Greg enfila sa veste en cuir par-dessus un sweat-shirt bleu ciel. Le cuir noir était assez fin pour lui permettre de bouger facilement et assez épais pour le protéger du froid du matin. C’était un cadeau d’Eleanor deux ans auparavant, quand sa vieille veste avait rendu l’âme.
— Tu vas porter ça à Monaco, alors ? lui demanda-t-elle.
Elle était assise sur le bord de leur lit, emmitouflée dans un manteau d’intérieur fait maison. Ses doigts s’agitaient sur ses genoux, nouant et dénouant la ceinture.
Greg se regarda dans le grand miroir ancien de la chambre. Le ventre plat, les favoris légèrement gris, un peu de chair en trop sur la nuque. Pas mal pour cinquante-deux ans. Il parvenait à descendre au club de gym d’Oakham deux fois par semaine, il avait attrapé le virus de la condition physique pendant ses années à l’armée. Après avoir survécu à la guerre en Turquie, et à la violence urbaine de Peterborough, il aurait été stupide de succomber d’artères bouchées et de muscles ramollis.
— Je pensais que ce serait bien, dit-il. Ça correspond à l’image du gentleman-farmer anglais.
Eleanor siffla, désapprobatrice.
— Ce n’est pas comme si j’allais voir le prince.
— Comme si je ne le savais pas, marmonna-t-elle.
Greg alla s’asseoir près d’elle et lui entoura les épaules d’un bras. Eleanor garda la tête baissée, concentrée sur ses mains.
Il n’éprouvait rien de l’excitation d’avant-mission qui mettait le feu au sang. Il avait pensé la ressentir de nouveau, une dernière fois, pour prouver qu’il en était capable. Il connaissait beaucoup d’officiers mariés dans l’armée, les missions de combat étant quelque chose que leurs femmes acceptaient. Mais sa famille s’était construite après cette période de sa vie et il n’y avait aucun moyen de concilier les deux.
— Si tu ne veux pas que j’y aille, je n’irai pas, dit-il.
— C’est du chantage, Greg, de me demander ça. Tu sais bien que tu dois y aller.
— Ouais.
Il l’embrassa sur la tempe, goûtant l’odeur de ses cheveux.
— Et comporte-toi bien avec Suzi.
Greg éclata de rire et l’embrassa sur les lèvres.
Eleanor répondit avec passion, puis le repoussa.
— Tu sais parfaitement où cela nous mène, dit-elle en regardant son ventre, son sourire en berne.
— Je vais te dire, c’est bizarre…, murmura-il. Même il y a cinq ou six ans, j’aurais supplié Julia de me laisser faire ça. Je veux dire avec Royan disparu, et sans doute dans le pétrin. Qu’est-ce qui pourrait être plus important ? Mais maintenant… je déteste l’idée d’être rattrapé par mon passé. Et je pense que Suzi ressent la même chose. Elle vit avec une chouette fille, enceinte elle aussi.
— Suzi ? s’exclama Eleanor.
— Non, sa copine, Andria. Elles n’en ont pas parlé, mais on ne peut pas cacher ce genre de choses à un psi.
— Oh ? Ce devrait être intéressant, Suzi devenant mère.
— Ouais.
Sur la commode, il ramassa le cybofax Event Horizon que Julia lui avait donné la veille.
— Pour ta propre sécurité, avait-elle dit. Il émet un signal de localisation pour que l’équipe de sécurité sache où tu te trouves. Si tu as besoin de renforts, il suffit de crier, ils seront là en quelques minutes. Et j’y ai intégré une de mes personas. On ne sait jamais, ça pourrait t’être utile.
Greg glissa la mince galette dans sa poche de poitrine. Dieu seul savait ce que la division de sécurité avait intégré dans la machine.
Il ouvrit les tentures couleur miel. Le ciel frais du matin était moitié blanc, moitié gris. Sur le rivage opposé, une fine colonne de fumée s’élevait des cendres du feu de joie de Berrybut. La rosée recouvrait l’herbe du paddock. Les barres d’obstacles au saut du poney d’Anita étaient des éclaboussures de couleur au milieu des brins blanchis. Il remarqua qu’elles avaient besoin d’une nouvelle couche de peinture, et l’herbe était trop haute.
— Je ferais mieux de partir, je vais avoir une longue journée.
Le niveau de l’eau de Rutland Water était marqué sur une large bande de blocs de calcaire taillés, placés le long du rivage pour empêcher l’érosion quand le réservoir était plein. Mais l’été avait été chaud, les fermes et les plantations d’agrumes du district avaient siphonné beaucoup d’eau pour l’irrigation. Le niveau était déjà à deux mètres sous les blocs de pierre, et tout autour de la presqu’île de Hambleton de larges bancs de boue avaient séché au soleil pour devenir aussi durs que du béton.
Greg et Eleanor descendirent jusqu’au rivage et s’arrêtèrent sur les blocs effrités. Le campement des ouvriers saisonniers commençait juste à se réveiller.
Ils entendirent un cri. Christine courait vers eux.
— Tu allais partir sans me dire au revoir, Papa ! l’accusa-t-elle.
Greg vit le Pegasus hypersonique d’Event Horizon émerger des nuages et frôler le réservoir en s’approchant.
— Je ne pars que pour deux jours, tout au plus, dit-il.
Christine lui passa les bras autour du cou pour un bisou mouillé. Le baiser d’Eleanor fut plus retenu.
Le Pegasus ralentit à cent mètres du rivage, son nez se redressa et des becs s’ouvrirent dans son ventre, orientant le jet des compresseurs vers le bas. Puis le train d’atterrissage se déplia et l’hypersonique se posa sur les bancs de boue dans un nuage de poussière. Un groupe de cygnes glissant sur l’eau derrière lui s’éleva dans le ciel, les ailes battant violemment.
