a jamais travaillé. Une technologie dont les origines sont vraiment difficiles à découvrir.

— Merde ! dit-elle tout haut.

Il voyait juste, ce qui était précisément la raison pour laquelle il était devenu indispensable, pas seulement pour son expérience mais pour ses points de vue singuliers.

— Nous aurions dû nous en rendre compte, dit-elle à ses deux blocs RN.

— Oui fut la réponse étrangement creuse.

Un léger ressentiment.

— OK, débrouillons-nous pour compenser cet oubli. L’une de vous va contacter Peter Cavendish pour lui dire de commencer à mettre la pression sur Edward Müller et Mutizen. Expliquez-lui qu’on a une contre-proposition pour un partenariat sur la structuration atomique et qu’ils doivent nous faire une nouvelle offre s’ils désirent Event Horizon comme partenaire. Ensuite, je veux qu’on reprogramme l’une de nos plates-formes de communication Atlantique pour la brancher sur les circuits satellite du Colonel Maitland. Je veux parler à Jason Whitehurst et lui faire accepter la visite de Greg et Suzi.

— Aucun problème, réagit le bloc RN2. Je redirige l’une des antennes.

— Bien. Et en ce qui concerne le profil de Jason Whitehurst ?

— Intéressant. Je ne trouve le certificat de naissance de Fabian Whitehurst nulle part dans les mémoires publiques. La naissance n’est simplement pas enregistrée. Cependant, selon les chaînes de ragots, le garçon a assisté à plusieurs fêtes importantes durant les neuf derniers mois.

Le second cube du terminal s’alluma, lui montrant un adolescent avec de longs cheveux fins. Elle pouvait voir la ressemblance avec Jason. Le garçon était vivant, brillant et joyeux, les années passées à tenter de contenir Matthew lui en avaient appris les signes.

— Je me demande pourquoi Jason ne m’en a jamais parlé, songea-t-elle.

— Il n’avait aucun besoin de t’en parler, lui dit son grand-père. Aucune raison que tu le saches.

— Grand-père, si quiconque que je connais a un enfant, on me donne son âge, ses notes à l’école, on me dit qu’il adore les chiens et les chevaux, on me montre son hologramme, le tout en quinze secondes. N’importe quoi pour être invité à jouer avec Daniella et Matthew. Et ce Fabian a l’air d’avoir le même âge que Daniella.

— Jason Whitehurst n’est pas un arriviste.

— Peut-être pas. Mais pourquoi n’existe-t-il aucun enregistrement de la naissance de Fabian ?

— Tu m’as eu, là, ma fille.

— OK. Je veux un profil plus détaillé de Jason, centré sur sa vie il y a seize, quinze et quatorze ans. Financière, personnelle, la totale, chaque octet. Je ne sais pas exactement quel âge a ce Fabian, mais c’est à peu près ça. Cherchez des versements inexpliqués à des femmes et à des cliniques. Vu l’orientation sexuelle de Jason, j’imagine que c’est une fertilisation in vitro et une mère porteuse.

— C’est comme si c’était fait, Juliet.

— J’ai établi une liaison avec le Colonel Maitland, annonça le bloc RN2.

Le visage de Jason Whitehurst apparut sur l’écran du téléphone du bureau. Il était assis à une table de travail, portant une chemise blanche, ouverte, au col révélant un foulard MCC. Il y avait une fenêtre derrière lui qui ne montrait que le ciel.

— Julia, quel plaisir inattendu. J’ignorais que je recevais des appels entrants.

— Je sais, Jason, et je te prie d’excuser mon intrusion, mais nous devons parler.

— Certainement, je t’aurais appelée aujourd’hui de toute façon.

Julia sentit un frisson de soulagement dans son esprit. Au moins ils n’allaient pas jouer aux euphémismes. Elle tenta d’évaluer l’humeur de Jason, ce qui n’était pas facile au téléphone. Mais il semblait en excellente disposition.

Elle réfléchit un instant, ne sachant pas quoi dire. Que voulait-elle vraiment ? Charlotte Fielder, ou y avait-il autre chose ?

— Je cherche quelqu’un, une demoiselle Charlotte Fielder. Apparemment, elle a quitté le bal de Newflelds avec ton fils, Fabian.

Les lèvres de Jason Whitehurst se crispèrent à la mention de Fabian.

— Elle est partie avec moi, en effet.

[— Intéressant, dit son grand-père. On dirait que le vieux bâtard est chatouilleux, concernant le gosse.

— Tu crois qu’on peut s’en servir ? demanda-t-elle.

— Merde, ma fille, tu ne m’écoutes donc jamais ? Ne pose jamais une question si tu n’en connais pas déjà la réponse. Comment pourrions-nous utiliser le gamin ? Dis-le-moi.

— Désolée, Grand-père. C’est juste que j’ai l’habitude de négocier en position de force. Trop gâtée.]

— J’aimerais lui parler, Jason.

— Comme plusieurs autres personnes, ma chère Julia. Mais je suis sûr que nous pouvons parvenir à un accord.

[— Qu’il soit maudit, dit son grand-père. Juliet il faut que tu ailles chercher cette Fielder. Il ne pourra pas la vendre deux fois. Si elle sait d’où vient la fleur, alors elle sait où se trouve l’extraterrestre et, très probablement, elle connaît aussi cette technologie de structuration atomique. Il va te demander une somme folle, mais tu dois payer. Tu ne peux pas te permettre de ne pas le faire.

— Peut-être, Grand-père, mais on peut aussi essayer la pression.]

Jason Whitehurst la regardait poliment, attendant sa réponse.

— J’aimerais que tu reçoives mon représentant, lui dit-elle. Il peut être sur le Colonel Maitland dans approximativement une heure et il a toute latitude pour négocier en mon nom.

— Je ne m’attendais pas à une rencontre en chair et en os, Julia. Mon intention est de tenir une vente aux enchères. Comment pourrais-je connaître sa vraie valeur autrement ?