Greg donna à Eleanor un dernier baiser et descendit le long des blocs de pierre.
Deux hommes de la division sécurité l’attendaient au pied de l’escalier de l’appareil. Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra, désespérément jeunes, respectueux et en pleine forme.
— Bonjour, monsieur, salua Pearse Solomons. Nous avons reçu l’ordre de vous servir de renfort si vous le demandiez.
L’hypersens de Greg détecta une touche de ressentiment dans l’esprit de Solomons. Ce n’était pas totalement un cyborg, au bout du compte. Greg grimpa les marches de meilleure humeur.
Dépourvue de fenêtres, la cabine comptait quinze sièges, un bar à cocktails en bois de rose à l’arrière et un écran plat à l’avant, près de la porte du cockpit.
Suzi et Rachel Griffith étaient assises à la poupe. Suzi était allongée de manière léthargique sur son siège, habillée d’un survêtement violet foncé. Ses cheveux châtains étaient coupés en brosse. Au moins, elle ne les teignait plus en mauve.
— Seigneur, tu as l’air content ! ironisa-t-elle.
Greg s’assit à côté d’elle.
— Tu me connais.
— Ouais. Moi aussi. Je me sens comme si j’avais été recrutée de force.
Greg haussa les épaules pour s’excuser auprès de Rachel.
— J’ai renoncé à ce genre de boulot depuis des années, dit Rachel. Assistante me convient très bien.
— Il faut juste que vous nous désigniez la fille, la rassura Greg. Votre boulot se terminera là.
— Oui, répondit Rachel, mais elle avait l’air troublée.
Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra grimpèrent l’escalier et s’assirent à l’avant. Le sas se referma.
Malcolm Ramkartra sortit un téléphone de son accoudoir et se tourna vers Greg et Suzi.
— Notre destination est toujours Monaco ?
— Ouais, dit Greg. Et demandez au pilote de diffuser l’image de la caméra de nez sur l’écran après le décollage.
— Oui, monsieur.
Ramkartra parla brièvement dans l’appareil.
— On prend ce genre d’appareil quand on part en vacances avec Julia, expliqua Greg. Je ne me suis jamais habitué à l’absence de hublots. Dans les avions que je prenais avant, on pouvait regarder le paysage.
Quand le Pegasus s’éleva, les propulseurs émirent un vague sifflement et la cabine se cabra légèrement.
Suzi grogna.
— Je ne savais pas que vous partiez en vacances ensemble.
— Ben si. Les enfants s’entendent vraiment bien. Et, parfois, je pense qu’Eleanor et moi sommes les seules personnes ordinaires que connaisse Julia.
— Tu es ordinaire, toi ? réagit Suzi en souriant ironiquement.
— Plus que toi, ma chère, c’est un fait.
Il sentit le poids de l’accélération quand le Pegasus prit de la vitesse en montant. L’écran plat s’alluma, révélant un ciel bleu, quelques nuages blancs vers le sud et un gros soleil d’or rosé s’élevant à l’horizon.
— C’était difficile au début, poursuivit Greg. Les gens pensaient que nous étions un moyen facile d’approcher Julia. Les riches et les opportunistes. On nous couvrait de cadeaux et d’invitations. Leur manière de se comporter était ridicule et écœurante. On se dit bonjour et on est des amis de toujours. Ils n’ont aucune notion de honte. Lors d’un anniversaire, la route ressemblait à une chaîne de montage automobile : des Jag, des Ferrari, des Lotus, des MG. Deux d’entre elles étaient enrubannées, nom de Dieu ! Je les ai toutes renvoyées. Ces gens ne savent pas quand laisser tomber. Et je ne te dis pas combien de fois on m’a proposé de devenir actionnaire !
Suzi le regarda froidement.
— La vie est dure, hein ? laissa-t-elle tomber.
Le Pegasus volait à vingt mille mètres d’altitude. Il s’orienta vers le sud au-dessus de la mer du Nord, franchit la Manche à Mach 2, atteignit Mach 4 au-dessus du golfe de Gascogne et repassa en vitesse subsonique pour survoler les Pyrénées.
Greg regarda leur approche de la minuscule principauté côtière sur l’écran plat. Les cercles prédominaient, comme si une étrange généalogie de créatures aquatiques symétriques faisait surface pour envahir la côte. Les anneaux roses des lagons de turbines marémotrices, les surfaces planes de l’aéroport, grises de poussière, et le dôme monégasque lui-même, un œuf doré légèrement translucide enfoncé dans les falaises. Deux tiers du dôme s’étendaient au-dessus de l’eau bleue de la Méditerranée, l’irradiant de débarcadères blancs comme les rayons d’une roue. Greg pouvait à peine deviner les formes des bâtiments à travers la coquille monotreillissée.
Le Pegasus atterrit sur l’île-aéroport. Plus de la moitié des avions garés étaient des appareils privés comme le leur en forme de têtes de flèche, tandis que les avions de ligne étaient de longs cônes aplatis avec des ailes étroites.
Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra se levèrent lorsque la porte s’ouvrit.
— Vous êtes outillés ? demanda Greg en s’avançant vers eux.
— Oui, monsieur, dit Pearse Solomons. J’ai un pistolet laser Tokarev IRMS7.
— D’accord. Prenez-en un autre de secours et venez avec nous. Malcolm, vous restez ici et maintenez le contact en permanence.
— J’ai un maser Browning cinquante coups, lâcha Suzi en balançant son sac Puma sur son épaule.