— Peut-être ne comprends-tu pas l’importance de l’enjeu, Jason ? Je ne pense pas qu’une vente aux enchères ouverte serait à ton avantage. Reconnaître que tu détiens Fielder pourrait être dangereux. Découvrir la position du Colonel Maitland était inévitable. Les efforts que j’ai déployés pour cela devraient suffire à te faire comprendre à quel point tu es impliqué. Tu peux bien sûr compter sur moi pour ne pas exploiter cette information. Mais certaines personnes concernées par cette affaire ne se soucieront pas autant de ta sécurité physique.

Jason Whitehurst tira sur sa barbe.

— Juste un homme ?

— Absolument, il s’appelle Greg Mandel et sera accompagné de son assistante. Ils arriveront dans un Pegasus civil tout à fait ordinaire. Ton aire d’atterrissage peut supporter cela.

— Très bien, Julia, je le recevrai. (Il leva un doigt en avertissement.) Rien de plus. Si ton offre financière est acceptable, il pourra repartir avec Fielder. Sinon, tu devras te soumettre à une vente aux enchères.

Julia se pencha vers l’écran, s’efforçant de conserver une expression neutre.

— Merci, Jason. Mais, s’il te plaît, fais attention, il serait préférable de suspendre tes négociations avec tous les autres jusqu’à l’arrivée de Greg Mandel. Je ne voudrais pas qu’ils découvrent où tu te trouves, tu as pour l’instant bien trop de valeur pour moi.

— J’apprécie ton intérêt, Julia. Ne t’inquiète pas pour moi.

Son image disparut.

Julia laissa échapper un long soupir, regardant autour d’elle sans vraiment voir. Quand elle travaillait à Wilholm, elle utilisait toujours le bureau. Avec ses lambris sombres, sa cheminée froide et ses livres bien rangés derrière des vitrines, il avait la sobriété nécessaire. Les décisions quelle avait prises là…

— Excellent, ma fille, dit Philip Evans. Une fois que Greg et Suzi seront sur le Colonel Maitland, ce vieux Jason va découvrir que ses options diminuent rapidement. Tu as fait exactement ce qu’il fallait.

— Merci, Grand-père.

Il semblait toujours savoir quand elle avait besoin qu’on lui remonte le moral. Même si le mélange de tension et de dépression qui tendait ses muscles lui en avait fourni l’indice.

Elle donna à son terminal le code d’une ligne sécurisée vers le cybofax de Greg. Quand le visage de celui-ci apparut sur l’écran, elle découvrit de petites coupures sur ses joues et un peu de cicatrisant bleu près d’un œil. Il essayait de ne pas froncer les sourcils.

Elle se mordilla la lèvre inférieure. Ce n’était pas supposé se passer comme ça. Elle ne voulait pas que Greg se batte. Elle l’avait promis à Eleanor, elle se l’était promis. Elle ne désirait que Royan.

— Seigneur ! Tout va bien ?

Victor avait parlé de problèmes au Prezda avec un tech-merc nommé Leol Reiger, mais il n’avait rien dit des blessures de Greg.

— Ouais, plus ou moins, je ne sais pas quel genre de décorations utilise Victor, mais Malcolm Ramkartra en a gagné une aujourd’hui.

Elle se contenta de hocher la tête.

Greg sembla se laisser fléchir.

— J’imagine qu’on a eu de la chance, aucune blessure que le kit de premier soin ne pouvait soigner. (Il baissa la voix.) Mais tu as fourré Suzi dans une sale vendetta. Ce Reiger est un putain de taré, sans blague. Deux membres de son équipe ont été tués et il colle tout sur le dos de Suzi. C’est un vrai problème, Julia. Avec des gens comme ça, ça ne se termine qu’à la mort de quelqu’un.

— Quoi quelle demande, Greg, elle l’a, tu le sais.

— Ouais, mais tu connais Suzi, elle ne demandera rien.

Sa voix était toujours basse, presque inaudible.

— Alors Victor se débarrassera de Reiger pour elle, s’entendit-elle répliquer.

— Bien.

Il avait l’air bourré de remords, exactement ce qu’elle ressentait.

— J’ai les coordonnées du dirigeable de Jason Whitehurst. Et plus encore, il a accepté de vous rencontrer, Suzi et toi, en tant que mes représentants.

— Hé ! Bonne nouvelle !

Elle ordonna au terminal d’envoyer les coordonnées au Pegasus.

— Ce n’est pas entièrement une bonne nouvelle, Greg. Quand j’ai appelé, il était prêt à vendre Charlotte Fielder au plus offrant.

— Seigneur ! On joue contre combien de groupes ?

— Je ne sais pas. Mais tu peux dire à Suzi que son idée sur la technologie des vaisseaux spatiaux commence à avoir l’air désagréablement valable. Je reçois des offres bizarres de la part de kombinates et d’autres joueurs importants, et toutes concernent des technologies radicales. Notre extraterrestre n’est pas exactement aussi secret que nous le croyions. Je dirais que le premier qui retrouve Royan va toucher le jackpot technologique. C’est pour ça que tu as tant de problèmes.

— Génial, dit-il amèrement. Au moins je sais pourquoi on me tire dessus.

— Je me fous du prix que demande Whitehurst pour Fielder, Greg. Mais il faut que tu reviennes avec elle. La carte que je t’ai donnée est liée au compte principal de la société, alors refile-lui ce qu’il demande et ne t’en inquiète pas. Je ne crois pas qu’il comprenne vraiment ce qu’il détient, ni dans quoi il a foutu les pieds. À moins que son dirigeable ne soit armé comme un destroyer, il a sérieusement sous-estimé notre envie de mettre la main sur Charlotte Fielder.

— OK, Julia, c’est ton argent. Et, s’il te plaît, essaie de découvrir qui nous affrontons. Si on le savait, on pourrait les surveiller et anticiper leurs mouvements.

— Je vais faire ce que je peux.

— OK. Je te rappelle quand on aura trouvé Fielder.

Elle ordonna au téléphone de raccrocher.

>Accéder fichier sécurité : Reiger, Leol, tech-merc.