— Je n’en doutais pas, dit Greg.
Il faisait chaud, les joints extensibles du tablier de béton gémissaient de protestation par-dessus le sifflement des turbines à compression. Greg enfila une paire de lunettes de soleil Ferranti.
Le commissaire André Dubaud, chef de la police monégasque, les attendait en bas de l’escalier.
— Fais-lui confiance, avait dit Victor Tyo. Il est bon dans son job et il comprend la politique des affaires commerciales. Il est aussi très bien payé de notre part, il ne devrait pas y avoir de problème.
Ils se serrèrent la main et Greg lui présenta Suzi et Rachel. Le commissaire Dubaud avait la quarantaine, et portait un uniforme noir impeccable avec une casquette.
— M. Tyo m’a informé que vous recherchiez une fille, dit-il.
— C’est exact, répondit Greg. Nous ne connaissons pas son identité, mais elle était au bal de Newfields il y a trois jours.
— Puis-je vous demander pourquoi vous la pourchassez ? (André Dubaud désigna le Pegasus du menton.) C’est une opération d’envergure pour retrouver une fille de joie.
— Certainement. Elle avait en sa possession un objet qui nous intéresse. Nous aimerions lui poser quelques questions à ce propos.
André Dubaud baissa les yeux sur ses chaussures parfaitement cirées.
— Très bien. Avez-vous l’intention de l’extrader ?
— Non. Elle répondra à toutes les questions que je lui poserai.
— Vraiment ?
— Sans blague.
Ils entrèrent dans le dôme dans la voiture officielle d’André Dubaud, une Citroën noire avec des strapontins à l’arrière. Greg estima que c’était le genre de limousine qu’emprunterait volontiers un chef d’État.
Il observa attentivement l’épais pilier blanc qui sortait de l’eau. Il était en métal, surmonté d’un segment en forme de pétale constituant un hémisphère de composite. Il y en avait un autre cinq cents mètres plus loin, la distorsion de chaleur sur la mer empêchant d’en distinguer un éventuel troisième.
— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
— Des lasers de défense tactique, répondit André Dubaud. Si Nice revient frapper, ces salopards le regretteront. La principauté est imperméable à toute forme d’attaque à présent, des émeutiers armés de cailloux aux harpons cinétiques. Cela devait être fait, bien sûr. Nos résidents sont des cibles naturelles pour certains esprits malades. Mais ils ont le droit de vivre comme tout le monde. Sous le dôme, la civilisation est totale. Le seul endroit au monde où l’on puisse se promener dans n’importe quelle rue, à n’importe quel moment, sans devoir regarder derrière soi.
— Il semble que votre département fasse un excellent travail, dit Greg.
Il jeta un coup d’œil vers Suzi, mais celle-ci était enfoncée, les épaules basses, dans l’un des sièges en cuir de la Citroën et regardait le paysage par la fenêtre teintée, sa taille la faisant ressembler à un enfant boudeur. Elle n’avait pas dit un mot depuis qu’il l’avait présentée au commissaire. Ces deux-là pouvaient difficilement être plus différents, ce qui n’avait sûrement pas échappé à Dubaud. Si sa présence n’avait pas été cautionnée par Julia, il doutait que Suzi aurait obtenu l’autorisation d’atterrir dans cet aéroport.
— Il y a un peu de fraude au sein de notre communauté financière, dit Dubaud. Mais les crimes physiques, vols ou actes de violence, sont inconnus.
En bannissant les pauvres, majoritairement ceux qui commettent les vols et les agressions, Monaco n’avait pas résolu le problème du crime, il s’était contenté de le déléguer à d’autres. Même New Eastfield à Peterborough n’était pas allé aussi loin. Greg sentait la fierté bornée dans l’esprit d’André Dubaud, mélangée à une trace de ce qui ressemblait étrangement à de la paranoïa. Il retint une remarque sarcastique. Peut-être était-ce la raison du silence de Suzi, une reconnaissance instinctive de la futilité ? Tenter de raisonner à propos de dignité humaine avec quelqu’un comme André Dubaud équivalait à pisser dans un violon.
Le pont couvert qui reliait l’île-aéroport à la cité plongea et la Citroën traversa une arche à la base du dôme, pour émerger ensuite sur la rocade extérieure. Propres, telle était l’impression de Greg devant les rangées de bâtiments blancs bien ordonnés sous le soleil mandarine, propres au point de paraître stériles.
— Où est le casino ? s’anima Suzi.
André Dubaud désigna un groupe de bâtiments de pierres blanches sur la falaise. Elle les regarda avec curiosité.
La Citroën les conduisit directement devant la façade de marbre de l’hôtel El Harhari. Un valet ouvrit la portière pour Greg qui suivit André Dubaud vers la réception.
À l’intérieur, une troupe de nettoyeurs était occupée à polir les miroirs et les meubles en bois sombre, et des drones aspirateurs se déplaçaient sur les tapis. Claude Murtand, le responsable de la sécurité de l’hôtel, les accueillit sous l’un des grands lustres. Avec son visage séduisant et ses cheveux parfaitement coiffés, il ressemblait à une star du petit écran. Suzi avait l’air d’une naine à côté de lui.
— Une photo d’une fille ? demanda-t-il après qu’André Dubaud lui eut expliqué ce qu’ils voulaient.
— Oui, dit Greg. Elle était ici pour le bal de Newfields. Nom inconnu, séduisante, la vingtaine, cheveux clairs, courts, portant une robe bleu foncé probablement en soie. Nous pensons que c’est une professionnelle.
— Vous êtes à Monaco, murmura Claude Murtand. Qui n’en est pas ?
André Dubaud fronça les sourcils.
Le centre de sécurité dallé de blanc de l’El Harhari possédait une série d’écrans le long d’un mur, relayant des images de tout l’hôtel. Deux grands écrans plats montraient le plan au sol, des symboles rouges et jaunes clignotant sur des chambres et des couloirs. Il y avait deux îlots de consoles avec trois opérateurs chacune. Claude Murtand avait un petit bureau en aquarium à l’arrière.
— Nous compilons un profil de chaque client, expliqua-t-il en les faisant entrer. Aussi détaillé que possible sur la base de ce qui est disponible dans les mémoires centrales publiques. Ce n’est bien sûr qu’une précaution secondaire. Les douanes et l’immigration filtrent tous ceux qui représentent potentiellement un danger.
— C’est vrai ? demanda Greg à André Dubaud.
— Certainement, répondit le commissaire. Notre contrôle des passeports est le plus rigoureux du monde. Personne possédant un casier judiciaire ne peut entrer.
— Votre femme et vous devez vous sentir bien seuls ici, marmonna Suzi.
Rachel sourit légèrement. Greg décocha à Suzi un regard d’avertissement.
— Et en ce qui concerne les invités du bal de Newfields, vous avez compilé un profil pour chacun d’eux ? demanda-t-il à Claude Murtand.
— Non. Nous avons une liste complète de tous ceux qui ont acheté une invitation. Malheureusement, les tickets pour ce genre d’événements changent souvent de mains, particulièrement lorsque quelqu’un comme Julia Evans est présent. Il n’y a aucun moyen de connaître à l’avance l’identité de ceux qui assistent réellement aux festivités.
— D’accord, (Greg désigna les écrans.) Avez-vous enregistré le bal ?
— Bien entendu.
— Très bien. Nous commencerons avec les images caméra de la réception.
Il y avait six caméras pour couvrir la réception. Rachel choisit celle qui donnait sur l’entrée. Greg observait par-dessus son épaule.
Il reconnut certaines personnes, par la catégorie, pas par le nom. Le genre qui les avait ennuyés, Eleanor et lui, pendant leur première année de mariage. Toute personne de plus de vingt-huit ans avait une structure faciale gelée par des visites annuelles à certaines cliniques discrètes, jusqu’à ce quelle atteigne cinquante-cinq ans, âge auquel elle avait l’autorisation de vieillir avec une dignité virile et des cheveux d’argent.
L’apparence n’était pas seulement importante pour ces gens, elle était tout.
Julia arriva un quart d’heure avant l’ouverture officielle du bal. Dans la foule assemblée pour l’accueillir, une beauté rousse sculpturale dans une robe noire scintillante enfonça délibérément son talon aiguille dans le pied d’une rivale pour s’assurer d’être au premier rang.
Les visages se mélangeaient. La beauté était une qualité qui s’amenuisait quand elle devenait monotone, et aucune de ces femmes n’en manquait. Greg se concentrait sur les robes, en cherchant une bleue.
— C’est elle, dit Rachel Griffith.
Greg stoppa la diffusion. La fille avait des pommettes saillantes, des épaules larges et carrées, bien droites. À en juger par sa silhouette, elle aurait pu être une athlète professionnelle sauf… Il l’examina attentivement. Une qualité indéfinie. Quelque chose, peut-être, manquait. Rachel avait raison, c’était une pro.
Suzi siffla doucement.
— Sacrée beauté.
Greg relança l’enregistrement. La fille traversa la réception pour se rendre aux toilettes. Il arrêta de nouveau l’image quand elle se retrouva sous la caméra. La boîte blanche contenant la fleur était entre ses mains.
— Bingo ! Pouvez-vous m’avoir une meilleure définition de son visage ? demanda-t-il à Claude Murtand.
— Certainement.
Le responsable de la sécurité se glissa sur une chaise à côté de Rachel et commença à fouiller les mémoires des autres caméras. Il trouva une image où la fille regardait presque directement l’objectif au-dessus du bureau d’accueil et la téléchargea dans le cybofax d’André Dubaud. Le commissaire la relaya à l’ordinateur central du siège de la police.
— Deux minutes, dit-il fièrement. Nous aurons son nom.
— Le nom sur le passeport, corrigea Suzi.
— Madame, personne n’entre à Monaco avec un faux passeport.
Greg fit reculer l’enregistrement, regardant la fille marcher à reculons jusqu’à la porte, puis interrompit le défilement. Elle semblait seule.
— Puis-je voir l’image de la caméra extérieure deux minutes avant qu’elle n’entre, s’il vous plaît ?
La fille était sortie seule d’une Aston Martin vert foncé.
Le cybofax d’André Dubaud émit un bip. Il commença à lire les données sur l’écran de l’appareil.
— Charlotte Diane Fielder, vingt-quatre ans, citoyenne anglaise, résidente autrichienne. Occupation : étudiante en art.
Greg sentit un sourire naître sur ses lèvres. Suzi gloussa.
— Elle est arrivée à l’hôtel Celestious à 16 h 30 il y a trois jours, précisa André Dubaud. Elle l’a quitté à 21 h 40 le même soir.
— À quelle heure le bal de Newfields s’est-il terminé ? demanda Greg.
— Julia est partie vers 1 heure, dit Rachel. La fête s’est poursuivie après son départ.
— La plupart des invités sont partis vers 4 heures, précisa Claude Murtand. Un groupe d’une trentaine de personnes est resté pour le petit déjeuner. Ce qui nous amène aux environs de 7 heures.
Greg ferma les yeux, ordonnant ses questions.
— André, pourriez-vous vérifier si elle est toujours à Monaco, s’il vous plaît ?
— Bien sûr.