Elle ferma les yeux et laissa le profil s’ouvrir dans son esprit. Victor avait rassemblé énormément d’informations sur le mercenaire, y compris un rapport psychologique. Greg avait raison, Leol Reiger était sociopathe.

— Ce salaud a vraiment l’air méchant, Juliet. Que vas-tu en faire ?

Les contrats de Leol Reiger brillaient comme des néons bleus sur le brouillard gris de son interface nodulaire, le nombre de morts, ceux qui étaient confirmés et les estimations. Quarante-huit dans les neuf dernières années. Des rumeurs supposaient d’autres assassinats, quand il n’était qu’un homme de main ordinaire, avant que Victor ne le remarque comme chef d’équipe.

— Exactement ce que j’ai dit à Greg. Lâcher Victor sur lui. Mais ça prendra du temps. Pour le moment, je veux savoir qui l’a engagé.

>Assembler persona.

Elle était de retour dans l’isolement du monde électronique, le vide sans profondeur. Ses nodules intégraient la persona, suivant la formule créée par Royan, immobilisant et copiant des segments de ses schémas de pensée, les numérisant.

Une fois la persona décompressée, elle pourrait accéder aux couches multiples, bien pliées les unes sur les autres, du composite, des séquences de sa mémoire, des réponses logiques, l’identité et la motivation. C’étaient des tranches de son esprit, les portions cruciales, sans les inhibitions subconscientes ni les réticences émotionnelles, une édition aérodynamique de sa propre mentalité.

Julia formula ses instructions prudemment, les chargeant dans le paquet. Elle s’en retira, se laissant seule avec le profil dégueulasse de Leol Reiger. Ses yeux s’ouvrirent en cillant, réduisant le profil à une ombre fumée sur les bruns chauds de son bureau.

Une représentation de la persona flottait dans l’un des cubes du terminal, une sphère vert foncé avec une surface à facettes qui évoquait un œil d’insecte.

Elle pianota sur le clavier du terminal, ordonnant un transfert d’argent, puis entra le numéro de compte en banque de Reiger à Zurich en le lisant directement dans son profil.

— Tu donnes dix mille eurofrancs à Leol Reiger ? demanda son grand-père.

— C’est exact (Elle regarda la représentation de l’ordre de transfert se former dans le cube comme une étoile de mer bleue translucide.) C’est la manière la plus facile d’entrer dans l’ordinateur de la banque.

Les bras de l’étoile se refermèrent sur la persona.

— Putain de merde, je ne sais pas où va le monde !

Il n’y avait plus aucun signe de la sphère verte, sa surface avait été recouverte par une coquille bleue. Julia testa le composite ainsi assemblé avec quelques programmes-sondes de sécurité. Son intégrité tint.

— Tu connais un meilleur moyen ?

— Non.

Un soupir mental accompagna cet aveu.

— Bien, alors.

Elle tapa sur la touche de chargement, le composite entra dans la banque zurichoise de Leol Reiger.

Julia lui envoya un baiser. Elle ressentait un frisson de nostalgie. En matière de piratage, elle n’avait rien fait de sérieux depuis des années. Si les partisans de la théorie du complot savaient que le hobby de Julia Evans était le hacking, ils en auraient pour leur argent.

Elle aurait pu recourir au département de Victor et mettre la pression sur la banque pour obtenir les données de Reiger. Les financiers coopéraient plutôt bien, particulièrement en ce qui concernait les tech-mercs, mais les banques zurichoises tenaient à leur indépendance. Il aurait fallu exercer beaucoup de pression, et cela aurait pris du temps.

Un sifflement de compresseurs pénétra par la fenêtre. Elle se tourna pour voir le Pegasus de Victor Tyo et du docteur Parnell s’élever sur la pelouse. La scène était surréaliste, semblable à une publicité pour un hôtel cinq étoiles – ne manquait que le sourire d’un couple de mannequins posant à une table au bord de la piscine, en train de siroter un verre glacé.

Julia se passa les mains dans les cheveux et reporta son attention sur le terminal. Il était temps de découvrir à quel point les informations sur la structuration atomique étaient connues. Avec au moins deux autres groupes à la recherche de Royan, elle se demandait combien de chemins menaient à l’extraterrestre.

Dès que le terminal accéda au réseau de communication principal d’Event Horizon, elle lança un programme de déroutage. Si quelqu’un essayait de traquer son appel, il buterait sur la plate-forme d’English Telecom à Peterborough. Elle entra le numéro de Gracious Services.

Ce ne fut pas un terminal qui prit la communication, le circuit des hackers anglais disposait de programmes de captages clandestins dans toutes les plates-formes du pays. Il intercepta son appel et la connecta directement.

Un léger clignotement précéda un message :

 

« BIENVENUE CHEZ GRACIOUS SERVICES

NOUS ŒUVRONS POUR VOTRE SATISFACTION.

REQUÊTES EXAUCÉES OU REMBOURSEMENT.

AUCUNE LIMITATION D’ACCÈS.

SOUVENEZ-VOUS DE NOTRE REGLE CARDINALE :

PAS DE CRÉDIT !!!

ENTREZ VOTRE NOM DE CODE. »

 

Julia n’avait plus utilisé le circuit depuis que Royan, qui l’y avait enregistrée comme hacker novice, lui avait enseigné l’écriture de programmes de piratage, en affirmant que l’expérience lui ferait du bien. En compétition avec d’autres hackers, elle s’était occupée de quelques boulots contre diverses entreprises et départements gouvernementaux. C’était une course pour l’argent, celui qui obtenait les données le premier empochait tout, sauf la part de l’arbitre. La compétition avait considérablement aiguisé son esprit.

Elle sourit furtivement et tapa : « MARIE ANTOINETTE ».

 

BONJOUR, MARIE ANTOINETTE, VOTRE

ARBITRE EST PRINCEBLEU. QUEL SERVICE

DEMANDEZ-VOUS ?

 

LE TABLEAU D’AFFICHAGE.

 

TRÈS BIEN, MARIE ANTOINETTE. ONZE

PIRATES SONT CONNECTÉS, CHACUN

D’ENTRE EUX A UNE MÉMOIRE CENTRALE

BOURRÉE D’OCTETS. QUE VOULEZ-VOUS SAVOIR ?

 

UN) COMBIEN D’ENTREPRISES SONT BRANCHÉES SUR LA TECHNOLOGIE DE LA STRUCTURATION ATOMIQUE ?

DEUX) L’UNE D’ENTRE ELLES DÉTIENT-ELLE LA THÉORIE POUR CONSTRUIRE UN GÉNÉRATEUR DE FORCE NUCLÉAIRE ?

TROIS) QUELLE EST L’ORIGINE DE LA TECHNOLOGIE DE STRUCTURATION ATOMIQUE ? / ACCEPTERA DES RUMEURS SÉRIEUSES SI LES FAITS SONT INACCESSIBLES

 

Son message resta affiché plus d’une minute avant de s’effacer.

 

JE NE SUIS PAS SÛR DE CE QUE VOUS DEMANDEZ, MARIE ANTOINETTE. SIX HACKERS N’ONT JAMAIS ENTENDU PARLER DE STRUCTURATION ATOMIQUE ET CEUX QUI SAVENT NE SERONT PAS DONNÉS.

LA STRUCTURATION ATOMIQUE EST LA TECHNOLOGIE LA PLUS SECRÈTE DEPUIS QU’EVENT HORIZON A CRAQUÉ LES GIGACONDUCTEURS

 

— Comme si je ne le savais pas, murmura-t-elle avant de taper :

 

JE COMPRENDS, PRINCEBLEU, ORGANISEZ L’ACCORD, S’IL VOUS PLAÎT.

 

OK. ILS N’ONT PAS GRAND-CHOSE, JE VAIS RASSEMBLER LEURS DONNÉES ET LES COMPILER POUR VOUS, MAIS C’EST SOIXANTE MILLE LIVRES CHACUN, ET VOUS PRENEZ LE RISQUE QUE LES DONNÉES SOIENT RÉPLIQUÉES CINQ FOIS ÊTES-VOUS TOUJOURS INTÉRESSÉE ?

 

JE SUIS INTÉRESSÉE.

 

VOUS VOUS ÊTES TROUVÉ UN BON ALIAS, MARIE ANTOINETTE DÉPOSEZ TROIS CENT MILLE NOUVELLES LIVRES STERLING À LA BANQUE TIZZAMUND À ZURICH, NUMÉRO DE COMPTE WRU2384ASE.

 

— Tu ne vas quand même pas les payer, Juliet ? demanda son grand-père.

Ses doigts s’immobilisèrent au-dessus du clavier.

— J’ai bien peur que si. J’ai besoin de savoir à quel point ces informations sont connues. Et j’ai besoin de le savoir vite. C’est la manière la plus simple. Quelle que soit l’information qui traîne, le circuit le saura. Ils sont très efficaces, tu sais.

— J’aimerais avoir encore un lit. Je n’en serais pas sorti ce matin. En fait, tu paies des criminels, nom de Dieu ! De mon temps, on les aurait rassemblés et on les aurait forcés à donner les informations. C’est comme ça qu’on s’y prenait avec les voleurs de bétail.

Julia rit et autorisa le transfert d’argent de l’un de ses comptes secrets dans les îles Cayman.

VOTRE CRÉDIT EST STUPÉFIANT, MARIE ANTOINETTE. J’ESPÉRE QUE ÇA EN VALAIT LA PEINE. VOICI VOTRE BULLETIN :

LES ENTREPRISES SUIVANTES SONT EN POSSESSION DES ÉQUATIONS COMPORTEMENTALES DE LA FORCE NUCLÉAIRE PUISSANTE : DASTEIN, JOHNA TRANHEWIT, SIEMENS, BOEING, MUTIZEN, MITSUBISHI, SPARAVIZ, RENAULT, GLOBECAST HONDA, GENERAL ELECTRIC, EVENT HORIZON, EMBRAER, SMB, MIKOYAN ET ROCKWELL DE PLUS, LES MINISTÈRES DE LA DÉFENSE DES PAYS SUIVANTS SONT AUSSI EN POSSESSION DES ÉQUATIONS COMPORTEMENTALES : AUSTRALIE, BRÉSIL, CHINE, CANADA, ANGLETERRE, FRANCE, ALLEMAGNE, JAPON RUSSIE, USA, AFRIQUE DU SUD ET TAIWAN. LES CADRES SUPÉRIEURS DE TOUTES LES ALLIANCES DE DÉFENSE ONT ÉTÉ MIS AU COURANT DE L’EXISTENCE DES ÉQUATIONS ET DE LEURS IMPLICATIONS

 

Julia se dressa sur sa chaise, la consternation agissait comme de l’électricité statique sur sa peau.

— Seigneur, tu as vu ça. Grand-père ?

— Oh oui ! Je vois ça, Juliet. Que font ces connards du renseignement commercial ? Ils sont en grève ou quoi ?

— Je ne sais pas, lui dit-elle, fatiguée. Nous n’avons pas entendu un murmure. Et pourquoi le ministère de la Défense anglais ne nous a-t-il pas contactés ?

 

CONCERNANT LES ORIGINES DES ÉQUATIONS : DEUX TIERS DES ENTREPRISES LISTÉES ONT ÉTÉ CONTACTÉES PAR GLOBECAST QUI LEUR A PROPOSÉ UN PARTENARIAT DE PRODUCTION ET DE COMMERCIALISATION EN ÉCHANGE DE LA THÉORIE. LA PLUPART DES ACCORDS SUBSÉQUENTS ENTRE ENTREPRISES CONCERNENT LE PARTAGE DES COÛTS DE DÉVELOPPEMENT D’UN GÉNÉRATEUR. CELA IMPLIQUE QUE GLOBECAST EST LE SEUL DÉTENTEUR DE LA THÉORIE. J’ESPÈRE QUE CÉTAIT CE QUE VOUS VOULIEZ, MARIE ANTOINETTE.

 

DEPUIS COMBIEN DE TEMPS GLOBECAST PROPOSE-T-IL DES PARTENARIATS ?