Le commissaire parla dans son cybofax.
— Rachel, voulez-vous bien vérifier les images de l’entrée avec Pearse pour le reste de la nuit, s’il vous plaît ? J’aimerais savoir à quelle heure Charlotte Fielder a quitté l’hôtel. Et si elle était seule.
— Pas de problème, répondit Rachel.
— Et moi ? demanda Suzi.
Greg sourit.
— Tu viens avec moi au Celestious. Tu es là pour t’assurer que je ne fais pas de bêtises.
— Conneries, marmonna Suzi.
André Dubaud glissa son cybofax dans sa poche de poitrine.
— L’immigration n’a aucune information concernant le départ de Charlotte Fielder, elle doit toujours être dans la principauté, dit-il fermement. Mais il n’y a aucune réservation à son nom dans aucun hôtel. Elle doit séjourner chez un résident.
Greg ordonna à son implant glandulaire de sécréter une dose de neurohormones, mettant à l’écart le bureau de Claude Murtand et les courants turbulents de pensées autour de lui pour se concentrer. Il avait besoin de son intuition. A présent qu’il avait un visage et une identité sur lesquels se focaliser, il pouvait fouiller son crâne à la recherche d’une impression, peut-être d’un indice sur la localisation présente de Charlotte Fielder.
Il n’obtint ni la certitude qu’il cherchait, ni même un léger sentiment d’espoir qui l’aurait rassuré. Il ne rencontra qu’un vide froid. Charlotte Fielder n’était pas à Monaco. Ni nulle part dans le coin.
De retour dans la Citroën, Greg utilisa son cybofax pour appeler Victor Tyo et lui envoya le mince dossier sur Charlotte Fielder.
— Vois quel genre de profil tu peux construire à partir de ça. Elle a bien dû atterrir quelque part. Ce serait utile de connaître ses amis et ses contacts. Son maquereau aussi, si tu le trouves.
— C’est comme si c’était fait. Tu penses quelle est toujours à Monaco ?
— Le commissaire Dubaud le pense.
La définition de l’écran du cybofax était suffisante pour afficher le froncement de sourcils de Victor.
— Oh ! D’accord. Peux-tu me donner le numéro de sa carte de crédit ?
Greg se tourna vers André Dubaud, assis sur l’un des strapontins, dos au chauffeur.
— Peut-on l’obtenir du Celestious ?
— Oui.
— Je te rappelle, Victor.
Le Celestious avait quelque chose de bavarois, une façade de pierre pâle bleuâtre, haute et sans relief, avec une tour de chaque côté. Les portes et les fenêtres, équipées de poignées de cuivre brillantes, étaient en bois rouge verni. Le drapeau de la principauté flottait sur un grand mât. Greg le regarda à deux fois, il ne pouvait pas y avoir de vent sous le dôme, quelqu’un devait avoir trouvé un truc avec des câbles et un moteur. Totalement inutile. Il baissa la tête et passa la porte tournante. Avec sa politique de l’envie, Monaco commençait à lui taper sur les nerfs, il voyait des défauts partout. C’était dommageable, cela brouillait son jugement. Cela ne se serait jamais produit au mieux de sa forme.
Il régnait une forte odeur de cuir dans la réception. Le décor était discret, des meubles en bois sombre et un tapis bordeaux. Les biolums étaient déguisés en globes gravés dans les murs.
André Dubaud montra sa carte de police au réceptionniste et demanda à voir le gérant.
— Tu crois qu’elle s’est tirée ? demanda Suzi à Greg à voix basse.
— Ouais. Elle n’était là que pour livrer la fleur à Julia. Une fois sa mission accomplie, elle n’avait plus rien à faire ici.
— Tuée ?
— Possible.
Il se gratta la nuque.
— Mais tu ne le penses pas.
— Je ne suis pas sûr. Ma fameuse intuition ne me dit pas que la rechercher soit une perte de temps.
— Alors, comment a-t-elle fait ? Ce trou à rats plaqué or est pire qu’une république bananière, niveau sécurité.
— Tu es la tech-merc, à toi de me le dire.
— Non. Sérieusement, Greg, je n’accepterais jamais un contrat à Monaco. J’utiliserais éventuellement un pirate pour piquer des données dans le secteur financier, mais uniquement à partir de terminaux extérieurs. Idem pour Event Horizon. Il faut apprendre à accepter ce qui est intouchable.
— Je croyais que tu laissais Event Horizon tranquille parce que Julia en est la propriétaire.
Suzi changea son sac d’épaule.
— Ouais, bon. Il y a de ça, mais j’ai vu ce qu’il restait des intrus après que Victor au visage d’ange en eut terminé avec eux. Parfois il y en a tout juste assez pour remplir un verre.
— Il est doué, hein ? Julia et ce bon vieux Morgan Walshaw savaient ce qu’ils faisaient quand ils lui ont refilé le boulot.
— Sacrément vrai.
— Alors tu ne crois pas que miss Fielder aurait pu se tirer incognito ?
— Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui ait réussi à le faire. Et je le saurais. Le problème, c’est le dôme. Une barrière physique à cent pour cent. Les seuls trous sont officiels. Personne n’a besoin d’une voie de contrebande vers Monaco, tu vois ? Les drogues n’y sont pas illégales. Il existe même deux compagnies pharmaceutiques locales qui produisent des narcotiques sous licence. On trouve tout ce qu’on veut.
— Je l’ignorais.
Mais, d’une manière ou d’une autre, il n’était pas surpris.
André Dubaud les rejoignit avec le gérant, un vieil homme, grand, qui perdait ses cheveux gris et portait de vraies lunettes, rondes avec une monture argentée. Probablement pour l’effet. Et celui-ci fonctionnait : il possédait cette dignité d’antan qui inspirait la confiance.