 

TROIS JOURS. LES OFFRES FINALES DOIVENT ÊTRE SOUMISES DANS LES DEUX JOURS, LA MEILLEURE OFFRE SERA ANNONCÉE DOUZE HEURES PLUS TARD.

 

MERCI, PRINCEBLEU.

 

AVEC PLAISIR. LA PROCHAINE FOIS QUE VOUS VOUS CONNECTEREZ SUR LE CIRCUIT DEMANDEZ-MOI JE VOUS AURAI LES MEILLEURS ACCORDS. PRINCEBLEU TERMINÉ.

 

L’écran retourna au menu. Julia se concentra sur un point juste devant lui. Elle n’avait pas besoin de faire passer les données par la fonction matrice logique de ses nodules. Globecast semblait utilisé comme un agent de distribution, presque un commissaire-priseur. Mais il n’avait pas le monopole, sans être capable de lui fournir la théorie du générateur.

Deux sources. Deux extraterrestres ?

Elle laissa le monde réel la reprendre. Sa persona était revenue sur le terminal. Elle la scanna et éclata de rire. Elle était sortie de l’ordinateur central de la banque en transférant neuf cent mille eurofrancs de Leol Reiger vers la direction des finances d’Event Horizon. Il ne restait que cinquante-sept eurofrancs sur son compte.

— Tu as l’esprit mauvais, Juliet, même si c’est la version salami.

— Et de qui l’ai-je hérité ?

Elle lut les relevés de compte de Reiger. Le dernier dépôt avait été effectué deux jours auparavant, deux cent cinquante mille eurofrancs. Pas de nom du créditeur, juste un numéro de compte dans une autre banque zurichoise, l’Eienso.

— Nous avons un résultat dans la mémoire centrale de la zone F37, rapporta le bloc RN1. (Il y avait une étrange confusion et une certaine joie dans le ton.) Tu vas vouloir le voir.

— Attends une seconde, répondit Julia qui reprogrammait la persona pour la glisser dans l’ordinateur central de l’Eienso. Vas-y.

Un paquet de données l’attendait dans l’ordinateur du manoir. Son programme de protection était solide, aucune sonde ne pouvait y pénétrer.

— La plupart des fichiers de la mémoire de la zone d’assemblage sont pour la fabrication, dit le bloc RN1. Selon les archives de l’institut, la zone F37 était utilisée pour assembler un filtre pour un bassin de reproduction de poissons à New London pendant la construction de Kiley. Mais nous avons ouvert un canal directement dans le bloc de la zone pour accéder aux fichiers suspects et nous y avons trouvé la persona. Elle s’est glissée toute seule dans l’ordinateur de Wilholm, elle connaissait tous les codes d’accès.

>Recherche d’identité, envoya-t-elle à la persona.

>Demande accès Fleur des neiges, répondit-il.

— Royan ! s’exclama tout haut Julia ; mais elle ne pouvait entendre sa propre voix.

— Désolée, Grand-père, j’ai besoin de la capacité du processeur.

— Bon, d’accord, grommela-t-il. Mais tu me dois encore une visite dans les jardins, et un câlin avec chacun des enfants.

— Je n’oublierai pas.

>Annuler AutresYeux.

Elle le sentit disparaître, un spectre se glissant hors de sa conscience. Son absence la laissa avec un léger goût de regret.

>Initialiser nodule 1 pour isolation de données / procédure d’examen. Charger persona.

La persona se glissa dans son nodule, les interfaces se scellèrent, l’isolant à l’intérieur. Elle avait écrit elle-même le programme de protection. Si quoi que ce soit tentait de franchir la barrière, le processeur l’effacerait immédiatement. Ses trois nodules mémoire contenaient un grand nombre de données confidentielles, ainsi que toutes sortes de souvenirs personnels qu’elle conservait précieusement ; elle refusait de prendre le risque d’une attaque virale.

>Ouverture lien surveillé vers nodule 1.

Cela entraînerait une milliseconde de délai de communication, le temps que son deuxième nodule analyse la persona à la recherche d’un cheval de Troie.

Elle lança une analyse rapide de l’agencement de gestion du processeur de son premier nodule. La persona avait pris toute la place disponible mais il n’y avait aucune tentative de s’insinuer dans les routines de gestion.

— Bonjour Royan, envoya-t-elle.

— Fleur des neiges !

Le sourire de Royan remplit son esprit, inondant ses synapses de chaleur et de désir, déclenchant une cascade d’associations d’idées. Elle se laissa retomber lourdement sur sa chaise en reniflant.

Il était là, derrière le sourire, dans une veste d’aviateur en cuir quelle lui avait offerte. Ses bras se soulevèrent dans un geste d’impuissance, les lèvres avancées comme pour un baiser. Le mouvement, comme tout un tas de ses maniérismes, avait été copié sur l’un de ses kinésithérapeutes qui haussait toujours les épaules quand il lui demandait combien de temps il allait devoir rester à la clinique.

— Eh bien, me voilà, coincé comme un insecte dans l’ambre, dit-il. Tu écris de bons programmes de protection.

— J’ai eu le meilleur des professeurs. Je suis désolée de ne pas pouvoir te laisser sortir. Il y a tellement d’inconnues dans ma situation, je ne peux pas prendre le risque que tu sois un cheval de Troie. Tu ne pourrais véritablement endommager mes nodules, mais je détesterais perdre les mémoires, et je devrais consacrer du temps à écrire l’antidote pour purger le virus. Ai-je l’air paranoïaque ?

— Je ne connais pas ta situation, alors je ne peux pas juger objectivement. Les choses vont mal ?

— Oui, mais je me débrouille.

— J’aimerais pouvoir t’aider, mais je suis dans la mémoire centrale de la zone d’assemblage depuis avril. Pas de données actualisées.

— Pourquoi as-tu laissé cette persona en stock ?

— Une réserve, un avertissement si quelque chose se passait mal. J’imagine que ça a été le cas, sinon tu ne serais pas venue vérifier.

— Je ne sais pas. Mal comment ?

Il sourit de nouveau, protecteur.