Le gérant écouta la requête de Greg et fit signe à l’un des réceptionnistes de s’approcher. Greg obtint le numéro de la carte American Express de Charlotte Fielder et l’envoya directement à Victor.
Sollicité, le porteur de service le soir du bal ne leur apprit pas grand-chose. Charlotte Fielder avait appelé l’hôtel et demandé qu’on fasse ses valises, disant qu’une voiture passerait les prendre. Le porteur ne se souvenait pas des détails, une limousine, noire, peut-être une Volvo ou une Pontiac.
— Pas une Aston Martin verte ? interrogea Greg.
— Non, monsieur, répondit le porteur.
— Vous semblez très sûr de vous, alors que vous ne vous souvenez pas de la marque.
— Nous avons une flotte d’Aston Martin à la disposition de nos clients, expliqua le gérant. (Il consulta son cybofax.) L’une d’elles a emmené Miss Fielder à l’El Harhari pour le bal. Mais c’est la seule fois où elle l’a utilisée.
— Bien. Pouvez-vous me montrer les enregistrements de la caméra qui couvre l’entrée de l’hôtel, s’il vous plaît ?
Le gérant s’inclina légèrement.
— Bien entendu.
Ils les visionnèrent dans son bureau, sirotant du café dans de délicates tasses de porcelaine, et virent le portier ranger trois valises assorties en crocodile dans le coffre d’une Pontiac, le chauffeur l’aidant pour la plus grande.
— On progresse, dit Greg. (Il se pencha et lut la plaque minéralogique pour André Dubaud.) Peut-on avoir une photo du chauffeur, s’il vous plaît ?
— C’est une voiture de location, dit le commissaire alors que son cybofax lui donnait le registre des véhicules. Mon bureau va vérifier les archives de la société de location. L’identité du chauffeur ne prendra qu’une minute.
Greg et Suzi sortirent dans la lumière mandarine filtrée du dôme. L’un des portiers du Celestious les aida à monter dans la Citroën. André Dubaud suivait lentement.
— Un problème ? demanda Greg.
Un muscle sur la joue d’André Dubaud frémit.
— Il semble que nous ayons un bug dans le programme de reconnaissance de caractéristiques.
— Ce qui veut dire ? demanda Suzi.
— Identifier le chauffeur de la Pontiac prend trop de temps.
Il entra un code dans le cybofax et se mit à parler rapidement.
Le regard de Greg croisa celui de Suzi pendant qu’ils s’enfonçaient dans les sièges de la Citroën ; ils partagèrent un sourire. Ils savaient que Dubaud ne parviendrait pas à identifier le chauffeur, et ce n’était pas un bug, c’était trop compliqué. Il suffisait d’effacer le visage du chauffeur des ordinateurs de la police, ou de s’assurer qu’il n’y soit jamais enregistré. De toute manière c’était un travail de pro. Son cybofax émit un bip.
C’était Julia, assise dans son bureau de Wilholm. Les murs derrière elle étaient couverts d’étagères vitrées remplies de livres reliés en cuir. Le bord de la fenêtre montrait un ciel ensoleillé.
— Comment se passe la journée de remise des prix ? demanda Greg.
Julia sourit.
— Il faudra le lui demander quand elle rentrera.
— OK.
Il parlait avec une image générée par l’un des blocs RN de Julia. Il se demanda combien de ses affaires étaient réglées ainsi, flattant les directeurs de petites entreprises avec ce qu’ils pensaient être une attention personnelle.
— Rachel avait raison pour Charlotte Fielder, dit Julia. Elle est connue, de nous au moins. C’est une des filles de Dmitri Baronski. La sécurité conserve une liste assez complète de son écurie au cas où l’un de mes cadres serait tenté.
— Qui est Dmitri Baronski ?
— Un maquereau de première classe, mais cela ne lui rend pas justice, il est bien plus que ça. C’est un vieux garçon intelligent qui vit en Autriche. Il tient une écurie de filles qui ne sont pas aussi stupides que leurs clients pourraient le croire. Il a fait fortune à la Bourse avec les indiscrétions quelles lui ont rapportées.
— Sans blague ? (Pour la première fois, Greg commençait à ressentir une certaine excitation.) Alors, cette Fielder était un bon choix comme courrier ?
— Oui. Toi-même, saurais-tu me faire livrer un cadeau et t’assurer qu’il me parvienne ?
— Royan saurait, dit Greg. Mais tu as raison, la méthode est une chose, l’accomplissement une autre. Fielder doit être assez maligne pour comprendre les implications de ce qu’elle fait, du moins en partie.
Rachel, Pearse Solomons et Claude Murtand buvaient du thé dans le centre de surveillance de l’El Harhari.
Une assiette de biscuits était posée sur un terminal. Les écrans des moniteurs étaient noirs.
— Je l’ai, annonça Rachel. Elle est partie à 22 h 55 et elle était avec quelqu’un.
Greg n’aima pas l’amusement dans la voix de Rachel, qui suggérait une surprise.
Sur l’enregistrement, Charlotte Fielder sortit de l’El Harhari avec un adolescent. Le gamin ne pouvait s’empêcher de loucher vers le décolleté de Charlotte, avec un sourire clignotant.
Greg interrompit la vidéo et étudia le visage émerveillé du garçon. Il y avait quelque chose de faux en lui, comme s’il s’agissait d’un mannequin. Tout en lui, depuis la maladresse jusqu’à la démarche légèrement arrogante, ressemblait à l’idée que se faisait un styliste d’un adolescent.