— Ma Fleur des neiges chérie. J’ai tant de choses à te montrer. Là, viens voler avec moi.

Il tendit une main ouverte vers elle.

Une nuit impénétrable l’enveloppa, puis les étoiles apparurent, une par une. Pas d’horizon, pas de sol, juste une dérive dans l’espace. Cinq minces bras argentés s’étendirent, sondant le vide.

— Ce sont les mémoires de vol de Kiley, dit Royan. La phase d’approche. Tu vois ?

Devant elle, un gros point orange scintillait d’une manière maléfique. Elle pouvait entendre son cri sur les ondes radio, moitié rugissement, moitié craquement. Seul, aléatoire.

— Ce sont les pleurs d’une étoile mort-née, murmura Royan, respectueux. Tu imagines ce que nous avons raté ? Tu imagines un double lever de soleil ?

— Kiley est de retour, n’est-ce pas ? Elle est rentrée.

— Chut, Fleur des neiges. Regarde, apprends.

Jupiter grandit, devenant un disque rose saumon ; des bandes de nuages bien nettes planaient. D’abord étoiles sombres, des lunes se firent mondes tachetés et zébrés, gris et bruns. De nouvelles sensations se développèrent, magnétiques, particulaires, électromagnétiques, couvrant l’image initiale d’ombres plus contrastées. Jupiter était niché au centre d’orages d’énergie colossaux. Des pétales pellucides de lumière bleu et rose montaient en spirales protectrices autour de la géante gazeuse, le halo blanc de son tore de plasma, la neige intangible des ions soufflant vers l’intérieur.

Les rafales électriques sifflaient autour d’elle, calmant ses pensées, la plongeant dans l’émerveillement.

— Comment serait notre monde. Fleur des neiges, si nous pouvions le percevoir avec de tels sens ? Combien il serait coloré et excitant !

— Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-elle. Pourquoi seul ? J’aurais partagé tout cela, j’en serais devenue une partie avec toi.

— Parce que c’était moi qui faisais partie de toi, Fleur des neiges. Depuis le jour où tu m’as sauvé. J’imagine que je suis un mauvais prince consort.

— Tu avais tout.

— J’avais tout ce que tu me donnais. Ceci… Jupiter, Kiley… C’était ma chance de renverser les rôles.

— De te l’approprier ?

— Oui. D’être ton égal.

— Tu l’as toujours été.

— Non. Pas vraiment. Avec ou sans moi, tu aurais atteint ce que tu es aujourd’hui.

— Tu m’as apporté les données de la compression d’électrons.

— Si ce n’avait été moi, ton argent aurait trouvé le moyen de les obtenir. C’est toujours comme ça.

— Qu’espérais-tu ? Comment cette sonde spatiale pouvait-elle t’offrir l’égalité ?

— Les microbes. Fleur des neiges. Dès que j’ai entendu parler des résultats de Matoyaii, j’ai su que les résultats des senseurs n’étaient pas une aberration. Ils existaient. Je pouvais le sentir. Comme Greg et son intuition. Ils étaient réels, vivants, ils m’attendaient. C’était comme renaître, on avait donné un but à mon existence.

Ils étaient dans l’orbite d’Io, Kiley glissait dans la pénombre, tombant vers la géante gazeuse. La perspective se modifia, Jupiter se retrouva en dessous d’eux. Quelque chose d’aussi énorme ne pouvait pas être au-dessus. Sa courbure s’aplatissait, ses bords se perdaient dans l’horizon, les nuages s’étiraient sur un plan infini. En levant les yeux, elle apercevait Io, le cône sulfureux d’un volcan vomissait au nord de l’équateur. Une flamme de dragon cascadait au ralenti dans sa faible pesanteur.

La bande orageuse sous Kiley était rouille pâle, des cyclones elliptiques et des anticyclones d’hydrosulfates d’ammonium de la taille d’océans se pulvérisaient, secoués par des courants supersoniques. Des nuages blancs fleurissaient comme des vortex tournoyant, aspirant les cristaux d’ammoniac depuis les profondeurs invisibles. Ils se jetaient contre les murs des cyclones comme de la crème dans du café, se diffusant et se dispersant.

Puis, le terminateur se retrouva devant eux, une ombre chevauchant l’horizon presque plat. Plus loin, des lumières clignotaient telles des lucioles.

— Étais-je si difficile pour toi ? demanda Julia tristement. Je pensais que tu étais la seule personne au monde qui me voyait telle que je suis, Fleur des neiges et non chienne ploutocrate. J’étais vivante quand tu me tenais dans tes bras.

— C’est ton héritage qui est lourd, la barrière qui nous sépare. Pas toi. Toi, Fleur des neiges, je t’aime. Avais-tu besoin que je te le dise ?

— Je pourrais tout abandonner pour toi.

— Non, non, non.

— Non.

— Tu es achevée, Fleur des neiges. Moi, je dois encore atteindre tes sommets. Et je le peux, je le peux.

Kiley se glissa dans l’ombre. Il faisait nuit en dessous mais pas noir. Des éclairs se tordaient entre les montagnes de nuages, illuminant des milliers de kilomètres carrés à chaque décharge. Des comètes coulaient avec grâce dans les orages : des roches arrachées aux anneaux par le champ gravifique monstrueux, ralenties par l’ionosphère et suivies d’une queue d’étincelles.

Kiley commença à décélérer, crachant un jet de plasma de cinq cents mètres de long. L’atmosphère se trouvait soixante-quinze kilomètres plus bas. En traversant le fin brouillard de molécules, les courants massifs brûlaient et scintillaient de veines rouges puisant avec violence.

La décélération s’interrompit brutalement. L’image trembla quand les boulons explosifs libérèrent la sonde des cellules lenticulaires de gigaconducteurs et des réservoirs sphériques vides. De petits jets chimiques stabilisèrent les modules restants. Kiley s’éleva vers les anneaux.

— Tu vois, maintenant, Fleur des neiges ? La sauvagerie silencieuse de ce lieu, son hostilité. Et pourtant, au milieu de tout cela, il y a la vie.

— Kiley a trouvé les microbes ?