— Elle va le manger tout cru, ricana Suzi. Il ne tiendra pas la nuit.
— Je n’en suis pas sûre, dit Rachel.
— André, pouvez-vous m’avoir des infos sur le garçon, s’il vous plaît ?
Greg savait déjà qu’on ne pourrait pas davantage identifier l’adolescent que le chauffeur. Vu la nervosité de Dubaud, le policier le pensait aussi.
— Dans quelle voiture sont-ils partis ? demanda Greg à Claude Murtand.
Le responsable de la sécurité de l’hôtel tapa un ordre sur le clavier de son terminal et bascula sur la caméra extérieure.
Greg et Suzi grognèrent de concert. C’était la Pontiac.
La Pontiac se gara devant la porte principale de l’El Harhari, le même chauffeur qui était allé chercher les bagages au Celestious ouvrit les portières. Charlotte et son compagnon grimpèrent dans la voiture. Greg demanda à revoir l’image. Son intuition avait provoqué un frisson le long de sa colonne vertébrale.
— Arrêtez juste avant que Fielder ne monte dans la voiture, demanda-t-il à Murtand. OK. Maintenant, zoomez sur la partie arrière de la voiture.
L’image sauta vers eux, se focalisant sur la portière ouverte et le coffre. Le pied de Charlotte Fielder était suspendu entre le sol et la Pontiac.
— Plus gros, demanda Greg.
L’image perdit beaucoup en définition, du métal noir et du verre fumé, des ombres rectangulaires mélangées. Greg se pencha en avant.
— Suzi, observe la fenêtre arrière et dis-moi ce que tu vois.
Suzi s’assit dans le fauteuil de Murtand, juste en face de l’écran, et se concentra en fronçant les sourcils.
— Merde, oui ! s’exclama-t-elle.
— Quoi ? demanda Rachel.
Greg dessina une silhouette sur le bord gauche de la vitre arrière, un fragment encore plus sombre.
— Il y a quelqu’un là-dedans.
Greg sentait croître la colère d’André Dubaud, ainsi que l’inquiétude qui grignotait ses courants de pensées : il était agité.
— Pour l’instant, mes bureaux ne parviennent pas à identifier le garçon, dit le commissaire.
Greg savait à quel point cet aveu lui coûtait. Le saccage des Niçois était ancré dans la psyché de chaque Monégasque, tout ce qu’ils avaient bâti depuis était structuré autour de la sauvegarde de la principauté. Et des individus allaient et venaient comme ils le souhaitaient. Le mauvais genre d’individus.
— Tiens donc ? ironisa Suzi, et il y avait bien trop d’insolence dans sa voix, même pour elle.
— Madame, toute personne qui entre dans Monaco est fichée dans la mémoire de l’ordinateur de la police. Tout le monde. Aucune exception.
— Erreur. Entrez donc ma photo dans votre programme de reconnaissance, ou celle de Greg ou de Rachel, ou même celle de Pearse. Vous n’obtiendrez rien, comme avec le chauffeur et le gosse. Nous n’avons jamais présenté nos passeports, nous n’avons donné nos empreintes à personne de l’immigration.
— Évidemment pas, dit André Dubaud. Vous êtes ici en tant qu’invités de Mme Evans et je sais quelle importance elle attache à votre mission. Je m’en remets à son jugement. De plus, pour des raisons d’urgence, nous vous avons épargné les formalités.
— Et c’est tout ? railla Suzi. Greg m’a demandé comment je pourrais sortir quelqu’un de votre putain de réserve. J’ai répondu que j’en étais incapable. Je travaille comme mercenaire dans des affaires secrètes, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour ça. Pour ce genre de truc, il faut du fric. C’est comme ça qu’on tire les ficelles, commissaire, avec du fric. Vous en avez fait une religion, vous vous pâmez devant. Bon Dieu ! Julia n’a eu qu’à vous solliciter et vous vous êtes allongé. Tout ça parce qu’elle a du pognon.
André Dubaud rougit, ses lèvres n’étaient plus qu’une ligne blanche, il respirait à petits coups par le nez.
— Ouais, merci Suzi, dit Greg. Qu’en pensez-vous, André ? Existe-t-il quelqu’un d’autre dans votre département qui dispose de l’autorité pour contourner la douane et l’immigration ?
— Quelques autres personnes pourraient offrir semblable courtoisie, répondit Dubaud de mauvaise grâce. Mais cela ne serait possible que si les circonstances le justifiaient.
— Combien de personnes ?
— S’il vous plaît, vous devez comprendre que l’argent n’est pas une condition suffisante. La personne qui présenterait une telle requête devrait être irréprochable.
— Combien ?
— Vingt-cinq, peut-être trente. Peut-être même un peu plus.
— Oh ? Génial !
Le visage de Victor apparut sur le cybofax de Greg dès qu’il eut composé le code.
— Charlotte Fielder a été emmenée loin d’ici, dit Greg. Je n’ai aucun doute. Et c’est un boulot de pro. Il a fallu beaucoup de fric, beaucoup de talent. La Pontiac qui l’a embarquée était louée et c’est le chauffeur qui a réglé la transaction. Aucune trace de lui dans la mémoire de l’ordinateur de la police. Même chose pour le garçon qui l’accompagnait. Quant à la personne qui était déjà dans la voiture, je ne peux même pas te dire si c’est un homme ou une femme.
Rachel, Suzi et Pearse Solomons, sagement assis dans le bureau de Claude Murtand, étaient ravis que ce soit lui qui résume l’histoire. L’air conditionné bourdonnait doucement, éliminant l’humidité accumulée. Murtand et Dubaud, de l’autre côté du mur de verre, parlaient à voix basse en lançant de temps en temps un regard malheureux dans leur direction.