— Oh oui !

— Est-ce tout ce quelle a trouvé ?

— Que pourrait-il y avoir de plus ?

— Un vaisseau spatial, un vaisseau interstellaire.

— C’est ça, ton problème ? Un vaisseau interstellaire ?

— Je ne sais pas, Royan, je ne sais vraiment pas. J’ai des gens qui y travaillent, Greg, Victor, Suzi.

— La vieille équipe. C’est bien. Ils sont bons. Ils te trouveront une réponse.

— Ils ont besoin de te retrouver, Royan. Où es-tu ?

— Je ne sais pas. Comment pourrais-je le savoir ?

— Alors pourquoi t’a-t-on laissé ? De quoi dois-tu m’avertir ?

— Le potentiel. Le potentiel des microbes. Mais j’étais tellement sûr. J’avais tout préparé.

— Montre-moi.

Le rocher lui faisait penser à Phobos. Il avait la même couleur stérile gris-jaune et une forme patatoïde. Sauf qu’il était beaucoup plus petit, à peine cent mètres de long sur soixante de large. Kiley planait à côté, les images de ses senseurs optiques dégradées par la brume sèche de particules de l’anneau. Des tresses de poussières et d’atomes de soufre scintillaient dans la lumière crue du soleil, se déplaçant avec la lenteur d’un escargot.

À cent vingt mille kilomètres, le croissant de Jupiter éclipsait les étoiles. Même à cette distance, les lumières dansantes de la partie sombre étaient visibles. Comme des villes terriennes, songea Julia. Ce rapprochement modifia momentanément l’échelle des distances.

Les senseurs à courte portée de Kiley tournaient, se concentrant sur le rocher dont la surface avait été corrodée par la caresse incessante de la poussière. Des cratères et des falaises déchiquetées avaient été polis jusqu’à devenir des courbes douces. Une face était scarifiée par du givre de méthane, des rayons effilés étendaient leur lumière sur un tiers de la longueur.

Les lasers balayèrent le rocher d’un bout à l’autre, enregistrant un profil topographique dans les processeurs de bord.

Les propulseurs de précision à gaz froid s’enclenchèrent, rapprochant la sonde centimètre par centimètre. Un mètre au-dessus du rocher, des amplificateurs de photons à résolution macro jaillirent de leur gaine, s’alignant sur la surface.

Le paysage devint celui d’une mer lunaire couverte de rochers, Julia devina qu’il s’agissait des grains de poussière s’accrochant au roc. Le processeur de Kiley lança son programme d’analyse spectrographique. L’image se modifia, comme recouverte d’un quadrillage de lentilles. Les données s’entassèrent dans le processeur au fur et à mesure que les carrés étaient examinés.

Les amplificateurs photoniques de Kiley étudiaient un mètre carré de la surface, millimètre par millimètre, avant d’enclencher les propulseurs pour passer à la section suivante. Et ainsi de suite.

La quatrième fois, l’une des sections du quadrillage des amplificateurs photoniques se mit à briller en rouge. Le programme spectrographique analysa de nouveau les huit qui la jouxtaient. Il enregistra du carbone, de l’hydrogène et différentes traces de minéraux.

L’image du bloc de carrés s’agrandit pour occuper tout le champ de vision.

— Là, dit Royan, émerveillé. Au milieu d’une désolation plus totale que Gomorrhe : la vie elle-même. Et quelle vie !

À sa résolution maximale, le foyer de l’amplificateur photonique était centré sur un groupe de microbes. On aurait dit une traînée de caviar : de minuscules sphères noires et collantes scintillaient dans la lumière rose de l’albédo de Jupiter.

— Appelle ça Jésus, appelle ça Gaïa ou Allah, poursuivit Royan, quel que soit le nom que tu lui donnes, mais ne me dis pas que Dieu n’existe pas. Le véritable miracle de cet univers est la vie. Laissé au hasard et aux groupes d’acides aminés dans la soupe primordiale, cela pourrait ne jamais se produire. Jamais ! Nous pouvons évoluer, comme l’a dit Darwin, et l’homme n’a peut-être pas été créé à l’image de Dieu, mais cette étincelle, cette étincelle originelle dont nous sommes issus, ce n’était pas la nature. C’était une bénédiction. Nous ne sommes pas le produit d’un cosmos insensible, une farce cosmique.

— Tu prêches une convaincue, tu te souviens ?

Elle n’était pas surprise par son accès de mysticisme. Ils venaient tous deux d’un environnement quasi religieux, elle avec l’Église du Premier salut, lui avec les Trinities ; c’était un autre fil de leur lien.

Le waldo d’échantillonnage de Kiley se déploya, les griffes de micromanipulation se refermèrent autour du groupe de microbes. Il se rétracta et les plaça délicatement dans la flasque de la sonde.

Les propulseurs à gaz froid s’enclenchèrent de nouveau, éloignant Kiley du rocher. Le processeur commença à vérifier les systèmes de propulsion.

— Tu as fait ça pour moi ? demanda Julia.

— Oui. Tu vois maintenant, Fleur des neiges ? Tu vois pourquoi ?

Les micropropulseurs chimiques de Kiley s’enclenchèrent, l’écartant des anneaux vers l’espace, où la propulsion plasma pouvait être utilisée. Les traqueurs d’étoiles se fixèrent sur leurs constellations cibles, orientant la sonde pour ses manœuvres.

— Non, dit-elle, mortifiée par son acceptation.

Elle pouvait réfléchir, faire tourner une matrice logique, démonter le problème. Les réponses ne lui échappaient jamais quand elle était dans cet état de fusion entre l’humain et l’ordinateur. Mais, d’une manière ou d’une autre, la seule idée de cet effort l’inhibait. Peut-être l’immensité effrayante de la géante gazeuse l’avait-elle engourdie ?

Kiley se débarrassait de sa masse, abandonnant ses modules primaires, les waldos d’échantillonnage, les propulseurs de précision, les bras des amplificateurs de photons, le scanner laser ; tous ses instruments la quittaient comme une mue. Les éléments s’éloignèrent, boîtes oblongues, bras cybernétiques arachnéens, s’intégrant dans les anneaux de la géante gazeuse. En quelques milliers d’années, l’érosion les réduirait à des flocons, un essaim de confettis métalliques en décomposition.

La mélancolie s’était installée en elle. La mémoire de Kiley agissait comme un cheval de Troie, la vidant de son énergie.

— Ça va comme ça, Fleur des neiges. Les théoriciens comme Rick Parnell et sa bande de joyeux drilles disent que les microbes ont survécu entre les étoiles parce que ce sont des organismes primitifs. Ils ont tort. Je sais qu’ils ont tort. Comment pourraient-ils être primitifs ? Ils sont l’apogée de la vie, séparés des amibes par des milliards d’années d’évolution. Ces microbes, Fleur des neiges, sont venus d’un monde moribond, voyageant Dieu sait combien de temps pour s’échouer là. Il n’y a certainement pas d’étoiles éteintes dans notre secteur de la galaxie. Réfléchis-y, leur planète, leur soleil qui devient froid, une atmosphère glaciale qui s’échappe vers l’espace, les océans qui s’évaporent, les montagnes qui s’effondrent. Quelque organisme qui s’adapte et survit à un environnement aussi délétère doit être la forme de vie la plus forte, la plus menaçante, la plus impitoyable. Puis, quand ce qui a survécu, que ce soit une plante, une algue ou même une forme animale, s’est retrouvé seul, il a fait le dernier saut. Il s’est adapté à l’espace. Il a abandonné son monde et atteint l’immortalité. C’est ce que nous cherchons tous. Fleur des neiges, au plus profond de nous. La continuation, l’impératif biologique. Cela nous pousse, cela prédétermine nos mouvements avant même notre naissance, c’est universel et irréfutable. C’est en quelque sorte notre fardeau spirituel.

— Je crois que je comprends, maintenant, dit-elle. Les microbes sont une forme de vie plus forte que ce que nous trouvons sur Terre, plus puissante.

— Et plus encore, poursuivit-il, son enthousiasme gonflant comme une vague. Ils vivent – ils prospèrent – dans le vide. Je veux les dompter, Fleur des neiges. Je veux les rendre utiles, les faire travailler pour nous. Des bioprocesseurs extraterrestres, une forme de technologie verte pour l’espace, et tout ça à ta disposition. Mon cadeau de mariage, enfin.

La propulsion plasma de Kiley s’enclencha, deux minutes de poussée, expédiant la sonde vers Jupiter. Une manœuvre à effet de fronde pour échapper à la gravitation de la géante gazeuse et la ramener sur Terre.

— C’est ce que tu as fait quand la sonde est revenue ? Manipuler les microbes ?

— En tout cas c’est ce quej’avais l’intention de faire quand je t’ai laissé ce paquet.

— Il doit y avoir plus.

— Oui, un journal. Un paquet quotidien pour suivre mes progrès. Comme ça, si quelque chose se passait mal, tu pourrais savoir sur quoi je travaillais quand cela s’est produit.

— Quotidien ?

— Peut-être pas. Mais il y aura des archives, des notes de labo, des analyses, des explications, des tableaux de résultats.

— Où, Royan ? J’en ai besoin. Aujourd’hui. Maintenant.

— Si tu me suis, tu le trouveras.

— Oh, Seigneur, s’exclama-t-elle, furieuse, effrayée. Qu’as-tu fait ? Qu’es-tu en train de faire ? Le chaos que tu as causé…

Le sourire reparut sur le visage de Royan.

— C’est moi. Fleur des neiges, le roi du désordre. Tu sais que c’est moi. Tu aimais cet aspect de moi, cela t’excitait, comme ton pouvoir m’excitait. Opposés.

— Maudit sois-tu. Tu n’as pas le droit.

— Ne pleure pas, pas pour moi. Je n’en vaux pas la peine. Si j’ai déconné, tu me répareras de nouveau. Tu es tellement douée pour ça.

— Quand je te retrouverai, je ne te réparerai pas, je te déchiquetterai !

— Ça c’est ma Fleur des neiges.

Il éclata de rire.

>Annuler lien surveillé à nodule 1. Envoyer persona au bloc RN2.

Le bureau se matérialisa de nouveau autour d’elle. La lumière entrant par les fenêtres était terriblement forte après Jupiter. Elle cilla rapidement.

— Qu’est-ce que je fais de lui ? demanda le bloc RN2 en ronchonnant.

— Je veux une analyse totale de la mémoire des senseurs de Kiley.

— Ah, oui, les volcans d’Io.

Ce genre d’affinités l’avait énervée pendant une semaine, après la mise en ligne de son premier bloc RN. À présent, elle y était habituée. Le bloc RN pouvait fouiller la mémoire des senseurs de Kiley, faire des comparaisons avec des cartes d’étoiles existantes. C’est ainsi qu’on avait découvert les volcans d’Io, par accident, en analysant les vieilles photos de Voyager pour concevoir un plan de guidage. Peut-être Kiley avait-elle enregistré le vaisseau spatial ?

Julia recula sa chaise et ôta ses chaussures. Elle alla à la fenêtre. Daniella et Matthew étaient toujours dans la piscine. Le chien était dans l’eau avec eux. Elle leur avait pourtant répété…

Elle pressa sa joue contre la vitre, les observant. L’inquiétude, que sa fascination pour Jupiter avait éloignée, revenait. Des microbes et des vaisseaux interstellaires. Que devait-elle chercher ? Et Royan, si peu sûr de lui qu’il lui avait laissé un avertissement ! C’était peut-être l’aspect le plus glaçant de toute cette affaire : Royan était tellement sûr de lui habituellement.

Et elle ne pouvait pas se débarrasser de ce fardeau, ni se confesser à quelqu’un.

— Va te faire foutre, Royan, dit-elle sèchement.

Le terminal sur le bureau bipa. Quoi, maintenant ?

Elle prit son courage à deux mains et se retourna.

Sa persona était revenue de l’ordinateur central d’Eienso. Clifford Jepson avait payé Leol Reiger.