— Je ne peux pas ajouter grand-chose, dit Victor. Fielder ne s’est pas servi de sa carte Amex ces trois derniers jours et elle ne l’avait pas utilisée les dix jours précédant sa réservation au Celestious. Aucun indice de ce côté.
— Pour quoi s’en est-elle servie la dernière fois ? demanda Greg.
Victor regarda quelque chose hors champ.
— C’était chez Baldocks, un grand magasin de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Une facture de quarante-trois dollars, non détaillée.
— Aucune importance, dit Greg. Qu’a-t-elle bien pu faire pendant ces dix jours entre Wellington et Monaco ?
— C’est ce que tu es censé me dire, répliqua Victor.
— Elle a rencontré Royan, affirma Suzi.
— D’accord, convint Greg, mais où ? Ce que nous avons trouvé jusqu’à présent soulève deux questions. Premièrement, pourquoi compliquer les choses à ce point pour un simple courrier ? Quelqu’un a fait beaucoup d’efforts pour la faire disparaître, alors qu’elle n’avait qu’à livrer la fleur à julia.
— Parce qu’elle peut nous mener à Royan, proposa Suzi.
— Assez juste. Ce qui signifie que des gens derrière elle, ceux qui ont loué la Pontiac, ne veulent pas que nous sachions où se trouve Royan. Normalement, je dirais que ça ressemble à un kidnapping.
— Mais il y a la fleur, intervint Victor.
— Ouais, et aussi les huit mois de disparition de Royan. Retenir quelqu’un huit mois sans demander de rançon est absurde.
— Qui sait comment fonctionne l’esprit des extraterrestres ? soupira Suzi.
— Pas moi, répondit Greg. Mais le chauffeur et le gamin sont humains… (Il s’interrompit, se souvenant de la perfection du garçon.) Ou alors, des humanoïdes.
— Connerie ! dit Suzi. Des extraterrestres à Monaco…
— Ils disposent peut-être d’une technologie pour entrer et sortir du dôme à volonté, suggéra Greg.
Sauf qu’il ne pouvait pas croire une chose pareille. C’était trop compliqué, particulièrement depuis qu’ils avaient découvert que l’argent suffisait pour déjouer les sécurités monégasques.
— Le fait est que quelqu’un déplace Fielder. C’est la seconde question. Pourquoi ne pas l’avoir fait entrer à Monaco de la même manière qu’on l’en a fait sortir ? La laisser arriver de façon ordinaire et passer par le contrôle des passeports, les empreintes digitales, les formalités légales et la réservation au Celestious, tout cela nous a permis de découvrir son identité. Pourquoi ? Ils auraient très bien pu livrer la fleur à Julia et nous laisser totalement dans le noir.
Suzi s’étira.
— Continue, on dirait que tu as une réponse.
— Deux groupes différents, dit Greg. C’est Royan qui l’a envoyée pour livrer la fleur. Puis quelqu’un d’autre l’a enlevée.
— S’il s’agit d’une équipe de tech-mercs, vous pourriez le découvrir, demanda Victor.
— Peut-être, mais ça prendrait du temps. Une semaine, peut-être deux. Et plus encore pour trouver le commanditaire.
— Ça ne suffit pas, dit Victor.
— Va te faire foutre aussi.
— Si vous voulez mon opinion, intervint Greg, le groupe qui s’est arrangé pour faire disparaître Fielder est le même qui a prélevé un échantillon de la fleur.
Victor hocha la tête.
— Ça fonctionne. Tu penses qu’ils ont déjà trouvé Royan ?
— S’ils disposent d’un psi pour interroger Fielder, une minute suffit pour découvrir ce qu’elle sait. Avec des drogues et un polygraphe, cela prendrait une demi-heure. Et ils l’ont depuis trois jours.
— Putain de merde !
— On peut essayer un raccourci, reprit Greg. Téléphoner au cybofax de Fielder et utiliser l’influence d’Event Horizon auprès d’English Telecom pour obtenir les coordonnées géographiques.
— Bonne idée, dit Victor.
Son image sur le cybofax de Greg glissa sur le côté. Julia apparut dans l’autre moitié de l’écran, assise à son bureau. Rien n’avait changé derrière elle, même le soleil brillant à travers la fenêtre faisait le même angle avec l’horizon.
— Pas besoin de demande officielle, dit-elle. J’infiltre le logiciel de localisation des appels de la plate-forme d’antennes d’Intelsat. Je viens de composer le numéro de Fielder.
Greg attendit.
— Pas de réponse. Même pas de signal depuis le transpondeur.
— Continue à essayer.
— Si tout ce qu’ils espéraient de Fielder était la position de Royan, elle a probablement été éliminée, fit remarquer Victor.
— Non, réagit Greg.
— D’accord, accepta Victor de bonne grâce.
Il avait déjà eu l’occasion de voir fonctionner l’intuition de Greg.
Greg se demanda ce que le jeune Pearse Solomons comprenait de tout ça. L’agent de sécurité s’était mis au garde-à-vous dès que Victor était apparu sur l’écran du cybofax. Depuis l’apparition de julia, il n’avait plus respiré.
— Cela ne nous laisse que Baronski, dit Greg.
— Que pourrait-il nous révéler ? demanda Suzi.
— Charlotte Fielder a quitté la fête tôt, avec un jeune homme riche, dans une voiture de luxe. Elle est sortie de l’El Harhari librement. Je dirais même joyeusement. Le garçon est soit quelqu’un qu’elle connaît, soit, plus probablement, le fils d’un client. Dans un cas comme dans l’autre, Baronski devrait pouvoir nous éclairer.